10
Les pluies s’acharnèrent tout au long de Cinrin. Pendant la Nuit du Deuil s’éleva de la mer un vent violent qui déchira les sombres linceuls déployés par les gongs de bronze et en éparpilla les lambeaux festifs comme autant d’offrandes funèbres au travers des rues fouettées par l’averse. En s’entrechoquant contre leurs montants, les disques bombés sonnaient un tocsin nocturne au lieu de célébrer le triomphe de l’aube.
Les mauvais présages ne manquèrent pas non plus au cours du rituel. Le taureau de Sakor manifesta une résistance opiniâtre en encensant à pleines cornes, et le roi dut s’y reprendre à trois fois pour lui porter le coup fatal. Quand Korin finit par leur apporter les viscères et le foie, les prêtres les découvrirent grouillants d’asticots. On entreprit sur-le-champ des sacrifices propitiatoires, mais le sinistre augure ne s’en avéra pas moins la semaine suivante, ou parut en tout cas le faire.
Tobin dînait avec Korin dans ses appartements, ce soir-là, histoire d’honorer la princesse en petit comité. La pluie martelait si tapageusement le toit qu’elle noyait les grêles accords du harpiste.
Comme il s’agissait d’un repas sans façon, les convives étaient vautrés sur des sofas. Aliya se mit à rire quand Erius entreprit d’améliorer son confort en l’étayant avec des coussins supplémentaires.
« Vous êtes une caraque chargée d’un trésor, mon ange, lui dit-il en tapotant son ventre prodigieusement saillant. Ah, mais le voilà, notre beau gaillard, qui décoche des ruades à son grand-père ! Et il récidive ! Vous êtes bien sûre de n’en porter qu’un seul !
— À en croire tous les coups de vache que j’ai dû subir, vous jureriez qu’il y en a tout un régiment ! » Elle fit un berceau de ses bras. « Mais il faut s’attendre à un enfant mâle, du moins d’après ce que les drysiennes m’ont dit.
— Un nouveau garçon. » Erius hocha la tête. « Les dieux doivent décidément préférer que Skala ait un roi, sans quoi Créateur ne nous en enverrait pas tant. D’abord Korin à moi, puis le jeune Tobin ici présent à ma sœur. Et les filles disparues, toutes ... Une libation pour mon petit-fils, et un toast ! Aux rois de Skala ! »
Tobin n’avait pas l’embarras du choix. Aussi s’exécuta-t-il comme les autres, non sans éprouver des sentiments contradictoires. Il ne souhaitait aucun mal à l’enfant.
« Ta libation était plutôt chiche, neveu », le morigéna le roi, ce qui lui fit prendre conscience en sursaut qu’on l’avait observé.
« Toutes mes excuses, Oncle, dit-il en se dépêchant de répandre la moitié de sa coupe sur le plancher. Les dieux bénissent Korin et les siens.
— Il ne faut pas être jaloux, cousinet, lança Korin.
— Il n’y a pas d’apparence que quiconque se soit jamais attendu à te voir être le second héritier légitime, si ? » dit Aliya, ce qui acheva de barbouiller Tobin. N’y avait-il eu personne d’autre que lui pour surprendre la méchanceté pure qui venait de fulgurer dans les prunelles de la princesse ? « Tu seras toujours le bras droit de Korin, naturellement. Pourrait-il y avoir honneur plus insigne que celui-là !
— C’est une évidence. » Il s’efforça de sourire.
Comment le traiterait-elle, une fois que l’enfant serait né ? « Et je n’ai jamais eu de pensée différente. »
Là-dessus, la fête reprit son cours, mais l’impression que le monde entier venait subitement de se dérober sous lui continua de l’accabler. Ils étaient hostiles, indubitablement, les coups d’œil que le père d’Aliya lui décochait à la dérobée, les sourires d’Erius semblaient hypocrites, et Korin lui-même l’ignorait. Tout en trouvant chaque mets insipide, il se contraignit à manger, de peur que quelqu’un ne l’observe encore afin de le juger d’après son comportement.
On venait tout juste de servir le premier dessert lorsque Aliya poussa un cri strident et s’étreignit le ventre à deux mains. « Les douleurs, hoqueta-t-elle, blême de terreur. Oh ! Mère, les douleurs viennent de me reprendre, exactement comme la dernière fois !
