9

Aussitôt que l’on fut en vue de Rilmar, Tobin, Nikidès et Ki prirent les devants au galop pour savoir si Lutha n’avait pas succombé durant le trajet. Sekora les accueillit d’un air grave dans la grande salle. Larenth était installé près de la cheminée en compagnie de Barieüs qui, la figure enfouie dans ses mains, secouait lentement la tête pendant que son hôte lui parlait à mi-voix d’un ton étonnamment compatissant.

 « Comment va Lutha ? demanda Tobin.

— Y a le drysien ’vec lui, là. » Sekora désigna d’un geste la pièce de derrière où s’était déroulée l’entrevue de la veille avec le maître de maison. « ’l a cessé de brailler ça fait un moment. Les guérisseuses ont pas laissé entrer personne d’aut’ que ma bonne, Arla, qu’yeur porte l’eau et tout, quoi. »

Ils entourèrent Barieüs, mais aucun d’entre eux ne parvenait à tenir en place. Maintenant, Korin et les autres pénétraient au rez-de-chaussée; on en entendait certains s’esclaffer. Le bon boulot qu’ils avaient fait au cours de la journée mettait les blessés eux-mêmes d’humeur joviale.

Les Compagnons rescapés de l’aventure montèrent à leur tour, et Lynx s’assit sans mot dire auprès de Barieüs afin de lui offrir le réconfort de sa seule présence.

 « Vous voilà débarrassé de vos bandits, sieur Larenth », déclara Korin.

Tobin ne réussit pas à déchiffrer l’expression du vieillard quand celui-ci tourna son œil valide vers le prince. « Perdu quéqu’-z-uns des vôt’, à c’qu’on m’a dit !

— Oui, je suis fâché d’en convenir.

— La gnôle, Sekora ! jappa le mari. Buvons aux morts et à ceux qui sont de retour. »

Une domestique leur distribua des coupes d’argent grisâtres qu’emplit Sekora. Après avoir versé sur la jonchée les quelques gouttes de la libation, Tobin se mit à siroter le reste. Quitte à n’avoir jamais beaucoup prisé ce genre de tord-boyaux, la brûlure de celui-ci répandit en lui une chaleur bienvenue. Au bout de quelques petites gorgées, il se sentit envahi par une somnolence réconfortante; le tapage en provenance des cuisines et le caquet vulgaire des servantes lui paraissaient très lointains. Korin et quelques-uns des aînés se glissèrent au-dehors, mais lui demeura à attendre, en compagnie de Barieüs et de leurs amis.

 « J’ai failli à mes devoirs envers lui, gémit l’écuyer.

Jamais je n’aurais dû le devancer comme je l’ai fait ! - Je l’ai entendu te dire de filer », répliqua Lynx. Mais rien ne pouvait consoler Barieüs. Se laissant glisser à bas du banc, il se recroquevilla à même la jonchée, la tête enfouie dans ses bras.

Le repas du soir était venu et reparti sans qu’on y eût touché quand survint un vieil homme en robe brune qui s’essuyait les mains sur un torchon sanglant. « Comment se porte-t-il ? s’enquit Korin qui était remonté.

— Étonnamment bien, répondit le drysien. Il est coriace comme une belette, ce petit-là.

— Il vivra ? s’écria Barieüs en se levant d’un bond, ses yeux rougis illuminés d’espoir.

— Son sort est encore dans le giron de Créateur, mais la flèche n’a fait qu’entamer le bord du poumon. Elle aurait seulement pénétré deux doigts plus à gauche, et il serait couché près de vos morts. L’autre poumon fonctionne assez correctement pour lui permettre de passer la nuit. Si la blessure ne s’infecte pas, la guérison n’a rien d’impossible. » Puis, s’adressant à Sekora : « Vous avez suffisamment de miel, Dame ? Il n’est rien de plus efficace pour une prompte cicatrisation que les cataplasmes au miel. Si cela ne marchait pas, faites lécher la plaie par vos chiens pour en évacuer le pus. Que quelqu’un monte la garde en permanence à son chevet cette nuit pour s’assurer qu’il respire. S’il tient jusqu’au matin, il a une chance de s’en sortir. »

Il n’avait pas achevé de parler que Barieüs s’était précipité.

Tobin le suivit. Lutha haletait sur un lit de camp roulé près du feu. Il avait les paupières closes, et sa figure était d’un gris de vieil os sur lequel tranchaient seulement le tracé bleu des lèvres et les cavités noires au fond desquelles avaient sombré les yeux. Barieüs s’agenouillait à son chevet et se torchait le museau quand le petit prince le rejoignit. « Tu saurais faire un charme de Dalna ? » questionna-t-il sans détacher son regard du blessé.

