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Tobin fit au triple galop le dernier mille qui le séparait du fort, tant le transportait la joie de revenir enfin chez lui. En émergeant des bois au bas de la prairie, il freina pile et promena des yeux ahuris sur l’aspect des lieux.
« Diable ! s’écria Ki en se portant à sa hauteur avec les autres. Semblerait que Sa Majesté nous ait fait devancer par la moitié d’Ero ! »
De l’autre côté de la rivière, les prés jaunis s’étaient transformés en un village de tentes et de baraques de fortune. Alors que Tobin aurait tout désiré sauf faire de l’esbroufe, ce qu’il découvrait avait l’air d’une foire de campagne. À mieux scruter les enseignes de camelots qui flottaient en haut de leurs hampes, il s’aperçut qu’il y avait là de tout, depuis des boulangers jusqu’à des faiseurs de vervelles. Les baladins fourmillaient, naturellement, et le théâtre du Pied d’Or avait même délégué sa troupe.
« Nous sommes à cent lieues de la capitale, ici, s’esclaffa Erius qui avait surpris leur échange. J’ai tenu à m’assurer que vous n’y manquiez pas de divertissements congrus, durant votre séjour.
— Soyez-en remercié, Oncle », répondit Tobin. Il avait déjà compté cinq oriflammes de ménestrels et six de pâtissiers. Il se demanda comment réagirait Cuistote s’il leur prenait fantaisie d’envahir ses cuisines. Mais elle avait fait la guerre, après tout, et l’on ne mettrait pas si facilement les pieds dans ses petits plats.
« Regarde-moi ça ! » s’exclama Ki, le doigt tendu vers le sommet de la colline. Nari avait eu beau leur annoncer la nouvelle de l’incendie, la vue des fenêtres noircies de ce qui avait été les appartements d’Arkoniel n’en fut pas moins un choc pour eux. Que diantre était-il en train de fabriquer pour avoir provoqué un pareil sinistre ? s’interrogea Tobin, heureusement trop avisé pour ne point taire sa réflexion. La présence du magicien devait encore demeurer secrète ; sans doute était-il d’ailleurs parti se tapir chez Lhel.
Cuistote et Nari sortirent les accueillir et accablèrent Korin sous des tonnes de cérémonies pour lui souhaiter la bienvenue dans le manoir.
« Et vous vous êtes vus, vous deux ? s’écria la nourrice en se juchant sur la pointe des pieds pour embrasser Tobin et Ki. Ce que vous avez pu pousser, depuis la dernière fois que nous nous sommes vus ! »
Le jeune prince fut suffoqué, lui, de la voir si petite.
Enfant, il se l’était toujours figurée si grande ...
Plus tard, comme il faisait visiter la place aux Compagnons, d’autres changements le frappèrent, mais il fallait avoir déjà vécu là pour les remarquer. Par exemple, au pied des baraquements, l’agrandissement du jardin de simples, et le fait que la superficie bêchée du potager des cuisines avait entre-temps pour le moins triplé. La domesticité était en revanche demeurée tout aussi réduite, hormis qu’elle comprenait un nouveau garçon d’écurie louchon.
Il trouva aussi la maison proprement dite plus rutilante, plus douillette que dans ses souvenirs, mais c’était l’œuvre de Nari, ça. Elle avait meublé chaque pièce, sorti son linge le plus fin, la vaisselle plate, les tapisseries. En plein jour, le second étage lui-même était avenant, les chambres ouvrant sur la gauche du corridor alignaient les lits de camp destinés à la petite armée de serviteurs qui avaient suivi le cortège royal. On avait soigneusement muré les accès à l’ancien domaine d’Arkoniel, en face, pour le condamner jusqu’à ce qu’il soit possible d’en effectuer la réparation.
