Chapitre 6
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 7 h 15
Drake était dans sa chambre en train de regarder la télévision lorsqu’il entendit bourdonner son téléphone portable. Depuis que Stephanie l’avait déposé chez lui, il zappait de chaîne d’info en chaîne d’info, tout en surfant ponctuellement sur le web, en quête du moindre article qui mentionnerait les événements de la nuit. Jusque-là, il n’avait vu que de vagues informations faisant état de coups de feu dans le ghetto. Les journalistes n’employaient évidemment pas le mot « ghetto » — ce n’était pas politiquement correct.
Il leva les yeux au ciel. Les médias étaient aux mains de progressistes, qui ne voulaient pas voir ce qui se passait réellement dans le monde, ni même dans leur propre ville. Tant mieux, songea Drake. Ces imbéciles parlaient de « victimes non identifiées » dont « le profil restait à déterminer ». Mais non, bande de crétins. Ils sont morts. C’est ça, leur profil : M-O-R-T-S.
Aucun journaliste n’avait parlé de Tala ni de l’homme avec qui elle était dans la rue. Pas encore, du moins.
Il leva de nouveau les yeux au ciel lorsqu’il découvrit le numéro qui s’affichait sur l’écran de son portable. Stephanie. Elle cherchait probablement à être rassurée. Il prit son téléphone et se renfrogna en constatant avec agacement que sa main tremblait encore. L’adrénaline s’était dissipée depuis plusieurs heures, le laissant fébrile et nerveux. Il aurait fallu qu’il mange un morceau, mais le frigo ne contenait que de la bière quand il était rentré.
Le téléphone cessa de bourdonner. Il l’avait fixé trop longtemps sans se décider à décrocher. Il se dit que ce n’était pas la peine de la rappeler. Anxieuse comme elle l’était, elle ne manquerait pas de rappeler quelques minutes plus tard.
Drake avait l’estomac barbouillé. La bile lui montait à la gorge, amère et douloureuse. Faut vraiment que je bouffe quelque chose. D’autant qu’il avait bu toute la bière. Sa sœur aînée allait piquer une crise quand elle découvrirait le frigo vide en rentrant ce soir. Vaut mieux que je le remplisse avant son retour. Non pas parce qu’il avait peur d’elle… Il ne voulait pas qu’elle lui prenne la tête, voilà tout.
Stephanie lui donnerait de l’argent pour acheter de la bière. Il n’en doutait pas un instant.
Ce qui l’inquiétait davantage, c’était que ses mains tremblaient encore, alors qu’il avait bu les six bières du pack. Super. Je sucre les fraises.
Tu es secoué. C’est normal. Ce n’est pas tous les jours qu’on tue une personne… Non, deux personnes, en fait.
Cela lui semblait un peu irréel. J’ai flingué deux êtres humains.
Cela n’avait pas vraiment été son intention de tuer Tala — et encore moins le type. Le grand costaud habillé en noir avait tout du flic, mais il n’était pas en train d’interpeller Tala. Il lui parlait d’un air tranquille, cordial.
Il essayait sans doute de la convaincre de lui tailler une pipe.
Mais Drake estimait surtout qu’elle avait décidé de les dénoncer. À présent, il ne le saurait jamais — ni qui que ce soit, d’ailleurs. Sa seule certitude était qu’elle avait donné rendez-vous au type, car elle s’était servie du téléphone portable de Drake pour lui envoyer un texto. Elle s’était crue maligne en prenant en douce le téléphone dans la poche du blouson de Drake, sur le canapé du salon chez Stephanie. Il l’avait laissé là exprès, bien sûr, juste pour voir ce qu’elle ferait.
En l’enlaçant par-derrière pour lui peloter les seins, il avait senti la carte de visite qu’elle avait fourrée dans son soutien-gorge. Il était sur le point d’extirper le bristol lorsque le père de Stephanie était entré dans la pièce.
Drake émit un petit gloussement. Ce sale connard, songea-t-il. Ce type croyait vraiment pouvoir garder Tala pour lui tout seul. Drake ne comptait plus le nombre de fois où Stephanie et lui avaient prouvé le contraire… Mais comme Stephanie ne voulait pas se mettre son père à dos, ils jouaient les saintes-nitouches en sa présence. Résultat, quand Drake s’était à nouveau retrouvé seul avec Tala, elle avait eu le temps de cacher la carte, et ni Drake ni Stephanie n’avaient été capables de la trouver. Il avait donc décidé de la piéger et, comme prévu, elle avait mordu à l’hameçon, croyant pouvoir le doubler en lui empruntant son portable.
