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Même dans les montagnes, ce printemps-là et le début de l’été furent plus torrides que les précédents. Les négociants augmentèrent leurs prix en invoquant d’un ton lamentable la mort du bétail et les cultures ravagées par la sécheresse et la rouille. Sur le versant des reliefs, les bouleaux se mirent à jaunir au plus fort de l’été. Même Lhel en semblait affectée, elle qu’Arkoniel n’avait jamais entendue se plaindre ni de la chaleur ni du froid.

 « La malédiction qui pèse sur ce pays est en train de faire tache d’huile, prévint-elle tout en gribouillant des symboles dans la terre autour de son camp.

— Tobin est encore si jeune ...

— Oui, trop jeune. Skala va devoir souffrir encore un certain temps. »

 

La canicule cessa finalement de sévir vers la fin Gorathin avec une série d’orages virulents.

Arkoniel s’était mis à dormir pendant les heures les plus suffocantes de la journée. Le premier coup de tonnerre l’abasourdit en ébranlant le fort comme une avalanche, et il se dressa en sursaut sur son lit trempé. Tout en bondissant sur ses pieds, sa première pensée fut qu’il avait dû dormir tout le jour d’un trait, car la pièce était presque noire. Dehors, des nuages couleur d’ecchymose fraîche filaient au ras de la cime des bois. Juste au même instant, le ciel fut déchiré par un éclair d’un blanc-bleu aveuglant, et un nouveau fracas secoua formidablement la maison. Une rafale de vent mouillé souffleta la joue d’Arkoniel, et la pluie survint, se déployant en rideaux d’argent si drus qu’elle boucha instantanément tout aperçu sur le paysage. D’énormes gouttes crépitaient sur le rebord de la fenêtre avec tant de violence qu’il en était éclaboussé à trois pieds de là. Il s’approcha de l’embrasure, trop heureux d’un rien de répit, mais l’averse elle-même était chaude.

Les éclairs s’acharnaient à darder des tridents vers le sol, et dans le sillage de chaque zébrure retentissait une assourdissante détonation. L’orage faisait un tel vacarme que le magicien ne s’aperçut que Wythnir s’était faufilé dans sa chambre qu’en sentant se poser la main de l’enfant sur son bras.

Il crevait manifestement de peur. « Ça va frapper le manoir ? » demanda-t-il d’une voix tremblotante mais qu’il haussait de son mieux pour se faire entendre.

Arkoniel l’enlaça d’un bras. « Ne t’inquiète pas.

Cette vieille baraque ne date pas d’hier, elle en a vu d’autres. »

Comme pour le contredire, la foudre s’abattit sur un vieux chêne mort qui bordait la prairie, le fendit en deux depuis la cime jusqu’aux racines et l’embrasa d’un coup.

 « Du feu de Sakor ! » s’écria Arkoniel en se ruant vers son cabinet de travail. « Où as-tu mis ces pots à feu que tu astiquais l’autre jour !

— Sur l’étagère près de la porte. Mais vous ...

— vous ne comptez pas sortir !

— Rien qu’un moment. » Le loisir manquait pour expliquer quoi que ce soit. Arkoniel connaissait au moins une demi-douzaine d’élixirs qui ne pouvaient se concocter qu’avec cette sorte de feu, s’il arrivait à temps pour s’en procurer avant que la pluie ne l’éteigne.

Les pots se trouvaient effectivement sur l’étagère, prêts à servir, avec leurs couvercles étincelants de cuivre criblé de trous. Wythnir avait fait merveille, comme toujours. Leurs panses de fer bien rondes étaient bourrées d’écorce de cèdre sèche et de laine en suint. Le magicien rafla le plus gros et se précipita dans l’escalier. Il s’entendit bien interpeller par Kaulin lorsqu’il enfila la grande salle, mais il ne s’arrêta pas pour autant.

La pluie battante lui aplatit les cheveux et colla le pagne contre ses cuisses tandis qu’il galopait pieds nus sur le pont puis se lançait à corps perdu dans la houle rêche des phléoles et des chardons morts qui lui montait jusqu’à la ceinture, tout en maintenant le pot serré contre sa poitrine pour empêcher le contenu de se mouiller.

