7
Il faisait encore noir quand Tharin et Porion les réveillèrent, mais Tobin sentit se faufiler par la fenêtre ouverte les premiers frissons de la brise d’aube. Plus personne ne plastronna pendant que l’on s’équipait. Les yeux de Tobin rencontrèrent ceux de Ki tandis que celui -ci l’aidait à enfiler son haubert, et il y lut reflétées ses propres ardeurs mêlées d’appréhension. Une fois revêtu son surcot, il était en nage.
Comme ils s’apprêtaient à partir, il s’aperçut qu’avec l’amulette cheval qu’il avait faite exprès pour lui, Korin en portait une seconde qu’il n’avait jamais vue jusque-là.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il en se penchant pour l’examiner de plus près. Il s’agissait d’un joli pendentif en losange de corne polie sertie d’or.
« Un porte-bonheur que Père m’a donné », répondit le prince en le portant à ses lèvres.
Pour la première fois depuis longtemps, Tobin ressentit une pointe d’envie et de mélancolie. Que lui aurait offert ou dit Père, avant sa première bataille !
Il n’y avait pas la moindre apparence de petit déjeuner dans la grande salle. Les mioches et les bêtes enchevêtrés dans l’ombre les regardèrent descendre à grand tapage dans la cour. Trois des frères aînés de Ki les attendaient dehors dans l’enceinte, et Ahra s’était jointe à eux avec ses cavaliers. L’aspect de leur tenue trahissait qu’ils avaient chevauché toute la nuit pour se trouver là et qu’ils venaient tout juste d’arriver. Une fillette d’une douzaine d’années, nu-pieds et vêtue d’une tunique en loques et maculée de boue, montait un cheval non moins crotté qu’elle aux côtés d’Ahra. Toutes deux s’empressèrent de démonter, et Ahra s’inclina bien bas devant Korin et Tobin. « Veuillez pardonner mon retard, mes princes. Père avait expédié Korli à ma recherche, mais elle a été retardée en route.
—’sscuses, V’s Altesses, bredouilla la petite, intimidée, en leur faisant un plongeon pataud. Salut, Ki ! »
Il lui concéda un petit baiser rapide.
Tobin s’intéressa d’autant plus à elle qu’aucun des membres de la famille qu’il avait pu voir ne ressemblait si fort à Ki. Elle en avait le plaisant aspect noiraud, et lorsqu’elle s’avisa qu’il la reluquait, elle s’éclaira du même sourire à dents de lapin.
« Vous êtes du même lit ? » demanda-t-il, comme Ki s’apprêtait à partir seller leurs montures. Il trouvait plutôt curieux de ne l’avoir jamais entendu faire mention d’elle.
« Korli et moi ? Non, elle fait partie des bâtards. » Il s’interrompit pour la guigner plus attentivement. « Pouh. Sûr qu’elle a grandi.
— Elle te ressemble.
— Tu crois ? » Il s’éloigna à grandes enjambées vers les écuries.
Assez ahuri par la désinvolture du débouté, Tobin jeta un nouveau coup d’œil furtif sur la fillette. Elle était plus svelte que Ki, mais elle avait les mêmes yeux bruns veloutés, les mêmes cheveux raides, la même carnation satinée, dorée. Ses traits étaient un peu plus pleins, un peu adoucis ...
Comme le reflet de mon autre visage dans le bassin. Un frisson glacé lui parcourut l’échine, et il se détourna vivement, troublé comme s’il venait de voir un fantôme.
Ahra avait avec elle vingt cavaliers, tous aussi endurcis d’allure que les plus fiers soudards qu’il eût jamais vus, et un bon tiers d’entre eux étaient des femmes. La plupart des hommes qui les accompagnaient étaient soit vieillissants, soit d’une extrême jeunesse, les meilleurs combattants étant partis rejoindre des unités régulières. Comme il pivotait pour s’inquiéter de Ki, l’un des gamins lui adressa un petit signe de main énigmatique. Il hésita, croyant s’être mépris, mais l’autre récidiva. Intrigué, il se rapprocha.
