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Ils n’étaient de retour à Ero que depuis quelques jours quand Korin les surprit tous avec une nouvelle qui allait bouleverser le train-train de leur existence.
Il faisait un petit froid piquant, en ce matin d’automne au parfum de fumée, et Ki n’aspirait qu’à commencer la course après l’engueulade probable qu’allaient essuyer Korin et la bande d’aînés. Ceux-ci étaient encore plus en retard que d’habitude, et Porion fulminait déjà. Ils s’étaient échappés vers les bas quartiers de la ville au cours de la nuit précédente et empestaient à leur retour. Leurs chansons d’ivrognes l’ayant réveillé, Ki ne se sentait pas en veine de sympathie pour eux quand ils finirent par apparaître en ordre dispersé.
Alben, Quirion et leurs écuyers furent les premiers à montrer le nez. Ils étaient encore ivres, mais un seul coup d’œil de Porion suffit pour les dessaouler en un rien de temps. Leurs compères ne tardèrent pas à les suivre par un ou par deux, la mine tout aussi défaite, Lynx excepté, comme toujours.
« Où diable est Korin ? » lui demanda Ki lorsque celui-ci fut venu s’aligner à côté de lui.
L’autre roula les yeux. « Je ne sais pas. Orneüs n’a pas dépassé la deuxième taverne. Il m’a fallu louer un cheval pour le ramener jusqu’ici. »
Tanil sortit alors en trombe, ajustant encore son ceinturon. « Le prince sera là dans une seconde, et il vous prie d’accepter ses excuses, maître Porion.
— Ah bon, vraiment ? » Le ton du maître d’armes présageait la foudre, et il cingla tout son auditoire d’un regard noir. « Serait-ce un jour férié, les gars ? J’aurais oublié la date ? Un jour idéal pour faire la grasse matinée, peut-être ? Rien que pour ça, vous allez me ... Ah ! Votre Altesse ! Quel bonheur que vous ayez réussi à vous joindre à nous, mon prince ! Et vous aussi, milord Caliel. J’espère que vous avez pris du bon temps, la nuit dernière, tous les deux !
— Excellent, maître Porion, je vous remercie », rétorqua Korin en s’épanouissant.
Les tripes de Ki se nouèrent. Même un Korin ne se permettait pas de répondre à Porion. Il s’arc-boutait déjà contre l’inévitable quand, contre toute attente, Porion se contenta de leur infliger le doublement de la course habituelle.
Comme on démarrait, Ki s’aperçut que Korin conservait son air épanoui.
« J’aimerais bien savoir ce qu’il a », marmonna Tobin.
Zusthra les dépassa pour se porter à la hauteur du prince. « Un secret à révéler », murmura-t-il d’un air bouffi de suffisance.
Korin les laissa toutefois languir jusqu’à l’heure du petit déjeuner. « J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre ! s’écria-t-il en enlaçant les épaules de Tobin. Je veux que vous soyez les premiers au courant. » Il marqua une pause, afin de mieux savourer l’instant, puis annonça: « Lady Aliya est grosse de mes œuvres. Je vais avoir un héritier, les gars ! »
Après s’être un moment regardés bouche bée, Tobin et Ki se mêlèrent au concert tapageur de félicitations.
« Je te l’avais bien dit, qu’il y arriverait ! jacassa Zusthra tout en assenant des bourrades dans le dos de Caliel. Nous voilà libres ! On ne pourra plus nous écarter de la bataille, à présent qu’il tient son héritier ! »
Il avait de bonnes raisons d’exulter, lui concéda Ki. Il était le plus âgé d’entre eux, et une épaisse barbe rouge ornait son menton. N’eût été sa place au sein des Compagnons, cela faisait des années qu’il aurait guerroyé aux côtés de son père.
Après les avoir tous laissés s’égosiller quelques minutes en cris belliqueux, Porion sortit de sa réserve et martela la table avec sa cuillère pour réclamer leur attention.
« Votre père sait ça, prince Korin !
— Non. Mais comme j’entends lui en parler moi-même ce soir, pas un mot là-dessus, je vous prie. » Aucun d’entre eux ne s’avisa que Moriel se trouvait à l’affût, au coin de la porte, et nul ne le vit s’esbigner précipitamment.
« Comme il vous plaira, mon prince. » Porion promena un regard renfrogné sur le reste de l’assistance qui continuait à s’esbaudir et à se congratuler. « Si j’étais que de vous, je ne me dépêcherais pas d’aller de sitôt endosser mon armure. La trêve est encore en vigueur, vous savez. »
Aussitôt qu’il les eut libérés sur le coup de midi, Tobin et Ki coururent d’une traite avertir Tharin. Il se trouvait avec Koni dans la cour de derrière à examiner un cheval.
« Vous vous êtes dérobés à vos devoirs, ou bien je m’abuse ? fit-il en fronçant les sourcils.
— Juste une minute », promit Tobin avant de lui déballer la nouvelle en quelques mots.
Le capitaine émit un léger sifflement puis branla du chef. « Ainsi, Korin est finalement parvenu à ses fins, c’est ça !