Pendant que les autres s’apprêtaient pour le dîner, ce soir-là, lui s’esquiva pour remonter et se diriger pas à pas vers l’autre bout du corridor. La porte de la tour était verrouillée, sa poignée de cuivre ternie par défaut d’entretien. Il fit ferrailler le loquet, tout en se demandant si Nari avait toujours la clef. Se tenir là lui remémora la folle terreur qu’en ce même endroit lui inspirait autrefois la seule idée que le fantôme ulcéré de Mère le fixait au travers du vantail de bois. C’était simplement une porte, à présent.
Il se sentit brusquement submergé par une vague de nostalgie. Il appuya son front contre le panneau lisse et chuchota : « Vous êtes là, Mère !
— Tobin ? »
Il bondit, mais c’était Ki, tout bonnement, qui l’appelait du haut de l’escalier.
« Ah, te voilà. Cuistote veut que tu goûtes la soupe, et tu es ici, pas même habillé encore ... Qu’est-ce qui ne va pas, dis !
— Rien. J’étais juste venu faire un tour. »
Ki ne fut pas dupe, évidemment. Il se rapprocha et, d’une main précautionneuse, effleura le bois. « J’avais oublié. Est-ce qu’elle y est !
— Je ne pense pas. »
Ki s’adossa au mur près de lui. « Elle te manque ? » Tobin haussa les épaules. « Je croyais que non, mais je viens à l’instant de me rappeler comment elle était dans ses bons jours, avant de ... Bref, avant le dernier jour, quoi. Presque comme une véritable mère. » Il retira sa bague pour lui faire mieux voir le profil serein gravé sur le chaton. « C’est ainsi qu’elle était, avant ma naissance et celle de Frère. »
Pour tout commentaire, Ki poussa son épaule contre la sienne.
Tobin soupira. « J’ai beaucoup réfléchi. Je vais laisser la poupée là-haut.
— Mais elle t’a bien dit de la garder, non !
— Je n’en ai plus besoin. Il sait me retrouver, de toute manière, qu’elle soit avec moi ou non. J’en ai assez, Ki. Assez de la cacher, assez de le cacher. » Et de me cacher, moi aussi, songea-t-il, mais il réussit à ravaler ces mots. Tout en promenant son regard à l’entour, il émit un rire d’une gaieté douteuse. « ça fait un sacré bout de temps que nous n’étions pas venus ici, n’est-ce pas ? Les lieux ne coïncident plus avec mes premiers souvenirs. Ils me semblaient si vastes et si sombres, à l’époque, et même après que tu fus venu y vivre ...
— C’est que nous avons grandi. » Avec un large sourire, il le prit en remorque, bon gré mal gré. « Viens çà, je vais t’en fournir la preuve. »
Nari s’était appliquée à ne rien déplacer dans leur ancienne chambre à coucher depuis qu’ils l’avaient quittée, pas plus que dans la pièce contiguë où, comme figés à leur poste immuable, la cité joujou et une poignée de sculptures enfantines accumulaient la poussière. Dans l’angle de la première, la cotte de mailles offerte par Père pendait toujours à sa patère.
« Allez, le pressa Ki. Il y a une éternité que tu ne l’as pas essayée. »
Tobin enfila le haubert par-dessus sa tête puis loucha vers le miroir qui les reflétait côte à côte.
« Père affirmait que lorsqu’il m’irait, je serais assez grand pour l’accompagner à la guerre.
— Eh bien, te voilà suffisamment grand », dit Ki. En effet, mais encore trop gracile. Les épaules de la chemise lui tombaient à mi-chemin des coudes, et les manches lui pendaient largement plus bas que le bout des doigts. La coiffe persistait à lui dégouliner jusque sous les yeux.
« Tu ne t’es pas encore étoffé, c’est tout. » Ki lui flanqua le vieux heaume sur le crâne et le fit sonner en le martelant avec ses phalanges. « Lui te va, au moins. Haut les cœurs, allons, pour l’amour du diable ! Le roi a promis de nous laisser aller patrouiller sur les côtes, à notre retour. Mieux vaut liquider des pirates et des malandrins que ne pas se battre du tout, non !