Pas plus vieux que lui, l’inconnu n’avait pas un poil de barbe, et les traits que coiffait le casque et qu’encadraient les tresses de guerrier étaient barbouillés de boue. Ses yeux avaient cependant quelque chose de familier, et, à en juger d’après le sourire qu’il lui dédiait à présent, il devait sûrement le connaître, lui.
« Vous m’ r’mettez pas, Vot’Altesse ? » Ce n’était pas un garçon, loin de là.
Le cœur de Tobin se mit à bondir tandis qu’il suivait la fille derrière une meule de foin. « C’est donc toi, Una ! »
Elle retira son casque et repoussa les cheveux de son visage. « Oui ! Je n’ai pas voulu courir le risque de me laisser voir par Korin et les autres, mais toi, je savais que tu me garderais le secret. »
Il reconnaissait à peine la jeune fille de haute naissance qu’il avait connue. Elle portait l’armure tailladée d’un simple soldat, mais le profil ancien de l’épée qui lui battait la hanche était de toute beauté.
« Celle de ta grand-mère ? hasarda-t-il.
— T’avais bien dit que je la porterais un jour. Simplement, je ne me doutais pas que ce serait si tôt. Et je parie que tu n’avais jamais envisagé non plus que je te précéderais sur le champ de bataille.
— Oh, ça, non ! Qu’est-ce que tu fabriques ici !
— Où te figurais-tu que j’irais, après toutes les histoires de Ki !
— Pas la moindre idée. Nous - Ki et moi -, nous redoutions que tu ... » Il ravala les mots, peu tenté d’admettre tout haut qu’ils s’étaient imaginé, sur la foi des rumeurs, que le roi l’avait fait assassiner. « Enfin, le diable m’emporte, je suis drôlement content de te savoir ici ! Tu as déjà tué ton premier homme !
— Oui. Tu étais un bon professeur. » Elle hésita, plongea son regard dans le sien. « Tu ne me détestes pas, alors !
— Pourquoi te détesterais-je !
— C’était uniquement une idée à moi, d’entraîner les filles. Père a dit qu’en faisant ça tu t’étais mis dans un fameux pétrin, et j’ai entendu dire que c’était aussi à cause de cela qu’on avait réexpédié Arengil à Aurënen.
— Il va de soi que je ne te déteste pas. Tout ça, tu n’y étais pour rien.
— En selle ! » ordonna Korin.
Tobin prit la main d’Una et la serra à la guerrier. « Par la Flamme de Sakor, Una. Je vais avertir Ki ! » Avec un grand sourire, elle le salua. « Je serai derrière vous, mon prince. »
Ce fut un fier spectacle que de les voir franchir la ligne des torches, bannières au vent. Eux ne portaient pas de lumières. Innis et Ahra prirent la tête pour les guider vers le haut de la vallée, tandis que les étoiles s’estompaient peu à peu. Amin et Dimias chevauchaient à leurs côtés, et Tobin ne put s’empêcher d’admirer leur aisance en selle. Tharin et le capitaine Melnoth conduisaient l’arrière-garde.
Au bout de quelques milles, on abandonna la route pour couper à travers des champs barbelés de chaume et des bois-taillis enveloppés dans un brouillard frisquet. Il faisait encore trop noir quand on atteignit le premier hameau pour en discerner beaucoup plus que quelques toits de chaume par-dessus la palissade de rondins. Au fur et à mesure qu’on s’en rapprochait, toutefois, se perçurent des bouffées d’une odeur familière - celle de cendres et de couenne de porc calcinée que dégageaient les bûchers funéraires des environs d’Ero.
« Les bandits ? demanda Korin.
