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La fausse couche d’Aliya retarda près d’un mois le périple princier, et la rumeur courut le Palatin que certains des conseillers du roi souhaitaient voir Korin répudier sa femme; on n’avait pu empêcher de se répandre tous les détails de l’accident. Un divorce aurait cependant incité beaucoup trop de monde à s’interroger sur ses motifs et, de plus, le prince avait l’air sincèrement épris d’elle, ce qui ne manquait pas de laisser pantois Tobin et l’ensemble des Compagnons, car le mariage ne l’avait nullement rendue plus gracieuse à leur endroit.

 « Faut croire qu’elle se montre plus câline en privé, râla Ki, un jour où elle l’avait publiquement accablé de ses insolences.

— Elle y aurait tout intérêt, vu ce qu’elle a à perdre, abonda Nikidès. Et elle est assez maligne pour s’en douter. Pas pour rien qu’elle s’est si bien glissée dans les petits papiers du roi. Elle sait qui tranche la miche. »

Erius s’était en effet prodigieusement entiché d’elle et l’avait comblée de visites quotidiennes et de cadeaux pendant les semaines où elle avait dû garder la chambre.

Les soins de sa mère et de la moitié des drysiennes du bois sacré la remirent vite sur pied. Lorsqu’elle fut assez bien rétablie pour affronter les flots, le chagrin n’était plus de mise, et les gens, pleins d’espoir, parlaient sous main des effets bienfaisants que la fraîcheur marine pouvait avoir sur une jeune mariée.

Après avoir dû si longtemps faire le pied de grue, les Compagnons sautèrent de joie en s’entendant finalement annoncer le départ. Ils en avaient plus que par-dessus la tête de leur existence en ville, et la perspective d’un voyage, même en plein hiver, leur donnait des ailes d’évadés.

Tobin avait en outre des raisons personnelles pour le désirer ardemment. Une semaine avant la date prévue pour lever l’ancre, Iya fit une autre de ses apparitions inattendues.

 « Tu vas bénéficier là d’une occasion hors pair », lui dit-elle au cours de leur tête-à-tête dans la maison de Mère. « N’oublie jamais que tu es appelé à gouverner ce pays. Apprends à le connaître autant que tu le pourras. Regarde avec les yeux que t’a donnés ton Corbeau de maître.

— Parce qu’il me faudra protéger Skala contre Plenimar !

— Non. Parce qu’il te faudra peut-être la conquérir sur ton oncle ou sur ton cousin.

— Une guerre, vous voulez dire ? Mais je croyais que l’Illuminateur allait... allait, je ne sais ...

— T’aplanir la route ? » Elle lui adressa un sourire attristé. « Si j’en crois ma propre expérience, les dieux suscitent des occasions; il n’appartient qu’à nous de les saisir. Rien n’est assuré. »

Le même soir, elle lui parla de la vision qu’elle avait eue à Afra quand il n’était pas encore né. « Je suis retournée consulter l’Oracle depuis, mais Illior ne m’a rien montré d’autre. L’avenir est une corde effilochée dont nous devons torsader les brins du mieux que nous pouvons.

— Je pourrais donc faillir ? » L’idée lui donna des sueurs froides.

Les mains d’Iya étreignirent les siennes. « Oui, tu pourrais. Mais tu ne dois pas. »

 

Ils mirent à la voile le douzième jour de Dostin, leurs mâts égayés de bannières et de guirlandes. Korin prit à son bord les Compagnons et sa garde, ainsi qu’une petite équipe de serviteurs. Aliya était accompagnée de sa mère et d’une flopée de tantes, de servantes, de deux drysiennes, de ses chefs de meute et de ses fauconniers, sans compter un autel portatif de Dalna propice à la fécondité.

Il faisait un froid de loup mais un temps suffisamment calme pour le cabotage, et la petite flotte fit sa première escale à Cima cinq jours plus tard. Tobin était enchanté de voir enfin ce domaine, aussi important dans son genre qu’Atyion, mais cette visite signifiait aussi qu’il lui faudrait essuyer la présence du protecteur actuel des lieux. Surtout que non content de jouer les hôtes lorsqu’on atteignit la forteresse, lord Nyrin avait décidé de se joindre à l’expédition.

En se présentant à leur bord le matin du départ, il avait moins l’allure d’un magicien que d’un grand de ce monde. Son manteau bordé de renard blanc s’entrebâillait sur des robes d’épais brocart lamé d’argent et rehaussé de perles.

 « Soyez les bienvenus, mes princes ! » lança-t-il à la cantonade avec autant de culot que s’il était le chef des opérations.

Tobin s’attacha minutieusement à l’étude du piqué savant qui lisérait la manche du Busard, afin de n’avoir que cette pensée en tête.

