6

Leurs trois journées de navigation furent une première pour Tobin qui n’avait jamais mis les pieds à bord d’un bateau. Les cales des deux caraques à panses rebondies qui les transportaient s’étaient révélées assez vastes pour embarquer aussi les chevaux.

Une vague appréhension s’empara de lui lorsqu’il sentit le pont vaciller sur les flots, mais à peine eut-on franchi le goulet du port qu’il se découvrit le pied marin. Derrière la poupe, la ville qui scintillait au soleil levant lui rappela une fois de plus la cité miniature sur sa rade peinte. C’est seulement alors, quand il était trop tard, qu’il se rendit compte que, dans la fièvre des préparatifs, il avait complètement oublié Frère. La vieille poupée de chiffon était restée dans sa cachette du cagibi.

 « Sois sans crainte, le rassura Ki quand il lui eut confié cette omission. Personne n’enlève jamais la poussière là-haut, de toute façon. Et il est peu probable que Frère te serait d’une quelconque utilité pendant les combats. »

Porion leur tenait désormais lieu de sergent, Tharin et Melnoth étant leurs capitaines. Korin passait des heures avec les hommes, posant des centaines de questions et se faisant raconter les batailles passées. Le reste des Compagnons formait le cercle pour bénéficier aussi de ces leçons-là, et lorsqu’on contourna les promontoires de Capgris, ils s’étaient déjà colletés dans leur tête une bonne douzaine de fois avec l’ennemi.

 « Ce n’est pas à des soldats réguliers que vous allez avoir à faire, n’arrêtait pas de les prévenir Porion. Gardez-vous de croire qu’ils appliqueront les lois en vigueur de la stratégie et de la tactique.

— Il y a des chances pour que vous ne voyiez jamais simultanément ne serait-ce que la moitié d’entre eux, ajouta Tharin. Ils seront perchés dans les arbres ou tireront sur vous du fond des fourrés. Notre meilleur atout serait de leur tomber dessus à l’improviste, si possible, avant qu’ils n’aient eu le temps de s’éparpiller. »

Le pâle soleil faisait chaque jour étinceler une mer d’émeraude. Le temps se maintenait dégagé, et l’on bénéficiait d’un bon vent arrière. Au matin du troisième jour, on jeta l’ancre en face d’un village de pêcheurs, et l’on passa toute la journée à débarquer les montures et le matériel. La ligne des côtes était plus déchiquetée qu’à Ero, et la forêt serrait partout la mer de très près.

Le village n’était qu’un pauvre hameau isolé, dépourvu de palissade, d’auberge et de place de marché. Les Compagnons couchèrent cette nuit-là sur des paillasses étendues sous le toit de chaume du temple d’Astellus qui faisait également office d’hospice pour les voyageurs. Leurs hommes campèrent sur la plage sous des appentis de toile. Le lendemain, on partit dès l’aube en suivant un chemin qui grimpait en lacet à l’assaut des collines.

Les montagnes non plus ne ressemblaient à rien de connu. Elles étaient plus basses et plus rondes, elles avaient l’air de chicots usés, et elles étaient boisées très dru presque jusqu’au sommet. Leurs cimes rocheuses se discernaient au travers de la végétation comme des crânes menacés par la calvitie. L’eau abondait dans les larges combes qui les séparaient les unes des autres et où se voyaient de loin en loin des corps de fermes et des bourgades entourées de murs.

À Rilmar, le fort était planté au débouché d’une des plus vastes vallées et y contrôlait une route importante. Tobin s’était attendu à trouver là peu ou prou l’équivalent de son ancienne demeure de Bierfût, mais ce n’était qu’une simple tour de pierre ronde encerclée par un remblai de terre et un rempart de bois déglingué. La tour était faîtée d’un toit de bois conique autour duquel circulait un chemin de ronde crénelé. La bannière qui y flottait portait deux serpents verts entrelacés sur champ rouge et jaune.

 « Ce doivent être les nouvelles armoiries de ton père », dit-il en la désignant à Ki.

Celui-ci ne répondit rien et se contenta de considérer sans sourire l’aspect des lieux. Tobin discerna une demi-douzaine de têtes qui épiaient d’en haut leur approche. Sa bannière et celle de Korin auraient dû suffire à les identifier, mais aucun des gardes ne les acclama ni ne sortit au-devant d’eux.

Ki mit sa main en visière et leva des yeux scrutateurs.

 « Tu vois quelqu’un de ta famille ? interrogea Tobin, qui brûlait de faire la connaissance de ceux dont il l’avait si souvent entendu parler.

— Personne que je reconnaisse. »

Des aboiements furieux leur parvinrent de l’intérieur de l’enceinte quand ils se dirigèrent vers les portes.