— Non, répondit Ahra. La peste, qui a sévi ici. » Quelques milles plus loin, cependant, celui dont ils découvrirent les vestiges avait bien été incendié par des brigands. Le ciel étant passé de l’indigo au gris, l’éclairage était suffisant pour que Tobin distingue le moignon noirci d’une cheminée de pierre et, flottant dans un fossé, une poupée de bois.
« S’est passé y a que quèqu’ s’maines, leur dit Innis.
Les hommes ont été tués et laissés sur place, mais y avait pas dans les cadav’ aucune femme et aucune fille. - S’ils les ont emmenées, c’est qu’ils s’installent ferme et pour de bon, commenta Tharin en secouant la tête. À quelle distance d’ici ? »
Innis pointa l’index droit devant vers des collines boisées d’où l’on voyait s’élever au-dessus des arbres de fines colonnes de fumée.
En se représentant les captives en train de préparer là-bas le petit déjeuner, Tobin fut tout secoué de frissons.
« Vous en faites pas, on ramènera les femmes saines et sauves », déclarait Korin au même instant.
Innis haussa les épaules. « Sert à p’us beaucoup grand-chose, main’nant, s’pas !
— Des denrées pourries, pour toi ? Te content’rais de les laisser là, c’est ça, hein ? » gronda Ahra.
Innis branla son pouce en arrière vers les maisons ruinées. « Que dalle où rev’nir. »
D’un air renfrogné, Ahra prit les devants, et l’on tourna vers l’ouest pour emprunter une sente à gibier qui s’enfonçait dans la forêt.
« Plus un mot. Personne. Faites suivre », chuchota t-elle. Puis, à Korin et à ceux qui se trouvaient juste derrière elle: « Empêchez vos armes d’ferrailler, si possib’ ’n a encore quelques milles à faire, mais s’rait idiot d’les alerter si peu qu’ce soit, s’y-z-ont posté des sentinelles. »
Chacun contrôla son arc et son fourreau. Tobin se pencha pour attraper l’extrémité flottante de la sous-ventrière de Gosi puis l’emprisonna sous sa cuisse. Près de lui, Ki fit pareil pour celle de Dragon.
Le soleil était juste en train d’émerger par-dessus la vallée, mais il faisait encore presque nuit noire dans le sous-bois. De vieux sapins vous y dominaient de toutes parts, et le sol rocheux était jonché d’arbres morts.
« Pas fameux, ce terrain, pour une charge montée, hein ? chuchota Korin à l’adresse d’Ahra.
— Non, mais idéal pour des embuscades. Est-ce que j’envoie des éclaireurs !
— On y va ! » s’enflamma Dimias.
Mais elle secoua la tête et détacha deux de ses cavaliers personnels.
Tobin s’était redressé en selle et scrutait les ténèbres environnantes en quête d’indices de sentinelles. li n’avait pas peur, non, pas au sens strict, mais plutôt l’impression d’avoir comme un espace vide au dessous du cœur.
Un regard circulaire lui révéla que chacun de ses compagnons devait aussi ressentir quelque chose du même genre. Les traits de Korin étaient figés sous le heaume en un masque sévère, et Tanil dénombrait les flèches de son carquois. Un coup d’œil en arrière lui permit de voir tous les autres qui s’affairaient en derniers contrôles ou qui sondaient le couvert avec nervosité. Ki surprit son manège et lui sourit à belles dents. Et Una, se demanda Tobin, est-ce qu’elle avait peur ? Ou bien la peur, la première bataille suffisait elle à vous en guérir ? Il regretta de n’avoir pas eu le temps de la questionner là-dessus.
Ils avaient fait moins d’un mille dans la forêt, sans cesse à contre-pente, quand Ki perçut l’odeur des feux de cuisine. L’air chargé d’humidité rabattait la fumée sous les arbres. Bientôt s’en distinguèrent des flocons qui s’effilochaient en tournoyant au ras de la voûte formée par les branches qui leur dégouttaient dessus. Il se mit à examiner les arbres avec une attention redoublée, tant l’obsédait malgré lui l’image d’yeux perçants à l’affût derrière une hampe de flèche prête à s’envoler.
