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Ce déluge torrentiel ne laissait pas à l’armée de Tobin d’autre solution que de se retrancher et d’attendre l’aube.
À l’aide de manteaux, de piques et d’un rien de magie sommaire, les magiciens s’employèrent à dresser quelques tentes afin d’abriter l’état-major de la princesse et leurs propres personnes.
Tharin et Tobin s’entretinrent longuement avec les rescapés du Trou de Ver qui les informèrent de leur mieux sur la puissance de l’ennemi, mais ces renseignements étaient déjà plus ou moins périmés.
Il était environ minuit quand la troupe poussa des cris de consternation: des nuées rouges s’épanouissaient au-dessus d’Ero.
« Le Palatin ! s’écria Ki. Ils doivent avoir opéré la percée. Le voici qui flambe ! »
Tobin se tourna vers Arkoniel. « Vous serait-il possible de me montrer ce qui se passe, ainsi que vous l’avez fait pour le capitaine !
— Naturellement. » Ils s’agenouillèrent tous deux sur un manteau plié, puis le magicien prit ses mains dans les siennes. « Nous n’avons pas pratiqué cela depuis ton enfance. Te souviens-tu de ce que je t’avais appris ? »
Elle hocha la tête. « Vous m’aviez invitée à imaginer que j’étais un aigle. »
Il sourit. « Oui, ça ira. Ferme seulement les yeux et laisse-toi prendre ton essor. »
Elle éprouva une sensation vertigineuse de mouvement, puis vit la noirceur de la plaine battue par l’averse glisser en s’éloignant sous elle. L’illusion était d’une si extraordinaire véracité qu’elle sentait battre ses ailes et la pluie marteler leurs plumes. Avec elle volait de conserve une grande chouette, et celle-ci avait les yeux d’Arkoniel. Il prit les devants en planant, et elle, à sa suite, fit le tour des positions plenimariennes auprès de la porte avant de s’élever en piqué au-dessus du Palatin dévasté.
Le Palais Neuf, le temple et le bois sacré, tout était en flammes. De quelque côté qu’elle portât les yeux se distinguaient des centaines de silhouettes enchevêtrées au corps à corps. Il n’y avait pas de bannières pour lui révéler où se tenaient les Compagnons. C’était un chaos indicible. Comme elle traçait des cercles au-dessus du brasier qu’était le sanctuaire de Dalna, cependant, son regard se porta vers le sud, et elle eut la stupeur d’y découvrir une autre petite armée campée face au contingent plenimarien qui tenait la porte du pont Mendigot.
Elle était sur le point de plonger examiner les choses de plus près quand elle se retrouva de nouveau brusquement à genoux sous la tente qui dégouttait, les prémices d’une migraine lui lancinant l’arrière des orbites. Arkoniel s’était empoigné le crâne à deux mains.
« Navré, hoqueta-t-il. Après tous les événements de ces derniers jours, je suis passablement crevé.
— Nous le sommes tous », dit Iya en lui appliquant sa main sur la nuque.
Tobin se releva, se tourna vers le capitaine. « Nous devons attaquer. Sur-le-champ.
— Mais c’est impossible ! objecta Jorvaï.
— Il a raison, Votre Altesse, abonda Kyman. Il est toujours hasardeux, la nuit, de lancer une offensive et, avec ce déluge, les chevaux ont toute chance au surplus de s’embourber ou d’aller s’empaler sur les pieux.
— À nous d’en courir le risque, alors, mais il faut coûte que coûte attaquer maintenant ! Le Palatin est tombé. Ses défenseurs ne se battent plus que pour leur propre peau. Si nous ne les secourons pas tout de suite, il n’en restera plus un seul à sauver demain. Sur le flanc sud se trouve une autre armée qui a contraint les Plenimariens à diviser leurs forces pour lui faire face. Iya, de quoi sont capables vos magiciens ? Avez-vous les moyens de nous aider à percer le bas des fortifications !
— Nous ferons tout notre possible.
— Bien. Ki, Lynx, allez nous chercher nos montures et dépêchez des estafettes alerter les autres. Kyman, Jorvaï, vos gens vont-ils accepter de se battre !