— Tout va bien, ma puce. Ta délivrance n’était plus qu’une question de jours, dit la duchesse, rayonnante. Viens, laisse-toi remmener au lit. Korin, envoyez chercher les drysiennes et les sages-femmes ! »
Saisissant les mains d’Aliya, Korin les baisa. « Je serai bientôt près de toi, mon amour. Tobin, appelle les Compagnons et fais-les veiller en notre faveur. Je vais avoir mon héritier ! »
L’usage étant que les Compagnons montent la garde à l’extérieur de la chambre d’accouchement, ils allaient et venaient nerveusement parmi la presse des courtisans, l’oreille déchirée par les cris suraigus dont la fréquence ne cessait de croître derrière la porte close.
« C’est sur ce ton qu’elle est censée s’égosiller ? chuchota Tobin à Ki. À l’entendre, tu jurerais qu’on est en train de l’assassiner ! »
Ki haussa les épaules. « Yen a qui braillent plus que d’autres, surtout la première fois. » Mais, au fur et à mesure que la nuit s’éternisait tandis que les cris se changeaient en hurlements, même lui perdit son impavidité.
Les sages-femmes n’arrêtaient pas de sortir et d’entrer, chargées de bassines et l’air sombre. Juste avant l’aube, l’une d’entre elles vint mander Tobin. En sa qualité de prince du sang, il était tenu de figurer parmi les témoins.
Des tas de gens se tenaient autour du lit fermé de courtines, mais on lui fraya une place auprès de son oncle et de son cousin. Korin était livide et suait à grosses gouttes. Le chancelier Hylus, lord Nyrin et une bonne douzaine de ministres se trouvaient là, ainsi que des prêtres de chacun des Quatre.
Aliya s’était arrêtée de hurler; on l’entendait haleter de façon décousue. Tobin entr’aperçut par une fente entre les tentures une jambe nue sillonnée de sang. Il se détourna bien vite, avec le sentiment qu’il venait de surprendre une ignominie. Lhel avait eu beau parler de magie, de pouvoirs, cette vision-là évoquait plutôt la torture.
« Incessamment, je pense, maintenant », murmura le roi d’un air tout aise.
Comme en réponse, Aliya poussa un hurlement d’une telle stridence que Tobin en eut les cheveux de la nuque hérissés. D’autres s’ensuivirent, mais émis par des voix dont aucune n’était celle de la parturiente. Sa mère n’émergea d’entre les tentures que pour tomber en syncope, et l’on entendit des femmes éclater en pleurs.
« Non ! cria Korin en écartant violemment les rideaux. Aliya ! »
Aussi blanche que la chemise de nuit retroussée sur ses hanches, elle gisait comme une poupée désarticulée au milieu des draps dégouttants de sang. Encore agenouillée entre ses jambes écartelées, une sage-femme sanglotait sur un paquet tout emmailloté.
« L’enfant, réclama Korin en tendant les bras pour le recevoir.
— Oh ! mon prince ! hoqueta-t-elle. Ça n’était pas un enfant du tout !
— Montre-le, femme ! » ordonna Erius.
Tout en gardant sa face détournée, elle rabattit les linges. La chose n’avait pas de bras, et son visage - ou ce qui aurait dû être un visage - était, sous le front difforme et proéminent, totalement dépourvu de traits, à moins de tenir pour tels la bride des yeux et le trou des narines.
« Maudit, souffla Korin, je suis maudit !
— Non, protesta le roi d’une voix rauque, ne dis jamais ça !
— Mais enfin, Père ! il suffit de regarder ce ... » Erius avait déjà pivoté pour le frapper en pleine figure. Le prince en perdit l’équilibre, et Tobin eut beau tâcher de le retenir, il n’y gagna que de rouler sous lui.
Agrippant son fils par le devant de sa tunique, Erius se mit à le secouer comme un forcené tout en vociférant : « Ne dis jamais ça ! Jamais ! tu m’entends ? jamais ! » Il ne le relâcha que pour apostropher la galerie. « Quiconque ira colporter cette fable sera brûlé vif, vous m’entendez, vous tous ? » Il se rua dehors en claquant la porte et gueula de placer la chambre sous bonne garde.