— La trêve ne peut pas durer éternellement ! jubila Ki. Aucune ne l’a jamais fait. Sommes-nous désormais assez vieux, Tobin et moi, pour partir ? »
Tharin se gratta le dessous de la barbe. « Si Korin part, alors vous partirez tous.
— Je présume que nous arriverons quand même à supporter Aliya comme épouse, le cas échéant, dit Ki en riant. En fait, ça pourrait bien être la meilleure des solutions. Je suis prêt à vous parier qu’au bout de quelques mois sous le même baldaquin qu’elle, il sera sacrément content de partir se battre, rien que pour se soustraire à cette langue de vipère qu’elle vous a. »
Les appartements de Nyrin étaient situés à proximité de ceux du roi dans l’aile du Palais Neuf. Personne ne trouvait bizarres les fréquentes visites qu’y faisait Moriel.
Le magicien était en train de prendre un petit déjeuner solitaire dans sa cour lorsqu’on introduisit auprès de lui l’écuyer royal.
« Le hasard a voulu, messire, que je sois passé voilà un instant devant le mess des Compagnons et que j’y aie surpris quelque chose qui pourrait bien vous intéresser.
— Tiens tiens. Et alors !
— Le prince Korin vient d’annoncer que lady Aliya portait un enfant de lui ! Personne d’autre ne doit être au courant jusqu’à ce que le prince en informe son père.
— Et il compte le faire quand !
— Il a dit ce soir.
— Je suppose que lui et ses amis en sont enchantés ? »
Un mélange de dépit et d’envie tordit les coins de la bouche de l’adolescent. « Oh ! ça oui ! Ils s’en félicitaient d’autant plus qu’ils se figurent que cela leur permettra maintenant de partir se battre.
— Vous êtes bien bon de m’avoir averti, sieur Moriel. Soyez assuré que je persiste à vous apprécier ... à votre juste valeur. » Un sourire entendu régala le mouchard pendant qu’il s’inclinait, trop malin pour escompter tout de suite une récompense aussi grossière que de l’or offert de la main à la main. Elle ne manquerait pas d’arriver plus tard. Un bienfaiteur anonyme lui réglerait ses ardoises chez les tailleurs ou les marchands de vin. Sans compter, naturellement, qu’on le maintiendrait dans les bonnes grâces de Sa Majesté. Il avait pigé la combine dès le début et n’avait cessé depuis de passer toutes les attentes du magicien. La jalousie et la méchanceté s’alliaient de manière idéale dans les garçons de son acabit; elles le rendaient utilisable en trempant son naturel flasque et couard comme le font le cuivre et l’étain dans le bronze.
« Comment croyez-vous que le roi va prendre la nouvelle ? demanda-t-il.
— Nous verrons bien. Retournez le prévenir que je souhaiterais l’entretenir d’un sujet capital. Je me présenterai chez lui dans l’heure qui vient. À propos ... , Moriel ? Pas un mot de toute cette histoire. »
L’écuyer prit un air offensé. « Je n’avais garde d’y songer, messire. »
Jalousie, méchanceté et vanité, rectifia Nyrin en retournant à son repas. Plus un cœur de traître. Combien de temps cet ambitieux resterait-il docile, avant de se surestimer !
N’importe, se dit-il en suçotant la crème d’une corne en pâtisserie. On n’a jamais que l’embarras du choix, avec cette engeance-là.
En fait, Nyrin était déjà au courant de cette fameuse grossesse depuis quelques jours, comme il l’avait été des précédentes. Cela faisait plus ou moins un an que le prince Korin donnait pas mal de besogne à ses espions en éparpillant des bâtards dans toute la ville comme un paysan sème l’orge à la volée. Seulement, il ne s’agissait pas, pour le coup, d’une fille de cuisine supplémentaire ou d’une putain de port, toutes gueuses que l’on pouvait se contenter de liquider comme de la vermine importune. Non, celle-ci avait bien failli le blouser. Le mouchard - entre-temps défunt - qu’il possédait parmi les prêtres de Dalna l’avait tuyauté trop tard sur certaines divinations pratiquées pour elle, divinations qui frappaient du poinçon royal la paternité de l’enfant. La mère d’Aliya, femme dont l’ambition n’avait d’égale que l’influence, savait déjà la chose et anticipait passionnément l’annonce officielle qui ne manquerait pas de greffer sa lignée sur le trône.
Une fois en tête-à-tête avec Erius dans le cabinet privé du roi, Nyrin mesura ses mots sans jamais lâcher des yeux son interlocuteur. Lequel prit la nouvelle avec un calme désarmant.
« Lady Aliya, dites-vous ? De qui s’agit-il donc !
— De la fille aînée de la duchesse Virysia. » D’ordinaire si facile à déchiffrer, la physionomie du roi demeura presque impénétrable. « Ah oui, la belle aux cheveux auburn qu’il a toujours sur les genoux.