Un concierge borgne et crasseux les laissa entrer. Il salua Korin et Tobin puis loucha vers le reste du cortège d’un œil revêche. Ki ne lui disait manifestement rien.

Par-delà la poterne se découvrit un courtil stérile. Des hommes et des femmes qui avaient eux-mêmes plutôt l’air d’être un ramassis de bandits qu’une garnison seigneuriale s’y affairaient, qui ferrant des chevaux, qui débitant du bois. Un charron s’activait à sa forge près du mur intérieur. D’autres individus traînaient leurs chausses en toute vacance. Deux molosses tachetés gros comme des veaux se ruèrent vers les nouveaux venus en beuglant comme des forcenés jusqu’à ce que certains des fainéants leur décochent des pierres bien ajustées et les fassent détaler en piaillant. Tobin surprit les moues dégoûtées qu’inspirait à Tharin et Porion le spectacle d’un débraillement si complet. Il entendit ricaner l’un des Compagnons, mais un coup d’œil fulgurant de Korin suffit à imposer silence dans les rangs.

Deux garçons un peu plus âgés que Ki et correctement vêtus de cuirasses dévalèrent en bondissant le sentier cahoteux de la braie. « C’est toi, Ki ? » demanda le plus grand. Il avait les yeux et les cheveux sombres de celui-ci, mais il était plus trapu et pouvait passer plus facilement pour un paysan que pour un guerrier.

 « C’est bien moi, Amin ! » répondit Ki, dont la physionomie s’éclaira un brin, tout en se laissant glisser à bas de sa selle pour se porter à la rencontre de son frère.

Lequel lui flanqua sur le gras du bras un coup de poing d’une élégance assez relative. « Fait trop longtemps que t’es parti, frérot. Moi, c’est Dimias. Amin, c’est lui. »

Ce dernier ressemblait encore davantage à Ki.

 « Vise-Ie-moi-le, c’ tit bout d’ lord ! » se récria-t-il en l’étreignant sauvagement.

Ils avaient tous les deux le copieux accent provincial dont était affligé leur cadet quand Tobin l’avait vu survenir à Bierfût.

Le charron, un type à cheveux blonds en tablier de cuir roussi, sortit de sa forge en boquillonnant pour se présenter à son tour. Il avait des bras et des mains énormes mais était pied-bot. Il s’inclina gauchement devant Korin, la tête penchée de côté, puis plaqua son poing contre son cœur. « Bienv’nue à Rilmar, Vot’Altesse. » Ce disant, ses petits yeux étroits restaient dardés sur Ki, et Tobin y lut l’aigreur et l’envie.

 « Salut, Innis », fit Ki, sans dissimuler lui non plus le maigre plaisir qu’il éprouvait à le revoir; dans ses histoires, Innis avait toujours le rôle antipathique. « Mon demi-frère, prince Korin, si vous permettez ? »

Innis se torcha les pattes sur son tablier puis pencha de nouveau la tête. « Père est dedans,’vec sa goutte au pied. ’l a dit que c’est moi que j’dois vous y am’ner d’dans quand vous arrivez. Pouvez laisser ici vos ch’vaux et v’s hommes. Amin, toi et Dimias, tu t’occupes d’eux. Allons, main’nant, v’nez, Vot’Altesse. »

Porion et les capitaines demeurèrent avec les Compagnons pendant qu’on traversait le mur de pierre croulant qui renfermait les cours du fort. Innis se porta aux côtés de Ki, et Tobin l’entendit ronchonner : « T’en a pris, du temps, pour rev’nir à la maison, hein ? T’es trop huppé, main’nant, pour tes prop’parents, faut croire. »

Quitte à serrer les poings, Ki tint la tête haute et ne souffla mot.

En passant sous la barbacane, Tobin retint sa respiration et s’efforça de ne pas plisser le nez, malgré les relents qui les accueillaient.

Au-delà de la porte, une poignée de femmes à mines de souillons trimaient autour d’un chaudron de savon; les exhalaisons piquantes qu’il répandait dans la cour humide ajoutaient une pointe d’âcreté à la puanteur renversante de fumier, de pierre mouillée, d’ordures en putréfaction qui semblait imprégner toutes choses. La fumée du bois flottait en couches épaisses dans l’atmosphère moisie. Un monceau de futailles défoncées encombrait l’un des coins proches des écuries, et des porcs farfouillaient un peu plus loin dans des tas d’immondices.

Le vieux fort avait salement besoin de réparations.