Je suppose que oui. » Du coin de l’œil, Tobin surprit un vague mouvement et tourna la tête. Tapi dans l’ombre, Frère le considérait fixement. Il portait le même genre de haubert que lui, mais le sien lui allait. D’un geste exaspéré, Tobin se débarrassa de la maille et la raccrocha dans l’angle. Un second coup d’œil le réduisit à constater que le fantôme s’était déjà évaporé.
Pour la première fois de son existence, il voyait la grande salle emplie de camarades et de veneurs retentir de rires et de mélodies. La flambée qui crépitait allègrement dans la cheminée illuminait les tables dressées tout autour de la pièce en projetant des silhouettes mouvantes sur les fresques des murs. Des histrions se démenaient devant les convives, et la tribune des ménestrels, à l’extrémité opposée, fourmillait de musiciens. Le joyeux tumulte de la fête ébranlait de fond en comble le manoir.
De toute évidence, Cuistote avait fini par conclure un accord avec les intrus de la ville, et elle contribuait orgueilleusement au service du fastueux festin. Vêtue d’une robe neuve en lainage brun, Nari leur tenait lieu de majordome. Elles étaient les deux seules femmes présentes, exception faite des servantes et des comédiennes. Enceinte à nouveau, Aliya était restée dans la demeure de sa mère, sous l’œil vigilant des drysiennes.
Honoré d’une place aux côtés de Tobin, Tharin balaya les lieux d’un regard lourd de mélancolie. « Le manoir n’avait plus présenté cet aspect depuis notre adolescence.
— Nous y avons pris plusieurs fois du bon temps ! confirma gaiement le roi en faisant sonner son hanap contre celui de son neveu. Ton grand-père nous régalait de fameuses parties de chasse ... , au cerf, à l’ours, et même au cougouar ! Ce qu’il me tarde de prendre part à celle de demain !
— Nous avons également prévu de célébrer ton anniversaire en t’offrant quelque chose d’unique », intervint Korin en échangeant un clin d’œil avec son père.
La chaleur et la compagnie remontèrent si bien le moral de Tobin qu’il se joignit de fort bon cœur aux chansons et aux joutes de beuverie. Vers minuit, son ivresse égalait presque celle de Korin. La musique et son entourage d’amis lui permirent de s’accorder un rien de répit en oubliant momentanément tout autant ses chagrins passés que les prophéties; il se retrouvait enfin le maître de cette maison.
« Nous serons toujours amis, n’est-ce pas ? dit-il en s’appuyant sur l’épaule de son cousin.
— Amis ? » Korin s’esclaffa. « Frères, plutôt. Un toast pour mon petit frère ! »
Dans un concert d’acclamations, tout le monde brandit son hanap. Tobin fit de même, mais son hilarité s’étrangla net quand il discerna, tapies dans un coin sombre de la tribune des ménestrels, deux silhouettes noires. Sans tenir aucun compte des violoneux qui raclaient leurs cordes auprès d’elles, elles s’avancèrent; c’étaient Frère et leur mère. En voyant celle-ci, Tobin se glaça. Elle n’avait rien de commun avec la femme attentionnée qui lui avait appris à écrire et à dessiner. Le visage ensanglanté, les yeux flamboyant de haine, elle tendit un doigt accusateur. Puis les deux fantômes s’évanouirent, mais Tobin avait eu le temps de voir ce que Mère portait sous son bras.
Le banquet se déroula dès lors sans qu’il en conserve aucun souvenir précis. Une fois achevé le dernier dessert, il prétexta de sa fatigue pour remonter précipitamment. Son coffre de voyage était encore fermé à clef, mais il eut beau farfouiller parmi les tuniques et les chemises, la poupée s’était envolée, précisément comme il l’appréhendait.
« Parfait. Je suis bien content ! lança-t-il d’un ton rageur à la pièce vide. Restez ici tous deux, sans vous quitter jamais, ainsi que vous l’avez toujours fait ! » Comme il le pensait véritablement, il ne parvint pas à comprendre pourquoi ses yeux se remplissaient de larmes qui l’aveuglaient.