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Korin et les Compagnons regagnèrent Ero quand débutaient les pluies d’automne, et, en entrant au port, leur joie ne connut plus de bornes lorsqu’ils découvrirent, plantés sur le quai pour les accueillir, Lutha et Barieüs.

 « Manquer mourir m’a réussi, dit-il en riant pendant qu’on se récriait à l’envi sur sa bonne mine. Mais m’a tout l’air que je ne suis toujours pas près de te rattraper, Tobin. »

Celui-ci répondit par un sourire effarouché. Il s’était mis à pousser si vite depuis un an qu’il avait fallu renouveler toute sa garde-robe. Il était aussi grand que Korin, à présent, mais, en dépit de ses presque quinze ans, il restait toujours aussi grêle et glabre, phénomène dont ses camarades profitaient pour le taquiner impitoyablement.

Il faisait de son mieux pour en rire, mais il était en son for intérieur de plus en plus consterné. En s’étoffant, tous ses amis prenaient peu à peu des allures d’hommes. La carrure de Ki s’était élargie, et il arborait désormais trois brins de moustache et l’une de ces barbichettes dont Korin avait lancé la mode au printemps précédent. Nik et Lutha s’enorgueillissaient tous deux de l’air respectable que leur conférait la pointe soyeuse des « doubles flèches » qui ombrageaient la commissure de leurs lèvres.

Son jumeau lui-même avait changé. Alors qu’ils avaient toujours été presque identiques, Frère avait pris au cours de l’année une tournure plus mûre et virile, avec des épaules aussi larges que celles de Ki. Des poils noirs ourlaient sa lèvre supérieure et bouclaient au milieu de sa poitrine, tandis que celles de Tobin restaient aussi lisses et nues que celles d’une fille.

Le petit prince s’en était trouvé amené, durant tout l’été, à inventer mille prétextes pour ne pas aller se baigner avec les autres; la taille qu’il venait d’atteindre ne l’empêchait pas d’avoir l’air d’un gosse, à côté de la plupart d’entre eux.

Pire encore, il avait le plus grand mal à ne pas lorgner leurs corps puissamment musclés et leurs attributs intimes. Quant aux parties de lutte à mains nues, l’un de ses sports favoris depuis qu’il était venu prendre place au sein des Compagnons, elles aussi suscitaient sa gêne, et tout particulièrement lorsqu’il se trouvait aux prises avec Ki.

Tharin avait partiellement deviné ses affres en le voyant rôder d’un air boudeur sur le pont du navire, par une journée torride de Lenthin. Alors que tout le monde était descendu à terre nager dans une crique, lui s’était excusé sur des migraines lancinantes pour rester là. Même Ki l’avait délaissé.

 « Moi aussi, j’avais l’air d’un gringalet, à ton âge, dit gentiment le capitaine en s’installant avec lui dans l’ombre de la voile. Il va maintenant te venir un de ces jours des muscles de lutteur et du poil au menton.

— C’est comme ça que ça s’est passé pour Père ? demanda Tobin.

— À parler franc, Rhius avait été plus précoce, mais tu tiens peut-être du côté de ta mère. Son père était un homme mince, et pourtant aussi vigoureux que toi. » Il lui pinça les biceps pour apprécier. « Tu es tout mèches de fouet tout câbles de fer, juste comme lui. Et preste comme un chat, en plus. Je l’ai bien vu lorsque tu t’es fendu sous la garde de Zusthra, hier. La vitesse peut à n’importe quel moment triompher de la masse, à condition que l’on soit futé. Et tu l’es. »

Tout cela ne contribua guère à réconforter Tobin. Il lui était impossible de parler à Tharin des douleurs empoisonnantes que les marées lunaires lui infligeaient désormais de plus en plus souvent. Il avait beau savoir la vérité, il se sentait complètement largué. Quoi de surprenant si les filles avaient toutes arrêté de lui faire des avances !

Ce n’est pas pour cela, murmura tout au fond de son cœur une petite voix secrète. Elles savent. Elles sont prêtes à le parier.

Il n’ignorait pas ce qui se chuchotait sur Ki et lui, chuchotements qu’ils faisaient semblant d’ignorer tous deux, chacun pour ses propres raisons. Mais à un moment où il ne regardait même pas, quelque chose, au cours de l’été, quelque chose avait changé; quelque chose à quoi il n’osait pas se permettre de penser, de peur que cela ne se voie sur sa physionomie, lorsque Ki se trouvait par là.