Ses murailles étaient rongées de mousse et de lichens, leur mortier s’éboulait, et des fleurs sauvages avaient pris racine entre les moellons disjoints par la vétusté. Aux étages supérieurs de la tour, les volets - quand il en restait - pendouillaient sur un gond, ce qui achevait de donner aux lieux une allure d’abandon total.

La cour était pavée de dalles en pierre, mais le gel les avait crevassées, disloquées, il en manquait des pans entiers, qu’avaient supplantés des flaques de boue brunâtre où s’abreuvaient des canards et quelques poulets dépenaillés. De l’herbe aux sorciers, des chardons hérissaient les moindres lézardes. Des mauves et des belladones avaient grainé jusqu’aux abords de la porte d’entrée bardée de fer, et les aîtres n’avaient un petit air hospitalier que grâce aux rares fleurs blanches d’un églantier malingre qui se cramponnait par-dessus le linteau.

C’est aussi minable que les venelles avoisinant le pont Mendigot, songea Tobin. Même aux jours les plus sombres de son enfance, il n’avait jamais connu la cour de Bierfût qu’impeccablement propre et les étages inférieurs du manoir dans un état décent.

À l’autre extrémité de la cour, une bande de mioches crasseux jouait dans la caisse d’une charrette démantibulée. Assis sur le siège du conducteur, un jeune homme pas rasé et qui ne portait en tout et pour tout qu’une longue tunique sale dévisageait les cavaliers. Ses cheveux plats dégoulinaient en mèches graisseuses autour de ses épaules nues, et, comme on s’en rapprochait, Tobin s’aperçut qu’il avait le regard vide et écarquillé d’un simple d’esprit.

Il entendit alors retentir de nouveaux hennissements dans son dos. Ki s’était empourpré jusqu’aux oreilles. Comme cela faisait une éternité qu’il s’était appliqué à perdre ses manières et son parler frustes, qu’il avait d’ailleurs toujours été aussi soigneux de sa personne que méticuleux pour sa tenue, comment s’étonner dès lors que l’idée de revoir ses proches l’ait tellement angoissé !

Les gosses de la charrette accoururent saluer les Compagnons. Les autres membres de cette tribu hétéroclite eurent tôt fait de leur emboîter le pas.

Les plus jeunes les assaillirent comme une volée d’hirondelles avec des rires et des cris. Une petite fille dont la tresse blonde battait les reins se pétrifia, manifestement fascinée par le heaume à rinceaux d’or de Korin. « T’es-z-un roi ? zézaya-t-elle, l’œil d’un bleu solennel.

— Non, je suis le fils du roi, le prince Korin. » Il lui saisit la main et la baisa galamment, ce qui la fit hurler de rire.

Après avoir poussé un beuglement d’enthousiasme, le simple d’esprit se mit à sauter sur place en proférant un son gluant qui pouvait passer pour le nom de Ki. « Salut, Kick, lança celui-ci en lui retournant un geste de la main plutôt rétif.

— Un autre frère ? s’enquit Mago, qui jubilait presque ouvertement.

— Un bâtard », grommela Innis.

Une fois dans la tour, on traversa une vaste pièce ronde qui servait tout à la fois de cuisine et de resserre, puis on gravit un escalier grinçant qui débouchait sur la grande salle.

Cette dernière était éclairée par quelques ouvertures en forme de meurtrières et par le feu qui brûlait dans une cheminée tout en longueur, mais, d’après ce que Tobin parvint à discerner quand ses yeux se furent accoutumés à la pénombre enfumée, elle ne valait guère mieux que la pièce d’en bas. Les poutres du plafond et les longues tables y étaient noircies par les siècles, et le crépi maculé qui s’était détaché par plaques révélait à maints endroits la pierre sous-jacente. On avait suspendu quelques tapisseries neuves et bon marché à des emplacements bizarres, et la vaisselle plate alignée sur des étagères auprès de l’âtre brillait d’un éclat pour le moins douteux. Une chienne mouchetée allaitait sa portée au beau milieu de la pièce, et de grands chats maigres aux oreilles déchiquetées arpentaient les tables en toute impunité. Installées auprès d’un feu de cuisine plus modeste, les femmes de la maisonnée décochèrent aux hôtes des coups d’œil aigus tout en continuant de faire tourner leur quenouille. À leurs pieds se roulaient dans la jonchée malpropre deux bébés à demi nus. Tout empestait la pisse et la graisse rance.

 « Ce n’est pas dans cette maison que j’ai grandi, souffla Ki à Tobin, avant de soupirer: Elle est mieux que l’autre, en fait. »

Tobin avait l’impression de l’avoir trahi; jamais il ne s’était imaginé un endroit pareil, lorsque le roi l’avait accordé pour fief à Larenth.