Celui de Tobin se porta sur l’amulette en forme de cheval maculée de sang que portait encore Lutha ; elle ne l’avait pas si bien préservé que ça ... Mais il n’en opina pas moins du chef, par sympathie pour l’écuyer. « Je vais demander au drysien de quoi je dois me servir pour le réaliser. »

Après avoir tous brûlé leur poignée de terre, d’encens et de grain sur l’autel domestique, les Compagnons se rassemblèrent autour du foyer des cuisines en attendant de prendre leur tour de garde au chevet de Lutha. Quirion s’installa quelque peu à l’écart, trop mortifié pour oser regarder quiconque d’entre eux. Sans que Tobin en ait soufflé mot, plus personne n’ignorait sa lâche désertion.

Peu à peu vaincu par l’épuisement, le petit prince s’endormit malgré lui. Lorsqu’il se réveilla en sursaut quelque temps plus tard, le feu rougeoyait à peine, et la demeure était plongée dans le silence. Il était couché sur le flanc, la tête appuyée sur la jambe de Ki. Affaissé par-dessus lui contre le coffre à bois de chauffe, celui-ci ronflait tout bas. De l’autre côté des braises, c’était tout juste si se discernait Nikidès, assoupi sur l’épaule de Ruan. Korin, Caliel et Lynx s’étaient éclipsés.

Il dénicha une bougie sur le manteau de la cheminée, l’alluma avec un tison puis se faufila jusqu’à l’escalier parmi l’inénarrable capharnaüm de buffets, de coffres et de garde-manger. Il y était presque arrivé quand une silhouette noire se détacha de la pénombre et lui toucha le bras. C’était Ahra.

 « Si c’est de votre cousin que vous êtes en peine, il se trouve au chevet de ce garçon qui a dérouillé, chuchota-t-elle. Autant lui ficher la paix, je serais d’avis.

— Que s’est-il passé, Ahra ? »

Elle se mit un doigt en travers des lèvres et, après avoir soufflé la chandelle, entraîna Tobin le long d’un couloir humide et frisquet qui déboucha finalement sur une cour latérale où la lune éclairait un puits de pierre moussue. Elle en repoussa le couvercle de bois, remonta le seau, y puisa avec une louche qui pendait à un clou, puis la lui tendit. L’eau était douce et glacée. li en but une bonne lampée puis rendit l’ustensile.

 « Que s’est-il passé ? redemanda-t-il.

— Rapprochez-vous », dit-elle en s’asseyant sur la margelle. Lorsqu’il eut pris place à ses côtés, elle s’arrangea pour que leurs têtes se touchent presque et, d’une voix confidentielle, reprit: « Nous ne sommes pas censés en parler, mais comme les autres ont vu, tant vaut que vous soyez vous-même au courant. » À la façon dont ses poings se crispèrent sur ses genoux, Tobin s’avisa qu’elle était hors d’elle.

 « Le camp se trouvait dans un vallon, à un quart de mille à peu près de l’endroit où nous vous avions laissés. On a fini par rencontrer les éclaireurs, et ils nous ont avertis que ç’avait l’air désert; pas l’ombre du moindre homme en armes. Moi, j’ai compris tout de suite que quelque chose tournait pas rond, et j’ai essayé de le dire au prince. Son propre capitaine a fait pareil, le vieux Porion aussi, mais lui n’avait qu’une idée fixe, continuer.

 » En arrivant sur la lisière de la forêt, on a pu se rendre compte clairement des choses. y avait des tentes et des cabanes alignées au bord d’un ruisseau. y avait quelques femmes à côté des feux, mais pas un seul homme en vue. Tout autour, y avait une prairie, rien que du terrain découvert et sans un abri. "Tard pour qu’y soyent encore au lit", j’ai dit au prince, mais lui me réplique : "Ils sont probablement saouls. C’est que de la racaille qu’y a là, pas une armée."

 » Les bandits, y en a des tas qui ont été des soldats chevronnés avant de virer pillards. Ça aussi, j’ai bien essayé de lui dire, au prince, mais il a rien voulu entendre. Et puis voilà que Porion lui signale qu’y a deux grands enclos, mais presque pas de chevaux dedans. Ça crevait les yeux de n’importe qui, que les types, y s’étaient carapatés, mais y avait rien à faire avec le prince, y fallait qu’on charge et c’est tout. Il a même pas voulu attendre qu’on fasse une reconnaissance. Alors, on a foncé, mais à un train d’enfer, et en gueulant tout du long comme des possédés. Ça, pour en vouloir, les Compagnons, y-z-en voulaient, pas moi qui va yeur refuser ça. Leurs cris de bataille, y-z-auraient fait crever les ennemis de trouille dans leurs pieux, si c’est dans leurs pieux qu’y-z-avaient été.

