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Quinze cents guerriers, cela fit à Tobin l’impression d’une force considérable, lorsqu’on sortit d’Atyion ce jour là. Lynx et Ki chevauchaient à sa gauche, resplendissants dans leurs armures d’emprunt. Arkoniel faisait assez piètre figure, empesé de mailles et coiffé d’une bassinoire d’acier, mais Tharin avait exigé qu’il s’accoutre ainsi. Les prêtres qui avaient assisté à la métamorphose chevauchaient avec eux pour en témoigner face à Ero. Le Capitaine Grannia et quarante de ses femmes marchaient fièrement devant eux, mêlés à l’avant-garde. La plupart avaient l’âge de Nari ou celui de Cuistote, et des nattes grises leur battaient le dos. Elles chantaient en selle des chansons belliqueuses, et leurs voix claires pleines de bravoure faisaient frissonner Tobin.
Promu désormais son maréchal de camp, Tharin lui présenta les autres capitaines durant le trajet. Elle en connaissait déjà certains pour les avoir rencontrés lors de ses précédents séjours. Ils avaient tous combattu pour Père et s’étaient empressés de lui jurer leur foi, malgré l’étrangeté de la situation.
On n’avait pas encore franchi les frontières d’Atyion que la colonne se grossit de centaines d’hommes supplémentaires venus des domaines du sud - chevaliers grisonnants, fils de fermiers, la pique sur l’épaule, et quantité de femmes et de jeunes filles, certaines encore enjuponnées. Grannia se chargea de trier ces dernières en expédiant certaines dans le rang, renvoyant les autres dans leurs foyers.
« Quel dommage que nous n’ayons pas eu le temps d’avertir Ahra ! dit Ki en désignant leurs congénères d’un signe de tête. Elle et Una auraient été si contentes de t’accompagner ...
— Les nouvelles d’Ero ont dû circuler, dit Tharin.
Ou je me trompe fort, ou nous ne manquerons pas de les rencontrer tôt ou tard. »
En cours de route, on rattrapa d’autres groupes de guerriers qui marchaient vers la ville, alertés par la course de Tobin, la veille, en direction du nord. Ils la qualifièrent de prince en se présentant à elle, et nul n’eut garde de les détromper.
La plupart de ces bandes n’étaient que des milices villageoises, mais juste avant le crépuscule, on fut rejoint par lord Kyman d’Ilear, à la tête de cinq cents archers et deux centaines de cavaliers.
Kyman était un vieux colosse de seigneur à barbe rouge, et les balafres de son carquois trahissaient bon nombre de campagnes. Il mit pied à terre pour saluer Tobin. « J’ai bien connu votre père, mon prince. C’est un honneur pour moi que de servir son fils. »
Tobin s’inclina en bredouillant des remerciements.
Arkoniel lui fit un clin d’œil puis entraîna Kyman à l’écart un moment. Tharin et les religieux se portèrent auprès d’eux, et Tobin vit la prêtresse d’Illior exhiber ses paumes, comme afin de mieux attester ses dires.
« Je croyais que nous avions décidé de n’informer personne, marmonna-t-elle nerveusement.
— Mentir aux lords risquerait plutôt de te desservir, dit Ki. M’a tout l’air, d’ailleurs, que Tharin et lui sont de vieux amis. C’est un bon début. »
L’aparté terminé, Kyman se tourna pour lorgner un moment Tobin, puis il s’avança pour la dévisager, malgré le heaume qui rendait ses traits quelque peu indistincts. « C’est vrai !
— Oui, messire, répondit-elle. Mais je suis toujours le Rejeton d’Atyion et l’enfant de mon père. Consentez-vous à combattre avec moi pour le salut de Skala, même si cela risque d’impliquer tôt ou tard une confrontation avec le roi ? »
Il haussa ses sourcils cuivrés. « Vous n’êtes donc pas au courant ? Le roi est mort. L’Épée se trouve entre les mains du prince Korin. »
Elle eut un serrement de cœur; elle s’était cramponnée à l’espoir de n’avoir pas à affronter directement Korin et le restant des Compagnons. Il n’y avait plus d’échappatoire, dorénavant.
