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À Ero, l’hiver s’éternisa dans la morosité. Les bannières de deuil déployées en l’honneur d’Aliya pendouillaient, trempées comme des serpillières, sur chaque échoppe et chaque maison. Dans l’enceinte du Palatin, tout le monde, depuis le roi jusqu’à la dernière souillon de cuisine, était vêtu de noir ou de gris sombre et le resterait un an et un jour. Et il pleuvait, pleuvait, pleuvait sans discontinuer.
Les domestiques du palais alimentaient sans cesse en ronchonnant des cassolettes d’âcres aromates dans les vestibules. Au nouveau mess, les cuistots concoctaient exprès pour les Compagnons des infusions drysiennes dont l’amertume était censée leur purifier le sang.
« C’est la faute à cet hiver flasque, expliqua Molay pour apaiser les doléances de Tobin et de Ki. Quand la terre ne gèle pas, les humeurs peccantes le rendent épais, surtout dans les villes. Il ne sortira rien de bon de tout ça. »
L’événement ne fut pas long à lui donner raison. La rouge-et-noir éclata tout le long de la côte est avec une virulence sans précédent.
En tapinois, Nyrin déménagea Nalia, qui allait désormais sur ses vingt ans, à Cirna. Grâce à leur position écartée comme à l’interruption du trafic par mer, la forteresse et le village n’avaient pas été touchés par la maladie. La jeune femme et sa nourrice furent consternées par l’aspect sinistre et l’isolement de leur nouvelle résidence, mais le magicien jura ses grands dieux qu’il viendrait plus souvent.
Vers le mois de Dostin, les oiseaux de mort avaient déjà brûlé dans le port d’Ero plus de vingt maisons frappées par la peste, avec leurs occupants cloués à l’intérieur.
Le fléau n’arrêta pas pour autant de se propager. On le retrouva dans une maison voisine du marché aux grains, puis la contagion gagna de proche en proche tout le voisinage et ses environs. On mit le feu à sept immeubles et à un temple de Sakor, mais pas assez tôt pour empêcher des habitants terrorisés d’aller disséminer le mal en prenant la fuite.
À la mi-Dostin, le théâtre de prédilection des Compagnons, Le Pied d’Or, fut à son tour contaminé, et la troupe tout entière - à savoir les comédiens mais aussi leurs habilleuses, leurs perruquiers, l’intégralité de leurs domestiques - se vit condamner à la quarantaine.
La nouvelle arracha des larmes à Tobin et Ki.
C’étaient ces mêmes acteurs qui les avaient divertis au fort durant la partie de chasse d’anniversaire, et certains d’entre eux étaient devenus des amis.
Le Pied d’Or ne se trouvant que cinq rues au-dessous de la porte du Palatin, sa perte fut aggravée par la décision du roi d’annuler toutes les audiences et d’interdire expressément à n’importe quel Compagnon de sortir du palais jusqu’à nouvel ordre. Déjà privés de toute espèce d’amusement durant le premier mois de deuil, voilà qu’ils se retrouvaient pris au piège.
Maître Porion les pressa bien de ne pas relâcher leur entraînement, mais Korin était trop déprimé puis trop souvent saoul. Habillé de noir, il se morfondait tout seul dans ses appartements ou montait arpenter les jardins des terrasses, répondant à peine quand qui que ce soit lui adressait la parole. Les seules compagnies à ne pas lui être insupportables étaient apparemment celle de son père ou celle de Nyrin.
À la fin du mois, des vents se levèrent dont les drysiens prédirent que les turbulences allaient nettoyer l’atmosphère. Au lieu de quoi se déclara un nouveau mal encore plus dévastateur. Il avait débuté - ce n’était qu’un cri là-dessus - dans les campagnes, et l’on en signalait des foyers d’Ylani à Capgris. Les premiers cas repérés à Ero le furent dans les parages des marchés de la ville basse, et l’on n’eut même pas le temps de prendre des mesures sanitaires que l’infection balayait tous les quartiers jusqu’aux abords de la citadelle.
