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Installé près de la croisée de la tour qui surplombait la poterne, Erius s’abîmait dans la contemplation de sa ville en feu. Les guérisseurs avaient eu beau lutter de leur mieux, la gangrène s’était déclarée et gagnait du terrain. Il avait l’épaule et le torse déjà tout noirs, son bras d’épée boursouflé et inutilisable. Incapable de monter comme de combattre, il en était réduit à demeurer couché, comme un infirme, entouré de courtisans à mines d’enterrement et de serviteurs qui ne cessaient de chuchoter. Il ne restait pas assez d’officiers pour venir lui faire des rapports. Le poing toujours cramponné à l’épée de Ghërilain, il présidait désespérément à la perte de sa capitale.

Les Plenimariens avaient opéré de nouveau leur percée la veille, juste après l’aube. À la tombée de la nuit, presque toute la ville basse était entre leurs mains. Et lui se trouvait forcé de regarder, d’ici, les charretées de butin qui descendaient cahin-caha vers les vaisseaux noirs mouillés au port, parmi des nuées de captifs - ses sujets - qu’on emmenait comme du bétail.

Korin s’était révélé bon à rien sur le champ de bataille. Rheynaris ne l’avait pas quitté d’un pied, le gavant d’ordres à donner, jusqu’à ce qu’une flèche l’abatte à peine midi sonné. Avec des effectifs réduits à moins d’un millier de défenseurs, Korin avait battu en retraite jusqu’au Palatin, où il faisait ce qu’il pouvait pour tenir les portes. Une poignée d’autres régiments luttaient encore quelque part en bas, mais en nombre trop insuffisant pour stopper la marée montante. Des milliers de soldats ennemis cernaient le Palatin, battant ses portes et catapultant par-dessus ses murs des sacs de foin imbibé d’huile en flammes. Des garnisaires et des réfugiés avaient beau, chargés de baquets, multiplier les va-et-vient jusqu’aux citernes et aux fontaines afin de tenter de sauver ce qui pouvait l’être, les incendies se répandaient de tous côtés. Erius voyait des tourbillons de fumée s’élever du toit de son Palais Neuf.

Les Busards de Nyrin s’étaient vaillamment battus, mais même eux ne faisaient pas le poids contre l’assaillant. Décimés par des nécromanciens, terrassés dans les rues par les flèches ou l’acier, ceux d’entre eux qui avaient survécu s’étaient finalement débandés au petit bonheur. Les rapports faisaient également état de magiciens skaliens rebelles mystérieusement surgis, la veille, de nulle part. Il y avait d’ailleurs de quoi s’y perdre un peu. À en croire Nyrin, ils s’attaquaient aux siens plutôt qu’à l’ennemi. D’autres témoins affirmaient, eux, que ces mêmes traîtres s’étaient battus pour Skala. On les prétendait capables de commander au feu, à l’eau, et même à de fabuleuses meutes de rats. Nyrin n’accordait aucune créance à de tels racontars. Pas un seul magicien skalien ne détenait de pouvoirs semblables.

Erius avait passé toute la journée à scruter les routes du nord. Il était évidemment trop tôt pour s’abandonner à l’espoir, même si Tobin avait réussi à atteindre Atyion vivant, mais c’était quand même plus fort que lui, il ne pouvait s’empêcher de se tourner de ce côté-là.

Il ne pouvait s’empêcher non plus de regretter Rhius ; son vieil ami et Compagnon semblait se complaire à le hanter maintenant, de façon sarcastique. Eût-il été encore en vie que la puissance d’Atyion serait déjà là et appuierait Ero avec des forces suffisantes pour retourner la situation. Mais Rhius lui avait traîtreusement failli, contre toute attente, et il ne restait plus que son adolescent de fils pour ramener Solari ...

Le crépuscule vint, puis les ténèbres, et toujours pas signe de vie, toujours pas de nouvelles, pas de pigeon ni d’estafette. Après avoir refusé les potions des drysiens, le roi congédia tout le monde et poursuivit sa veille seul.

Il s’était mis à somnoler près de la croisée quand il entendit la porte s’ouvrir. Les lampes s’étaient éteintes, mais les incendies qui faisaient rage en contrebas projetaient suffisamment de lumière pour lui permettre de discerner la silhouette grêle qui se tenait juste en deçà du seuil.

Le cœur d’Erius se serra. « Tobin ? Comment t’y es-tu pris pour être de retour si tôt ? Tu t’es fait refouler en cours de route !

— Non, Oncle, je suis allé à Atyion, chuchota Tobin en s’avançant lentement dans la pièce.

— Mais c’est impossible ! Tu n’as pas eu le temps.

Et où sont tes troupes !

— Elles vont venir, Oncle. » Tobin le dominait désormais de toute sa hauteur, le visage indistinct dans l’ombre, et, tout à coup, le roi perçut un froid terrible.

Le garçon se pencha et lui toucha l’épaule. Le froid se propagea dans chacune des fibres d’Erius, l’engourdissant comme un poison. Et lorsque Tobin s’inclina davantage et que la lueur des feux finit par révéler ses traits, le roi se trouva dans l’incapacité de bouger si peu que ce soit ou d’émettre ne fût-ce qu’un cri.

 

 « Oh ! elles vont venir, cracha Frère en laissant à son oncle horrifié tout loisir de contempler sa véritable face. Mais pas pour vous, vieil homme. Elles viendront uniquement par égard pour ma sœur. »

Totalement paralysé, Erius fixait sans rien y comprendre la chose monstrueuse qui se tenait devant lui. L’air fut pris d’une espèce de frisson flou, et à côté d’elle apparut le spectre sanglant d’Ariani, caressant la tête en putréfaction avec une tendresse toute maternelle. C’est seulement alors qu’il comprit, mais il était déjà trop tard. Frère lui arrêta le cœur au moment même où ses doigts se crispaient convulsivement sur la poignée de l’épée de Ghërilain.

Tant et si bien que Korin se verrait ensuite contraint de les briser un à un pour en dessaisir son père.