8
Le beau temps se maintint, et la chasse était bonne.
Ils sortaient à cheval tous les jours à l’aube et, à force de ratisser collines et fourrés, rentraient chargés d’assez de cerfs, d’ours, de grouses et de lapins pour nourrir tout un régiment. Le roi se montrait d’excellente humeur, mais Tobin n’avait pas la naïveté de trouver cela comme allant de soi. Il était néanmoins plus facile de se détendre et de relâcher un peu sa défiance quand Nyrin ne vous rôdait pas autour à épier chacun de vos gestes et chacune de vos pensées.
Chaque nuit se passait à boire et à festoyer, diverti par une troupe de saltimbanques incessamment renouvelée. Tobin évitait le second étage, et il n’avait pas revu les fantômes.
« Il nous faudrait peut-être aller à la recherche de la poupée, suggéra Ki, lorsqu’il lui eut finalement raconté ce qui s’était passé.
— Où ça ? Dans la tour ? répliqua-t-il. La porte est verrouillée, et la clef s’est perdue. J’ai déjà questionné Nari. Et cela ne serait-il pas que je ne voudrais, pour rien au monde, remettre les pieds là-haut. »
Il avait bien envisagé de le faire, il en avait même rêvé, mais non, plus rien au monde ne le ferait jamais consentir à faire un seul pas vers cette pièce-là, cette fenêtre-là.
Il chassa la poupée de son esprit, et Ki se garda d’y refaire allusion. Ce qu’il était advenu de Lhel les préoccupait davantage, au demeurant. Ils avaient eu beau s’esbigner plusieurs fois pour courir remonter la route des montagnes, ils n’avaient découvert aucune trace ni d’elle ni d’Arkoniel.
« Mieux vaut probablement pour leur sécurité, avec ce monde fou qui vagabonde de tous les côtés », dit Ki, mais d’un ton qui trahissait un désappointement tout aussi vif que celui qu’éprouvait Tobin.
Le matin de son anniversaire, Tobin s’aperçut qu’on avait érigé un nouveau pavillon juste au-delà des baraquements. Presque aussi vaste que ces derniers, celui-ci était tendu de toile peinte en couleurs vives qu’achevaient d’égayer des rubans multicolores et des oriflammes de soie. En s’entendant demander ce que c’était là, Korin se contenta de répondre par un clin d’œil et par un petit sourire en coin.
Il devint évident, durant le festin du soir, qu’il y avait de la conspiration dans l’air. Korin et les autres n’arrêtèrent pas de tout le repas de chuchoter entre eux et de piquer des fous rires inextinguibles. Et à peine eut-on dévoré les derniers pains d’épice qu’ils se dressèrent comme un seul homme et vinrent cerner Tobin.
« Comme je te l’avais annoncé, cousinet, je t’ai réservé un cadeau d’anniversaire tout particulier, fit Korin. Vu que tu es assez vieux, maintenant.
— Assez vieux pour quoi ? demanda Tobin, non sans inquiétude.
— Plus facile à montrer qu’à dire ! » En un tournemain, Korin et Zusthra l’attrapèrent et le firent décoller du sol pour le hisser sur leurs épaules. Pendant qu’ils l’emportaient, il jeta un regard affolé vers l’arrière et vit que les écuyers bloquaient le passage à Ki pour l’empêcher de suivre. Sans qu’il en paraisse d’ailleurs affecté. Loin de là, en réalité.
« Bon anniversaire, Tob ! » lui lança-t-il même en riant avec ses pairs et en agitant la main comme eux.
Les pires craintes de Tobin se concrétisèrent lorsqu’il vit ses porteurs s’orienter vers le pavillon tape-à-l’œil. C’était un bordel, bien sûr, un bordel géré par l’une des favorites d’Erius à Ero. À l’intérieur, de lourdes tentures en tapisserie di visaient l’espace en de multiples chambres réparties autour d’un salon de réception central. Chauffé par des braseros et illuminé par des lampes de laiton poli, celui-ci était meublé comme une villa luxueuse, avec des tapis somptueux et de ravissants dressoirs. Des filles en chemises de soieries diaphanes accueillirent les visiteurs et les menèrent vers des sofas de velours.