Il s’agissait d’une variété de petite vérole qui se manifestait d’abord par des maux de gorge puis, dans les vingt-quatre heures, par l’apparition de menues pustules noires qui finissaient par couvrir le torse. L’éruption s’interrompait-elle au niveau du cou, le patient survivait, mais elle gagnait la plupart du temps le visage, envahissait les yeux, la bouche et, finalement, le larynx. Le point critique était atteint sous les cinq jours, au terme desquels le patient était ou bien mort ou bien hideusement grêlé et souvent aveugle. Comme les Aurënfaïes avaient déjà vu des épidémies similaires, le premier accès de celle-ci suffit à leur faire vider les lieux presque tous en un rien de temps.
Nyrin décréta, lui, qu’elle était l’œuvre de magiciens félons passés à la nécromancie. La traque des Busards en profita pour s’aggraver, malgré le désaveu de plus en plus ouvert d’une population qui se scandalisait surtout de voir brûler des prêtres. Des émeutes éclatèrent autour des temples de l’Illuminateur. Les soldats du roi réprimèrent impitoyablement ce genre de rébellion, mais les exécutions se firent à nouveau désormais hors les murs.
Le croissant d’Illior en vint à s’afficher partout - griffonné sur les murs, peint sur les linteaux, voire même outrageusement tracé à la craie blanche sur les bannières de deuil. Les gens se glissaient dans ses sanctuaires à la faveur de la nuit pour lui faire des offrandes et le conjurer de les guider.
Malgré l’immunité bizarre dont les magiciens se révélèrent jouir face à cette petite vérole, Iya n’osa pas se risquer à venir voir Tobin, de peur de la lui transmettre quand même, ou bien à Tharin ou à Ki. À titre de revanche, elle recourut au charme de translation d’Arkoniel pour leur faire parvenir trois minuscules amulettes d’ivoire gravées à l’emblème d’Illior.
L’épidémie ne cessant d’empirer, les rues étaient jonchées de monceaux de cadavres pustuleux; soit que les malades eussent été jetés dehors, dès l’apparition des premiers symptômes, par les familles affolées, soit tout simplement que la mort les eût pris là où ils étaient tombés après avoir aveuglément cherché une main secourable que personne n’avait tendue. Laisser paraître une quelconque infirmité exposait d’ailleurs à se faire lapider sur place. Le roi fit interdire aux gens souffrants de mettre le nez dehors, sous peine de se voir abattre par les gens du Guet.
Seulement, les forces de l’ordre ne tardèrent pas à s’amenuiser. Les gaillards les plus vigoureux - les soldats en particulier - semblaient être à la fois les plus vulnérables et les moins susceptibles de guérir, tandis que nombre d’invalides et de vieillards en réchappaient sans autres séquelles que des cicatrices.
Pendant que la ville sombrait dans le désespoir, Iya et ses congénères du Trou de Ver s’enhardissaient. C’est eux qui furent les premiers à dessiner des croissants sur les murs de la ville, eux qui chuchotèrent à quiconque acceptait d’écouter: « "Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et la défend, Skala ne court aucun risque de se voir jamais asservir." Elle arrive ! »
Vingt-deux magiciens vivaient désormais clandestinement sous les boutiques abandonnées des Aurënfaïes. Eyoli, le jeune métamorphosiste, était tout juste venu les rejoindre quand la neige le coupa d’Arkoniel et du camp des montagnes.
À peine sevrés de leurs plaisirs habituels, les Compagnons commencèrent à montrer des signes de nervosité. Pour sa part, Tobin se remit à la sculpture et donna des leçons à quiconque désirait apprendre. Ki s’y révéla doué, Lutha également. Comme Lynx savait déjà dessiner et peindre, ils se mirent à collaborer sur des motifs pour heaumes et cuirasses. Nikidès confessa timidement qu’il jonglait un peu.
Caliel essaya quant à lui de monter une troupe en recrutant des comédiens de quelque valeur au sein de la noblesse, mais ils en eurent tous par-dessus la tête les uns des autres au bout de quelques semaines. L’accès aux dames de la ville leur étant pour l’instant fermé, la plupart des jouvenceaux se rabattirent derechef sur les filles de service. Zusthra était fiancé à une petite duchesse, mais il ne pouvait pas être question de célébrer le moindre mariage durant les premiers mois du deuil officiel.
Les douleurs de la féminité tourmentaient à présent Tobin plus fréquemment, quelle que fût la phase de la lune. D’ordinaire, elles survenaient sous une forme fugitive mais, d’autres fois, notamment quand la lune était nouvelle ou pleine, elles lui donnaient presque l’impression que quelque chose bougeait dans son ventre, comme l’enfant le faisait naguère dans celui d’Aliya. C’était effarant, comme sensation, et d’autant plus pénible qu’il n’avait personne à qui en parler. Il se mit à faire de nouveaux rêves, en plus, ou plutôt un rêve unique et qui se répétait nuit après nuit mais avec des variantes.