Une frêle femme usée, qui ne devait pourtant pas être beaucoup plus âgée qu’Innis, s’avança pour les accueillir. Vêtue d’une belle robe neuve dont la jupe était maculée d’éclaboussures de suif, elle s’employa à s’agenouiller pour baiser la main de Korin avec une insigne gaucherie. À en juger d’après son allure et tout ce que Ki lui avait conté depuis des années, Tobin devina que Larenth renouvelait ses épouses dans le cheptel des servantes chaque fois qu’il avait épuisé la dernière à force de grossesses et d’accouchements.

 « Bienv’nue dans not’ maison, Vot’ Altesse, dit-elle.

Chuis lady Sekora. Entrez et soyez le bienv’nu. Nous vous r’mercions ... » Elle s’arrêta pile pour chercher ses mots. « Nous vous r’mercions pour l’nouveau rang que vous n’s avez honorés, en p’us. Mon mari ... , mon s’gneur et maît’est là-bas derrière, à vous attend’un pied en l’air. »

Tout en réprimant de son mieux un fou rire, Korin lui prit la main pour la relever. « Merci, Dame. Permettez-moi de vous présenter mon cousin, le prince Tobin d’Ero. »

Elle dévisagea carrément Tobin avec une évidente curiosité. « Alors, c’est vous, le maît’ à Ki que la magicienne nous a parlé ? » Elle avait l’haleine fétide et des dents en piteux état.

 « Ki est mon écuyer et mon ami », répondit-il en saisissant sa main rugueuse et décharnée pendant qu’elle s’apprêtait à faire un nouveau plongeon.

Elle se détourna de lui pour regarder Ki et branla du chef. « Chuppos’, Ki, qu’ ton papa va vouloir l’ voir. V’nez manger quéqu’chose, et puis j’vous emmèn’rai tous par là. »

Elle frappa dans ses mains, et les femmes allèrent prendre dans un buffet des en-cas froids et du vin qu’elles étalèrent pour les invités. L’éventail d’âge allait d’une vieille mémère voûtée à un couple de jouvencelles qui rougissaient tout en lorgnant hardiment Tobin et les autres.

Les mets étaient simples mais étonnamment savoureux, eu égard à la maisonnée - mouton à la menthe sur des tranchoirs de pain frais persillé, oignons bouillis nappés d’une crème épaisse épicée de vin de girofle, et la meilleure tourte de venaison qu’eût dégustée Tobin depuis les lointains fourneaux de Cuistote. Quant à l’hospitalité, c’était une autre affaire. Plantée debout parmi les femmes, lady Sekora se tordait nerveusement les mains dans le devant de sa jupe à chacune des bouchées qu’elle voyait Korin ingurgiter. Innis mangeait avec eux, la tête au ras de son tranchoir, enfournant la nourriture comme un vrai rustre.

 « Comment se fait-il que le maître de maison ne soit pas à table avec nous ? demanda Korin tout en refoulant un impudent matou blanc qui en voulait à son tranchoir.

— Mal en point qu’il est, s’pas ? » grogna Innis en se bourrant de tourte, et à cela se réduisirent ses frais de jolie conversation durant le repas.

Quand on eut terminé, Innis retourna au boulot, et lady Sekora mena Korin, Tobin et Ki dans une pièce plus intime qui s’ouvrait à l’arrière de la grande salle.

L’atmosphère y était nettement plus douillette, grâce à des lambris de pin qu’avait assombris et mordorés le temps, et à la bonne chaleur d’un feu pétillant qui masquait tant bien que mal l’odeur d’un pot de chambre à l’abandon. Pour un peu, Tobin se serait cru chez Hakoné.

Lord Larenth était assoupi dans un fauteuil au coin de la cheminée. Enveloppé dans un emplâtre, son pied malade reposait sur un tabouret placé devant lui. Même endormi, c’était un vieillard d’aspect formidable. Il avait un nez en bec de faucon, et des balafres décolorées zébraient ses joues hérissées de picots. Des cheveux gris clairsemés balayaient ses épaules, et des bacchantes tombantes encadraient sa bouche aux lèvres filiformes. À l’instar de Sekora, il portait des vêtements neufs de coupe élégante, mais chiffonnés comme si on avait dormi dedans plutôt deux fois qu’une et qu’on les utilisait aussi pour se torcher les doigts. Sa femme le secoua doucement par l’épaule, et il s’éveilla en sursaut, tout en tâtonnant pour saisir une épée qui ne se trouvait du reste pas là. Son œil gauche était d’un blanc laiteux et n’y voyait pas. Tobin fut incapable de découvrir dans sa physionomie le moindre trait qui rappelle Ki, exception faite de son œil valide, qui avait le même ton brun chaud.