En atteignant le chêne foudroyé, il fut heureux de constater qu’il n’était pas trop tard. Des flammes persistaient à pétiller en crachotant dans les fissures du tronc calciné, ce qui lui permit de projeter quelques tisons dans le pot à l’aide de son couteau avant que les derniers n’aient été mouchés. Cela se révéla suffisant, le combustible prit, son feu, il le tenait. Il était juste en train d’arrimer le couvercle dessus quand Kaulin et le gosse arrivèrent hors d’haleine à ses côtés. Encore effrayé, Wythnir se recroquevilla quand la foudre frappa de nouveau la berge vers l’aval.

 « Je n’ai apporté qu’un seul pot », dit Arkoniel à Kaulin. Il n’avait nulle envie de partager sa proie. Diviser le feu de Sakor en diminuait la puissance.

 « Pas ça que je cherche », maugréa l’autre. Le ruissellement de la pluie se mit à former des rigoles sur son large dos quand il s’accroupit au pied de l’arbre dans l’herbe noircie pour entreprendre de fouiller çà et là avec un canif d’argent. Wythnir, qui faisait de même de l’autre côté, se redressa bientôt en poussant un cri de triomphe. « Regardez, maître Kaulin, en voilà un gros ! » piailla-t-il sans cesser de faire aller et venir d’une de ses paumes à l’autre quelque chose qui ressemblait à une galette de cendres bouillante. C’était un nodule noir encroûté de terre et d’aspect rugueux, à peu près de la taille d’un doigt d’homme. Kaulin ne fut pas long à en trouver un lui aussi.

 « Superbe, celui-là ! » s’exclama-t-il en se dépêchant de le présenter à la pluie pour le refroidir. « Qu’est-ce que c’est ? » s’enquit Arkoniel en le voyant aussi enchanté d’avoir cueilli ce fruit de l’orage que lui-même l’était du sien.

 « Pierre céleste », répondit Kaulin en la lui lançant. « Imbibée par la puissance de la foudre. »

Elle était encore presque brûlante, mais Arkoniel y perçut également quelque chose d’autre, une espèce de vibration subtile qui lui fit éprouver un chatouillement tout le long du bras. « Oui, je sens ça. Qu’est-ce que vous comptez en faire ? »

Kaulin tendit la main pour la récupérer, et Arkoniel ne s’en dessaisit qu’à contrecœur. « Des tas de trucs », répliqua-t-il en la faisant rouler dans le creux de sa paume pour qu’elle se refroidisse davantage. « y a là de quoi bouffer deux bons mois, si je me dégotte pour la vendre le bon micheton. Ça te refoutra raide comme un fer rouge la queue raplapla d’un vioquard.

— Vous voulez dire que c’est souverain contre l’impuissance ? Jamais entendu parler d’un traitement pareil... Ça marche comment ? »

Kaulin glissa les pierres dans une bourse de cuir. « Le gus s’en attache une à la biroute avec un cordon de soie rouge, et puis il attend qu’un orage arrive. Dès qu’il a vu trois éclairs dans le ciel, il recouvre sa vitalité. Pour quelque temps du moins. »

Arkoniel refoula un grognement d’incrédulité. À de rares exceptions près, ces « cures » populaires-là n’étaient rien de plus que des lubies plantées dans la cervelle du client grâce à une magie de pseudo-sympathie qui exploitait plutôt le désespoir des dupes qu’un quelconque pouvoir inhérent au prétendu remède. C’était à ce genre d’escroqueries que la corporation devait sa fâcheuse réputation. Restait qu’il n’en avait pas moins ressenti quelque chose au contact de la pierre. Satisfaits de leurs trouvailles, les autres reprirent le chemin du fort. La pluie qui crépitait sur le couvercle du pot à feu l’incita à leur emboîter pesamment le pas.

Wythnir ralentit le sien jusqu’à ce qu’Arkoniel se soit porté à sa hauteur et, sans piper mot, lui fourra tout en marchant quelque chose dans la main puis se hâta de rattraper Kaulin. Le jeune magicien baissa les yeux et s’aperçut qu’il tenait l’une des pierres brûlantes et rugueuses. Avec un large sourire, il l’empocha pour l’examiner plus tard.