— C’est cela, mon roi. Elle est l’une des multiples maîtresses que votre fils s’est offertes ces derniers mois. Comme vous le savez, il n’a ... , euh, point ménagé sa peine, pour parler comme les poètes, afin d’engendrer un héritier qui lui garantisse votre permission de partir se battre. »
Erius s’esclaffa carrément, pour le coup. « Lumière divine ! il est aussi têtu que moi ! Vous êtes certain que l’enfant soit bel et bien de lui !
— C’est une question que j’ai étudiée avec le plus grand soin, Sire. L’enfant est de lui, encore que bâtard. Mais, dussiez-vous vous opposer à cette alliance-là, les endossements qu’a déjà consentis le prince Korin sont irrémédiables. L’enfant n’aurait qu’à s’appuyer sur eux pour faire valoir ses droits au trône. »
Nyrin aurait trop volontiers vu luire un éclair de fureur dans les yeux de son vis-à-vis, mais, à son grand dépit, celui-ci se claqua les cuisses et se mit à rire. « Ils vont faire à eux deux de beaux marmots, et la famille est de haute naissance. Où en est la grossesse !
— Je crois pouvoir avancer que l’accouchement aura lieu au mois de Shemin, mon roi.
— Si ... commença Erius, avant de plaquer un doigt sur ses lèvres pour conjurer le mauvais sort. Enfin, la petite est vigoureuse et jolie à croquer ... Tout ira pour le mieux, espérons. Shemin, vous dites ? » Il compta sur ses doigts et gloussa. « S’ils se marient tout de suite, nous pourrons toujours invoquer une naissance prématurée. Ce qui équivaut, somme toute, à de la main droite.
— Il y a encore autre chose, mon roi.
— Oui !
— Eh bien, la mère de la petite pose un problème.
C’est une sympathisante notoire des Illiorains. »
Erius balaya l’objection d’un geste nonchalant. « À mon avis, elle adressera ses prières à un autre autel, maintenant que le sort l’appelle à être la grand-mère d’une reine ou d’un roi futur. Pas le vôtre aussi !
— Sans doute avez-vous raison, mon roi, répondit Nyrin avec un sourire d’autant plus forcé que c’était la pure vérité. Il ne reste donc plus qu’un seul point épineux, Sire, c’est que votre fils n’a pas encore reçu le baptême du sang. Or, pour autant que je sache, aucun des souverains de Skala ne s’est marié avant d’avoir prouvé sa valeur sur le champ de bataille.
— Par les Quatre, là, c’est vous qui me damez le pion ! Mais, crénom de nom, il a plutôt mal choisi son moment... Il lui faut faire vite, et je ne compte quand même pas attaquer Benshâl rien que pour l’arranger.
— Il me semble me souvenir qu’autrefois des reines se sont trouvées dans le même embarras. Mais il y a toujours des malandrins ou des pirates à qui faire leur affaire. Je suis convaincu que les Compagnons ne se plaindraient point d’affronter ce genre d’adversaires. Jeunes comme ils sont, c’est là débuter de manière fort honorable.
— Effectivement, ma grand-mère en est passée par là pour se marier. » Avec un soupir, Erius caressa sa barbe filetée d’argent. « Toutefois, le poussin n’est pas encore éclos. Si Korin se faisait tuer maintenant, puis que l’enfant... » À nouveau, il laissa la phrase en suspens pour faire un signe de conjuration.
« Bon gré, mal gré, force est à Votre Majesté de laisser le prince assumer son rôle de guerrier, sans quoi les armées ne voudront pas de lui le jour... - Sakor nous l’épargne ! - où il lui faudra revendiquer le trône. Vous n’avez d’ailleurs qu’à le demander, Sire, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour assurer la protection de votre fils ... »
Contre son attente, la suggestion ne fit pas du tout bondir Erius. « Votre fameux sortilège, hein ? En quoi consisterait-il au juste !
— Je vous assure qu’il ne comporte strictement rien de déshonorant. Comment le pourrait-il, au demeurant, alors qu’il équivaut au port de l’armure, et ni plus ni moins ? Une simple amulette, similaire à celle que portait la reine Klie, d’après les ballades, suffirait.
— Parfait. Je vais charger le général Rheynaris de lever un gibier digne d’être traqué par Korin. » Son sourire était celui d’un homme que l’on vient de décharger d’un sacré fardeau. « Merci, mon ami, pour vos précieux conseils. Mais pas un mot là-dessus à qui que ce soit. Je veux en parler moi-même à mon fils. Vous imaginez, vous, la tête qu’il va faire ? » Le plaisir qu’il s’en promettait lui donnait un air de gamin. Il se leva et administra une tape sur l’épaule du magicien. « S’il m’était possible de n’avoir qu’un seul ministre à la Cour, c’est vous qu’il me faudrait garder. Vous venez de vous montrer plus inestimable que jamais. »
Nyrin se plaqua la main sur le cœur. « Puisse Votre Majesté me trouver toujours aussi digne de Sa confiance, Sire. »
En regagnant ses appartements personnels, il fit monter vers Illior des actions de grâces, mais par pure routine. À la vérité, cela faisait belle lurette que l’opinion des dieux avait cessé de le préoccuper.