4
« Comment va mon père ? demanda Korin aux gardes de la porte du Palatin.
— Blessé, mon prince, répondit leur sergent. Il a envoyé vous mander qu’il était dans le pavillon d’été, près du temple. Vous devez aller le rejoindre immédiatement. »
Le Palatin était bondé de blessés et de réfugiés des quartiers inférieurs, ainsi que de bétail conduit là pour le cas où il faudrait soutenir un siège. À peine la porte franchie, partout fourgonnaient dans l’avenue des ormes des troupeaux de porcs et, du parc des villas, des chèvres et des moutons bêlaient.
Des acclamations clairsemées saluèrent les Compagnons qui hâtaient le pas. Les palais et la plupart des demeures étaient plongés dans le noir comme pendant la Nuit du Deuil, mais des feux de quart flambaient de tous côtés. Les terrains découverts et les jardins où s’était naguère pratiqué l’entraînement ressemblaient désormais à un champ de bataille. Les gens se pelotonnaient autour des feux de bivouac, leur manteau tiré par-dessus la tête pour se protéger de la pluie. Les odeurs de cuistance et de fumée saturaient l’atmosphère. On entendait monter des ténèbres des pleurs de mioches, des hennissements de chevaux, sur un fond continu, tout bas, de conversations apeurées.
Le pavillon était brillamment illuminé. À l’intérieur, des quantités de gentilshommes et d’officiers montaient une garde feutrée sans cesser d’aller et venir fébrilement.
Un groupe plus restreint s’était réuni autour d’une table qui occupait le centre de l’édifice. Les Compagnons demeurèrent en retrait pendant que Korin et Tobin allaient se joindre à lui.
« Loués soient les Quatre, mes princes ! s’écria Hylus en les voyant approcher. Nous redoutions que vous ne soyez perdus. »
Erius était allongé sur la table, blême et les paupières closes. Il était nu jusqu’à la taille, et Tobin vit qu’il avait le flanc droit salement amoché et le bras pris dans des éclisses. L’Épée de Ghërilain reposait à sa gauche, noire de sang jusqu’à la garde.
Le général Rheynaris se tenait près de lui, et Nyrin, au pied de la table, affichait une mine grave. Des officiers et des serviteurs demeuraient à portée, et Tobin repéra Moriel parmi eux. Il était en tenue de combat, et son surcot était maculé de suie et de sang. Son regard croisa celui du jeune prince, et il le salua. Assez suffoqué, celui-ci répondit par un hochement de tête puis reporta ses yeux sur le roi.
La vivacité des lumières souligna la pâleur de Korin quand il s’inclina sur son père. « Que s’est-il passé !
— Un nécromancien a fait sauter le mur auprès duquel nous nous trouvions, peu après notre dernier entretien avec vous, mon prince, répondit Rheynaris. Ce sont des éclats produits par la déflagration qui ont atteint Sa Majesté. »
Le prince serra la main valide du blessé. « Il s’en tirera !
— Oui, mon prince, assura une drysienne à cheveux gris.
— Bien sûr que je m’en tirerai ! grommela Erius en ouvrant les yeux. Korin ... Quoi de neuf en ville ? » Le général capta le regard de Korin et secoua la tête. « On continue de se battre, Père », fit Korin.
Erius opina du chef et referma les yeux.
Au bout d’un moment, Tobin s’éclipsa pour aller retrouver les autres autour de l’un des braseros voisins de l’escalier.
Un certain temps s’était écoulé quand une voix familière s’écria: « Ils sont là ! Vivants ! »
Nikidès et Lutha surgirent de la presse et coururent embrasser Tobin et Ki. Barieüs était avec eux, mais il n’y avait toujours pas trace de Ruan. Ils présentaient le même aspect crasseux que chacun des autres mais se révélèrent indemnes.
« Et nous qui nous étions figuré que vous étiez morts devant les portes avec Zusthra ! riposta Tobin, soulagé au-delà de toute expression par la réapparition de ses amis.
— Où est Ruan ? questionna Ki.
— Mort, dit Nikidès d’une voix enrouée par l’émotion. En voyant un Plenimarien m’attaquer par-derrière, il s’est interposé. Il m’a sauvé la vie.
Ki se laissa pesamment tomber sur les marches aux côtés de Lynx. Barieüs fit de même et se couvrit la tête avec un pan de son manteau.
« Oh ! Nik, je suis désolé ! Il est mort en héros, dit Tobin, trop conscient que ces mots sonnaient creux. Orneüs est mort, lui aussi.
Pauvre Lynx. » Lutha secoua la tête. « Encore trois des nôtres qui ne sont plus. »
Les drysiens devaient avoir bien travaillé car, après leur intervention, loin d’accepter de se laisser transporter au palais, le roi exigea qu’on approche un fauteuil. Moriel et Rheynaris l’aidèrent à s’y installer, et Korin s’empressa de lui déposer l’Épée de Ghërilain en travers des genoux. Nyrin et Hylus se plantèrent en sentinelles derrière ce trône improvisé.
Erius s’appuya lourdement sur le bras du siège en suffoquant. D’un geste, il enjoignit à Korin de venir s’agenouiller auprès de lui, puis ils se mirent à converser quelque temps à voix basse. Après quoi le roi fit signe à Nyrin, Rheynaris et Hylus de se joindre à eux, et la discussion reprit.
« Qu’est-ce qui se passe ? souffla Tobin à Nikidès.
Ton grand-père m’a l’air bien inquiet...
— Les nouvelles sont mauvaises. Nos guerriers ont bien réussi à bloquer de nouveau la porte est, mais il rôde toujours des Plenimariens dans les bas quartiers, et l’on vient à peine d’apprendre qu’un autre groupe a forcé la porte sud. Leurs nécromanciens sont pires que tous ceux qu’évoquent les chroniques. Les Busards sont totalement impuissants devant eux. »
Lutha jeta un coup d’œil à la dérobée vers Nyrin. « Semblerait qu’ils ne sont bons qu’à pendre des prêtres et qu’à brûler des magiciens.
— Fais gaffe, avertit Tobin.
— Tout ça revient à dire en fin de compte que nous ne sommes pas en mesure de résister, reprit Lutha dans un souffle presque inaudible. Parce que nous manquons d’hommes, tout simplement. »
Nikidès acquiesça d’un hochement. « Même si personne ne veut encore le reconnaître, Ero est fichue. »
La pluie s’était enfin arrêtée, et les nuages filaient vers l’ouest en se déchirant. Des lambeaux de firmament se voyaient au travers, peuplés d’étoiles si brillantes qu’elles projetaient des ombres. Le croissant d’Illior flottait sur la ville, telle une griffe blanche et acérée.