Tout débutait dans la tour du fort. Il se tenait au milieu de l’ancienne chambre de Mère, entouré de meubles en pièces et de tas de laine et de chiffons moisis. Frère sortait de l’ombre et, lui prenant la main, l’entraînait dans l’escalier. Il faisait trop noir pour y voir goutte, ce qui l’obligeait à faire confiance au fantôme et à la sûreté tâtonnante de ses propres pieds sur les marches de pierre usée.
Jusque-là, tout était parfaitement net et conforme à ses souvenirs mais, lorsqu’ils atteignaient le bas de l’escalier et que la porte s’ouvrait à la volée, voilà qu’ils se retrouvaient tout à coup debout sur le bord d’un affreux précipice dominant la mer. À première vue, cela ressemblait aux falaises de Cirna, mais un coup d’œil en arrière révélait le moutonnement lointain de collines vertes au-dessus de la houle desquelles se dressaient des pics déchiquetés. Du haut de l’une de ces collines le regardait un vieil homme. La distance beaucoup trop grande interdisait d’en distinguer les traits, mais ce qui se voyait très bien, c’est qu’il portait des robes de magicien et qu’il lui adressait des signes de la main comme à quelqu’un que l’on connaît.
Loin de l’avoir encore quitté, Frère l’attirait cependant si près du bord de la falaise qu’il finissait par avoir les orteils dans le vide. En contrebas vertigineux brillait comme un miroir une vaste baie protégée par deux longs bras de terre. Une rouerie de son rêve lui permettait d’y voir reflétés leurs deux visages, à ce détail près que le sien était celui d’une femme et que le fantôme avait désormais les traits de Ki. Double vision qui chaque fois l’étonnait aussi fort, selon le phénomène inhérent aux songes.
Non sans vaciller périlleusement sur le fil du précipice, la femme qu’il était devenu se tournait pour embrasser Ki. Elle entendait bien l’inconnu de la colline lui crier quelque chose, mais quoi ? les mots étaient emportés par le vent. Par le vent qui la faisait basculer dans le vide, au moment même où ses lèvres rencontraient celles de Ki, et elle tombait, tombait...
Le rêve s’achevait invariablement de cette manière, et Tobin, réveillé en sursaut, se retrouvait assis dans le lit droit comme un i, le cœur battant, l’aine endolorie par une violente érection. À cet égard, il ne se faisait plus aucune illusion. Les nuits où Ki s’agitait dans son sommeil et en venait d’aventure à le frôler, vite il prenait la fuite et se mettait à errer jusqu’au point du jour dans les coursives du palais. Embrasé de désirs qu’il n’osait espérer satisfaire, il pressait ses doigts sur sa bouche pour essayer de retrouver la sensation de ce baiser-là ...
Il en résultait un abattement qui se traduisait le lendemain par une hébétude un rien farfelue. Ainsi se surprit-il plutôt deux fois qu’une à se demander, les yeux attachés fixement sur Ki, quel effet cela lui ferait au juste de l’embrasser. Il se dépêchait alors de ravaler des idées pareilles, et Ki s’en douta d’autant moins que le distrayaient davantage les témoignages d’intérêt beaucoup plus concrets d’un tas de servantes tout sauf farouches.
Ki s’esquivait avec elles de plus en plus souvent, désormais, pour ne reparaître de préférence qu’au petit matin. En vertu d’un accord tacite, Tobin ne réclamait pas plus contre ces galipettes que Ki n’en faisait de rodomontades - avec lui du moins.
Par une nuit tempétueuse de Klesin, Tobin, abandonné à lui-même une fois de plus, s’était abîmé dans des ébauches de motifs destinés à une série de broches qui devaient orner le manteau de deuil de Korin. Dehors, les rafales faisaient pousser aux avant-toits des gémissements désolés. Nik et Lutha étaient bien venus s’inquiéter de lui tout à l’heure, mais il n’était pas d’humeur à souhaiter de la compagnie. Ki s’était défilé avec Ranar, la petite lingère.