La pluie s’était légèrement calmée. Arkoniel se trouvait à mi-pente de la prairie lorsqu’il distingua un lointain cliquetis de bricoles dans la direction de Bierfût. Kaulin l’avait entendu, lui aussi.

Arkoniel lui passa le pot à feu. « Emportez ça dans mon atelier et n’en bougez ni l’un ni l’autre. Ne faites aucun bruit jusqu’à ce que je vous aie mandé de quoi il retourne. »

Ils se mirent à courir vers le pont puis, tandis que Kaulin et l’enfant s’engouffraient par la grande poterne, Arkoniel fonça vers les baraquements vides et, s’approchant d’une fenêtre qui donnait sur la route en contrebas, se mit à épier par une fissure entre les volets. La pluie qui s’était de nouveau intensifiée ne lui permettait pas de discerner quoi que ce soit au-delà du pont, mais il n’osa pas se montrer.

À présent s’entendaient des ébrouements poussifs et des grincements de harnais. Un bœuf brun et blanc émergea de la tempête, attelé à une charrette à hautes ridelles. Emmitouflées dans des manteaux pour se protéger du déluge, deux personnes en occupaient le banc. Celle qui se trouvait à côté du conducteur releva là-dessus sa capuche, et le cœur d’Arkoniel tressaillit; c’était Iya, découvrant son visage afin que quiconque serait à l’affût dans le fort puisse l’identifier. Son voisin procéda de même et se révéla être un jeune homme blond aux traits vaguement ’faïes. Il s’agissait d’Eyoli de Kès, l’embrumeur mental issu de la nichée d’orphelins recueillis jadis par Virishan. C’en faisait au moins un qu’Iya était parvenue à conduire en lieu sûr. Le fait qu’ils eussent voyagé en pareil équipage éveilla l’espoir d’Arkoniel qu’elle en amenait aussi d’autres.

Sans être elle-même une magicienne de premier ordre, Virishan s’était acquis le respect d’Iya en ramassant de-ci de-là les petits magiciens-nés abandonnés à eux-mêmes dans les milieux pauvres et en les sauvant des ports de mer immondes et des villes frontalières arriérées où leurs semblables étaient trop souvent exploités, maltraités, voire massacrés par les ignorants. Pour avoir subi personnellement le même rejet, Iya s’était fait une joie d’apporter tout le soutien possible à l’œuvre de Virishan.

 « Ah ! te voilà donc, et par ce temps ! » l’apostropha t-elle, lorsque Arkoniel s’aventura dehors pour les accueillir. Après avoir tiré sur les rênes pour immobiliser le bœuf, Eyoli tendit la main au magicien qui, se perchant alors sur les rayons boueux d’une roue, jeta un coup d’œil à l’intérieur de la charrette. Pelotonnés parmi les bagages ne s’y trouvaient que cinq enfants. Leur protectrice n’était pas avec eux.

 « Où est votre maître ? demanda Arkoniel pendant que le véhicule se remettait en branle en ferraillant cahin-caha.

— Morte d’une fièvre l’hiver dernier, l’avisa Eyoli.

Douze des gosses y ont également succombé. C’est moi qui ai dû me charger des rescapés depuis, mais il est dur de s’en tirer pour vivre avec le peu de magie qui est notre lot à tous. Votre propre maître nous a vus en train de mendier à Port-Royal et nous a proposé de nous réfugier ici. »

Arkoniel examina les petits passagers grelottants.

Les trois plus âgés étaient des filles. Quant aux deux derniers, c’étaient des garçonnets, pas plus vieux que Wythnir.

 « Bienvenue à tous. Vivement qu’on vous réchauffe et qu’on vous sèche et, après, vous aurez plein de choses à manger.

— Merci, maître Arkoniel. Je suis bien contente de vous revoir », déclara l’une des gamines en repoussant son capuchon trempé. Elle était presque adulte, s’avisa-t-il, et très avenante, avec ses grands yeux bleus et sa natte couleur de lin. Il devait l’avoir dévisagée trop fixement, car son sourire vacilla. « C’est moi, vous ne vous rappelez pas, Ethni !