On apporta des temples et des palais de quoi se restaurer, mais les Compagnons n’avaient guère d’appétit. Emmitouflés dans leurs manteaux qui ne les préservaient qu’à demi de cette nuit de printemps glaciale, ils se recroquevillèrent sur les marches et se mirent, en attendant des ordres, à réaffûter leurs épées.
Plus éreinté qu’il ne se pouvait dire, Ki renonça et s’adossa au dos de Tobin, la tête posée sur les genoux. Caliel et les Compagnons restants les entouraient, mais personne ne se sentait d’humeur à bavarder.
Nous avions envie d’une bataille, et nous l’avons eue, songea Ki, sombrement.
Lynx s’était mis dans un coin, tout seul, et il s’abîmait dans la contemplation d’un feu de camp voisin. Nikidès pleurait silencieusement Ruan, lui aussi, mais Ki savait que ce n’était pas pour la même raison. Un écuyer s’engageait par serment à mourir pour son seigneur et maître. Manquer à cela, c’était manquer à tout. Lynx n’avait pourtant rien à se reprocher; ç’avait été dément, là-bas, sur les remparts.
Quel réconfort puiserais-je là, moi, si j’avais perdu Tobin ? songea-t-il avec amertume. Que se serait-il passé, si la flèche lui avait transpercé la gorge au lieu de l’atteindre à l’épaule ? Que se serait-il passé, si Iya n’était subitement intervenue quand elle l’a fait ? Au moins serions-nous tous morts ensemble, alors ...
Subitement, il vit Tharin émerger des ténèbres, se diriger vers Lynx et lui envelopper les épaules dans une couverture tout en lui parlant doucement, trop bas pour que Ki puisse entendre. Lynx remonta ses genoux et se cacha le visage entre les bras.
Ki fit un gros effort de déglutition puis tâcha de calmer le picotement de ses yeux en se les frottant à deux poings. Tharin comprenait mieux que quiconque ici les sentiments que Lynx éprouvait en cet instant précis.
« Que va-t-il advenir de lui ? chuchota Tobin, révélant par là que son attention s’était concentrée sur la même scène. Tu crois que Korin lui permettra de rester Compagnon ? »
Ki n’avait pas envisagé les choses sous cet angle.
Lynx était des leurs, et l’un des meilleurs. « Pas grand avantage à rentrer chez lui. Tout fils de lord qu’il peut être, il n’en a pas moins trois frères aînés ...
— Il pourrait toujours devenir l’écuyer de Nikidès, non !
— Possible. » Mais Ki doutait fort qu’il accepte volontiers ce genre d’offre dès à présent. Il ne s’était pas simplement contenté de servir loyalement ce vantard ivrogne d’Orneüs, mais il l’avait aimé, va savoir pourquoi.
Dans le pavillon, derrière eux, les généraux étaient toujours en conférence avec le roi. Un silence si invraisemblable régnait sur le Palatin que Ki percevait le bourdonnement incessant des prières en provenance du temple des Quatre ; le parfum de l’encens et l’odeur des offrandes brûlées semblaient imprégner l’atmosphère. Il leva les yeux vers la froide pelure de lune et se demanda où diable, aujourd’hui, les dieux avaient bien pu passer.
Le vent se leva peu après, charriant les effluves de mort et de fumée qui s’exhalaient du port, avec la rumeur incertaine de voix ennemies beuglant des chansons.
Des chants de victoire, songea Ki.
Un contact sur l’épaule fit sursauter Tobin qui s’était mis à somnoler.
C’était Moriel. « Le roi vous réclame, mon prince. » Voyant Tharin et Ki lui emboîter le pas sans mot dire, il se félicita de leur compagnie.
Le roi dégageait à trois pas une odeur d’herbes médicinales et d’eau-de-vie, mais c’est avec un regard aigu qu’il fit signe à son neveu de s’asseoir à ses pieds sur un tabouret. Hylus, Rheynaris et Nyrin étaient toujours là, Korin aussi. Ils avaient tous des mines sinistres.
Erius lui tendit sa main gauche et le dévisagea avec tant d’intensité qu’il se sentit brusquement effrayé. Sans desserrer les dents, il prêta l’oreille à la respiration rauque et malaisée du souverain.
Au bout d’un moment, celui-ci le relâcha et se laissa aller comme auparavant contre le dossier de son fauteuil. « On a dépêché ce matin des pigeons vers les cités côtières », chuchota-t-il d’une voix râpeuse. « Volchi a été frappée encore plus durement par cette maudite variole. Elle ne peut pas envoyer un seul homme. Ylani peut en lever quelques-uns, mais sa garnison est d’ores et déjà insuffisante.
— Et Atyion ? Solari doit s’être déjà mis en route, à cette heure-ci, non !
— Nous n’en avons pas reçu de réponse, l’avisa le Chancelier. Plusieurs oiseaux se sont envolés, mais aucun n’est revenu. Il se peut que l’ennemi les ait interceptés. Quoi qu’il en soit, force nous est de présumer que Solari n’est toujours pas au courant de notre situation.
— Il te faut y aller, Tobin, expectora le roi. Il nous faut à tout prix les forces d’Atyion ! Entre sa garnison permanente, les gens de Solari et ceux des villes environnantes, tu devrais être en mesure de rameuter quelque trois milliers de soldats. Il faut que tu les ramènes, et vite !
— Bien sûr, Oncle, mais ... Mais comment ferai-je pour me rendre là-bas ? La ville est cernée.
— L’ennemi n’a pas assez d’hommes pour nous boucler totalement dedans, intervint le général. Il a concentré le gros de ses troupes le long du mur est et aux portes. Dans les intervalles, il n’a étiré qu’un dispositif des plus ténus, surtout au nord et à l’ouest. Un petit groupe pourrait s’y infiltrer. Mes éclaireurs ont découvert un point praticable dans les parages de la porte charretière nord-ouest. Nous vous ferions descendre par un assommoir. Resterait à vous procurer des montures, une fois dehors.
— Qu’en dis-tu, Tharin ? demanda le roi.
— Sous réserve qu’il nous soit possible d’en trouver de fraîches sur tout le trajet, nous pourrions arriver là-bas vers midi, demain. Mais le retour sera forcément plus lent, avec une quantité pareille de fantassins. Il pourrait s’écouler trois jours avant que nous ne soyons de retour.
