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Iya arriva au fort vers le milieu de l’été, suivie de trois magiciens supplémentaires destinés à étoffer la petite bande d’Arkoniel. Les progrès de ce dernier l’emballèrent, et notamment le fait que lui comme Eyoli étaient parvenus à maîtriser le charme expéditeur de messages de Lyan.

Les nuits étaient chaudes, et ils passèrent la seconde soirée à se promener le long des berges fraîches de la rivière. Derrière eux, les fenêtres du manoir étaient égayées par la lueur des chandelles. Les crues printanières avaient abandonné sur la rive un grand tronc qui leur tint lieu de siège, les pieds pendants dans le courant. Iya le regarda dépêcher à Lyan dans un petit globe de lumière bleuâtre une demande insignifiante. La réponse, rieuse, ne mit que quelques secondes à leur parvenir dans une étincelle d’un vert de luciole.

 « Stupéfiant ! s’exclama Iya.

— Pas du tout difficile, en fait, à condition de réussir à démêler le motif du charme.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu es jeune, Arkoniel, et tu as passé le plus clair de ton existence empêtré dans mon système à moi. Te rappelles-tu comment les choses étaient avant ? Les magiciens ne vivent pas en communautés, et ils font rarement part de leur savoir personnel. Tu ne te souviens pas comme tu te sentais frustré et blessé quand quelqu’un te montrait un joli tour puis refusait de te révéler comment le réaliser !

— Si. Et aussi que vous me disiez: "C’est malpoli de le demander."

— Et ça l’était, à l’époque, mais ces temps-là sont révolus. L’adversité est en train de resserrer nos liens - tant à l’intérieur de ton groupe que dans celui d’Ero dont je t’ai déjà parlé.

— Les magiciens de votre Trou de Ver ? gloussa t-il.

— Oui. Combien d’autres petites cabales existe-t-il en dehors de là, d’après toi !

— Il y a les Busards. Ils ont été les premiers. » Une grimace de dégoût crispa les lèvres d’Iya. « Tu as sans doute raison. La première fois où j’ai entendu parler d’eux, je me suis dit que notre situation ne tarderait pas à devenir intenable. Et pourtant, nous sommes ici. » Elle secoua la tête. « Oui, vraiment, c’est une tout autre époque. »

Arkoniel jeta un coup d’œil vers les fenêtres qui luisaient doucement dans leur dos. « Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre, Iya. Je me réjouis de voir tant de gosses ensemble et de leur donner des leçons. Et le partage de nos magies respectives avec nos collègues me plaît bien, aussi. »

Elle lui tapota la main puis se leva pour rentrer. « Telle est ta vocation, mon cher.

— Qu’entendez-vous par là ? À peine aurons-nous accompli la tâche que vous nous avez assignée, tout reprendra le même cours qu’avant.

— Je n’en suis pas si sûre. Tu te rappelles ce que je t’ai confié de ma vision d’Afra ? - Naturellement.

— Je ne t’en ai révélé qu’une partie. Tu y figurais.

— Moi !

— Toi. Tu te tenais dans un immense palais d’une blancheur éblouissante où foisonnaient les magiciens. À tes côtés se trouvait un apprenti.

— Wythnir !

— Non. Tu étais un très grand vieillard, dans ma vision. Il avait dû s’écouler des siècles depuis ce jour, et ton compagnon n’était encore qu’un enfant tout jeune. Sur le moment, je n’ai pas compris, mais je crois qu’à présent je commence à discerner ce que cela signifiait. »

Arkoniel releva les yeux vers le fort et branla du bonnet. « Comme palais éblouissant...

— Ah, mais tu n’es pas encore assez âgé, non plus.

À mon avis, nous sommes simplement en train de découvrir le tout début d’une voie qui va façonner ton existence.

— Nos deux existences.

— Je soupçonne que non. »

Ce pressentiment le frappa d’épouvante. « Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Iya, mais, croyez-en ma foi, vous serez la bienvenue partout où j’irai. C’est probablement vous qui édifierez ce fameux palais blanc. Vous aurez seulement vu trop loin, voilà tout. »

La main d’Iya se glissa sous son bras pendant qu’ils remontaient le versant de la colline. « Il se peut que tu aies raison. Quelle qu’en soit la signification, je sais ce qu’il m’a été donné de contempler, et cela me rend pleinement contente. »

Pendant un bon moment, ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre. Ils abordaient déjà le pont quand elle interrogea : « Où en es-tu de ce charme d’embrasure que tu as inventé ? À ce que je vois, tu as encore la plupart de tes doigts.

— Et des nouvelles passionnantes, sans exagérer. Vornus, à qui j’en ai fait la démonstration, a vu pratiquer quelque chose de similaire dans les montagnes de Nirnra par un mage centaure. Il parle à cet égard de translation, terme qui me paraît plus exactement descriptif que celui d’embrasure, beaucoup trop simpliste, puisqu’il s’agit plutôt d’un tourbillon qui engloutit les objets et les emporte comme le ferait un cyclone. L’ennui est que ce tourbillon tourne beaucoup trop vite. Si j’arrivais à le ralentir d’une manière ou d’une autre, je serais alors en mesure de transporter même des êtres humains.

— Prudence, mon cher garçon ! Tu t’es engagé là sur des voies dangereuses. Je n’ai cessé de le penser depuis que tu m’en as réservé la primeur.

— Soyez tranquille, nous n’utilisons pour l’instant que des rats et des souris. » Il eut un sourire goguenard. « Compte tenu de nos dernières tentatives, tout me fait présager que le fort sera délivré de toute leur engeance avant que nous n’ayons atteint le but. Mais je garde espoir malgré tout.

— Ce n’est pas le seul et unique danger auquel je faisais allusion. Ne manque surtout pas d’envisager en permanence les conséquences éventuelles d’un tel pouvoir. Promets-moi de le garder secret pour l’instant.

— Je le ferai. J’ai pleine confiance en Vornus et en Lyan, mais je n’en dirais pas autant de Malkanus. En l’état, sa puissance est bien suffisante, et il semble se complaire à en jouir seul.

— Tu possèdes un cœur perspicace, Arkoniel. J’en ai toujours été convaincue. Si tu ne te laisses pas aveugler par la compassion, il te servira à merveille. »

L’once de reproche que recelaient ces derniers mots fit tressaillir le jeune magicien. Sans qu’elle en eût jamais rien dit, il savait qu’elle ne lui avait jamais tout à fait pardonné d’avoir finalement épargné Ki.