« J’ai déjà choisi pour toi, fanfaronna Korin d’un air on ne peut plus faraud. Voici ton cadeau ! »
Une jolie femme blonde surgit de derrière l’une des cloisons de tissu et vint rejoindre Tobin sur le sofa qu’il occupait. Les autres Compagnons avaient chacun sa fille respective, et la tournure que prenaient les choses parut indiquer qu’elles leur étaient à tous beaucoup plus familières qu’à lui. Même Nikidès et Lutha se montraient charmés de cette équipée ...
« Tu es un homme, à présent, doublé d’un guerrier, dit Korin en élevant un hanap d’or dans sa direction. Le temps est venu que tu goûtes aux plaisirs de la virilité ! »
Le sentiment d’être victime d’un cauchemar n’empêcha pas Tobin de se forcer à ne pas trop laisser transparaître son désarroi. Alben échangeait déjà des œillades sarcastiques avec Urmanis et Zusthra.
« C’est un honneur pour moi, mon prince », fit la donzelle en s’installant tout contre lui pour lui offrir des sucreries sur un plat doré. Elle pouvait avoir dans les dix-huit ans, mais les yeux qui le détaillaient étaient aussi vieux que ceux de Lhel. Malgré ses manières de sainte nitouche, il y avait juste derrière son doux sourire une âpreté qui faisait se cailler les tripes pleines de Tobin.
Il la laissa remplir à nouveau sa coupe et la vida d’un trait, sans autre envie que de pouvoir tout bonnement s’engloutir à cent pieds sous terre ou s’évaporer. Ces deux issues lui étaient malheureusement interdites, et les filles finirent par se lever pour entraîner par la main leurs amants d’un soir vers les chambres sises à l’arrière du pavillon.
Lui, c’est à peine si ses jambes le portaient encore quand sa partenaire écarta un rideau pour l’attirer dans l’une des chambres intérieures à cloisons de tapisserie. Une lampe d’argent pendait de la voûte au bout d’une chaîne, et de l’encens brûlait dans son récipient sur un guéridon sculpté. Des tapis à motifs chamarrés cédèrent moelleusement sous ses bottes pendant qu’il se laissait mener vers un lit à courtines. Sans cesser de sourire de son faux sourire, elle entreprit de lui délacer sa tunique.
Écartelé entre le désespoir et l’humiliation, Tobin gardait la tête obstinément baissée, priant de toute son âme que sa rougeur passe inaperçue. Détaler à toutes jambes le rendrait la risée des Compagnons, mais l’alternative était tout aussi impensable.
Les battements de son cœur lui martelaient si fort les tympans que c’est tout juste s’il entendit lorsque la femme interrompit sa besogne pour lui souffler : « Vous aimeriez mieux ne pas vous dévêtir, mon prince ? »
Elle se tenait dans l’expectative, mais il ne put proférer un seul mot. Les yeux misérablement attachés au sol, il secoua la tête.
« Rien que ça, alors », murmura-t-elle en portant la main vers les aiguillettes de ses culottes. Il eut un mouvement de recul, et elle n’insista pas. Ils demeurèrent plantés là, comme ça, pendant un moment, puis il sentit subitement des lèvres effleurer doucement sa joue.
« Vous ne voulez pas, n’est-ce pas ? lui chuchota t-elle à l’oreille. Je m’en suis doutée dès la seconde où ils vous ont fait entrer de force. »
La seule idée de ce qu’elle dirait à Korin, ensuite, le fit frissonner. Quirion s’était vu carrément flanquer dehors pour sa couardise au combat; est-ce qu’il aurait en l’occurrence le même prix à payer, lui !
À son grand étonnement, elle l’enserra dans ses bras. « Aucun problème, alors. Vous n’êtes pas obligé.
— Je ... , non ? » bredouilla-t-il d’une voix chevrotante, avant de relever les yeux et de s’apercevoir qu’elle souriait, mais cette fois d’un vrai sourire. Ses traits s’étaient dépouillés de toute âpreté; ils n’exprimaient que gentillesse.