— Trop long ! gronda Erius. Allez à marches forcées, Tharin, comme nous l’avons fait jadis ensemble à Chaugué. Manquez-y, et il ne restera rien à sauver de la ville. Ero est le cœur de Skala. Qu’elle tombe, et c’est la chute de Skala.
— J’emmènerais combien d’hommes ? demanda Tobin.
— Le moins possible serait le mieux, conseilla Rheynaris. Vous auriez plus de chances de passer inaperçus.
— Et d’autant plus, s’ils partent habillés en simples soldats », fit Nyrin.
Tobin lui consentit un hochement rétif. « Tharin et Ki viendront avec moi. » Il marqua une pause, avant d’ajouter précipitamment: « Et mon garde du corps Koni. C’est l’un de mes meilleurs cavaliers.
— Et moi ! Et moi ! réclamèrent ses autres gens du fond de l’ombre, en deçà des piliers.
— Je veux en être. » Lynx se fraya passage à coups d’épaules pour se porter au premier rang puis vint à grandes enjambées s’agenouiller aux pieds de Korin.
« De grâce, accorde-moi la permission de partir avec lui. »
Le prince chuchota quelque chose à l’oreille de son père qui hocha la tête. « Très bien.
— Et moi ! cria Lutha en se démenant pour fendre la presse.
— Non, répondit Erius d’un ton sévère. Korin va devoir prendre ma place au combat, demain, et il aura besoin de ses Compagnons pour l’entourer. En tout état de cause, il ne reste déjà que trop peu d’entre vous. »
Lutha, décontenancé, s’inclina bien bas, le poing pressé contre son cœur.
« Voilà qui est décidé, alors. Vous quatre, vous accompagnez le prince Tobin, fit Rheynaris. Je vais de ce pas vous faire fournir des uniformes ordinaires et commander qu’on vous escorte jusqu’au mur. »
Comme ils tournaient les talons pour se retirer, le roi leva la main. « Un instant, neveu. »
Tobin se rassit. Après lui avoir fait signe de se rapprocher davantage, Erius lui souffla: « Tu es le fils de ton père, Tobin. Je sais que tu ne me failliras pas. » Tobin retint son souffle, sans parvenir à lever les yeux.
« Pas de fausse modestie, maintenant, croassa le roi, se méprenant sur son attitude. Je vais te dire quelque chose que je devrais garder pour moi, et que tu ne répéteras pas, tu entends !
— Oui, Oncle.
— Mon fils ... » La souffrance le fit grimacer quand il s’inclina pour lui parler d’encore plus près. « Mon fils n’est pas le guerrier que tu es, toi.
— Ne dites pas cela, Oncle ... », essaya-t-il de protester, mais d’une voix mal assurée.
Erius branla tristement du chef. « Mais si, c’est vrai, et tu le sais. Il n’empêche qu’il sera roi, et que c’est lui, demain, qui va affronter l’ennemi à ma place. Hâte-toi de ramener ces renforts, puis reste auprès de lui, désormais et toujours. C’est toi qui prendras la relève de Rheynaris lorsqu’il portera la couronne, n’est-ce pas ? Promets-le-moi, Tobin.
Oui, Oncle. » Le souvenir du visage de Mère le jour où elle était morte lui fit proférer ce mensonge plus facilement. Mais, lorsqu’il fila pour aller changer de tenue, croiser le regard de Korin lui fut impossible.
Korin n’avait pas pu entendre un traître mot de cet aparté, mais quelque chose dans l’expression de la physionomie de son père l’avait troublé. Et son malaise ne fit que s’aggraver quand Tobin évita de le regarder.
« Qu’y a-t-il, Père ? demanda-t-il en retournant auprès du roi. Ne vous en faites pas, vous pouvez compter sur Tobin. Et vous pouvez aussi compter sur moi. » Il s’agenouilla et tendit les mains vers l’Épée. « Accordez-moi votre bénédiction, Père, afin qu’il me soit permis d’être un chef aussi sage que vous. »
Le poing d’Erius se resserra sur la poignée de l’arme, et ses yeux se durcirent. « Tout doux, mon fils, tu vas un peu vite en besogne. Une seule et unique main manie l’Épée de Ghërilain. Tant qu’il me reste un souffle de vie dans le corps, je suis et demeure toujours le roi. Borne-toi pour l’heure à prouver que tu es digne d’elle. »
Seul Nyrin se trouvait suffisamment près pour entendre la rebuffade. Korin surprit le léger sourire du magicien et se jura d’en tirer vengeance. « Par les Quatre et par la Flamme, Père, je ne vous faillirai pas. »
Erius posa sa main gauche sur la tête de son fils. « Par les Quatre et par la Flamme, je te bénis. Ne te sépare pas de Rheynaris, et suis bien ses conseils. »
Après s’être incliné devant lui, Korin s’éloigna vivement. Le général battit en retraite à sa suite, mais lui, toujours aussi cruellement blessé par les rudes propos de son père, s’entêta à faire mine de l’ignorer.
Guidés par les éclaireurs de Rheynaris, Tobin et sa petite bande enfilèrent à vive allure les rues désertées. Sa garde personnelle et une douzaine d’hommes d’armes du roi les accompagnèrent jusqu’au mur nord, mais on ne rencontra pas l’ombre d’un adversaire. Les maisons étaient claquemurées partout. On ne discernait nulle part la moindre lumière.
Une fois montés jusqu’aux hourds, ils scrutèrent les alentours de la ville par les archères et remarquèrent en contrebas la dispersion des feux de quart. Leur densité était beaucoup plus grande aux abords du port, mais Tobin en aperçut aussi d’autres, plus clairsemés, qui s’échelonnaient tout le long de la côte.
Au-delà des murs, le terrain était plat et n’offrait guère de couvert. La lune était couchée, mais les étoiles diffusaient assez de lumière pour permettre de distinguer le ruban blafard de la grand-route.
Afin de privilégier la vitesse et la mobilité, ils avaient tous renoncé à s’encombrer de leur pesante armure et de leur bouclier. Revêtus de vulgaires cottes en cuir clouté, ils portaient leur carquois fixé dans le dos par des courroies et tenaient leur arc à la main.
« Ici, prince Tobin », chuchota l’un des éclaireurs en soulevant la trappe qui recouvrait un assommoir. La plongée était plutôt vertigineuse, une cinquantaine de pieds. Les gens du général apprêtèrent les cordes qu’ils avaient apportées.
« Je vais y aller le premier », souffla Tharin.