— La petite charmeuse d’oiseaux ? » Elle était si jeunette, la dernière fois qu’il l’avait vue, qu’il l’avait juchée sur ses genoux.

Elle s’épanouit et brandit une cage d’osier pour lui faire voir deux colombes marron. « Vous m’avez aidée de vos conseils, et j’ai maintenant quelques nouveaux tours à vous montrer », fit-elle avec fierté.

J’aimerais bien les voir ! songea-t-il, non sans se demander si elle s’assiérait encore dans son giron. Le temps de se ressaisir, et il repoussa, horrifié, cette pensée coupable. Il n’en restait pas moins qu’elle était la première jolie fille qu’il eût rencontrée depuis qu’il avait rompu son célibat avec Lhel. La conscience qu’il en prit le troubla passablement, tout comme la réaction fiévreuse de sa chair.

 « Et nous ! Vous ne vous souvenez pas de nous ? » le tancèrent les deux cadettes en levant vers lui deux museaux identiques. Même leurs voix sonnaient pareil. « Ylina et Rala ! lui remémora l’une d’elles.

— Vous avez fait pour nous des nœuds porte-bonheur et chanté des ballades », ajouta sa sœur.

Arkoniel leur sourit, tout en sentant que le regard d’Ethni ne le lâchait pas. « Et ces deux gaillards, c’est qui !

— Ça, c’est Danil, répondit l’une des jumelles en serrant contre elle un mioche aux yeux noirs.

— Et lui, Totmus, reprit la seconde en désignant un pâlot timide.

— Qui d’autre est arrivé ? questionna Iya.

— Kaulin et un petit garçon. »

Elle resserra son manteau mouillé autour d’elle en fronçant les sourcils. « C’est tout ? Après tout ce temps !

— Vous en aviez convoqué combien !

— Rien qu’une douzaine, ou dans ces eaux-là, depuis notre dernière rencontre. La ficherait mal, que trop de monde dégouline sur la route de Bierfût. Mais je m’étais attendue à en trouver davantage ici, maintenant. » L’un des mioches se mit à pleurnicher. « Ne t’en fais pas, Totmus, nous sommes presque arrivés. »

Dans la cour des cuisines, Cuistote et Nari s’empressèrent de pousser au coin du feu le troupeau des gosses gelés puis de les envelopper dans des couvertures sèches.

Plus tard, une fois ceux -ci installés sur des paillasses dans la grande salle, Arkoniel entraîna Iya, coupe en main, dans sa chambre à coucher. Il ne tonnait plus, mais la tempête faisait toujours rage. Avec la tombée de la nuit, le vent se changea en une bise glaciale et bombarda le fort de grêlons gros comme des noisettes. Les magiciens sirotèrent en silence leur vin pendant quelque temps, l’oreille tendue au boucan que faisait la mitraille contre les volets.

 « Nos magiciens ne forment pas encore une collection de tout premier choix, n’est-ce pas ? dit finalement Arkoniel. Un vieil imposteur, un embrumeur mental à demi adulte et une poignée de marmots ...

— Il y en aura d’autres, affirma Iya. Et ne sous-estime pas Eyoli. Quelque limité qu’il puisse être, il excelle à ce qu’il fait. Je pense qu’il nous serait précieux pour veiller sur Tobin à Ero. Cette tâche ne va pas sans risques, mais il y attirera beaucoup moins l’attention que nous ne le ferions. »

Arkoniel étaya son menton dans le creux d’une paume et soupira. « Ero me manque. Comme il me manque de voyager en votre compagnie.

— Je le sais, mais ce que tu fais ici est important.

Et Lhel ne te laisse sûrement pas trop souffrir de la solitude ? » ajouta-t-elle avec un clin d’œil.

Il se contenta de rougir, faute de pouvoir répondre. Elle gloussa puis, s’apercevant du petit doigt perdu, désigna sa main droite. « Que t’est-il arrivé !