 » On est entrés droit dans le camp, là,’vec pas une âme pour nous accueillir, rien d’autre que ces pauvres femmes. Où qu’y-z-étaient, les hommes, elles savaient pas, mais on n’a pas été longs à l’apprendre, nous. Ils attendaient qu’on démonte et qu’on rompe les rangs pour fouiller le camp, et puis les voilà qui vous nous déboulent dessus du fond de la forêt, à pas un quart de mille d’où qu’on avait été, cinquante gaillards à cheval et qui nous balayent comme une tornade. »

Elle s’interrompit pour pousser un soupir. « Et le prince qu’était planté là, rien que, l’air ébahi. Tout le monde attendait, puis Porion qui fait, le plus respectueusement du monde : "Quels ordres, messire ? " Ça, ça le réveille, mais c’était trop tard. C’était trop tard depuis la minute où qu’on s’était mis à charger comme des fous sur ce foutu camp.

 » On n’a pas eu le temps de se remettre en selle ou de vous dépêcher quelqu’un. Les Compagnons et quelques-uns des nôtres, on s’est refermés tout autour du prince et on s’est mis tant bien que mal à couvert derrière une meule de foin proche des enclos. Tous les autres s’étaient éparpillés. Entre-temps, leurs archers étaient arrivés à portée de tir et nous décochaient des nuées de flèches. » Elle secoua la tête. « Une fois lancé, le prince s’est assez bien battu, mais s’y a des selles vides dans mon groupe, c’est rien que parce qu’il a eu envie d’une charge grandiose. Enfin bon, vous l’avez entendu, après coup, n’est-ce pas ? C’est leur lot. »

L’amertume qui faisait vibrer sa voix coupait court à tout commentaire. Elle reprit la louche pour avaler une gorgée d’eau. « À côté de ça, Tharin et les autres m’ont raconté comment vous aviez rallié vos gens et livré bataille. Sakor-touché que vous êtes, vous. Entendre ça m’a fait orgueil mais pas étonnée du tout. Mon père l’avait repéré d’emblée, mais il a pas si bonne opinion de votre cousin. Et c’est pas souvent qu’y se goure, ce vieux chenapan.

— Merci de m’avoir parlé, dit Tobin. Je ... je pense que je vais me rendre au chevet de Lutha, maintenant. » Elle lui saisit le bras. « Allez pas dire que je vous ai tout raconté, hein ? J’ai simplement cru qu’il fallait vous mettre au courant.

— Promis. Merci encore. »

Il se sentait salement barbouillé quand il rebroussa chemin vers les cuisines. La situation était pire qu’il ne l’avait imaginé. Il ralluma sa bougie puis grimpa furtivement au premier étage.

La porte de Lutha était entrebâillée de quelques pouces, et une maigre diagonale de lumière éclairait vaguement le sol de la grande salle où dormaient enchevêtrés mioches et chiens. Après les avoir précautionneusement contournés, Tobin risqua un œil dans la petite pièce.

Une chandelle brûlait sur un guéridon près du fauteuil de Larenth. Le dossier à demi détourné n’empêcha pas Tobin de discerner le profil de Korin qui, assis là, regardait d’un œil fixe la poitrine du blessé se soulever et s’abaisser laborieusement.

 « Où sont passés les autres ? » chuchota Tobin en refermant la porte avant de se rapprocher. Il n’avait pas fait trois pas que le suffoquèrent des relents de vin. Et, de fait, une fois qu’il fut venu se placer face au siège, il s’aperçut que Korin berçait dans ses bras un pichet de grès et qu’il tenait une sacrée cuite.

 « ’sspédié Lynx et Caliel foutre Barieüs au plumard.

Dû s’y mett’ à deux pour l’arracher d’ici. » Il avait la voix pâteuse et bouffait la moitié des mots. Il exhala un petit rire sardonique. « Mon meilleur ordre de la journée, s’pas ? »

Il hissa le pichet vers ses lèvres et s’envoya une lampée bruyante. Du vin lui dégoulina le long de la gorge et macula le plastron de sa chemise déjà crasseuse. Il ne s’était ni baigné ni changé depuis leur retour. Il avait les mains sales et du sang séché sous les ongles.