« Vos prétentions au trône valent bien les siennes, pour qui se souvient de l’Oracle, reprit-il. Nous avons entendu parler de vous, vous savez. Cela fait des années que la rumeur circule dans les chaumières qu’une reine viendra lever la malédiction qui pèse sur le pays. Mais je ne pensais pas qu’il subsiste une seule fille de sang royal. » Son pouce indiqua, derrière, Arkoniel et les religieux. « Ce qu’ils racontent est pour le moins bizarre, mais une chose est indiscutable, c’est que dans vos veines coule le sang de votre père. Et je ne saurais me figurer que vous auriez la puissance d’Atyion pour vous appuyer, tout comme mon vieil ami Tharin, s’il n’existait pas de bonnes raisons de croire que vous êtes ce que l’on prétend. »
Il mit un genou en terre et présenta son épée. « Aussi ma réponse est-elle: oui. Que Votre Majesté permette à Ilear d’être la première à rallier Ses bannières. »
Tobin s’empara de l’arme et l’en toucha aux deux épaules, ainsi qu’Erius l’avait fait avec Ki. « Je ne réclame pas encore le titre de reine, mais j’accepte, en faveur de Skala et d’Illior. »
Il baisa la lame avant de la récupérer. « Merci, Votre Altesse. Puissiez-vous conserver un gracieux souvenir d’Ilear et de la maison Kyman quand vous porterez la couronne. »
La nuit tombait lorsqu’on fit une halte pour laisser reposer les montures et casser la croûte avant de se remettre en chemin. Une lune cireuse les épiait par intermittence à travers la fuite des nuages qui réduisaient la grand-route boueuse à un ruban de noirceur.
Vers minuit commença à se discerner, derrière le profil ténébreux des collines, au sud, une vague lueur rougeâtre; la ville brûlait toujours. Tharin dépêcha un groupe d’éclaireurs repérer les avant-postes ennemis. Du sein des rangs montait le doux fredonnement de fantassins qui redoutaient de succomber au sommeil.
Tout épuisée qu’elle était, Tobin se sentit les idées de plus en plus nettes au fur et à mesure que la nuit s’avançait. Avec un sentiment bizarre, irréel de détachement, elle avait conscience de prendre peu à peu possession du nouveau corps étranger qui était le sien. Ses bras et ses jambes n’avaient pas changé. Seule la tourmentait la fragilité de ses paumes. Lytia lui avait donné des gants exprès pour compenser cet inconvénient. Ses seins, malgré leur petitesse, étaient devenus plus sensibles, et elle percevait leur frottement contre le justaucorps matelassé que couvrait le haubert.
Ce qui la perturbait le plus, c’était la coupe de la selle, toute différente, sans compter l’incommodité conjointe des chausses et d’une pudeur inusitée lorsqu’il lui fallait se soulager. Elle ne s’était pas senti le courage de se contraindre à examiner de trop près cette partie-là de son anatomie. Cela l’humiliait, de ne pas être seulement capable d’uriner convenablement, mais il n’empêchait qu’elle aurait dû éprouver une sensation plus marquée que quelque chose lui... manquait. De cette lacune dans ses culottes. Et pourtant, non.
Le comportement d’Arkoniel et de Tharin à son égard était ce qu’il avait toujours été, et Ki s’efforçait de ne rien modifier du sien, mais Lynx continuait à lancer vers elle des regards obliques. C’était dérangeant, mais somme toute de bon augure, dans un sens. C’était la première fois depuis la mort d’Orneüs qu’elle le voyait manifester un intérêt quelconque pour quoi que ce soit d’autre que pour une occasion de se faire tuer.
Faisant signe à Ki de rester derrière, elle entraîna Lynx à l’écart de la colonne principale.
« Si tu as changé d’avis ... S’il t’est impossible de marcher contre Korin, sois sûr que je comprendrai, lui répéta-t-elle. Si tu désires aller le retrouver, je ne permettrai à personne de te retenir. »
Il haussa les épaules. « Je resterai, si tu veux bien de moi. Ce que je me demande, en revanche, c’est quelle attitude adopteront Nik et Lutha.
Je l’ignore. » Mais, en son for intérieur, l’idée qu’ils risquaient de se détourner d’elle l’accablait.
Nyrin remonta à grands pas retentissants la salle d’audience vers le trône, escorté par une demi-douzaine de ses magiciens rescapés et par une phalange de culs-gris. Un pigeon était arrivé d’Atyion juste avant la tombée de la nuit. Le soutien était une chose acquise, et le rassemblement des troupes effectué.