« Venez vous asseoir avec moi. »
On ne pouvait s’asseoir nulle autre part que sur le lit. Elle grimpa se pelotonner contre les oreillers puis tapota la place à côté d’elle. « Allons, venez là, fit-elle d’un ton câlin. Je ne ferai strictement rien. »
D’un pas hésitant, Tobin alla la rejoindre et remonta ses genoux sous son menton. Entre-temps s’étaient mis à lui parvenir des autres cabinets particuliers de vagues piaillements ponctués de grognements beaucoup plus distincts. Il réprima son envie de se boucher les oreilles ; il reconnaissait certains de ces timbres, et il rendit grâces aux Quatre que les écuyers ne soient pas, pour comble, du concert. Il n’aurait pas supporté d’entendre Ki ahaner de la sorte. On aurait presque dit que les intéressés subissaient la torture, et pourtant, c’était aussi bizarrement excitant. Il sentit son corps s’en émouvoir et rougit de façon plus cuisante que jamais.
« Le prince n’y entendait pas malice, j’en suis convaincue, reprit-elle tout bas, d’un ton qui semblait suggérer le contraire. Il n’avait même pas votre âge qu’il était déjà le cerf tout craché, mais c’est son genre à lui, n’est-ce pas ? Certains garçons ne sont pas prêts si jeunes. »
Tobin opina du chef. Ce n’était pas tout à fait faux, dans un sens ...
« Mais vous avez à soutenir votre réputation aux yeux de vos amis, j’imagine, hein ? » reprit-elle. Il acquiesça d’un bruit grognon qui la fit glousser. « Affaire facile à régler ! Déplacez-vous vers le bord, sauf votre respect. »
Malgré son anxiété persistante, il obtempéra et, abasourdi, la regarda s’agenouiller au milieu du lit et se mettre à haleter comme une diablesse, à gémir, à rire d’une voix de gorge enrouée, à lâcher de petits aboiements tout à fait semblables à ceux qui retentissaient maintenant autour d’eux. Puis elle acheva de le consterner en commençant à sauter sur le lit comme un gosse. Sans cesser de brailler, elle lui fit un grand sourire et lui tendit les mains.
Comprenant enfin, il la rejoignit et se mit avec elle à bondir et à rebondir sur ses deux genoux, faisant par là grincer les lanières et couiner, craquer le cadre du sommier. Subitement, elle haussa la voix en un vertigineux crescendo puis s’abattit sur le lit avec un soupir exténué. Enfouissant alors son visage dans le couvre-pieds, elle y étouffa un accès d’hilarité.
« Bravo, cousinet ! » lança Korin d’une voix avinée. Tobin dut à son tour se plaquer les deux mains sur la bouche pour réprimer un brusque éclat de rire. Sa compagne releva vers lui des prunelles que faisait pétiller le plaisir de leur gaieté commune et chuchota joyeusement : « Je crois votre réputation saine et sauve, mon prince ! »
Tobin s’allongea tout près d’elle de manière à pouvoir continuer à parler tout bas. « Mais pourquoi ? »
Elle appuya son menton sur ses mains et lui décocha un regard entendu. « Ma tâche consiste à satisfaire mes clients. Vous ai-je satisfait, mon prince ? »
Il refréna un nouveau fou rire. « On ne peut mieux !
— Dans ce cas, c’est ce que je rapporterai à votre cousin et au roi lorsqu’ils m’interrogeront. Ce qu’ils ne manqueront pas de faire. » Elle lui déposa sur la joue un baiser fraternel. « Vous n’êtes pas le premier, mon cœur. Il y a certains de vos amis, là-dehors, qui bénéficient du même secret.
— Qui ça ? » demanda-t-il. Elle fit claquer sa langue en guise de réponse, et il s’empourpra de nouveau. « Comment vous remercier ? Je n’ai même pas ma bourse sur moi. »
Elle lui caressa tendrement la joue. « Vous êtes un innocent, n’est-ce pas ? Un prince ne paie jamais, mon cœur, du moins pas les femmes de mon espèce. Je vous prie seulement de garder un bon souvenir de moi et de traiter mes sœurs avec bienveillance quand vous serez plus âgé.
— Vos sœurs ... ? Ah, je vois. Oui, je le ferai. Mais, au fait, je ne connais même pas votre nom. »
Elle prit un air pensif, comme si cela demandait plus ample réflexion. Finalement, le sourire lui revint, et elle dit : « Je m’appelle Yrena.
— Merci, Yrena. Je n’oublierai pas votre gentillesse, jamais. »
Autour, on entendait des gens bouger, des froufrous soyeux, des ferraillements de ceintures bouclées.