Enfilant un large nœud coulant par-dessus sa tête, il se l’arrima fermement sous les aisselles et s’assit jambes pendantes au bord du trou. Il fit un clin d’œil à Tobin tandis que trois malabars de soldats le descendaient dans le vide.
Couché à plat ventre, Tobin le regarda jusqu’à ce qu’il touche terre et s’évanouisse en un rien de temps dans l’ombre d’un buisson voisin.
Lynx suivit, puis Koni, puis Ki. Celui-ci lui adressa un sourire vaseux avant de se laisser glisser dans l’assommoir, les paupières serrées à bloc, et de disparaître.
Tobin s’empressa de le faire à son tour, sans se donner le loisir de réfléchir à la profondeur de l’espace qui se creusait sous ses bottes. Une fois à terre, il se débarrassa de la corde en un tournemain et courut rallier ses compagnons.
Tharin avait déjà fait le point. « Va nous falloir rester à l’écart de la route. Ils doivent la surveiller, et il fait assez clair pour qu’ils y repèrent nos mouvements. Il n’y a rien d’autre à faire que de filer la rattraper plus loin et d’espérer qu’on trouvera bientôt des chevaux. Assurez-vous que vos flèches sont bien tassées. »
Tous contrôlèrent que les chaussettes de laine matelassées dont ils avaient bourré leurs carquois empêchaient les traits de s’entrechoquer si peu que ce soit. « Prêt, fit Ki.
— Très bien, alors. On y va. »
Les tout premiers milles furent très éprouvants. Ils avaient l’impression que la clarté des étoiles était aussi vive que celle du soleil au zénith, et qu’elle leur faisait des ombres démesurées.
Les domaines les plus proches de la ville avaient été mis à sac. Le feu avait épargné leurs bâtiments, mais il n’y restait plus une seule tête de bétail, et les habitants en avaient été massacrés. Hommes, femmes et enfants gisaient à l’endroit même où on les avait impitoyablement réduits en bouillie. Sans leur permettre de s’attarder, Tharin entraînait à toutes jambes ses compagnons vers la ferme suivante puis la suivante, et il leur fallut parcourir pas mal de milles avant de se retrouver au nord de la zone dévastée par l’avance des Plenimariens. Au-delà, les propriétés étaient abandonnées, leurs étables et leurs écuries désespérément vides. Les terres cultivées qui les séparaient les unes des autres étaient presque entièrement à découvert et n’offraient que fort peu de haies et de murets derrière lesquels s’abriter.
Finalement, ils aperçurent un bosquet de quelque importance et couraient s’y réfugier quand, à quelques pas de la lisière, les accueillit le vibrant concert, reconnaissable entre tous, de cordes d’arcs. Le sifflement d’une flèche effleura d’assez près la joue de Tobin pour qu’il en entende bourdonner l’empennage.
« Une embuscade ! gueula Tharin. À droite ! Tous à couvert ! »
Mais, comme ils galopaient de ce côté-là, des types armés d’épées bondirent au-devant d’eux. Le temps manquait pour les compter, mais ils avaient de toute façon l’avantage du nombre. Tobin en était encore à porter la main à la sienne quand Lynx poussa son cri de guerre et le dépassa en coup de vent pour charger le plus proche de leurs adversaires. Un groupe se referma sur lui tandis que sa lame croisait de l’acier.
Et puis les autres furent à leur tour sur eux. Tobin esquiva le premier qui l’aborda et lui décocha un revers formidable sur la nuque, juste au-dessous du heaume. Pendant qu’il s’effondrait, deux autres se précipitèrent sur Tobin. « Sang, mon sang », chuchota t-il instinctivement, mais Frère ne survint pas.
Il poursuivit néanmoins la lutte, flanqué de Tharin et de Ki. Il entendit Koni hurler derrière, et le fracas de l’acier sur sa droite lui révéla que Lynx tenait toujours tête.
Le sang fredonnait à ses oreilles pendant qu’il affrontait chacun de ses agresseurs et les repoussait tour à tour. Ils étaient bougrement costauds, mais il se défendit tout seul jusqu’à ce qu’il leur eût réglé leur compte. Le sol était alors jonché de cadavres autour d’eux, et il s’aperçut que le reste de la clique déguerpissait.
« Laissez-les filer, haleta Tharin en s’appuyant sur son épée.
— Ça va, Tob ? hoqueta Ki.
— Ils ne m’ont pas touché une seule fois. Où sont les autres !
— Ici. » Lynx sortit à grands pas de l’ombre des arbres, sa lame noircie jusqu’à la garde sous le clair d’étoiles.
« C’était de la folie, crebleu, de faire un truc pareil ! vociféra Tharin en l’empoignant par le bras et en le secouant rageusement. Tu ne nous quittes pas d’une semelle, la prochaine fois ! »
Lynx se dégagea et se détourna.
« Fiche-lui la paix, intervint Tobin. Il s’est bravement comporté.
— Ce n’était pas de la bravoure ! jappa le capitaine, avec un coup d’œil venimeux pour l’écuyer maussade. Si tu as tellement envie de te foutre en l’air, attends au moins que nous ayons amené le prince sain et sauf à Atyion ! Tu te dois au prince Tobin, désormais. Tu m’entends, mon gars ? Oui ? »
Lynx baissa la tête et acquiesça d’un hochement. Le regard de Tobin parcourut l’alentour. « Où est passé Koni ? » Ils étaient les seuls debout.
« Oh, peste ! » Tharin se mit à chercher parmi les corps, et tous l’imitèrent en criant le nom du disparu. Les hommes qui gisaient à terre portaient tous la tenue noire de Plenimar, et Tobin n’eut pas à y réfléchir à deux fois pour planter son poignard dans ceux qui bougeaient encore.
« Koni ! appela-t-il en essuyant la lame sur sa cuisse. Koni, où es-tu ? »
Un vague gémissement lui parvint de quelque part à gauche. Il tourna la tête et aperçut une silhouette sombre qui rampait lentement vers lui.
Il se précipita à sa rencontre et s’agenouilla pour examiner ses blessures. « Tu es sérieusement atteint ? »
Le jeune garde s’évanouit avec un grognement. Les autres les rejoignirent pendant que Tobin le retournait doucement. La hampe brisée d’une flèche émergeait de sa poitrine, juste au bas de l’épaule droite.
« Lumière divine ! » Tharin se baissa pour regarder plus attentivement. « Qui diable est-ce là ? »
Abasourdi, Tobin dévisagea le jouvenceau blond qui portait les habits de Koni. Il avait le torse trempé de sang, et ne respirait qu’à petits coups pénibles. « Je ne sais pas. »
Les paupières de l’inconnu se soulevèrent en papillotant. « Eyoli. Je suis ... Eyoli. C’est Iya qui m’a envoyé. Je suis ... embrumeur mental.