Pendant quelque temps, le travail lui permit d’esquiver ses pensées débridées. Il était doué pour la ciselure et s’y était même taillé une solide réputation. Au cours du périple princier de l’année précédente, des morceaux réalisés pour ses amis avaient tellement séduit leurs hôtes que nombre d’entre eux lui avaient depuis envoyé des cadeaux, non sans y joindre des pierres et des métaux précieux avec la prière de leur en faire un bijou qu’ils porteraient en souvenir de lui. L’échange de présents permettait non seulement de ne point déroger mais aussi, comme l’avait fait observer Nikidès, de nouer virtuellement des relations ultérieures d’un tout autre genre. Qui donc ne serait fort aise de s’être attiré l’estime du cousin bien-aimé du futur roi ? Comme il s’était assez plongé dans les livres d’histoire pour apprécier la sagesse d’un pareil avis, Tobin acceptait d’honorer la plupart des commandes.
Le travail lui-même n’en restait pas moins la chose essentielle à ses yeux. Amener une image issue de sa cervelle à se concrétiser entre ses mains, cela lui donnait un plaisir incomparable avec quelque autre que ce soit.
Il en avait presque terminé avec son premier modèle en cire quand Baldus entra lui annoncer un visiteur. « Je suis occupé, ronchonna le petit prince. C’est qui !
— C’est moi, Tobin », dit Tharin en passant la tête par-dessus celle du jeune page. Son manteau était tout éclaboussé de pluie, sa longue chevelure pâle tout ébouriffée de vent. « Me suis figuré que tu ne détesterais pas disputer une partie de bakshi.
— Entre donc ! » s’écria Tobin, dont l’humeur sombre s’évanouit instantanément. Cela faisait des semaines qu’ils n’avaient pas eu un moment de tranquillité seul à seul. « Baldus, prends le manteau de sieur Tharin et apporte-nous du vin. Puis envoie nous chercher quelque chose à manger, tiens ... , une miche de pain bis, du bœuf froid et du fromage. Et un pot de moutarde, aussi ! Au fait, ne te tracasse pas pour le vin ... , de la bière ira. »
Le capitaine se mit à glousser tandis que le page détalait. « C’est un régime de caserne, mon prince ! - Et je persiste dans ma préférence pour lui comme pour la compagnie assortie. »
Tharin le rejoignit à son établi pour se pencher sur les croquis et les ciselures en cours d’achèvement. « Ta mère aurait là de quoi s’enorgueillir. Je me souviens du jour où elle t’a donné ton premier bout de cire. »
Tobin leva des yeux étonnés; Tharin parlait rarement d’elle.
« Ton père aussi, ajouta-t-il. Mais des deux, c’était elle, l’artiste. Tu aurais dû le voir travailler à cette cité miniature que tu as. Tu aurais juré qu’il était en train de reconstruire Ero grandeur nature, tellement ça lui en donnait, du tintouin !
— Quel dommage que je n’aie pas pu lui montrer ces machins-là. » Il pointa le doigt vers trois petits édifices de glaise et de bois posés sur une étagère au-dessus de l’établi. « Te souviens du Palais Vieux qu’il avait bricolé ? »
Tharin s’illumina. « Oh ! ça oui ! Avec une caque à saumure, même, je me rappelle.
— Je ne l’ai jamais remarqué ! En tout cas, ces trucs ne valent guère mieux. Aussitôt qu’on aura levé les interdictions sanitaires, je compte avoir un entretien avec de véritables gens du bâtiment pour leur demander de m’enseigner leur art. Je vois des maisons, dans ma tête, et je vois des temples avec des colonnes blanches et même des dômes, tout ça beaucoup plus imposant qu’aucun des monuments actuels d’Ero.
— Ça aussi, tu l’accompliras. Tu possèdes une âme de créateur autant que de guerrier. »
Tobin prit un air ahuri. « Quelqu’un d’autre me l’a déjà dit.
— Qui était-ce !
— Un orfèvre aurënfaïe nommé Tyral. À l’en croire, je tenais mon adresse manuelle d’Illior et de Dalna, et il a prétendu que je serais plus heureux en façonnant des choses qu’en combattant. »
Tharin opina lentement du chef puis demanda : « Et qu’en penses-tu, toi, maintenant que tu t’es frotté aux deux !
— Je suis un bon guerrier, non ? s’inquiéta-t-il, tout en sachant que le capitaine était probablement la seule personne au monde qui ne lui déguiserait jamais le fond de sa pensée.