« Nous ferions mieux d’apposer les touches finales. » D’un air radieux, elle arrangea de travers le laçage de sa tunique, lui ébouriffa les cheveux, pinçota ses joues pour les colorer. Puis, tel un artiste, elle prit un peu de recul pour inspecter son œuvre. « y est presque, je crois. » S’approchant d’une petite desserte, elle y saisit un pot d’albâtre à rouge, farda ses lèvres puis revint le bécoter à plusieurs reprises sur le visage et dans le cou. Cela fait, elle s’essuya la bouche avec le drap avant de déposer un dernier baiser sur son front. « Et voilà, n’avez-vous pas maintenant la mine du parfait vaurien ? Si vos copains réclament des détails, contentez-vous de sourire. Ce genre de réponse devrait être assez explicite pour eux. S’ils insistent pour vous ramener malgré vous, exigez de n’avoir à faire qu’à moi.
— Vous pensez qu’ils pourraient le faire ? » chuchota-t-il avec effarement.
Tout égayée d’un rire silencieux, Yrena l’embrassa derechef en guise de congé.
Le stratagème d’Yrena remporta un franc succès. C’est en triomphe que les Compagnons remmenèrent Tobin au fort, et les vantardises des autres sur leurs conquêtes de la soirée firent crever les écuyers de jalousie. Cependant, chaque fois que lui-même esquiva les questions dont on le pressait, il sentit le regard de Ki s’appesantir sur lui.
Une fois seuls dans leur chambre, après, c’est à peine s’il osa le regarder en face.
Ki alla hisser ses fesses sur l’entablement de la fenêtre en souriant d’un sourire dévoré de curiosité. « Eh bien ? » finit-il par lâcher.
Après avoir balancé un moment, Tobin lui confessa la vérité. Ki risquait de se moquer de lui, mais il leur serait toujours possible de rire ensemble.
Or, la réaction de son ami ne fut pas du tout celle qu’il avait espérée. « Tu veux dire que tu ... - que tu n’as pas pu ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Tu as pourtant affirmé qu’elle était jolie ! »
Dans toutes les occasions où Tobin lui avait menti, c’était par la faute du même secret, et chacune lui avait fait l’effet d’une trahison.
Il dut cette fois lutter plus longuement contre lui-même avant de hausser les épaules. « Je n’en ai simplement pas eu envie.
— Mais tu aurais dû dire quelque chose. Korin t’aurait permis d’en choisir une autre ...
— C’est bien de cela qu’il s’agit ! Je n’avais envie d’aucune d’entre elles. »
Ki fixa ses pieds ballants pendant un bon moment puis soupira. « C’est donc vrai...
— Quoi donc !
— Que tu ... » Ce fut à son tour de rougir, pour le coup, tout en persistant à éviter de le regarder en face. « Que tu ne ... - tu sais bien ... - que tu ne désires pas les filles. Je veux dire, moi, je croyais que quand tu serais plus vieux et tout... »
La panique qu’avait ressentie Tobin dans la tente du bordel se remit à le ronger insidieusement. « Je ne désire personne au monde ! » riposta-t-il. La peur et la honte avaient chargé ces mots d’une intonation furibonde.
« Je suis désolé ! Je n’avais pas l’intention de ... » Ki se laissa glisser à bas de la fenêtre et l’empoigna par les épaules. « C’est-à-dire, eh bien ... Oh ! puis, n’en fais pas cas. Je ne sous-entendais strictement rien par là, d’accord !
— Si, tu le faisais !
— Ça n’a pas d’importance, Tob. Ça n’en a aucune pour moi. »
Tobin savait que ce n’était pas vrai, mais que Ki souhaitait que ce le soit.
Si seulement je pouvais tout lui avouer, songea-t-il.
S’il connaissait la vérité ... De quel œil me regarderait-il alors ? Son envie de tout déballer d’un seul coup fut si violente qu’il dut se contraindre à se détourner, les dents serrées pour n’y pas céder.
Il entendit quelque part, tout près, retentir le rire de Frère.
Ils n’abordèrent plus ni l’un ni l’autre ce sujet, mais Ki s’abstint de mêler ses taquineries joviales à celles de leurs copains quand Tobin s’arma de mille prétextes pour ne pas remettre les pieds sous la tente peinte.
Tobin multiplia néanmoins dès lors ses chevauchées solitaires en quête de Lhel et d’Arkoniel qui, peine perdue, demeurèrent introuvables.