— Vous pouvez compter sur Ilear, répondit Kyman, le poing appliqué sur son cœur.
— Et sur Colath, protesta Jorvaï. À défaut de mieux, nous offrirons du moins à ces salopards une satanée surprise ! »
La nouvelle de la brèche ouverte au Palatin se répandit à travers le camp. En dépit de la pluie, de la boue, de l’épuisement, l’armée grelottante de Tobin eut tôt fait de se retrouver sur pied, et une heure ne s’était pas écoulée que, dans le plus grand silence, comme prescrit, elle marchait une fois de plus sur les lignes ennemies. Les commandos détachés par Jorvaï pour liquider les avant-postes isolés firent merveille. La pluie se fit leur complice et masqua si parfaitement leur approche aux sentinelles qu’aucune alerte ne retentit nulle part pour les dénoncer.
Iya et huit des siens prirent en catimini les devants. Confiant aux ténèbres le soin de les dissimuler, ils empruntèrent carrément la grand-route afin de conserver toute leur vigueur en vue de la mission qui les attendait. Arkoniel s’était d’abord amèrement plaint qu’elle le condamne à rester à l’arrière-garde, mais il avait fini par s’incliner devant l’argument qu’il ne fallait à aucun prix que le dernier Gardien tombe avec son précieux bol entre les mains des Plenimariens si l’aventure tournait mal.
Main dans la main comme des gosses afin de ne pas risquer de se séparer, la petite bande de saboteurs avançait à pas lents et feutrés le long des ornières creusées par les roues de charrettes et transformées en fondrières ruisselantes.
Ils s’arrêtèrent juste en deçà des alignements de pieux. En leur qualité de magiciens, ils y voyaient mieux dans le noir que le commun des mortels, et cela leur permettait de distinguer déjà nettement, du point où ils se trouvaient, les traits barbus de certains des gardes plantés autour des feux de veille. À quelques centaines de pas au-delà béait le four noir de la porte nord défoncée, dont des barricades de bois construites à la va-vite interdisaient l’accès.
Il avait été préalablement convenu que le déclenchement du sortilège incomberait à Iya, qui détenait les pouvoirs les plus efficaces pour ce type d’opération. Les autres se tenaient juste derrière elle, les mains plaquées sur ses épaules et sur son dos.
« Puisse Illior nous seconder », chuchota-t-elle en levant sa baguette à deux mains. C’était la première fois qu’ils se trouvaient aussi nombreux pour mettre en œuvre conjointement une magie de destruction semblable. Tout en espérant que sa vieille carcasse aurait assez de résistance pour canaliser autant d’énergie, elle refoula ses doutes, abaissa la baguette dans sa main gauche et plissa les paupières. La palissade de pieux et les feux des guetteurs se brouillèrent devant ses yeux tandis que ses collègues concentraient en elle leurs propres pouvoirs respectifs.
L’explosion du charme à travers son être la persuada qu’elle allait être déchiquetée. Ce fut tout à la fois comme si des coulées de lave et des avalanches la ravageaient, cependant que se déchaînaient des typhons d’une violence si formidable qu’elle entendit ses os s’entrechoquer.
Elle y survécut pourtant, par quelque miracle, et vit, abasourdie, un brasier vert pâle submerger la ligne de pieux et les barricades au-delà. En fait, cela ne ressemblait nullement à des flammes, mais à une masse de formes aussi tortueuses que des serpents - ou que des dragons, peut-être -, et dont l’éclat de plus en plus insoutenable finit par déboucher sur une colossale déflagration. La terre trembla sous ses pieds, et la puissance inouïe d’un souffle torride la fit chanceler. Dans le sillage du cataclysme tourbillonnaient des vapeurs glauques.
Et puis la terre se remit à trembler, mais derrière elle, cette fois-ci. Quelqu’un la saisit vivement à bras-le-corps, ils s’affalèrent pêle-mêle dans l’eau glacée d’un fossé, des cavaliers surgirent tout autour et les survolèrent, chargeant droit sur la brèche qu’eux venaient d’ouvrir. Elle regarda leurs silhouettes indécises et flottantes comme dans un rêve. Et peut-être celles-ci n’étaient-elles en effet qu’un rêve, car elle-même n’avait plus la moindre notion de son propre corps.