— Bien sûr que si ! Mais ça n’a rien à voir avec la question que je t’ai posée. »
Tobin s’empara d’une mince lime triangulaire et la fit tourner entre ses doigts. « J’inclinerais à croire que l’Aurënfaïe avait raison. Je suis fier de me battre, et je n’en ai pas peur. Mais mon plus grand bonheur est de manipuler des instruments comme celui-ci.
— Il n’y a aucune honte à cela, tu sais.
— Est-ce que Père serait de cet avis, lui ? »
Baldus et deux serviteurs firent irruption là-dessus, chargés de bouteilles et de plateaux pour lesquels ils dressèrent une table au coin de la cheminée. Après les avoir congédiés, Tobin s’occupa de servir la bière pendant que Tharin découpait des rôties, des tranches de viande et de fromage et les mettait à réchauffer près du feu sur une bonne épaisseur de pain.
« C’est presque aussi plaisant que d’être à la maison, fit Tobin en le regardant opérer. Il y avait un temps fou que nous ne nous étions grillé les pieds sans témoin, toi et moi. Qu’est-ce qui t’a donné l’idée de venir le faire, ce soir !
— Oh ! j’en avais l’intention depuis belle lurette !
Mais il se trouve que j’ai eu aujourd’hui une visite plutôt bizarre. Celle d’une femme, une certaine Lhel, qui prétend être une amie à toi. Rien qu’à la tête que tu fais, son nom t’est connu, je vois.
— Lhel ? Mais comment diable est-elle venue ici ? » Les avertissements d’Iya retentirent au fond de sa mémoire, et il eut l’impression que son cœur se changeait en plomb. À quoi la magicienne se résoudrait-elle si Lhel avait révélé le secret à Tharin !
Celui-ci se gratta le crâne. « Eh bien justement, c’est ça qui est bizarre. Elle n’est pas précisément venue me trouver, elle a fait plutôt une apparition. J’étais en train de lire dans ma chambre quand j’ai entendu quelqu’un appeler mon nom. J’ai levé les yeux, et il y avait cette petite femme des monts qui flottait au milieu de la pièce et comme qui dirait nimbée dans un cercle lumineux. Je voyais le fort, derrière elle, aussi nettement que je te vois là. Pour être honnête, je n’ai toujours pas arrêté depuis de me demander si tout ça n’était pas un rêve.
— Pourquoi est-elle venue te voir !
— Nous avons pas mal bavardé, elle et moi. » Ses yeux s’attristèrent. « Je ne suis pas un brillant sujet comme ton père ou Arkoniel, mais je ne suis pas un crétin non plus. Elle ne m’a pas appris grand-chose, j’avais presque tout deviné déjà. »
Après avoir tellement brûlé de lui dire la vérité, Tobin se trouvait incapable de faire quoi que ce soit d’autre que de rester là, frappé de mutisme dans son fauteuil, à attendre de savoir jusqu’où Lhel avait exactement poussé la confidence.
« Je n’étais pas ici quand tu es né, poursuivit Tharin tout en se baissant pour retourner les rôties sur les pierres de l’âtre. Ça m’a toujours paru quand même un peu curieux, que Rhius m’expédie juste à ce moment faire dare-dare une commission dont son intendant pouvait très bien se charger lui-même. Mais j’ai cru tout bonnement qu’il fallait voir là la main de ta mère.
— De ma mère !
— Elle était jalouse de moi, Tobin, et pourtant, Illior m’en soit témoin, jamais je ne lui ai donné le moindre motif de l’être. »
Tobin s’agita, gêné, sur son siège. « Ki m’a raconté ... Je veux dire, à propos de Père et de toi.
— Ah oui ? Tu sais, toute cette histoire appartenait déjà au passé, quand lui s’est marié, mais elle n’avait rien d’un secret non plus. Plus d’une fois, j’ai proposé de prendre un autre poste, Rhius n’a jamais voulu en entendre parler.