— Un accident heureux, somme toute. » Il la brandit avec orgueil; grâce à Cuistote, le moignon s’était proprement cicatrisé par-dessus le bout d’os restant. La peau toute neuve y était encore un brin sensible et d’un rose luisant, mais à peine s’en apercevait-il désormais. « J’ai des nouvelles étonnantes à vous annoncer, mais vous en faire la démonstration est plus facile que vous expliquer. »

Fourrageant dans sa poche, il en retira sa baguette et une pièce de monnaie. Il trama le charme et réalisa un disque noir gros comme son poing qu’il disposa à plat, parallèlement au sol. Iya s’était penchée sur son siège et le regarda passionnément lever la pièce avec autant de fioritures et d’emphase qu’un conjurateur puis la laisser tomber dans le disque, où elle disparut pendant que la noire ouverture retournait à l’inexistence avec une espèce de pétarade. Arkoniel fit un grand sourire. « Regardez dans votre poche. »

Iya se fouilla et exhiba la pièce. Un air stupéfait envahit peu à peu sa figure. « Lumière divine ! murmura-t-elle. Lumière divine ! Arkoniel, je n’ai jamais rien vu de pareil ! C’est Lhel qui t’a appris ça !

— Non, c’est le fameux charme auquel je m’étais mis à travailler, vous vous souvenez ? Mais c’est sur l’un des siens que je me suis fondé pour démarrer. » Il trama dans l’air le signe cabalistique destiné au charme de fenêtre et convia son maître à contempler au travers Cuistote et Nari qui tricotaient dans les cuisines au coin de la cheminée. « Tel était le point de départ, mais j’y ai ajouté de mon cru, et je le représente d’une autre façon.

— Mais ton doigt ? »

Arkoniel gagna son pupitre et préleva dans leur boîte une des bougies. Après avoir tramé son charme derechef, il y plongea celle-ci partiellement puis montra le moignon qui résultait de l’opération. Iya fouilla dans sa poche et la découvrit pleine des débris de la moitié manquante.

Il dressa de nouveau ce qui subsistait de son petit doigt. « La seule et unique fois où j’aie commis une étourderie. Jusqu’à présent, toujours.

— Par les Quatre ! tu te rends compte à quel point c’est dangereux, ce truc ? Jusqu’à quelles dimensions peux-tu pousser ces ... ces ... Comment les appelles-tu !

— Embrasures. J’en ai réalisé d’assez grandes pour permettre à un chien de s’y balader, si c’est bien là que vous voulez en venir, mais ça ne marchera pas. J’ai tenté de le faire avec des rats, mais c’est en bouillie qu’ils parviennent à destination. Il n’y a que les petits objets solides qui passent au travers tout à fait indemnes. Mais figurez-vous simplement capable d’expédier d’ici quelque chose aussi loin qu’Ero, par exemple, en l’espace d’un seul clin d’œil ! Je n’ai rien essayé jusqu’ici d’aussi ambitieux, mais ça devrait marcher. »

Iya se mit à contempler la pièce et le moignon de la bougie. « Tu n’as enseigné cela ni à Kaulin ni au gamin, si !

— Non. Ils l’ont vu fonctionner mais sans savoir comment il faut s’y prendre.

— Tant mieux. Arrives-tu à concevoir quels risques formidables il ferait courir s’il échouait en de mauvaises mains !

— J’en suis bien conscient. Comme du fait qu’il n’est pas encore tout à fait au point non plus. »

Elle saisit entre les siennes sa main mutilée. « Ç’a peut-être été une bénédiction. Tu l’auras en permanence sous les yeux comme pense-bête jusqu’à ton dernier jour. Mais ce que je suis fière de toi, tout de même ! Nous passons pour la plupart notre existence entière à nous contenter d’apprendre en fait de magie ce que d’autres ont inventé, sans jamais l’enrichir d’aucune espèce de nouveauté. »

Il se rassit et se remit à siroter son vin. « C’est grâce à Lhel, en vérité. Je n’aurais jamais réussi à le concevoir sans les éléments qu’elle m’a enseignés. Elle m’a également montré des tas de choses relatives à la sang-magie. Des choses époustouflantes, Iya, et qui n’ont rien à voir avec la nécromancie. Peut-être serait-il temps de renoncer à nos préventions contre les gens des montagnes et de nous mettre à leur école avant leur extinction totale et définitive.