Somme toute, Lord Larenth était bel et bien ce que son fils qualifiait de « foutu client », mais il se révéla moins ignare de l’étiquette de Cour que sa moitié, car il s’arracha aux bras de son fauteuil pour s’incliner bien bas devant Korin et devant Tobin. « Daignez accepter mes esscuses, Vot’Altesse. Je vas guère au-delà de ce siège, ces jours-ci, cause de mon pied. Mes fils aînés sont partis avec l’armée royale, et l’aînée de mes filles est pas ’core rentrée. Ahra est pas ’core de retour, hein, Sekora ? Non ? Eh ben, comme elle a dit qu’elle viendra, bon ben, je pense qu’elle ... » Il n’acheva pas. « Innis aurait dû vous accueillir.

— Il l’a fait, et votre bonne dame nous a magnifiquement traités, lui assura Korin. Asseyez-vous, je vous en prie, messire. Votre pied vous fait mal, à n’en point douter.

— Amène des fauteuils, femme ! jappa Larenth, qui attendit que Korin se soit assis pour se rasseoir à son tour. Au fait, prince Tobin, ma famille vous doit une sacrée reconnaissance pour nous avoir élevés à ce poste-ci. Je ferai de mon mieux pour être digne de votre confiance et de celle de Sa Majesté.

— J’en suis convaincu, messire.

— Et j’ai été bien triste d’apprendre la disparition de votre père. Une rareté, çui-là, un guerrier de première bourre. Une rareté de première bourre !

— Je vous remercie, messire. » Il appuya le dire d’un hochement de tête, en attendant que le vieillard se tourne vers son fils, qu’il faisait mine de ne pas voir.

Korin tira une lettre de sa tunique et la tendit à leur hôte. « Le roi vous envoie ses salutations, messire, avec ses ordres à propos de l’expédition de demain. »

Larenth fixa un moment le message avant de le prendre d’un air circonspect. Il le tourna, le retourna, examina les sceaux, finit par hausser les épaules. « Vot’ Altesse a quelqu’un pour lire ça à haute voix ? On tient pas ce genre de choses, ici.

— Écuyer Kirothius, lisez donc la lettre du roi pour votre honorable père », dit Korin, et Tobin devina qu’il avait été aussi frappé que lui par l’attitude du vieillard.

Celui-ci haussa brusquement ses sourcils broussailleux et darda son bon œil d’un air louche. « C’est Ki, ça ? J’ t’avais pas r’mis, mon gars.

— Salut, P’pa. »

Là-dessus, Tobin s’attendait à les voir éclater de rire et tomber dans les bras l’un de l’autre comme l’avaient fait Tharin et ses proches en se retrouvant. Or, Larenth se contenta de considérer son fils avec autant d’aménité que s’il s’était agi d’un étranger importun. « T’as pas mal réussi ta petite affaire, c’ qui paraît. C’est c’ qu’avait dit Ahra. »

La lettre tremblota dans les mains de Ki pendant qu’il la déployait.

 « Même lire, hein ? maugréa le vieux. Ben tant mieux, vas-y. »

Le message, fort bref, débutait par les salutations d’usage et se poursuivait par l’ordre de confier à Korin le commandement de l’expédition. Ki ne trébucha pas une seule fois, mais quand il en eut terminé, il avait de nouveau les joues toutes rouges.

Après avoir écouté sans mot dire en suçotant ses dents, Larenth s’adressa directement à Korin. « Ces salopards d’ voleurs, y-z-ont déménagé leur camp plus haut dans les collines y a quèqu’ s’maines de ça, quand on les a eu attaqués, nous. Innis pourra toujours vous prend’ là-bas, au cas qu’Ahra finirait par pas arriver. y a un sentier qui vous permettra de les avoir de flanc. Si vous grimpez pendant la nuit,’t-êt’ qu’y s’ront trop saouls pour vous entend’. Vous pourrez yeur tomber su’ l’ râb’ au point du jour. » Il s’interrompit, l’œil en coin sur Korin. « Z’en avez combien, de bonhommes aguerris !

— Quarante.

— Eh ben, gardez-les sous la main, Vot’Altesse.

C’est des durs à cuire, ces bandits-là. Z’ont razzié la moitié des villages de la vallée, c’t hiver, puis déguerpi en emmenant tout un troupeau de femmes. J’ai pas ’rrêté d’yeur êt’ au train depuis qu’on est arrivés ici, et j’vous jure qu’ç’a pas été d’la tarte. Moi-même en personne que je les conduisais, l’s opérations, jusqu’à temps qu’mon panard, y s’mette à déconner. » Il toisa de nouveau Korin puis secoua la tête. « ’fin bref, les gardez bien sous la main, v’ bonhommes, z’entendez ? ’cune envie, moi, d’y répond’, à c’te lett’, en esspédiant vos cendres.