» Ainsi donc, j’ai cru que mon absence de ce soir-là, c’était elle qui l’imposait. Puis je n’y ai plus guère repensé jusqu’au jour où ton père est mort. Je t’ai bien dit qu’il t’avait consacré ses dernières paroles, n’est-ce pas ? Mais je ne te les ai jamais rapportées textuellement. Il savait qu’il était mourant... » Il s’arrêta pour s’éclaircir la gorge. « Excuse-moi. Tu pourrais penser qu’après tout ce temps ... , mais non, toujours comme si c’était d’hier. Son dernier souffle fut pour me chuchoter : "Fût-ce au prix de ta vie, protège mon enfant. Tobin est appelé à gouverner Skala." Et moi je me suis dit, Illior me pardonne, que c’était sa tête qui s’égarait. Mais lorsque j’en ai parlé à Arkoniel, après, c’est un discours tout différent que ses yeux m’ont tenu. Après s’être excusé de ne rien pouvoir me révéler de plus, il m’a demandé s’il me serait possible de tenir la parole donnée à ton père sans sortir de l’ignorance où je me trouvais. Tu devines quelle fut ma réponse. »
Tobin refoula ses pleurs en clignant les yeux. « J’ai toujours eu confiance en toi. »
Tharin porta son poing contre son cœur en guise de salut. « Puisses-tu le faire à jamais, Tobin. Ainsi que je l’ai déjà dit, je ne suis pas des plus futés, et j’en suis venu à m’imaginer qu’avec toutes ces guerres et ces épidémies, tu te retrouverais peut-être l’ultime héritier susceptible d’occuper le trône. Mais il y avait d’autres choses qui me tracassaient. Par exemple pourquoi toi et Ki vous appeliez ton fameux démon non pas "Sœur" mais "Frère".
— Tu nous as entendus ? Et tu n’as jamais posé de question !
— J’ai juré à Arkoniel que je n’en ferais rien.
— Mais Lhel est venue et t’a parlé de lui !
— Elle pouvait s’en dispenser. Je l’avais déjà vu.
— Où donc !
— Chez lord Orun, le jour de sa mort.
— C’est lui qui l’a tué, lâcha Tobin à l’étourdie.
— Ça, je m’en doutais plutôt... Il était encore accroupi près du cadavre, à le lorgner, quand j’ai enfoncé la porte d’un coup de pied. J’ai d’abord cru que c’était toi, et puis ça s’est retourné pour me regarder. Lumière divine ! je ne sais pas comment tu as fait pour supporter une chose pareille pendant tant d’années. Je ne l’ai entrevue, moi, que le temps d’un clin d’œil, et mon sang s’est aussitôt glacé.
— Mais tu n’as jamais dit à Iya que le coupable, c’était lui.
— Je croyais que tu le ferais.
— Qu’est-ce que Lhel t’a raconté d’autre ? À mon sujet !
— Qu’il te faudra un jour revendiquer le trône. Et que je ferais mieux de me tenir prêt, sans jamais douter de toi.
— C’est tout !
— C’est tout, sauf qu’elle me tenait à l’œil depuis une sacrée paye et qu’elle avait bonne opinion de moi. » Il secoua la tête. « J’ai su ce qu’elle était dès la seconde où j’ai aperçu les marques de sorcière sur son visage. Mais n’empêche que sa bonne opinion m’a fait drôlement plaisir !
— Elle a toujours dit qu’Iya et Père auraient dû t’avertir. Arkoniel était de cet avis, lui aussi. C’est Iya qui s’y est opposée. Sans elle, je suis convaincu que Père l’aurait fait.
— Ça n’a pas d’importance, Tobin. Il l’a fait à sa façon dès que la nécessité s’en est imposée.
— Le but d’Iya était de te protéger, reconnut Tobin, malgré la dent qu’il gardait encore à la magicienne. D’après elle, Nyrin sait lire dans les esprits. Il m’a fallu apprendre à couvrir mes pensées. C’est à cause de cela que Ki n’est pas au courant non plus. Tu ne lui en parleras pas, hein ? »
Le capitaine lui tendit l’une des tartines au fromage chaudes. « Évidemment que non. Mais j’imagine que ç’a été fichtrement dur pour toi de garder tout ça sur le cœur si longtemps. Surtout vis-à-vis de lui.
— Tu ne peux pas te figurer le nombre de fois où j’ai failli lâcher quelque chose ! Et maintenant...
— Oui, et maintenant. » Il mordit dans le pain puis le mastiqua lentement avant de préciser sa pensée, non sans avoir poussé un énorme soupir. « Ki sait ce que tu éprouves pour lui, Tobin. Rien qu’à ta manière de le regarder, même un aveugle s’en apercevrait. Il t’aime à sa façon, lui aussi, mais cette façon est la seule que tu puisses attendre de lui. »
Tobin sentit la chaleur envahir sa figure. « Je le sais.