— Peut-être, mais irais-tu tout bonnement confier à n’importe qui le genre de pouvoir qu’elle exerce vis-à-vis des morts !

— Sa science est loin de se réduire à ce seul aspect. — Je sais, mais toi, tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas sans motifs sérieux qu’on a refoulé son peuple. Tu ne saurais laisser ton affection pour une sorcière t’aveugler sur toutes les autres. Lhel a eu ses raisons pour ne pas te révéler le ténébreux revers de sa puissance, mais il existe bel et bien, crois-moi. Je l’ai ressenti.

 « Il n’empêche que ce que tu as accompli sous mes yeux est une merveille. » Elle lui toucha la joue, et sa voix se voila d’une ombre de tristesse. « Et tu iras plus loin. Tellement plus loin ... Maintenant, parle-moi de ce Wythnir. Tu m’as l’air d’avoir un gros faible pour lui.

— Il n’y a pas grand-chose à en raconter. D’après le peu de détails que nous sommes arrivés à rassembler, Nari et moi, ses débuts dans la vie ont été peu ou prou semblables à ceux de vos gosses d’en bas. Mais vous ne sauriez croire à quelle vitesse il saisit tout ce que je lui montre. »

Elle sourit. « Et alors, quel effet ça te fait d’avoir un apprenti à toi !

— Apprenti ? Mais pas du tout, il est venu avec Kaulin, et c’est à lui qu’il appartient.

— Nenni, il est tien. Je l’ai vu dès l’instant où son regard s’est posé sur toi, dans la grande salle.

— Mais je ne l’ai pas choisi, j’ai simplement... »

Elle se mit à rire et lui tapota le genou. « Dans ce cas, c’est la première fois que j’aurai entendu parler d’un apprenti qui choisit son maître, mais il est bien tien, que ce qui vous lie résulte ou non de ton propre ouvrage ou de celui de Kaulin. Ne te sépare pas de lui, très cher. Il sera grand. »

Arkoniel opina lentement du chef. Il n’avait jamais pensé à Wythnir en ces termes, mais maintenant qu’Iya les avait prononcés, il comprenait qu’elle avait raison. « J’en parlerai avec Kaulin. S’il est d’accord, vous voudrez bien nous servir de témoin !

— Bien sûr, très cher. Mais il te faudra régler cette affaire dès demain matin. »

Le cœur d’Arkoniel chavira. « Vous nous quittez si tôt que ça ? »

Elle hocha la tête. « Il y a encore tant à faire ... » Ce genre d’argument ne se discutait pas. Ils finirent leur vin en silence.

Contrairement aux appréhensions d’Arkoniel, Kaulin ne vit aucune objection à rompre ses engagements vis-à-vis de Wythnir, et ce d’autant moins que devait l’en dédommager une indemnité rondelette. Le petit garçon s’abstint de tout commentaire, mais il rayonnait de joie lorsque Iya lui lia la main à celle du jeune homme avec une cordelette de soie puis prononça la formule de bénédiction.

 « Consens-tu à prêter le serment des magiciens à ton nouveau maître, enfant ? demanda-t-elle.

— J’y consens, si vous voulez bien me dire en quoi il consiste, répondit-il en ouvrant des yeux grands comme des soucoupes.

— Vous allez pas vous figurer que je me suis jamais soucié de lui apprendre un truc pareil, hein ? » ronchonna Kaulin.

Iya le foudroya d’un regard dédaigneux puis reprit avec gentillesse: « Il te faut d’abord jurer par Illior Illuminateur. Ensuite, tu dois jurer par tes mains, ton cœur et tes yeux que tu obéiras toujours à ton maître et que tu t’efforceras de le servir de ton mieux.

— Je le jure », reprit Wythnir d’un ton allègre en touchant son front et sa poitrine comme elle le lui montrait. « Par ... par Illior et par mes mains et mon cœur et...

— Mes yeux, lui souffla doucement Arkoniel.