Nyrin en avait déjà reçu la nouvelle par l’un de ses propres mouchards de là-bas, et il entendait réduire à néant cet espoir infime.
La défaite écrasait le prince. Les traits tirés sous une barbe de trois jours, il occupait le trône de son père d’un air confus. Il tenait bien la fameuse Épée, mais la couronne demeurait, voilée de noir, sur un petit guéridon près de lui. Le chancelier Hylus et ce qu’il restait de ministres se trouvaient à ses côtés, ainsi que les vestiges déguenillés de sa garde personnelle et ses ultimes Compagnons.
De dix-neuf qu’avaient naguère été ces derniers, seulement huit étaient présents, compta Nyrin. Quelque couvés qu’ils eussent été à la Cour tant d’années durant, on ne pouvait plus les considérer comme des gamins. Il scruta tour à tour leurs visages et en tira une rapide évaluation. Alben et Urmanis se montreraient loyaux. Lord Caliel aussi, quitte à exercer une influence indésirable sur le nouveau roi. Il faudrait donc l’éliminer ultérieurement. Ne restaient plus dès lors que le studieux petit-fils d’Hylus, le laideron qu’on appelait Lutha, plus une pincée d’écuyers dont tout autorisait à croire qu’ils suivraient leurs maîtres, en bien ou en mal.
Et maître Porion, rectifia-t-il. Comme le vieux guerrier ne manquait pas non plus d’ascendant sur Korin, le tenir à l’œil allait s’imposer.
En atteignant l’estrade, il s’inclina. « Je suis porteur de graves nouvelles ! On a trahi Votre Majesté ! » Une rougeur fiévreuse colora les pommettes blêmes du prince. « Qu’est-il arrivé ? Qui s’est retourné contre nous !
— Votre cousin, et par les moyens les plus répugnants. » Il regarda le doute et la peur se disputer la physionomie du jeune homme puis, lui touchant l’esprit, le découvrit teinté de vin, pusillanime et réceptif. Certains des Compagnons n’étaient cependant pas disposés à gober la pilule aussi facilement.
« Jamais Tobin ne ferait une chose pareille ! s’insurgea Lutha.
— Silence ! ordonna le Chancelier. Expliquez-vous, messire. Comment se peut-il !
— L’Illuminateur m’a fait la grâce d’une vision. Je n’ai pu m’empêcher de douter d’abord, mais je viens à l’instant de recevoir la nouvelle que j’avais vu vrai. Le prince Tobin a soulevé la garnison d’Atyion contre votre homme lige, Solari, Sire, et les a assassinés, lui et sa famille. Il a ensuite recouru à je ne sais quelle sorte de nécromancie pour endosser la forme d’une femme et s’est proclamé l’héritier légitime de Skala, en vertu de l’Oracle d’Afra. À l’heure qu’il est, il marche déjà contre Ero à la tête de milliers d’hommes.
— Que signifie ce conte à dormir debout ? s’étrangla Hylus. Même si Tobin était capable de commettre une pareille ignominie, les capitaines d’Atyion n’avaleraient jamais une telle histoire, et ils accepteraient encore moins de passer du côté de l’ennemi ! Vous avez dû vous tromper, Nyrin.
— Je vous certifie que non. Demain, vous en verrez la preuve par vous-même avant le crépuscule.
— Pas étonnant que lui et son chevalier de merde se soient montrés si impatients de franchir l’enceinte, ronchonna Alben.
— Ferme-la ! » Lutha se précipita sur son aîné et l’envoya s’aplatir par terre d’un coup de poing.
« Assez ! » rugit Porion.
Caliel et Nikidès empoignèrent Lutha qui s’acharnait sur Alben et l’entraînèrent à reculons.
Après avoir torché sa bouche ensanglantée, Alben reprit d’un ton hargneux: « Probable qu’il avait mijoté tout ça point par point, lui et son espèce de magicienne. Elle n’arrêtait pas d’entrer chez lui et d’en sortir en catimini.
— Maîtresse Iya ? dit Nikidès. Elle allait et venait sans aucun mystère. En outre, elle n’est guère qu’un magicien de troisième ordre.