— Embru ... quoi ? » Ki tira son épée.
« Non, attends. » Tharin s’agenouilla près du blessé. « Tu prétends qu’Iya t’a envoyé. Comment saurions nous si c’est vrai !
— Elle m’a chargé de dire au prince Tobin ... » Il grimaça, la main crispée sur sa poitrine. « De vous dire que la sorcière est dans le chêne. Elle a affirmé ... que vous comprendriez.
« En effet, déclara Tobin. À Ero, c’est elle qui m’a recommandé de garder Koni avec moi. Il doit être un magicien.
— Pas ... pas tant que ça. » Il émit un pauvre gloussement. « Et moins encore un combattant. Elle m’a ordonné de rester près de vous, mon prince. Pour vous protéger.
— Mais alors, où est Koni ? demanda Tharin.
— Tué, avant la chute des portes. J’ai pris sa place et vous ai rattrapés avant que vous ne vous retrouviez acculés dans cette maudite auberge.
— Il est mort ? » Bouleversé, Tobin se détourna pour cacher son chagrin.
« Je suis désolé. C’était le seul moyen de rester avec vous. Elle avait dit de ne pas vous quitter, hoqueta Eyoli. C’est comme ça qu’elle a su que nous étions coincés. Je l’ai avertie.
— Elle sait où nous sommes en ce moment ? demanda Tobin.
— Je pense que oui. Elle n’a pas dû pouvoir sortir. »
Tobin jeta un regard en arrière vers la ville en feu.
Il n’était pas question d’attendre Iya, maintenant.
« Quelle est la gravité de ses blessures ? s’inquiéta Ki.
— La flèche et un coup d’épée au flanc, répondit Tharin. Va falloir le laisser.
— Non ! protesta Tobin. Il mourra, si on l’abandonne ici, en plein vent.
— Partez, je vous en conjure ! » Eyoli fit un énorme effort pour se mettre sur son séant. « Iya saura me trouver. Vous devez continuer.
— Il a raison, Tobin, dit le capitaine.
— Pas question de le laisser mourir ici. C’est un ordre, entendez-vous ? Il a contribué tout à l’heure à nous sauver tous. Je ne l’abandonnerai pas tant que nous n’aurons pas fait tout notre possible pour lui. »
Tharin ne put réprimer un grognement de dépit. « Lynx, va nous dénicher de quoi faire des bandages. Ki, des gourdes d’eau et des manteaux. On va chaudement l’emmitoufler et le mettre à l’abri des arbres. Désolé, Tobin, mais nous ne pouvons pas faire mieux que ça.
— Je suis navré de vous priver d’un homme, murmura le magicien en fermant les yeux. J’aurais dû vous avertir que ...
— Vous avez accompli votre devoir, dit Tobin en lui saisissant la main. Je ne l’oublierai pas. »
Ki revint chargé de manteaux, de gourdes et d’une poignée d’arcs. Laissant tomber ceux-ci auprès de Tharin, il lâcha : « Vous en pensez quoi, vous ? » Tharin en ramassa un, puis un second. « Ils sont de fabrication skalienne.
— Ils l’étaient tous, chacun de ceux que j’ai vus.
Les épées aussi, pour autant que j’aie pu juger.
— Vraiment ? » Tharin entreprit de dégager la flèche de l’épaule d’Eyoli. Celui-ci se cramponna à la main de Tobin en s’efforçant de refouler ses cris, mais la douleur était trop atroce pour lui. Ki lui plaqua une main sur la bouche pour étouffer ses hurlements jusqu’au moment où il finit par s’évanouir. Après avoir bandé la plaie, Tharin s’empara de la pointe de flèche sanglante et l’examina sous tous les angles un bon moment. « Ki, Lynx, enveloppez-le aussi chaudement que vous pourrez puis trouvez-lui une bonne cachette dans le sous-bois. Laissez à sa portée le plus d’eau possible. Toi, Tobin, suis-moi. »
Il se rendit auprès du cadavre le plus proche et se mit à lui tripoter la poitrine et le dos. Après avoir exhalé un grognement sourd, il procéda aux mêmes investigations sur un bon nombre d’autres morts. « Flamme divine !
— Qu’y a-t-il !
— Regarde-moi ça, fit le capitaine en fourrant un doigt dans la déchirure d’une tunique. Mets-y ta main, et dis-moi ce que tu constates au toucher !
— Il n’y a pas là de blessure. Ce type est mort du coup d’épée qui lui a tranché le cou.
— Et c’était pareil pour les autres. Sans compter que Ki ne se trompait pas non plus à propos des armes. Il s’agit là de Skaliens déguisés en Plenimariens.
Mais pourquoi nous attaquer, alors !
— Parce qu’ils en avaient reçu l’ordre, je dirais.
Avec celui de faire en sorte que nous ayons l’air d’avoir été tués par l’ennemi. » Il se releva, partit fureter dans les environs puis revint avec une poignée de flèches. Elles avaient des hampes épaisses, et un empennage non pas triple mais quadruple. « Arcs skaliens, mais flèches plenimariennes. Pas bien sorcier de s’en procurer, après la bataille à laquelle nous avons pris part tout à l’heure.
— Je ne comprends toujours pas. Si nous n’arrivons pas à Atyion, la ville va tomber !
— C’est forcément quelqu’un qui savait que nous nous rendrions à Atyion, par quelle route et à quel moment. Et qui l’a su assez tôt pour manigancer tout ça.
— Pas le roi ! Même s’il souhaitait à tout prix ma perte, il ne sacrifierait pas Ero.
— Alors, il faudrait que ce soit l’une des personnes qui se trouvaient avec lui cette nuit. Peut-être que l’idée de t’envoyer n’était pas d’Erius. »
Tobin réfléchit. « Pas Hylus !
— Non, pour rien au monde je ne le croirais.
— Ce qui ne laisse que le général Rheynaris et lord Nyrin.
— Et le prince Korin.
— Non ! Korin ne ferait jamais une chose pareille. Ç’a dû être Nyrin.