Quelle conne. Quelle débile arriérée. Ils avaient auparavant annoncé à Tala qu’ils sortaient, ce soir-là, pour aller chercher de la coke. Dans son texto, Tala avait donné rendez-vous au type à quelques pâtés de maisons du foyer pour SDF où Drake et Stephanie achetaient toujours de quoi sniffer. Dès l’envoi de ce texto, elle l’avait effacé, croyant naïvement que cela suffirait à la protéger.
Mais ce soir, elle a reçu une leçon.
Pour lire le texto, Drake n’avait eu qu’à se servir de son ordinateur pour ouvrir l’application qui synchronisait son portable avec sa tablette et cet ordinateur et conservait tous ses messages en mémoire.
Il aurait voulu s’attarder pour la voir saigner, mais cela aurait été une folie. Il avait eu tout juste le temps de lui loger une balle dans la tête avant de détaler. Et il avait bien fait, car quelques secondes seulement s’étaient écoulées avant qu’il entende hurler les premières sirènes. Il l’avait échappé belle.
Mais Tala ne posait plus de problème, à présent. Et même si elle avait tout raconté au type en noir, cela n’avait aucune importance. Ils étaient tous les deux morts. Et les cadavres ne parlent pas.
Son téléphone se remit à bourdonner, le faisant sursauter. Ce n’est que Stephanie. Elle se mettrait à flipper si lui-même ne semblait pas calme et maître de ses nerfs. Alors, calme-toi. Réponds-lui comme si de rien n’était.
— Oui ? fit-il avec une pointe d’impatience agacée dans la voix, comme quelqu’un qu’on dérange pour rien. Qu’est-ce que tu veux, encore ?
— Il sait que c’est nous, murmura Stephanie d’une voix rauque.
Le cœur de Drake fit une petite embardée. Le père de Stephanie ne pouvait pas être déjà au courant.
— Personne n’en a encore parlé aux infos, dit-il tout doucement. Comment l’a-t-il appris ?
— Je ne lui ai rien dit, je te le jure ! C’est l’alarme du bracelet électronique qu’elle avait à la cheville qui s’est déclenchée…
Le débit de Stephanie était beaucoup trop rapide.
— Je croyais qu’on l’avait désactivée sur l’ordi de papa quand on a piraté son système, mais apparemment ça n’a pas marché… Il l’avait réglée pour qu’elle sonne sur son téléphone et qu’elle déclenche le signal d’alarme à la maison. C’est arrivé en pleine nuit.
Drake ferma les yeux. Comment avaient-ils pu oublier ce maudit bracelet ? Chaque fois qu’ils emmenaient Tala faire un tour, ils faisaient toujours bien attention à désactiver le logiciel de géolocalisation sur le serveur de la maison. Le père de Stephanie ne pouvait s’en apercevoir que s’il était informé de l’absence de Tala et s’il avait besoin de la localiser, ce qui n’aurait pas pu arriver puisqu’ils prenaient toujours soin de revenir avant le réveil des autres domestiques.
— Quelqu’un a dû lui enlever son bracelet, murmura Drake.
Merde. Il n’y avait pas pensé quand il l’avait laissée dans la ruelle. Mais emporter son cadavre aurait été impossible, de toute façon.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Il m’a seulement demandé si je savais où était Tala. Je lui ai répondu que je n’en savais rien. Mais il m’a regardée bizarrement.
Drake leva les yeux au ciel.
— Il regarde tout le monde comme s’il venait d’avaler une balle de tennis, dit-il.
— Non, cette fois, c’est différent. Il sait que je lui ai menti.
— Alors, que comptes-tu faire ?
Bref silence à l’autre bout de la ligne.
— Qu’est-ce que je compte faire ? demanda-t-elle calmement. C’est à cause de toi qu’elle morte ?
Ce ton intriguait Drake. Elle aurait dû être au bord de la crise de nerfs. Les filles sont toujours terrifiées quand il y a du danger. Elles geignent et me supplient de les tirer du pétrin. Stephanie en arriverait là, elle aussi. Même si elle ne le savait pas encore.
— Ce que nous allons faire, répliqua-t-il, c’est nous détendre et faire semblant d’être insouciants. Et nous allons aussi nous souvenir que nous étions tous les deux dans la voiture…
Son ton s’était fait dur et menaçant.
— C’est bien compris ? ajouta-t-il.
— Compris.
Il l’entendit inspirer profondément.
— Compris, répéta-t-elle d’un ton beaucoup moins agressif. Comme tu veux.