— Un petit peu mieux que cela, peut-être, rectifia son grand-père. Je la connais, prince Korin. C’est une Skalienne loyale, et je jurerais sur ma propre tête qu’elle n’a rien à voir avec la nécromancie.
— Il se pourrait que Tobin ait seulement endossé des vêtements de femme, suggéra Urmanis.
— Ne fais pas l’idiot ! lui jeta Lutha, toujours furibond. Ça rimerait à quoi !
— À moins qu’il soit devenu fou comme sa mère ... , insinua d’un ton narquois l’un des écuyers. Il a toujours été bizarre.
— Réfléchis une seconde, Korin ! s’exclama Caliel d’un ton suppliant. Tu sais aussi bien que moi qu’il n’est pas dément. Et que pour rien au monde il ne te trahirait. »
Nyrin les laissait disputer, trop aise de différencier les alliés des adversaires.
Le prince s’était pour sa part contenté d’écouter en silence tout ce temps-là, pendant que, tel un ver sournois, la magie du Busard le fouillait de plus en plus à fond pour dénicher tous les doutes et toutes les peurs enfouis dans son cœur. Sa confiance en Tobin demeurait trop forte, mais le spectacle de la vérité suffirait à la démolir.
Nyrin s’inclina derechef. « Je maintiens mes dires, Sire. Restez sur vos gardes. »
Les éclaireurs revinrent juste avant l’aube annoncer que des Plenimariens occupaient un haras, sur la route de la côte, à quelques milles au nord de la capitale. Ils y avaient installé un camp de prisonniers, gardés par une petite centaine d’hommes.
« Il nous faudrait passer au large, afin de les couper de leurs bases avant d’attaquer, conseilla Tharin. Moins le gros des troupes ennemies se doutera de notre arrivée, mieux vaudra pour nous.
— Dévorer le fauve par petits morceaux, hein ? » gloussa Kyman.
Les éclaireurs détaillèrent les lieux. Les autres s’étaient emparés des bâtiments du vaste domaine et avaient posté tout autour des piquets de factionnaires. Tobin revit en pensée son vieux Corbeau de maître en train de tracer le plan sur le sol de la salle de classe.
« Nous n’avons que faire d’engager tout notre monde pour nous en prendre à un groupe aussi modeste, dit-elle. L’attaque par surprise d’une centaine de guerriers montés devrait suffire à la tâche. »
Le capitaine Grannia s’était laissé distancer par l’avant-garde pour assister à la conférence. « Que Votre Altesse veuille bien permettre à ma compagnie de se joindre à eux. Cela fait une éternité que nous n’avons pas versé de sang.
— Très bien. Mais c’est moi qui conduirai la charge.
— Est-ce bien raisonnable ? objecta Arkoniel. Si nous te perdions dès le premier engagement...
— Désolé, mais elle a raison, répliqua le capitaine.
Nous avons demandé à nos soldats de croire en un miracle. Ils se décourageraient s’ils avaient l’impression de ne suivre qu’une figure de proue en papier mâché. »
Tobin acquiesça d’un hochement. « Tout le monde s’était attendu à voir la première Ghërilain se cantonner sur les arrières après que son père l’eut proclamée reine et laisser aux généraux le soin de combattre à sa place. Mais elle ne fit rien de tel et fut victorieuse. Je suis la reine d’Illior autant qu’elle, et je suis beaucoup mieux entraînée.
— L’histoire se répétant, c’est cela ? » Le magicien soupesa l’idée puis brandit un index sévère à l’intention de Tharin, de Ki et de Lynx. « Vous ne la lâchez pas d’un pouce, vous m’entendez ? Un mort est encore moins utilisable qu’une figure de proue. »
C’est l’épée au clair qu’ils fondirent sur le domaine.
Un muret de terre entourait la demeure, les écuries, les granges et trois enclos de pierre et de claies. Après avoir liquidé les quelques postes de faction dans les alentours, Tobin et les siens se mirent à tailler en pièces tous les défenseurs qui se précipitaient au-devant d’eux.
C’était la première fois qu’elle combattait à cheval, mais le même calme intérieur la possédait pendant qu’elle abattait chacun des adversaires qui prétendaient la désarçonner. Elle le faisait en silence, mais elle entendait à ses côtés Tharin et Ki vociférer tout en se battant, et les compagnes de Grannia hurler comme des démons. Des mains blêmes se démenaient en signes d’appel par-dessus les enclos, et ceux qui s’y trouvaient prisonniers criaient à tue-tête.