N’importe, pour l’heure. Il nous reste encore à faire une longue route et à dénicher des chevaux. » Ki et Lynx avaient installé Eyoli aussi douillettement que faire se pouvait dans un nid de manteaux sous un chêne, à peine au-delà de l’orée du bois. « J’enverrai s’occuper de vous », promit Tobin. Eyoli extirpa l’une de ses mains du cocon qui l’enveloppait puis se toucha le front et la poitrine. « Allez, mon prince. Sauvez votre ville. »
Un vaste domaine les attendait juste à la sortie des fourrés. Un mur en pierre de hauteur médiocre lui servait d’enceinte, et son portail béant pendait lamentablement sur ses gonds.
« Gaffe, les gars », murmura Tharin.
Mais les lieux avaient été désertés. Les portes de la grange étaient ouvertes, et il n’y avait pas une seule bête dans les enclos.
« Par les couilles à Bilairy ! haleta Ki, en ressortant les mains vides des écuries. Ils ont dû emmener le bétail pour l’empêcher de tomber aux mains de l’ennemi. »
Le capitaine soupira. « Eh bien, rien d’autre à faire que de continuer. »
Ils venaient d’atteindre le portail lorsqu’ils entendirent un vent violent se déchaîner.
Tobin promena un regard circulaire étonné. La nuit était calme, à peine émue par un soupçon de brise.
Le tumulte se fit plus fort, puis s’interrompit brusquement tandis qu’une grosse masse sombre se détachait sur l’air limpide à moins de dix pieds de l’endroit où ils se tenaient, dégringolait à terre en rebondissant puis allait s’emboutir contre un chenal d’irrigation.
Tobin s’apprêtait déjà à s’en approcher, mais Tharin le retint, pendant que Lynx et Ki s’avançaient avec mille précautions, l’épée dégainée.
« Je crois que c’est un homme, leur lança Lynx. - Oui, c’en est un, et bien vivant, confirma Ki.
— Un magicien ? demanda Tobin.
— Ou quelque chose de pire », grommela Tharin en faisant un pas pour se placer devant lui.
L’étrange voyageur se redressa lentement sur ses genoux, les deux bras levés pour bien faire voir qu’il n’était pas armé. Ki poussa un cri de stupeur. « Tobin, c’est Arkoniel !
— Par les Quatre, il pleut des magiciens, aujourd’hui ? » gronda le capitaine.
Tobin courut aider Arkoniel à se relever. Au lieu de sa pèlerine à capuche accoutumée, celui-ci portait la longue casaque en peau de mouton des bergers, et il avait le crâne engoncé dans un chapeau de feutre qu’une écharpe maintenait en place. Des gantelets de cuir lui couvraient les bras presque jusqu’au coude. Il était hors d’haleine et tremblait comme un homme terrassé par la fièvre.
« Comment avez vous fait pour venir ici ? » demanda Tobin.
Encore mal assuré sur ses pieds, Arkoniel lui agrippa l’épaule. « Un sortilège auquel je travaillais depuis longtemps. Pas encore tout à fait au point, mais il semblerait que j’aie réussi à garder quand même tous mes bras et jambes.
— Vous vous attendiez à du vilain temps ? questionna Ki, manifestement fasciné par l’inénarrable chapeau.
— Non, seulement à un vilain voyage. Comme je l’ai dit, le sortilège exige encore quelques améliorations. Rien ne me garantit encore que j’arriverai entier ou en chair à pâté. » Il retira son gantelet gauche et leur montra son poignet pris dans des éclisses. « Le même que je m’étais cassé le jour de mon arrivée au fort, vous vous rappelez ? » Il arracha son gantelet droit avec les dents puis dénoua l’écharpe qui arrimait son chapeau.
« Mais comment diable t’y es-tu pris pour nous retrouver ? demanda Tharin.
— Pour ça, vous pouvez remercier Iya et Eyoli.
C’est eux qui m’ont averti. Tobin, je pense que tu vas avoir besoin de ceci. » Du fond de son chapeau, il extirpa la vieille poupée de chiffon. « Ne t’en laisse plus séparer. »
Tobin la fourra vivement dans sa cotte cloutée sous l’œil abasourdi de Lynx. « Vous pouvez marcher ? »
Arkoniel rajusta sa tenue débraillée. « Oui, c’est juste un peu déboussolant de voyager comme ça deux fois en une seule nuit. Peux pas dire que je le recommanderais. » Il regarda tout autour. « Pas de chevaux !
— Non, répondit Tharin. Je présume que tu n’as pas de sortilège pour régler la question ? »
Arkoniel lui fit un clin d’œil. Sortant sa baguette de cristal, il traça dans l’air une figure de lumière rouge, puis se planta deux doigts dans la bouche et donna un coup de sifflet strident. « Et voilà, ils ne vont pas tarder. »
Lynx et Ki retournèrent aux écuries. Quand ils revinrent avec des selles, la route était ébranlée par le bruit de sabots qui approchaient au grand galop. Au bout de quelques minutes, dix chevaux surgirent dans la cour à la vitesse de la foudre et s’arrêtèrent pile autour d’Arkoniel, flairant sa tunique et sa ceinture.
« Tu es devenu un gaillard sacrément pratique, depuis notre dernière rencontre ! s’esclaffa Tharin.
— Merci. Ces quelques années ont été plutôt instructives. »
Il attira Tobin à l’écart pendant que les autres harnachaient les bêtes. « Je suppose que tu sais ce que tout cela signifie ? »
Le jeune prince acquiesça d’un signe.
« Bon. Je crois qu’il vaudrait mieux que tes amis soient au courant.
— Tharin l’est déjà.
— Tu le lui as dit !
— Non, c’est Lhel. »
Arkoniel l’empoigna par l’épaule avec sa main valide. « Tu l’as donc vue ! Où est-elle !
— Je ne l’ai pas vue. Elle est allée trouver Tharin dans une espèce de vision. »
Le magicien s’affaissa, et un profond désappointement se lut dans son regard. « Elle nous a quittés à la marée-Sakor. J’ai eu beau la chercher quand je suis retourné au fort pour récupérer la poupée, nulle part je n’ai aperçu la moindre trace d’elle.
— Vous voulez dire que ce n’est pas Lhel qui l’a reprise à ma mère !
— Non. Je l’ai découverte dans la tour. Quelqu’un y était monté avant moi. L’une des tables avait été remise debout, et dessus étaient alignées une douzaine des autres poupées. Tu te souviens d’elles ? Des garçons sans bouche ? La tienne était du nombre. À croire que quelqu’un savait que j’allais venir la chercher.
— Peut-être Nari !
— La porte de la tour est toujours verrouillée, et ça fait des années que j’ai jeté la clef dans la rivière. Lhel pourrait bien l’avoir fait, mais ... Enfin, à mon idée, peut-être que ta mère a compris que tu en avais besoin. »
Tobin secoua la tête. « Ou plutôt que Frère en avait besoin.