— Nous avons subi le meilleur entraînement de Skala, messire, répliqua Korin d’un ton pète-sec.

C’est pas ça que j’doute, Vot’ Altesse, fit le vieux d’un air lugubre. Mais y a pas d’entraînement qu’est assorti à c’que la fine pointe d’une épée s’esspose à trouver en face. »

 

En s’installant pour la nuit dans cette demeure inhospitalière, Ki aurait volontiers tout donné pour que Tobin ne se soit mêlé de rien. Si son père n’avait pas été fait lord, jamais le roi ne se serait avisé de lui dépêcher les Compagnons. Il avait l’impression que toute une vie d’homme s’était écoulée depuis qu’il n’avait pas mis les pieds parmi les siens. Il lui avait fallu les revoir et voir de quelle manière ils le regardaient pour se rendre enfin compte à quel point il avait lui-même changé. L’envie perçait dans les coups d’œil furtifs que même Amin et Dimias lui avaient décochés au coin du feu, en bas. Les plus jeunes des enfants, ceux du moins qui se souvenaient de lui, se montraient heureux de sa présence et le harcelaient pour qu’il leur raconte des histoires sur la grand-ville. Ses petits demi-frères et sœurs, légitimes ou non, s’agrippaient comme une portée d’écureuils à n’importe lequel des autres qui l’écoutait paisiblement, Korin inclus, qui avait grâce aux dieux dépensé tout du long des trésors de gentillesse et de patience. Quelque opinion que Ki pût avoir par ailleurs de lui, le prince avait de bons contacts avec les gens, quand il voulait bien s’en donner la peine. Et Ki avait eu un moment de réel plaisir lorsqu’un mioche qui marchait à peine et au cul brenneux s’était juché dans le giron d’Alben.

Mais c’était loin de compenser le reste ... À présent, tous les Compagnons savaient pertinemment quel chevalier de merde il était au juste. Il avait failli crever de honte devant la dégaine que se payaient son père et la pauvre Sekora dans leurs atours crasseux. « Tu peux bien foutre à un cochon des chaussons de soie, c’en fera jamais un danseur », se plaisait à dire Larenth de quiconque osait selon lui se hausser au-dessus d’eux-mêmes. Jamais Ki n’avait jusque-là compris le proverbe avec une si cruelle acuité.

La plupart des gens de la maison allèrent se coucher en même temps que le soleil. Les benjamins roupillaient déjà par terre, entassés au petit bonheur avec les chiens et les chats. Comme par dérision de l’hospitalité, Innis tâcha de tenir compagnie à leurs hôtes avec ses cadets grâce à de nouvelles tournées de vinasse exécrable. Quatrième des rejetons légitimes après Ahra, c’était une espèce de taureau à cervelle poussive, et taciturne jusqu’à la goujaterie. Il avait toujours révélé plus d’aptitudes pour la forge que pour le combat. Par là s’expliquait, en plus de son infirmité, qu’il était resté pour régir la maisonnée tandis que ses frères partaient guerroyer. Amin et Dimias avaient quant à eux servi d’estafettes durant les derniers conflits, bonne fortune qu’à l’évidence Innis ne leur pardonnait pas plus qu’il ne pardonnait la sienne à Ki.

Korin prit généreusement son parti de tout. Il s’envoya coupe sur coupe d’affreux pinard et le vanta comme s’il s’agissait de Kallia rouge. Il plaisanta avec Amin et finit même, à force de charme, par arracher un petit sourire goguenard à Innis en le défiant à une partie de bras de fer et en la perdant. Caliel paya son écot personnel en prenant l’initiative d’entonner quelques chansons qui égayèrent l’atmosphère pendant un moment. Mais Ki était trop conscient des regards que n’arrêtaient pas de lui jeter à la dérobée Alben, Mago et leur clique, ainsi que de leurs airs narquois devant les efforts patauds que faisait Sekora pour jouer les maîtresses de maison. Elle avait toujours été très gentille pour lui, et il faillit bondir sur Arius quand celui-ci se permit de la traiter comme un malotru. Ses frères en avaient eux aussi pris ombrage, et ils affichaient des mines meurtrières.

Lynx lui empoigna le genou sous la table et le dissuada d’un signe de tête. Même ici, dans ces maudits lieux, un écuyer royal devait s’interdire d’humilier le fils du roi et son propre maître en se bagarrant. Ruan et Barieüs lui adressèrent des regards de sympathie par-dessus la table, mais cela ne fit qu’aggraver son abattement.