 

Le village de Cirna n’était rien de plus qu’un conglomérat de vulgaires chaumières au-dessus de la crique abritée qui s’ouvrait dans la partie orientale de l’isthme. Ils y reçurent néanmoins un accueil enthousiaste donnant une parfaite idée de celui qu’allait réserver chacune de leurs étapes. C’était un bonheur pour les habitants que de voir un héritier du trône aussi jeune et d’aussi belle mine avec une ravissante épouse à son bras; en dehors du Palatin, personne n’était au courant de la manière dont il avait fait ses débuts de guerrier.

Après que Korin eut prononcé une brève allocution, Nyrin fit emprunter au cortège un chemin en zigzag durci par le gel jusqu’à la forteresse qui commandait l’accès à la presqu’île. En découvrant sa masse impressionnante, Tobin ne put s’empêcher de rougir en se remémorant avec quelle désinvolture il avait eu la fantaisie de s’en dessaisir. Sieur Larenth aurait certes risqué de faire un piètre gouverneur pour un château de cette importance, et pourtant il l’aurait tout de même préféré à son titulaire présent.

Le manoir que contenait l’enceinte ne pouvait à aucun égard se comparer à Atyion. Antique, humide et lugubre, il faisait moins figure de noble résidence que de caserne. Aussi peu charmé de lui que de son hôte, Tobin consacra le plus de temps possible à explorer les fortifications proprement dites et leurs parages avec ses amis.

Les remparts étaient entièrement tournés vers le nord. L’imposante courtine se composait de trois niveaux percés de meurtrières et munis de chemins de ronde en bois. Le faîte comportait une large esplanade en plein air ponctuée de merlons à archères. Les garçons se campèrent aux créneaux pour contempler des troupes imaginaires en train de remonter la route de l’isthme afin de les assaillir. La citadelle avait été bâtie sur le point le plus étroit de la langue de terre, et les falaises abruptes qui la bordaient de part et d’autre offraient peu de prise, exception faite du sentier de chèvre qui dégringolait jusqu’au port.

Du haut des murailles, le regard balayait vers l’est la mer Intérieure et, à moins d’un mille à vol d’oiseau, discernait de l’autre côté les immenses confins d’Osiat. « Regardez-moi ça ! s’écria Ki. La mer Intérieure est aujourd’hui turquoise, tandis qu’Osiat est d’un noir d’encre.

— C’est par là-bas que se trouve Aurënen ? demanda Ruan en désignant une chaîne de pics qui se dessinait à l’occident tout au fond de l’horizon.

— Non, beaucoup plus au sud, fit Tobin, qui gardait un souvenir précis des cartes qu’il avait compulsées naguère avec Ki dans la bibliothèque du palais. Si tu continuais toujours tout droit à partir d’ici dans la direction que tu indiquais, tu finirais pas tomber sur Zengat, je crois. »

En longeant à cheval le promontoire, ils risquèrent un œil par-dessus les vertigineuses falaises à pic du bord ouest. Plus bas s’apercevait le dos des mouettes qui croisaient en cercles et, bien au-dessous, les vagues écumantes qui ourlaient de blanc le pied de la face rocheuse.

 « L’isthme lui-même a l’aspect d’une forteresse, déclara Tobin. Pour gagner ce minuscule bout de grève en bas, là, notre bateau se verrait forcé de rebrousser chemin pour contourner Skala tout entière.

— C’est pour cette raison qu’il n’y a pour ainsi dire pas de défenses sur la façade ouest, reprit Nikidès. Elle est beaucoup plus abrupte sur ce versant-ci des montagnes et n’offre que peu de bons ports. Et puis, pour citer Grand-Père, "si les Trois Terres sont toutes tournées vers Kouros, c’est que là se trouve le centre du monde".

— Grand bien nous fasse, conclut Ruan, qui était enclin au mal de mer. Cela revient à dire au moins que nous aurons à nous farcir le tour complet. »

Tobin demeurait pour sa part fasciné par la formidable saillie qui barrait les lointains. Elle jaillissait comme d’un seul jet du bleu surprenant de la mer d’Osiat et se montrait couverte de forêts - des chênes, apparemment. Quelle impression cela faisait-il d’y marcher ? Il ne le saurait probablement jamais, et cette idée l’affligea d’une singulière tristesse. Quant à ce ruban de terre battu par la bise et aux montagnes déchiquetées qui couraient comme une épine dorsale au beau milieu de la péninsule skalienne, ils coupaient effectivement le pays en deux.

 

Après leur départ de Cirna débuta pour eux une navigation plutôt décousue le long des côtes septentrionales tout en dents de scie. Ils logeaient tantôt dans des villes et tantôt dans des châteaux, accueillis à chacune de leurs escales par les mêmes ovations, les mêmes discours, les mêmes toasts et le même concert de bénédictions. Au printemps, ils n’avaient pas encore dépassé Volchi, mais Tobin avait déjà rempli deux journaux d’observations militaires. Quant à ses pensées d’un autre ordre, il n’avait garde de les consigner par écrit.