— Que veux-tu dire !
— C’est lui qu’elle a toujours aimé, pas moi. » Sa main se crispa sur le renflement que faisait la poupée coincée dans son plastron. « Elle l’avait faite afin de le garder auprès d’elle. Elle la trimballait partout, pour être sûre qu’il soit là. Elle l’aimait, lui.
— Non, Tobin. C’est sur les instructions de Lhel qu’elle a fait la poupée. Il n’existait pas d’autre moyen de tenir Frère en bride après ... après sa mort. Lhel a aidé ta mère, et c’est grâce à sa magie qu’il s’y trouvait lié. Il se peut que ta mère ait puisé là quelque réconfort, mais ce n’était pas de l’amour...
— Vous n’y étiez pas, vous ! Vous n’avez pas vu comment elle se comportait. Il n’y avait que lui, toujours lui. Elle ne voulait jamais de moi. »
Une expression de chagrin sincère balaya le visage du magicien. « Oh ! Tobin ... Ce n’était pas ta faute ni la sienne, cet état de choses.
— La faute à qui, alors ? Pourquoi me traitait-elle de cette façon, simplement parce qu’il était mort-né ? »
Arkoniel ouvrit la bouche pour répondre puis se détourna. Tobin lui attrapa la manche. « Qu’y a-t-il !
— Rien. Tout ça, c’est du passé. Ce que maintenant tu dois faire, c’est partir tout de suite pour Atyion. Le plus sûr serait de ne révéler ta véritable personnalité que là-bas.
— Mais comment ? Nous n’avons pas Lhel sous la main pour dénouer ce qu’elle a noué.
— Elle m’a appris comment faire. C’est très simple, en fait. Tranche le cordon qu’elle a façonné avec tes cheveux pour entourer le cou de la poupée, retire ensuite du rembourrage les os de Frère et, pour finir, extrais de ta poitrine l’esquille qu’elle t’a cousue sous la peau.
— C’est tout ? s’écria Tobin tout bas. Mais j’aurais pu le faire à n’importe quel moment !
— Oui, et si tu l’avais su, tu aurais risqué de le faire prématurément et d’entraîner par là notre ruine à tous.
— Je ne l’aurais pas fait ! Je n’en ai jamais eu envie. Je n’en ai toujours pas envie. » Il s’étreignit à deux bras, désespérément. « J’ai peur, Arkoniel. Que se passera-t-il si... ? » Son regard se porta vers ses compagnons. « Comment vont-ils réagir !
— Faudrait se mettre en route, lança Tharin.
— Un instant, s’il vous plaît, répondit Arkoniel.
L’heure est venue d’avertir Ki. Ce n’est que justice, et tu auras besoin qu’il t’épaule avec toute sa fermeté. - Maintenant !
— Je m’en charge, si tu préfères.
— Non, c’est de ma bouche qu’il faut qu’il l’apprenne. Et Lynx !
— Oui, tous les deux. »
Tobin retourna lentement vers Ki. Il avait été tenté plus de cent fois de tout lui dire, comme ça, tout, mais à présent la peur le suffoquait.
Et si Ki se mettait à le détester ? Et puis qu’en penseraient Korin et le reste des Compagnons ? Et qu’adviendrait-il, au surplus, si la population d’Atyion refusait de le croire, si elle refusait de le suivre !
« Courage, Tobin, lui chuchota le magicien. Aie foi en la volonté d’Illior. Pour Skala !
— Pour Skala, marmonna Tobin.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? le questionna Ki avant qu’il n’ait eu le temps de dire un seul mot. Il y a de mauvaises nouvelles !
— C’est quelque chose que j’ai à vous dire, et je ne sais comment m’y prendre, à moins de le faire tout court, crûment. »
Il prit une profonde inspiration, possédé par la même impression de vertige abominable que dans ses rêves de la falaise du haut de laquelle il était sur le point de tomber. « Je ne suis pas ce que vous croyez. Quand vous me regardez, ce n’est pas moi que vous voyez. C’est Frère.
— Qui ça ? s’interloqua Lynx en le dévisageant comme s’il avait perdu l’esprit. Tu n’as pas de frère, Tobin.
— Si fait, j’en ai un. Ou plutôt j’en avais un. Mon jumeau. C’est le démon dont tu as entendu parler, seulement ce n’est rien d’autre qu’un fantôme. Ce n’est pas une fille qui est morte, c’est lui. La fille, c’était moi, et une sorcière m’a transformé pour que j’aie l’air d’être lui juste après ma naissance.
— Lhel ? » demanda Ki d’une voix réduite à un murmure presque inaudible.
Tobin hocha la tête en s’efforçant de voir celle que faisait son ami, mais la lumière des étoiles ne lui permit pas d’y parvenir, et cela ne fit qu’empirer sa peur.
« Vous connaissez tous deux les rumeurs qui courent à propos du roi, intervint Arkoniel. Qu’il a fait périr toutes les héritières potentielles afin de garantir sa propre légitimité et celle de sa lignée. Ce ne sont pas rien que des rumeurs. C’est la vérité. L’Oracle d’Afra a averti mon maître, Iya, et nous a fait un devoir de protéger Tobin jusqu’à ce qu’elle soit en âge de gouverner. Et voilà ce qui a dicté notre conduite.
— Non ! hoqueta Ki en se reculant. Non, je ne le crois pas. Je te connais ! Je t’ai vu ! Tu n’es pas plus une fille que je ne le suis ! »
Je ne le savais pas non plus, du moins au début ! voulut protester Tobin, mais sa bouche refusa de proférer ces mots parce que Ki continuait à s’éloigner de lui.
« J’étais présent, cette nuit-là, Ki, reprit Arkoniel.
J’ai consacré mon existence entière à garder le secret jusqu’ici. Aucun d’entre nous n’avait d’alternative, et surtout pas Tobin. Mais l’heure a sonné maintenant que soit révélée sa véritable forme. Skala doit avoir une reine, et une reine de la lignée authentique.
— Reine ? » Ki pivota sur lui-même et courut se réfugier dans la grange.
« Je vais lui parler, dit Tharin. S’il te plaît, Tobin, laisse-moi m’en charger. Dans votre intérêt à tous deux. »
Tobin acquiesça d’un signe pitoyable, et le capitaine s’élança aux trousses de l’écuyer.
Lynx se rapprocha, lui, pour le regarder droit dans les yeux. « C’est vraiment exact ? Je veux dire ... , je t’ai vu, moi aussi, aux étuves, et lorsqu’on allait nager. »
Tobin haussa les épaules.