Lynx s’élança au plus épais de la mêlée puis mit pied à terre.
« Non ! » lui jeta Tobin, mais il avait déjà disparu.
Les Plenimariens avaient beau se battre comme des lions, l’avantage du nombre était contre eux. La lutte achevée, il n’en restait pas un seul en vie.
Dédaignant les morts, Tobin galopa vers le premier enclos. Il était plein de femmes et d’enfants d’Ero. Ils la bénissaient en pleurant tandis qu’elle aidait à démolir les palissades qui servaient de porte, et ils se pressaient autour de son cheval pour la toucher.
Il n’était mioche de Skala qui n’eût entendu conter des horreurs sur le sort des gens qu’on emmenait à Plenimar comme esclaves, pratique inconnue des terres de l’ouest. Ceux qui étaient assez heureux pour s’enfuir et pour parvenir à rentrer dans leur patrie se montraient intarissables sur les tortures et les traitements dégradants qu’ils avaient subis.
Une femme se cramponna à la cheville de Tobin et désigna en sanglotant le fenil. « Ne vous inquiétez pas de nous ! C’est à eux qu’il faut porter secours, là-bas. Par pitié, général, au nom de Créateur, allez les secourir ! »
Tobin démonta et, se frayant un passage à travers la foule, courut vers le portail béant du fenil, Ki sur ses talons. Une torche se consumait sur un tas de foin, et ce qu’ils virent au travers de sa lueur fuligineuse les pétrifia sur place.
Dix-huit hommes nus comme des vers et couverts de sang se tenaient alignés contre le mur du fond, les bras levés au-dessus de la tête comme en signe de reddition. La plupart avaient été éventrés, et leurs entrailles pendantes s’entortillaient autour de leurs pieds comme d’abominables chapelets de saucisses.
« Tharin ! hurla-t-elle en s’emparant de la torche tout en piétinant le foin pour éteindre les flammes. Tharin, Grannia, ici ! amenez de l’aide ! »
Lynx survint, et il se mit à vomir en titubant à reculons.
Ils avaient tous entendu parler des atrocités que les Plenimariens infligeaient aux prisonniers de guerre. Là, ils les avaient sous les yeux. Les guerriers avaient été rossés puis dépouillés, et leurs mains brandies clouées par les poignets. L’attaque avait dû surprendre les tortionnaires au cours de leur sport favori, car trois de leurs victimes n’avaient pas encore été éviscérées. Tobin découvrit avec horreur que certains des autres vivaient encore, et que son approche les faisait se démener en glapissant.
« Lynx, va me chercher des guérisseurs », commanda Tobin.
Tharin, qui venait d’entrer, attrapa le bras de Lynx qui s’apprêtait à obtempérer. « Un moment. Que je me rende d’abord un peu compte. »
Libérant l’adolescent, il attira Tobin pour lui parler tout bas pendant que des soldats se massaient devant l’entrée. « Ceux qui sont éventrés ? Même un dry sien serait incapable de les soigner, et ils peuvent mettre des jours à mourir. »
Tobin lut la solution dans les prunelles pâles du capitaine et hocha la tête. « Nous allons donc les dépêcher.
— Laisse-moi faire. Ils comprennent, crois-moi.
— Mais pas ces trois-là, qui n’ont pas été charcutés ...
Il faut les décrocher. Envoie chercher des outils.
— Déjà fait. »
L’un d’eux releva la tête à leur approche, et Ki poussa un gémissement. « Le diable m’emporte, Tob ... , c’est Tanil ! » Le supplicié le plus proche était en vie, lui aussi, mais on l’avait châtré. Le troisième était ou mort ou inconscient.
Tobin et Ki se dirigèrent vers Tanil et le prirent à bras-le-corps pour le soulever et soulager de son poids ses poignets cloués.
Leur copain émit un sanglot rauque. « Oh ! dieux, c’est vous ... Sauvez-moi ! »
Grannia et plusieurs de ses femmes se mirent au travail avec des pinces de maréchal-ferrant, pendant que d’autres maintenaient les blessés debout. Celui qu’on avait émasculé ne put s’empêcher de hurler lorsqu’on le décloua, mais Tanil ne fit que grincer des dents, les lèvres pincées sur un grognement de douleur muet. Tobin et Ki l’allongèrent à même le sol, et Lynx le recouvrit de son propre manteau dont il découpa quelques bandes afin de panser les plaies.