« Nous avons réussi ! nous avons réussi ! » brailla Saruel en la serrant très fort pour la protéger. « Iya, vous avez vu ? Iya ? »
La vieille magicienne voulut lui répondre, mais des ténèbres s’abattirent sur elle pour l’engloutir comme leur dû.
La soudaineté de l’embrasement provoqué par l’offensive des magiciens faisait toujours danser des taches noires devant ses yeux, mais Tobin n’en ralentit pas pour autant l’allure en conduisant la charge à travers la brèche. Conformément à ce qu’avait escompté Kyman, ils prenaient l’ennemi totalement au dépourvu.
Ilear et Colath s’attaquèrent aux murs, pendant qu’avec la princesse Atyion fonçait vers le Palatin.
Les rougeoiements de l’incendie éclairaient leur folle chevauchée. La chaleur que dégageait le palais en feu semblait dissiper la pluie, et les flammes illuminaient les parages avec autant de netteté que l’aurait fait un phare.
Les combats faisaient toujours rage et, une fois de plus, ils tombèrent par surprise sur les Plenimariens. Il était impossible de dire combien d’entre eux se battaient là ; talonnée par sa garde et Tharin, Ki, Lynx à ses côtés, Tobin se jeta à corps perdu dans la mêlée.
Tout ne fut plus dès lors que confusion. Les dallages brisés qu’ils foulaient contribuaient à les abuser, et les repères familiers paraissaient vaguement se dresser en des lieux incongrus ou à des moments farfelus. À la nécropole royale, le vestibule était aussi désert que si les effigies de pierre s’étaient elles-mêmes débrouillées pour se précipiter dans le grouillement général. Les combats les entraînèrent dans les alentours présumés du temple, sauf qu’il ne subsistait plus trace ni de son toit ni de ses piliers.
De petits groupes de défenseurs skaliens eurent beau les rallier, l’ennemi conservait néanmoins l’avantage du nombre. Les pans de murs calcinés qui les entouraient répercutaient les clameurs guerrières et les amplifiaient.
Ils eurent l’impression de se battre pendant des heures et des heures, et la fureur meurtrière qui possédait Tobin lui faisait toujours repousser les bornes de l’épuisement. Ses bras étaient imbibés de sang jusqu’au coude, et son surcot en était entièrement noirci.
Enfin, les rangs de l’ennemi semblèrent s’éclaircir, et elle entendit s’élever parmi eux un cri qui ressemblait à quelque chose comme « Par là ! par là ! ».
« Est-ce un appel à la retraite ? » demanda-t-elle à Tharin pendant qu’ils reprenaient haleine à l’abri de la nécropole.
Il tendit l’oreille un moment puis émit un petit rire macabre. « C’est pah’lâh qu’ils piaillent. Si je ne m’abuse, cela veut dire "démon de reine". »
Ki se mit à glousser tout en essuyant sa lame sur l’ourlet de son surcot trempé. « Paraîtrait qu’en fin de compte on a eu vent de toi, dans le coin, Tob. »
Le capitaine Grannia grimpa les rejoindre. « Votre Altesse est-Elle blessée !
— Non, juste en train d’essayer de m’y retrouver.
— Ils commencent à déguerpir. Mon groupe vient de supprimer ce qui m’a tout l’air d’être un général, et pas mal d’autres essayaient de gagner la porte au galop. Nous les avons presque tous massacrés.
— Bravo ! A-t-on eu la moindre nouvelle du prince Korin !
— Pas à ma connaissance, Votre Altesse. »
Après qu’elle fut repartie en chasse avec ses femmes, Tobin s’étira et bâilla. « Eh bien, reprenons la besogne ... »
Or, ils étaient sur le point de redémarrer quand elle jeta un coup d’œil circulaire sur ce qu’il lui restait d’escorte et sentit son cœur chavirer.
« Où est Lynx ? »
Ki échangea un coup d’œil sombre avec Tharin. « Finalement, son vœu est peut-être exaucé. »
Ils n’eurent pas le temps de le pleurer. Une bande de Plenimariens vint les dénicher, et la bataille reprit aussitôt.