Ki l’aimait aussi fort que jamais, certes, mais ce vers quoi l’emportaient ses désirs ne se prêtait à aucune équivoque. À Ero, quelques-unes des jeunes servantes s’étaient déjà laissé culbuter de bon cœur, mais les occasions s’étaient multipliées pendant le voyage. La beauté physique de Ki, son humeur facile attiraient les filles comme la crème attire les chats. Il ne répugnait pas non plus, d’ailleurs, à se gargariser de ses bonnes fortunes auprès des autres garçons.

La langue collée au palais, Tobin ne prenait jamais part à ce genre de conversations. Sa fichue timidité qui le retient, comme accoutumé, pensait tout un chacun, et Ki ne voyait pas plus loin que ça. Dans son esprit, ils étaient frères, ainsi qu’ils l’avaient été de tout temps. Il ne lui avait jamais touché mot des rumeurs qui les concernaient ni modifié le moins du monde son attitude envers lui. En retour, Tobin agissait de même et ravalait les ardeurs confuses qui l’assaillaient aux moments les plus incongrus.

Les pires accès coïncidaient invariablement avec la pleine lune, époque où ses entrailles à la torture lui rappelaient sa véritable personnalité. Alors, il lui arrivait même de se surprendre à regarder les jeunes femmes avec envie, non sans se demander quel effet cela pouvait bien faire que d’aller et venir, accoutré de robes flottantes, des rangs de perles dans les cheveux, les poignets parfumés ... et de se laisser reluquer de cet air-là par les jouvenceaux.

Un jour, songeait-il en enfouissant sa face brûlante dans les oreillers, les nuits où le tenaillait la souffrance, et en s’efforçant d’ignorer que Ki reposait à ses côtés, tout près, tellement près, tellement à portée de main ... , un jour, il saura, et alors, alors, nous verrons bien.

D’autres fois, il mettait à profit sa solitude pour examiner, tout nu, ses hanches étroites, sa poitrine plate et osseuse, pour scruter le visage ingrat que lui reflétait son miroir, et il s’interrogeait : serait-il jamais une vraie femme, en plus ? Il cueillait son sexe enfantin dans le creux de sa main, puis essayait d’en imaginer la perte et se mettait à frissonner, plus troublé que jamais.

Lorsque la flotte eut enfin pris le chemin du retour, il se jura d’imaginer un moyen pour aller consulter Lhel.

 

Une fois rentrés à Ero, lui et Ki se virent attribuer une nouvelle suite de pièces dans l’aile du Palais Neuf réservée à Korin. Les autres Compagnons logeaient eux-mêmes à proximité.

Le tourbillon de bals et de réceptions les emporta comme d’habitude, et ils retrouvèrent avec plaisir dans la capitale leurs lieux de prédilection. Au bout de quelques semaines à peine, toutefois, le roi annonça une nouvelle exécution sur la place. Tobin, qui avait presque oublié l’incident provoqué par le jeune prêtre et la façon dont la population avait ce jour-là dévisagé Korin, ne put s’empêcher de noter qu’on avait cette fois doublé la garde qui les escortait.

En l’occurrence, on devait brûler trois magiciens.

De peur de se laisser de nouveau percer à jour, il se tint aussi loin que possible de l’estrade mais, contrairement à leurs prédécesseurs, les condamnés se montrèrent passifs et, derrière leurs hideux masques de fer, d’un mutisme absolu.

Quelque envie qu’il eût de se détourner durant le supplice, il savait que les autres avaient leurs regards attachés sur lui, dans l’expectative ... , un petit nombre d’entre eux allant sans nul doute jusqu’à espérer qu’il se donne encore en spectacle. Aussi s’obligea-t-il à garder les yeux grands ouverts et à faire bravement face à l’aveuglante blancheur des flammes, tout en s’efforçant de ne pas voir les silhouettes noires qui s’y recroquevillaient.