Tobin comprenait tous ses sentiments ; il les comprenait toujours. Affectant d’ignorer les grossiers personnages, il causa de chasse avec Amin et fit un rien d’escrime avec Dimias, tout en faufilant à son ami, de-ci de-là, un bref sourire dont la vivacité n’avait rien de feint.

Ce ne fut pas sans soulagement qu’ils gagnèrent finalement leur chambre. Légèrement titubant, Korin enlaça Innis et le qualifia haut et clair de fameux gaillard. Tobin et Caliel le prirent en charge et le pilotèrent sur les talons de Sekora. Ki préféra demeurer à la traîne, par défiance de ce que pourrait encore lui inspirer la proximité de Mago et des autres.

Sa belle-mère les fit grimper au deuxième étage et les introduisit dans une chambre d’hôtes passablement propre et meublée de deux grands lits. Larenth devait considérer cela comme un luxe scandaleux, mais Ki se serait volontiers englouti dans le plancher quand Sekora s’avisa de dire à Korin que les écuyers seraient les bienvenus dans le fenil des écuries, comme s’ils n’étaient rien de plus que des domestiques. Sans manquer à la plus exquise politesse, le prince fit monter des paillasses à leur intention.

Le reste de cet étage, qui aurait dû servir d’appartements privés à la famille, était on ne peut plus délabré, et rien n’indiquait que le maître des lieux envisageât le moins du monde la nécessité d’y remédier. Les autres pièces étaient vides et sentaient le renfermé, leurs planchers étaient nus et souillés par des déjections d’oiseaux et de souris. Ce dont la famille se fichait éperdument, puisqu’elle persistait à vivre et à coucher dans la grande salle, ainsi qu’elle l’avait toujours fait.

 « ça t’ennuierait, si je redescendais un moment,

— Tob ? » demanda Ki tout bas.

Tobin lui serra le poignet. « Évidemment pas. Va. »

 

 « Alors, comme ça, t’es revenu pour te battre, hein ? dit Amin en lui faisant de la place sur la banquette. C’est-y vrai qu’aucun de vous y a été, aux guerres !

— Oui, répondit-il.

— C’est marrant, se taper tout ce chemin jusqu’ici pour ça, après que t’as été si longtemps si près des royautés, fit Dimias. Par les couilles à Bilairy, Ki, même moi l’a fait. Pourquoi que ce bougre de duc, y vous a jamais pris, dis !

— Les nobles ne partent pas si jeunes. » C’était la stricte vérité, mais il n’en était pas moins dans ses petits souliers. Amin avait la joue balafrée d’un coup d’épée, et il s’était débrouillé pour s’asseoir de manière à bien la lui exhiber sous le nez.

 « Écoutez-moi-le ! lança sa demi-sœur Lyla du fond d’un tas de dormeurs. S’y fait sa qualité, main’nant !

— M’ont appris à causer kif qu’eux, riposta-t-il aussi sec, en retombant dans ses vieux travers de langage. Croyez qu’y-z-ont envie que j’yeur braille autour, comme vous, les beaux m’sieurs-dames ? »

Dimias se mit à rire et lui passa un bras autour du cou. « ça, c’est not’ Ki ! Et j’ dis tant mieux pour toi. Peut-êt’ tu peux n’s affranchir, n’s aussi, et nous dégotter des planques à Ero, hein ? M’plairait ben, moi, viv’à la ville. Laisser derrière toute c’te merde sans me r’tourner, comme t’as fait toi.

— Père m’a soldé », lui rappela Ki, mais, à parler franc, ça ne lui avait pas beaucoup coûté, de partir.

Amin baissa la voix pour marmonner : « Ben vu, moi, comment qu’yen a qui te r’gardaient comme un minab’, et qu’ tu l’ la laissais mett’, en p’us. Yeur donne pas c’plaisir, t’entends ? Moi, j’ai vu la bataille et tout. La moitié d’ ces gars d’ la haut’ qui l’piss’ront dans leurs frocs, d’main, juré craché, verras.

— Mais pas toi, hein ? » Amin lui claqua l’épaule. « Ahra n’s a dit que v’s êtes des guerriers-nés, vous deux, quand al t’a eu revu. Des Sakor-touchés,’Il’a dit. Et ton maigrichon de Tobin, c’est l’ brav’mec, malgré qu’il a un côté gonzesse.

— V’ s allez t’nir l’coup, toi et lui, déclara Dimias.

— ’videmment qu’on va ! rigola Ki. Et pour l’côté gonzesse, alors, là, pouvez r’passer ! »

Ils se chamaillèrent un brin sur ce point, mais, pour la première fois de la journée, Ki se réjouit d’être à la maison, et ce qui le réjouit encore davantage, c’est la bonne opinion que ses frères avaient de Tobin.