Il y a une bonne demi-douzaine de filles qui en pincent pour lui. Il se trouve avec l’une d’elles en ce moment même.
— Il est le fils de son père, Tobin, et il ne peut pas s’empêcher de jouer les matous. » Il lui adressa un regard sarcastique. « Puis il y en a qui ne te rebuteraient pas si tu leur faisais les yeux doux, tu sais.
— Ça m’est complètement égal ! » s’emporta-t-il mais, en même temps qu’il l’affirmait, une petite voix susurrait dans les coulisses de son esprit: Qui !
« N’empêche qu’il pourrait être sage au moins d’y réfléchir. Lhel aussi s’est prononcée dans ce sens-là. Aux yeux des gens, un gaillard de ton âge est censé montrer quelque intérêt pour ce genre de choses, à plus forte raison s’il est prince et peut s’offrir en toute liberté l’objet de son choix.
— Qu’est-ce que ça peut bien leur faire, aux gens !
Beaucoup. Et tu faciliterais l’existence à Ki si tu avais l’air plus heureux.
— C’est Lhel qui l’a dit !
— Non, c’est Ki.
— Ki ? » Il aurait su gré à son fauteuil de l’engloutir.
« Il lui est impossible d’éprouver ce que tu désires lui voir éprouver, et cela le navre. Tu sais bien qu’il le ferait si c’était en son pouvoir. »
Il n’y avait rien à répondre à cela. « Tout le monde m’a toujours trouvé bizarre. On n’a qu’à continuer à le faire, et puis c’est marre, non !
— Tu as de bons amis, Tobin. Tu découvriras l’un de ces jours à quel point ils le sont. Je conçois que c’est difficile pour toi de ...
— Tu le conçois ? Comment pourrais-tu le concevoir ? » Tant d’années vécues dans la peur, les secrets, la douleur s’effondraient brusquement autour de lui. « Comment pourrais-tu concevoir ce que c’est que d’avoir toujours à mentir et à essuyer les mensonges de son entourage ? Ce que c’est que de ne même pas savoir à quoi ressemble son vrai visage jusqu’à ce que quelqu’un s’avise de vous le montrer ? Et Ki ? Au moins, Père savait à quoi s’en tenir, lui, sur tes véritables sentiments ! »
Le capitaine s’occupa de nouveau des rôties pour se donner une contenance. « Et tu te figures que ça facilitait les choses, hein ? Pas le moins du monde. »
À la colère de Tobin succéda brusquement la honte.
Comment diantre osait-il s’en prendre à Tharin, non mais, voyez-moi ça, et en plus alors que Tharin venait de lui révéler tant de choses ? Délaissant son fauteuil, il se jeta dans les bras de son vieil ami et enfouit son visage au creux de son épaule. « Pardon ! je n’avais pas le droit de dire des choses pareilles ! »
Tharin lui tapota le dos comme s’il avait encore à faire au moutard qu’il trimballait jadis sur ses épaules. « Là, là, ce n’est rien ... Tu commences tout juste à t’apercevoir de ce qu’est véritablement le monde, voilà tout.
— Je l’avais déjà fait. Il est aussi laid que haineux. »
D’un seul doigt, Tharin lui releva le menton pour planter un regard grave dans ses yeux. « Ça se peut. Mais, si je ne m’abuse, tu es là pour changer les choses, les améliorer. Des tas de gens se sont attiré des tas d’embêtements pour que tu le fasses. Ton père est mort pour ça, ta malheureuse mère aussi. Mais tu n’es pas seul au monde, dans la mesure où je vis toujours.
À quelque moment que sonne ton heure, je te le promets, je ne te laisserai pas connaître la solitude. - Je sais. » Tobin se rassit, s’essuya le nez. « Et moi, le jour venu, je ferai de toi un grand seigneur opulent, sans que personne puisse m’en empêcher.
À moins que je n’aie mon mot à dire, moi ! » Le bleu délavé de ses yeux brillait de malice et de tendresse quand il tendit une nouvelle tartine à Tobin. « Je suis juste à la place où j’ai envie d’être, Tobin. Et ç’a toujours été le cas. »