— Mes yeux, termina l’enfant d’un air fier. Merci, maître Arkoniel. »

Une vague imprévue d’émotion submergea celui-ci.

C’était la première fois que Wythnir l’appelait par son nom. « Et je jure donc à mon tour, par Illior, par mes mains, mon cœur et mes yeux, de t’enseigner tout ce que je sais et de te protéger jusqu’à ce que tu sois entré en possession de tes propres pouvoirs. » Tout en lui offrant un sourire, le souvenir l’assaillit du jour où lui-même avait entendu Iya prononcer les mêmes mots en sa faveur. Elle avait bien tenu parole, et il entendait tenir la sienne aussi scrupuleusement.

 

Il eut le cœur navré comme toujours lorsqu’elle reprit la route quelques heures plus tard, mais le fort semblait une tout autre maison, maintenant qu’il hébergeait tant de monde. Tout magiciens-nés qu’ils pouvaient être, les nouveaux venus n’en étaient pas moins des gosses, et ils traînaient sur tous les seuils et dans la prairie comme une portée de petits paysans. Leur tapage faisait grommeler Kaulin, mais Arkoniel et les femmes se réjouissaient du regain de vie qu’ils apportaient dans le vieux manoir.

Leur présence n’allait pas sans créer aussi de nouveaux problèmes, s’aperçut-il bientôt. Tout d’abord parce qu’ils se montraient beaucoup plus difficiles à cacher que le discret petit Wythnir. Les jours de livraison, il lui fallait les expédier se planquer tous dans la forêt sous la garde de Kaulin et d’Eyoli.

Comme ils assistaient aux leçons qu’il donnait à son jeune disciple, il se retrouva également à la tête de toute une classe. Par bonheur, leur compagnie délivra Wythnir de ses dernières timidités, et le magicien fut ravi de le voir se mettre à jouer comme il était normal de le faire à son âge.

Pour bienvenue que fût son adjonction à la maisonnée, la ravissante Ethni jouait aussi les trublions. À chacune de leurs rencontres, elle poursuivait Arkoniel de ses agaceries. Ce qui le flattait tout en l’affligeant, car elle avait beau être deux fois plus âgée que Wythnir, elle ne révélait en aucune manière des dons aussi prometteurs. Il faisait néanmoins de son mieux pour l’encourager en louant le moindre de ses progrès. Et la manière dont elle lui souriait alors avait bien du charme ...

Lhel se rendit compte avant lui de ce qu’il éprouvait pour l’adolescente, et elle l’en avertit dès la première visite qu’il lui rendit après l’arrivée de cette dernière.

Pendant qu’ils se déshabillaient mutuellement dans son chêne repaire, elle se mit à glousser. « Je vois dans ton cœur deux jolis yeux bleus.

— Ce n’est qu’une gamine ! riposta-t-il, non sans se demander quel genre de forme pouvait bien prendre une jalousie de sorcière.

— Tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas vrai.

— Tu as encore espionné ! »

Elle éclata de rire. « Ai-je un autre moyen de te protéger ? »

Leur étreinte fut ce jour-là aussi passionnée qu’à l’accoutumée, mais il se surprit par la suite à comparer la gorge brune de sa maîtresse à la blancheur lisse de celle de la jeune fille et remarqua le réseau de rides qui cernaient ses yeux. Quand s’étaient-elles donc à ce point multipliées, creusées ? Plein de tristesse et de vergogne, il la serra bien fort et enfouit son visage dans ses cheveux, tout en s’efforçant de ne pas voir combien ceux-ci grisonnaient, maintenant.

 « Tu n’es pas mon mari, murmura Lhel en lui caressant le dos. Je ne suis pas ta femme. Nous sommes libres tous les deux. »

Il essaya de déchiffrer sa physionomie, mais elle lui repoussa la tête pour la plaquer contre son sein et l’endormit à force de caresses. Tout en partant à la dérive, l’idée le traversa soudain qu’en dépit de leurs relations fougueuses ici même, à l’intérieur de l’arbre, jamais ils n’avaient ni l’un ni l’autre parlé d’amour. Et elle s’était gardée de lui enseigner le terme qui désignait celui-ci dans sa langue à elle.