Il ne se produisit aucune dissonance, cette fois. La populace rugissait son approbation, les Compagnons s’égosillaient avec enthousiasme. Les prunelles ulcérées par l’éclat du brasier, Tobin loucha vers Korin en papillotant. Ainsi qu’il le soupçonnait, son cousin était en train de l’observer et le gratifia d’un sourire faraud. Il en eut l’estomac retourné et dut violemment déglutir pour refouler la bile qui lui assiégeait le gosier.

Il parvint tout juste à faire mine de manger durant le banquet qui s’ensuivit. Les nausées avaient disparu, mais elles se rappelaient à son bon souvenir par de douloureux tiraillements d’entrailles qui redoublèrent de violence au cours de la soirée, le martyrisant autant que le fameux jour où il s’était mis à saigner. Lhel avait eu beau garantir que les saignements ne se reproduiraient plus, chaque nouveau spasme lui faisait galoper le cœur. Que faire, s’il en advenait quand même d’autres ? Que faire, si quelqu’un s’en apercevait !

Nyrin se trouvait comme toujours aux côtés du roi, et Tobin eut à plusieurs reprises la certitude de sentir s’appesantir sur lui le regard glacé du Busard. Devant le coup d’œil interrogatif que lui adressa Ki, tout en assurant son service avec les écuyers, il se dépêcha de triturer le pavé d’agneau qui se figeait dans son tranchoir et se contraignit à en ingurgiter vaille que vaille deux ou trois lichettes.

Aussitôt que leur eut été accordée la permission de prendre congé, il fila se réfugier dans le premier cabinet d’aisances venu pour contrôler l’état de ses culottes. Il n’y découvrit aucune trace de sang, naturellement, mais il lui fallut encore essuyer, lorsqu’il ressortit, la mine alarmée de Ki.

 « Mal fichu, Tobin ? »

Il haussa les épaules. « Les exécutions qui ne me réussissent toujours pas, je présume. »

Ki l’enlaça par la taille pendant qu’ils retournaient vers leurs appartements. « À moi non plus. Et j’espère bien qu’elles ne le feront jamais. »

 « Votre neveu ne digère toujours pas la juste application de vos décrets, mon roi », remarqua Nyrin cette nuit-là, tandis qu’ils fumaient, calés au fond de leurs fauteuils, dans les jardins privés d’Erius.

Celui-ci haussa les épaules. « Il était un peu verdâtre, mais il a bien tenu le coup.

— Certes. Mais il n’en est pas moins bizarre qu’un garçon qui s’est si vaillamment battu lors de ses débuts se montre si bouleversé par la mort de quelques criminels, vous ne trouvez pas ? » Pas seulement bouleversé, d’ailleurs. Le mioche était en rogne. Ce qui avait plutôt amusé le magicien, mais il s’était empressé de mettre ce détail au placard. Le petit prince ne comptait nullement, d’abord, et puis l’événement pourrait toujours lui régler son compte s’il représentait jamais un quelconque obstacle. Une autre bataille, par exemple, ou un brin de peste.

 « Oh ! ça, je n’en sais rien ! » Erius regarda la brise nocturne emporter le rond de fumée qu’il venait de souffler. « J’ai connu un général de première bourre, et un véritable lion sur le champ de bataille, que la trouille faisait blêmir s’il entrait un chat dans la pièce où il se trouvait. Et je ne devrais pas vous le dire, mais j’ai vu le général Rheynaris lui-même s’évanouir à la vue de son propre sang. Nous avons tous nos péchés mignons. Il n’y a rien de bien étonnant à ce qu’un gamin devienne blanc comme un linge en voyant brûler vif un homme. M’a pris quelque temps pour m’y habituer moi-même.

— Je veux bien en croire Votre Majesté.

— Qu’est-ce que ça peut faire, de toute façon ? » Il se mit à glousser. « Je n’ai plus que faire de lui comme héritier. Aliya est de nouveau enceinte, vous savez, et son fruit mûrit à merveille.

— Vous avez beaucoup d’affection pour elle, Sire.

— Elle est ravissante, elle est forte, elle a de l’esprit

— plus d’esprit qu’il n’en faut pour tenir tête à ce fils que j’ai -, et elle m’adore comme une vraie fille. Et quelle reine elle fera, si seulement elle réussit cette fois à mettre au monde un héritier. »

Avec un sourire en coin, Nyrin exhala un rond de fumée de son propre cru.