Tanil rouvrit ses paupières et leva les yeux vers Tobin. Elle se défit de son heaume et repoussa les cheveux noirs qui lui retombaient sur le front.
On l’avait salement amoché, et il avait le regard vague. « Korin ? haleta-t-il, l’œil vagabondant de visage en visage. Je l’ai perdu ... Un truc stupide ! Je me suis retourné, et il n’était... Il faut que je le retrouve !
— Korin est sain et sauf, le rassura Ki. Et toi aussi. Nous avons réussi, Tanil. Tobin ramène Atyion pour sauver la ville. Tout va bien, maintenant. Arrête de t’agiter. »
Mais Tanil n’eut pas l’air de comprendre. Rejetant le manteau, il se débattit de façon navrante pour se relever. « Korin. L’ai perdu. Me faut le trouver ... »
L’une des femmes qu’on avait libérées, une rousse flamboyante, vint s’agenouiller auprès de Tobin et lui toucha le bras. « Je vais prendre soin de lui et des autres, Votre Altesse. Cette ferme m’appartenait. J’ai tout ce qu’il faut pour eux.
— Merci. » La princesse se releva et s’essuya la bouche. On avait détaché certains des guerriers éventrés pour les allonger dans le foin, recouverts d’un manteau qui cachait leur visage.
Tharin s’occupait de ceux qui vivaient encore. Sous les yeux de Tobin, il s’approcha de l’un de ceux qui demeuraient cloués au mur, lui parla à l’oreille, et l’agonisant fit un hochement de tête. Le capitaine le baisa au front puis lui plongea vivement son poignard en plein cœur, par-dessous les côtes, et l’homme s’affaissa, flasque, avec un frisson. Puis ce fut au tour du suivant.
Tobin se détourna, peu désireuse de revoir ce spectacle, et faillit entrer en collision avec une jeune femme qui arrivait par-derrière. Vêtue d’une robe de soie loqueteuse, elle se laissa tomber à genoux à ses pieds et marmonna: « Pardonnez-moi, prince Tobin, je voulais simplement vous remercier de ... » Elle leva les yeux et s’écarquilla.
« Je vous connais, n’est-ce pas ? » demanda Tobin sans parvenir à la situer. Ses traits lui disaient bien quelque chose, mais on l’avait tellement rossée, elle aussi, qu’ils étaient trop marqués d’ecchymoses et trop boursouflés pour lui faciliter l’identification. Elle avait l’épaule comme entamée par une morsure, et la blessure saignait encore.
« Je suis Yrena, mon ... » Sur le point de dire « prince », elle s’arrêta pile, sans cesser de la dévisager.
« Yrena ? Oh ! » Tobin sentit sa face s’empourprer. « Vous étiez ... »
La courtisane inclina la tête, d’un air toujours aussi embarrassé. « Le cadeau d’anniversaire de Votre Altesse. »
Tobin eut conscience que Ki la lorgnait fixement tandis qu’elle tendait la main à la malheureuse pour l’aider à se relever. « Je me souviens de vous, ainsi que de votre gentillesse.
— La voici mieux que récompensée, quand je pense au traitement que vous m’avez épargné cette nuit. » Ses yeux étaient noyés de larmes. « Quoi que je puisse faire d’autre, je n’y manquerai pas.
— Vous m’obligeriez en vous occupant des blessés, répondit Tobin.
— Votre Altesse peut compter sur moi. » Yrena lui saisit les mains et les embrassa, puis courut aider la femme rousse. Par malheur, il ne restait plus grand-chose à faire. Un seul des blessés gisait encore auprès de Tanil. Tous les autres étaient morts, et les soldats psalmodiaient un hymne funèbre.
Tharin essuya son poignard sur un bout de chiffon.
« Viens, Tobin, dit-il doucement. Plus rien ne nous retient ici. »
Un cri déchirant monta de derrière la ferme, puis un autre, suivi par les huées stridentes de l’hallali skalien. « Nous avions dû en rater quelques-uns, déclara Tharin. Tu souhaites faire des prisonniers ? »
Elle jeta un regard en arrière vers ses compatriotes mutilés. « Non. Pas de prisonniers. »