Mais il ne se passa rien. Les seuls bruits perceptibles étaient le martèlement feutré des sabots sur la mousse et des rappels d’oiseaux en train de s’éveiller.
Ils parvinrent dans une clairière et mirent pied à terre. Les officiers et les Compagnons se regroupèrent autour d’Ahra, pendant que les écuyers s’emparaient des chevaux.
« Plus très loin, chuchota-t-elle en indiquant d’un geste l’endroit où la sente se poursuivait en direction de l’est. Le camp se trouve à moins d’un demi-mille par là, au creux d’un petit vallon boisé. »
Tous les yeux se tournèrent vers Korin. Il échangea quelques mots avec Ahra et les capitaines. « Eh bien, Tobin, à toi la charge de ce coin avec ta garde personnelle. Nik, Lutha, Quirion, vous êtes des leurs. » Quirion commença à protester, mais le prince l’ignora. « Vous tiendrez notre flanc. Je t’enverrai une estafette si nous avons besoin de vous.
— Vous restez avec eux, vous deux, dit Ahra à ses frères. Vous connaissez la disposition du terrain par ici, au cas que leur faudrait des guides. »
Korin tirailla sur sa nouvelle amulette puis décocha un coup d’œil à Porion, qui lui répondit d’un simple hochement. « Alors, ça y est. L’épée au clair, et suivez-moi.
— Les éclaireurs, mon prince ? intervint Ahra. On f’rait pas mieux d’attendre avoir de leurs nouvelles !
— Nous arrivons déjà plus tard que je n’escomptais faire. » Il scruta le ciel qui s’éclaircissait. « S’ils se sont égarés, nous perdrons toute chance de tomber à l’improviste sur cette bande de coquins. En route. »
Il brandit son épée, lui fit décrire un grand cercle pompeux, et sa troupe lui emboîta le pas.
« Eh bien, exécution de ses ordres », chuchota Tobin tandis que le bruit de la cavalcade s’estompait dans les profondeurs des bois.
Les écuyers et les hommes de Tharin tendaient déjà des cordes entre plusieurs arbres et entreprenaient d’y attacher les chevaux.
« Des nœuds coulants, les gars, commanda tout bas le capitaine en défaisant celui que Ruan venait de serrer à mort. Faut qu’on puisse être disponibles au plus vite en cas de nécessité. »
Ensuite, on n’eut plus rien d’autre à faire que d’attendre. Et d’écouter. Aucune raison valable n’exigeait qu’on demeure planté comme au garde-à-vous, mais personne n’eut l’idée de s’asseoir. La main posée sur la poignée de leur épée ou enfilée dans leur ceinturon, les Compagnons formaient un cercle assez ouvert, les yeux tendus vers le sentier. Quelques-uns des hommes de Tharin s’éparpillèrent pour patrouiller aux abords de la clairière.
« C’est attendre qui vous fout les nerfs à fleur de peau, maugréa Amin.
— À combien d’expéditions tu as participé ? » demanda Lutha.
Un sourire penaud supplanta les airs avantageux d’Amin. « Ben, ren qu’ deux ’vec du vrai barouf, mais c’qu’on a pu s’taper comme attente ! »
Le soleil commençait juste à dépasser la cime des arbres quand retentirent au loin les premiers gueulements.
Tharin escalada un gros rocher qui se dressait à l’entrée du chemin, prêta l’oreille un moment puis se mit à sourire. « Au ton que ç’a, je parierais que l’effet de surprise a joué, en définitive.
— S’ra tout fini, ’vant qu’on est nulle part à portée, grommela Amin. Pourquoi qu’elle arrive pas, l’estafette ? »
On continuait de gueuler dans le lointain, mais il se leva une brise dont le bruissement dans les branches suffit à rendre vaine toute écoute. Toujours juché sur son perchoir, Tharin scrutait le sentier comme un chien qui attend le retour de son maître.
Il fut le premier à tomber.