 

Coincé dans le lit entre Urmanis et Nikidès, Tobin écouta leurs fanfarons d’aînés disputer du nombre de bandits que chacun comptait tuer le lendemain, Korin étant, comme à l’ordinaire, celui qui hurlait le plus fort. Il gardait cependant un œil sur la porte, guettant le retour de Ki. Lassé finalement d’attendre, il partit à sa recherche.

Il faisait noir dans la grande salle, où l’âtre seul rougeoyait vaguement. Tobin était sur le point de remonter quand une voix chuchota : « Ki est dehors, Vot’Altesse, si qu’ c’est ben lui que v’s êtes après.

— Merci. » Contournant à pas comptés les tas de dormeurs, il descendit à tâtons jusqu’à la cuisine et s’aventura dans la puanteur de la cour. Il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel, et les étoiles semblaient aussi grosses que des œufs d’alouette. Des torches brûlaient sur le parapet, et les gardes arpentaient le chemin de ronde. Il se dirigeait vers la poterne du courtil lorsqu’il discerna deux silhouettes assises à l’avant de la charrette hors d’usage.

 « Ki ? souffla-t-il.

— Retourne au pieu, Tob. Fait froid, dehors. » Tobin grimpa néanmoins s’installer sur le siège auprès d’eux. L’autre se révélant être Tharin, coudes aux genoux, il se fit brusquement l’effet d’un intrus, mais il n’avait pas envie de rentrer. « Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Ki renifla hargneusement. « Tu as vu. » D’un geste circulaire, il désigna la tour, la cour ... et probablement tout. « Voilà de quoi je viens. Te figures qu’on va me permettre de l’oublier !

— Je suis désolé. Je n’aurais jamais cru que c’était comme ça. Je croyais ...

— Ah ouais ? Eh bien, t’as fait sans compter sur les miens.

— Il y a un bon bout de temps qu’il était parti, dit paisiblement Tharin.

— Ils ne sont pas si mal que ça ... , certains. J’aime bien tes frères, et ton père est un vieux guerrier du genre coriace, ça crève les yeux.

— Il est devenu vieux pendant mon absence.

Jamais je ne l’avais vu contraint à garder la chambre, et il est à demi aveugle. Cinq ans, ça fait du temps, Tob. À les regarder, j’en viens à me demander qui je suis.

— Tu es ce que tu as fait de toi, riposta Tharin d’un ton ferme. C’est ce que je venais juste de lui dire, Tobin. Il y a des gens qui naissent nobles et qui n’ont pourtant pas le cœur d’être quelque espèce d’homme que ce soit. Et d’autres qui, comme ce bougre-là, se révèlent nobles jusqu’à la moelle contre vents et marées. Vous avez vu tous les deux ma famille. Elle ne différait pas beaucoup de la tienne, Ki, mais Rhius m’a élevé au-dessus de ma condition première, et je porte la tête haute à côté de n’importe quel homme bien né. Tu es taillé dans la même étoffe. Il n’y a pas un seul des gars du Palatin auprès duquel je préférerais me tenir demain. »

Il leur pressa vivement l’épaule à tous deux puis descendit de la charrette. « Tarde pas à le rentrer, Tobin. Il faut absolument vous reposer. »

Demeuré seul avec son ami, Tobin se mit à penser à son propre retour chez lui, à Atyion. Il s’était sincèrement attendu à voir Ki recevoir un accueil du même genre, ici. Mais aussi, ce fort de Rilmar était une horreur, comment le nier ? Le roi le savait-il, quand Nyrin lui en avait soufflé le nom !

Faute de trouver les mots, il chercha la main de Ki et la lui serra. Ki laissa échapper un grognement tandis que son épaule emboutissait celle de Tobin. « Je sais que ça ne me rabaisse pas à tes yeux, Tob. Si je croyais le contraire, j’enfilerais cette poterne-là dès ce soir, et sans un regard en arrière.

— Non, tu n’en ferais rien. Tu raterais le combat de demain. Et puis Ahra va être là aussi. D’après toi, qu’est-ce qu’elle te ferait si tu t’enfuyais !

— Touché. À m’ fout les j’tons ben p’us pir’ qu’pas aucun des Compagnons, crédieu ! » Il se mit debout, parcourut à nouveau la cour du regard et se mit à glousser. « Enfin, ce pourrait être beaucoup plus tragique.

— Comment cela ? »

Le sourire de Ki étincela dans les ténèbres. « L’héritier de tout ce merdier, ce pourrait être moi. »