Il se torcha la bouche sur sa manche et gratifia Tobin d’un sourire amer. « T’as fait merveille, à c’qui paraît. Ki pareil. Vous tous, quoi,’part Quirion. Te le fous dehors, moi, dès qu’on est rentrés !

— Plus bas, Kor. Tu vas réveiller Lutha. »

Mais Korin n’en poursuivit pas moins, la mine assombrie. « Rien m’appelait à être roi, tu sais. J’étais que le quatrième, Tob. Et y avait une sœur avant moi, en plus. Que ç’aurait fait l’affaire, pour les Illiorains.

’raient pu l’avoir, comme ça, leur reine. Gherian et Tadir, mon plus vieux frangin, dès le berceau qu’on te les avait peaufinés. Par les Quatre, t’aurais dû les voir ! Z’étaient nés pour ça, eux. Z’auraient jamais ... » Il s’envoya une nouvelle lampée goulue, puis se leva en titubant. Tobin ébaucha un geste pour le soutenir, mais le prince le repoussa. « ’quiète, cousinet. C’t égard au moins, me démerde plutôt bien, non ? Où qu’il est, Tanil !

— Ici. » L’écuyer surgit d’un coin sombre et lui enlaça la taille. Dans ses yeux se lisait quelque chose qui pouvait être aussi bien de la compassion que de l’écœurement. Si ce n’étaient les deux à la fois.

 « ’ne nuit, cousinet. » Il esquissa une manière de révérence pendant que Tanil l’entraînait dehors.

Tobin les entendit trébucher, perçut les protestations ensommeillées d’un gosse, puis le bruit de pas chancelants qui s’évanouit peu à peu dans l’escalier du deuxième étage.

Il s’installa dans le fauteuil et se mit à contempler Lutha dans l’espoir de refréner toutes ses pensées. Le défaut de jugeote - et c’était assurément par là que Korin avait aujourd’hui péché - se pardonnait difficilement de la part d’un chef, quel qu’il fût. Et, loin d’avoir quelque indulgence en l’occurrence, on en tenait d’autant plus rigueur au chef, semblait-il, que celui-ci était le fils du roi.

Alors que chacun me prend pour un héros, moi. Il n’avait certes pas l’impression d’en être un. Et ce d’autant moins que Lutha haletait sous ses yeux pour tenter de survivre, et que tant de cadavres gisaient dans la cour de devant.

Sur les talons de cette réflexion en survint toutefois une autre. Cela faisait des années qu’il évitait de s’appesantir sur ce que signifiaient précisément les révélations de Lhel. Mais leur connaissance n’en avait pas moins contribué à les enraciner dans son être, et voilà qu’à la manière même de l’herbe aux sorciers qui poussait entre les pavés lézardés, dehors, elles s’étaient obstinées à germer et à croître pendant tout ce temps pour se frayer passage vers le grand jour.

Si je dois jamais être reine, alors Korin se verra contraint de s’écarter. Tout n’en irait-il pas pour le mieux, d’ailleurs !

Seulement, ce qu’il éprouvait n’allait pas dans ce sens. Il avait passé les douze premières années de son existence à vivre un mensonge, puis les deux suivantes à s’efforcer d’ignorer la vérité vraie. Korin lui inspirait une affection réelle, et la plupart des autres aussi. Qu’adviendrait-il lorsqu’ils découvriraient le pot aux roses, et pas seulement qu’il était une fille, mais une fille appelée à supplanter le propre fils du roi !

Du temps passa, ponctué par les seules élévations et retombées de la poitrine maigrichonne de Lutha. Le bruit de sa respiration s’améliorait-il ou empirait-il ? Bien fin qui aurait pu le dire. Il n’était plus tout à fait aussi spongieux qu’au début, et le souffle ne faisait plus crever de bulles sanglantes aux lèvres du gamin. Ce devait être une bonne chose, sûrement. Il n’en demeurait pas moins sonore et déchirant, quitte à paraître s’étrangler de-ci de-là dans la gorge avant de finir par reprendre enfin. Tobin s’aperçut qu’il haletait lui aussi de pair, comme si cela pouvait soutenir chacun des efforts de son vis-à-vis. Quand celui-ci cessait de respirer, lui faisait de même, en suspens jusqu’à la survenue d’une nouvelle aspiration d’air ravageuse. C’était exténuant, d’écouter ça.

Aussi fut-il bien aise de passer la main lorsque Nikidès et Ruan entrèrent assurer la relève. Il y avait d’ailleurs quelqu’un d’autre avec qui s’imposait une petite conversation.

Il n’eut pas besoin de bougie pour retrouver son chemin jusqu’à la cour au puits. Elle était déserte. Ravi de n’y voir personne, il murmura la formule de convocation. Aussitôt, Frère émergea des ténèbres et se planta devant lui, sombre et silencieux.