« Lui non plus ne savait rien de tout ça, voilà peu d’années encore, expliqua le magicien. L’épreuve qui l’attend ne va pas être facile à subir. Sans compter qu’il lui faudra aussi affronter Erius et Korin. Il va avoir besoin d’amis indéfectibles.
— Tu seras reine ? fit Lynx comme s’il n’avait pas entendu.
— D’une manière ou d’une autre. Mais tu es un Compagnon, Lynx. Tu connais Korin depuis plus longtemps que moi. » Les mots étaient comme du sable dans sa bouche. « S’il t’est impossible de ... - bref, je comprendrai.
— Vous êtes libre de retourner à Ero dès à présent, si vous le souhaitez, dit Arkoniel.
— y retourner ? Je n’ai jamais eu l’intention d’y retourner. Tharin ne m’a que trop percé à jour, tout à l’heure, Tobin. Autant que je reste, alors. » Il émit un petit rire désolé puis tendit la main. « C’est un peu maigre comme serment, non ? »
Tobin la lui serra. « C’est assez pour moi. »
Ki n’était pas allé plus loin que l’entrée de la grange et se tenait là, bras ballants. « Pourquoi ne me l’avait-il pas dit ? » lâcha-t-il d’une voix plombée de chagrin.
Tharin eut le plus grand mal à refréner sa colère. Il s’était attendu à mieux de la part de Ki. « Il ne se doutait de rien lui-même quand vous vous êtes connus.
— Il le sait depuis quand, alors !
— Depuis la fois où il s’est enfui à Bierfût. Iya et votre sacrée sorcière lui ont fait jurer de se taire. C’est un fameux fardeau qu’il lui a fallu porter là, Ki ; d’une lourdeur que ni toi ni moi ne pouvons seulement nous figurer.
— Vous étiez au courant !
— Seulement depuis quelques semaines. Rhius non plus ne m’avait rien dit, mais pas parce qu’il n’avait pas confiance en moi. C’était dans l’intérêt de Tobin, et par mesure de sécurité. Nos petites personnes n’entrent pas en ligne de compte, là-dedans.
— Mais je deviens quoi, maintenant, moi !
— Qu’est-ce que ça signifie ? Tu n’es quand même pas en train de me dire que tu veux bien servir un prince mais pas une reine !
— Servir ? » Ki pivota vivement pour lui faire face. « Il est mon meilleur ami, Tharin. Il... il est tout pour moi ! Nous avons grandi ensemble, nous avons été élevés, entraînés ensemble, nous avons combattu ensemble. Ensemble ! Mais les reines n’ont pas d’écuyers, si ? Elles ont des ministres, des généraux, des consorts. Je ne suis rien de tout ça, moi. » Il écarta ses mains ouvertes. « Zéro, je suis ! Je ne suis rien qu’un chevalier de merde et le fils d’un voleur de chevaux ... »
D’un revers de main, Tharin lui administra une gifle si retentissante qu’il en tituba. « En tant d’années, c’est tout ce que tu as appris ? gronda-t-il en toisant de tout son haut le gosse effaré. Tu t’imagines qu’une magicienne telle qu’Iya aurait jeté son dévolu sur toi comme ça, pour rien ? Que Rhius t’aurait attaché à son fils, si tu n’étais que ce que tu prétends ? Que moi, je t’aurais confié la vie de cet enfant-là ? Un homme ne peut pas choisir son père, Ki, mais sa voie, si, il la choisit. Et moi qui te croyais affranchi de toutes ces conneries ! » Il eut du mal à retenir une seconde gifle. « C’est ça que je t’ai appris ? À détaler pleurnicher dans le noir !
— Non. » Sa voix tremblotait, mais il se redressa comme au garde-à-vous. Un filet de sang lui coulait du nez et se coagulait dans les poils follets de sa lèvre. « Je regrette, Tharin.
— Écoute-moi, Ki. Tobin n’a pas la moindre idée des épreuves qui l’attendent. Il n’a qu’une obsession, c’est que ses amis vont se détourner de lui. Que tu vas te détourner de lui. Il redoute cela plus que rien d’autre au monde. Et c’est précisément ce que tu viens de faire, non ? »
Ki ne put réprimer un gémissement. « Par les couilles à Bilairy ! Il pense ... ? Oh ! mais tudieu, Tharin, ce n’est pas ça que signifiait ma fuite !
Dans ce cas, m’est avis que tu ferais bien de retourner là-bas et de le lui dire. » Il s’écarta d’un pas, et Ki fusa retrouver Tobin. Le capitaine demeura où il était, lui, le temps que s’apaise un subit accès de tremblement. La gifle lui avait endolori le dos de la main, il sentait le sang du gamin lui poisser les doigts. Il étouffa un juron d’angoisse, tout en les torchant sur sa cotte. Volonté divine ou pas, c’était une route fichtrement dure qui leur avait été tracée à tous, tant d’années avant.
L’absence de Ki n’avait pas duré plus de quelques minutes, mais lorsqu’il ressortit seul de la grange pour venir le rejoindre, Tobin avait eu l’impression qu’une éternité s’était écoulée. Marchant droit sur lui, son ami l’étreignit de toutes ses forces puis s’agenouilla pour lui offrir son épée.
« Que fais-tu là, Ki ? Debout ! Mais tu saignes ... » Ki se releva et l’empoigna par les épaules. « Je suis confus de m’être conduit de la sorte. Mais c’est à cause de la surprise où tu m’as plongé, pas plus. Il n’y a rien de modifié entre nous. » Il hésita, le menton tout tremblant, puis scruta bravement son regard. « Rien, n’est-ce pas ? »
Tout en l’étreignant à son tour, Tobin répondit d’une voix tout sauf assurée : « Tu es mon meilleur ami. Rien ne peut changer cela.
— Alors, tout est pour le mieux ! » Ki laissa échapper un petit rire grelottant avant d’échanger avec lui la poignée de main des guerriers.
Voyant ses yeux étinceler de larmes retenues, Tobin repartit: « Tu ne vas pas m’abandonner, hein, Ki ? » Ki resserra sa prise et lui sourit d’un air farouche. « Aussi longtemps que j’aurai un souffle de vie, jamais ! »
Tobin le crut sur parole et en éprouva tant de soulagement qu’il ne savait plus trop que dire. « Tout va pour le mieux, alors, réussit-il enfin à articuler. On ferait bien de se remettre en route sans plus tarder, je crois. »