Korin revint d’un pas chancelant vers le lit. Son nez saignait, le sang lui dégoulinait par-dessus la bouche jusque dans sa barbe. Il s’empara de la main molle de sa femme. « Aliya ? Est-ce que tu m’entends ? Mais réveille-toi, sacrebleu, pour voir ce que nous avons fait ! »
Ne brûlant que de s’échapper, Tobin s’empressa de sortir. Il se faufilait cependant vers la porte quand il fut frappé par la vue de Nyrin qui examinait calmement le nouveau-né mort. Le magicien s’étant détourné du reste de l’assistance, il ne pouvait en discerner qu’un profil perdu, mais il avait passé toute son existence à déchiffrer les physionomies, et celle-ci lui coupa le souffle. Elle suggérait la satisfaction - le triomphe, même. Médusé par le choc, Tobin n’eut pas le temps de battre en retraite que le Busard levait les yeux et le surprenait en train de le dévisager.
Et Tobin la sentit, la répugnante sensation que des doigts froids lui chatouillaient les tripes. Il ne pouvait faire aucun mouvement, pas même regarder ailleurs. Il fut un moment certain que son cœur s’était arrêté de battre.
Puis l’emprise se relâcha, tandis que Nyrin parlait à Korin comme s’il ne s’était strictement rien produit la seconde avant. C’était la sage-femme qui tenait à présent le petit ballot, mais le changement de mains s’était opéré sans que Tobin le voie.
« Non, pas l’ombre d’un doute, il s’agit là de nécromancie », disait le Busard. Debout près de Korin, il appuyait sur son épaule une main paternelle. « Dormez sur vos deux oreilles, mon prince, je saurai découvrir les traîtres, et je les brûlerai. »
Korin était en larmes, mais il avait les poings serrés et les muscles de la mâchoire agités de convulsions furieuses quand il lâcha dans un cri : « Brûlez-les, c’est ça ! Brûlez-les bien, tous ! »
De l’extérieur, où il se tenait avec les autres, Ki avait entendu beugler le roi puis, en le voyant sortir en trombe, libéré précipitamment le passage.
« Ma garde ! » rugit Erius à la cantonade, avant d’interpeller les garçons: « Vous, filez-moi de là, tous, allez ! Et pas un mot, personne ! Jurez-le ! »
Aussitôt après s’être exécutés, ils se dispersèrent. Seul Ki prit l’affût dans l’embrasure d’une porte, au bas du corridor, pour ne pas rater la sortie de Tobin. Et il lui suffit d’un coup d’œil à la mine hébétée, blafarde de celui-ci pour se féliciter d’être resté là. Il le reconduisit au plus vite à leurs propres appartements, le fourra dans les bras d’un fauteuil au coin du feu, l’enveloppa de couvertures, lui servit un hanap de vin fort puis dépêcha Baldus à la recherche de Nik et de Lutha.
Il fallut à Tobin vider tout son hanap avant de recouvrer la voix. Encore ne leur raconta-t-il alors que ce qu’eux-mêmes savaient déjà: l’enfant était mort-né. En voyant à quel point sa main tremblait, Ki comprit toutefois qu’il était loin de tout leur confier, mais il ne put rien lui arracher de plus. Tobin se contenta de remonter les genoux sous son menton puis s’enferma dans un mutisme grelottant. Et c’est la tête enfouie dans ses bras qu’il se mit à pleurer quand Tanil fut venu annoncer qu’Aliya n’avait pas survécu.
« Korin refuse de la laisser, ajouta Mylirin pendant que Ki s’évertuait à réconforter son ami. Tanil et Caliel ont tout essayé sauf la force, et il a fini par nous ordonner de sortir. Même à Caliel qu’il a interdit de rester là. En revanche, Nyrin y est encore, à ne lui parler de rien d’autre que de brûler des magiciens ! Je vais repartir, maintenant, me planter devant cette maudite porte jusqu’à ce qu’ils condescendent à mettre le nez dehors ... Puis-je me permettre de vous envoyer chercher, mon prince, si Korin vous réclame !
— Bien entendu », souffla sombrement Tobin tout en s’essuyant les joues d’un revers de manche.
Mylirin lui adressa un regard plein de gratitude et sortit.
Nikidès secoua la tête. « Vous imaginez ça, vous, un magicien qui serait capable de faire du mal à un gosse à naître ? Si vous me demandez, c’est Illior qui...
— Non ! » Tobin s’était redressé d’un bond dans son fauteuil. « Ne dis pas ça. Personne ne doit dire ça. Jamais. »
Cela n’était pas un mort-né, songea Ki.
Nikidès avait trop d’acuité pour ne pas comprendre, lui aussi. « Vous avez entendu le prince, dit-il aux autres. Plus jamais un mot là-dessus, nous. »