 « Tu m’as sauvé la vie, tout à l’heure. Merci. »

Le fantôme se contenta de le dévisager fixement. « Comment..., comment t’y es-tu pris pour me retrouver, sans la poupée ? »

Frère lui toucha la poitrine. « Grâce à la puissance de la liaison.

— Comme le fameux jour où Orun était en train de me maltraiter. Je ne t’avais pas appelé non plus, cette fois-là.

— Il allait te tuer. »

Malgré tout le temps écoulé depuis, cette affirmation lui fit froid dans le dos; ils n’en avaient jamais parlé ni l’un ni l’autre. « Il n’en aurait rien fait. Cela lui aurait valu de périr sous la torture.

— J’ai vu ses pensées. Elles étaient meurtrières.

C’était pareil, avec l’homme d’aujourd’hui.

— Mais pourquoi t’en soucier ? Tu n’as jamais eu la moindre affection pour moi. Toutes les occasions t’étaient bonnes, autrefois, pour me faire du mal. Si je mourais, tu serais libre. »

Frère répondit carrément à cette dernière assertion par une grimace coincée qui déforma sa physionomie d’une manière aussi peu naturelle que possible. « Si la liaison se trouve encore en toi lorsque tu mourras, jamais nous ne serons libres, ni toi ni moi. »

Il dégageait de telles vagues de froid que Tobin s’étreignit à pleins bras. « Que se passera-t-il quand je me débarrasserai de la liaison !

— Je ne sais pas. La sorcière a promis que je serais libre. »

Tobin ne parvint pas à se rappeler dans quelles circonstances son jumeau lui avait répondu clair et net pour la dernière fois. « Mais alors ... , chaque fois que j’aurai à me battre, toi, tu seras présent !

— Jusqu’à ce que je sois libre. »

Tobin s’abîma sur cet aspect des choses, écartelé entre la stupeur et la consternation. Comment parviendrait-il jamais à faire vraiment ses preuves s’il bénéficiait en permanence d’une aide surnaturelle !

Le spectre lut dans ses pensées et émit une espèce de gargouillis que Tobin présuma lui tenir lieu de rire ; ça sonnait plutôt comme un grouillement de rats dans des feuilles mortes. « Je suis ton premier écuyer.

— Premier ? » débuta Tobin, avant de se retrouver brusquement transporté, par quelque rouerie de sa mémoire ou quelque vacherie de Frère, dans la tour du fort, les tympans percés par le hurlement d’agonie de Mère. « C’est toi qui l’as poussée dehors !

— C’est moi qui t’ai hissé dedans.

— Mais pourquoi ne l’as-tu pas sauvée, elle aussi ? se récria-t-il d’une voix beaucoup trop forte avant de se plaquer une main sur la bouche. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? chuchota-t-il.

— Elle n’avait que ta mort en tête, elle aussi. » Un frôlement de pieds sur la pierre pétrifia Tobin.

Ki surgit du noir dans le clair de lune puis écarquilla des yeux comme des soucoupes.

 « Je vois aussi dans son esprit à lui », murmura Frère avec un regard sournois, cette fois, avant de s’évanouir.

 « Qu’est-ce qu’il fiche ici ? » questionna Ki.

Tobin le lui expliqua dans la mesure où il pouvait se le permettre et fut ahuri par la mine gênée que prit son ami quand il lui rapporta la phrase de Frère le concernant. « Oh ! Tob, moi, te faire du mal, jamais de la vie !

— Je le sais. Je ne crois d’ailleurs pas que c’est ce qu’il voulait dire. Au surplus, si tu me faisais courir le moindre danger, il t’aurait déjà tué, je suppose. Ne t’occupe pas de lui. Il me débite des mensonges, presque chaque fois qu’il est question de toi, rien que pour me faire de la peine.

— S’il m’arrivait jamais de m’en prendre à toi, j’espère bien qu’il me tuerait ! s’exclama Ki, encore plus secoué que Tobin ne l’avait soupçonné. Mais je ne le voudrais pour rien au monde, Tob, je te le jure par la Flamme !

— Je le sais, dit Tobin en lui prenant la main. Rentrons, maintenant. Je suis frigorifié jusqu’à la moelle. Oublie Frère, va. »

Mais cela ne l’empêcha pas, tandis qu’ils se réinstallaient auprès de la cheminée des cuisines, de tripoter l’esquille sous sa peau, tout en se demandant s’il serait vraiment si content que ça d’être finalement délivré de Frère ...