— Bien dit.
Et si Stephanie se mettait à table ? Drake serait peut-être contraint d’accrocher un troisième cadavre à son tableau de chasse. Étrangement, cette idée ne le révulsa pas autant qu’il l’aurait cru.
De toute façon, il n’avait pas peur du père de Stephanie. Il était protégé par une assurance tous risques : la clé USB qui se trouvait dans son tiroir à sous-vêtements. Il s’en était servi pour copier les fichiers de l’ordinateur du père de Stephanie. Chaque fois qu’ils emmenaient Tala faire un tour.
Quand le vieux verrait les preuves que Drake pouvait à tout moment divulguer, il ne les emmerderait plus jamais.
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 7 h 45
— Monsieur Sweeney ? Vous avez une minute ? fit la voix de la secrétaire dans l’interphone.
Au bureau, Alice Newman l’appelait toujours « M. Sweeney ». Partout ailleurs, c’était « papa ». Alice n’avait jamais été une Sweeney — pour des raisons de sécurité, surtout quand elle était enfant. Ken s’était fait trop d’ennemis pour risquer que ses enfants soient pris pour cibles. D’ailleurs, Ken lui-même n’était pas né sous le nom de Sweeney. Aucun membre de son équipe ne portait le nom qu’il avait reçu à la naissance. C’était plus sûr.
Alice était la fille que sa première femme lui avait donnée. Elle était diplômée de la faculté de droit du Kentucky et apprenait le métier sur le tas. Ken espérait qu’elle allait bientôt le remplacer, pour qu’il puisse prendre sa retraite à cinquante ans sur une plage ensoleillée. Heureusement qu’Alice apprenait vite, car Ken approchait des quarante-huit ans.
— L’un de vos employés souhaite vous parler, ajouta-t-elle d’un ton professionnel.
Ken leva les yeux du compte de résultat qu’il étudiait. Les profits avaient baissé et les pertes augmenté depuis l’exercice précédent. À cela s’ajoutait la mauvaise surprise qu’il avait eue, la nuit précédente, quand l’alarme s’était déclenchée, et le fait que Reuben ne s’était toujours pas montré. Bref, il était d’une humeur exécrable.
— Qui est-ce, Alice ? demanda-t-il avec impatience.
— Gene Decker. Il dit que c’est important.
— Dis à Decker de s’adresser à son chef pour tout problème de comptabilité. Et dis à Joel de donner plus de boulot à ses subordonnés pour qu’ils évitent de me déranger. Toujours pas de nouvelles de Reuben ?
— M. Blackwell n’est pas encore arrivé. Et M. Decker insiste… Il dit que ce n’est pas un problème de comptabilité. C’est en rapport avec l’incident de cette nuit.
Merde. Normalement, Decker aurait dû retourner compiler des chiffres et se mêler de ce qui le regardait.
— Fais-le entrer, fit Ken d’un ton glacial.
— Merci, monsieur Sweeney, dit Gene un instant plus tard.
Il referma la porte du bureau de Ken derrière lui et resta à bonne distance, dans une attitude toute militaire — le regard dirigé droit devant lui, les pieds écartés, les mains derrière le dos.
— Je vous suis reconnaissant de m’accorder un peu de temps, ajouta-t-il. Je sais que vous êtes très occupé.
Kenneth lâcha un petit soupir, s’efforçant de ne pas rembarrer ce fidèle employé.
— Venez donc vous asseoir, dit-il en désignant l’un des fauteuils en cuir qui faisaient face à son bureau.
Il observa Decker sans dire un mot.
— On dirait que vous êtes rétabli. Vous ne boitez plus.
— Non, monsieur, presque plus.
Decker s’assit précautionneusement, comme s’il craignait que le fauteuil ne cède sous son poids. Bâti comme un demi de mêlée, il avait étonné ses collègues en montrant qu’il pouvait courir aussi vite qu’un sprinteur ou que son jeu de jambes valait celui d’un boxeur accompli. Ces aptitudes physiques en faisaient un garde du corps idéal — ce dont Ken pouvait personnellement témoigner, lui qui n’aurait plus été de ce monde si Gene Decker n’avait pas réagi avec une telle vivacité. Malheureusement, la balle qu’il avait reçue en protégeant Ken l’avait privé d’une partie de sa vitesse et de son agilité. Il ne pourrait pas réintégrer l’équipe de sécurité avant quelque temps.
Toutefois, perdre Decker comme garde du corps avait été bénéfique pour la société. Des gardes du corps chevronnés, on en trouvait partout et pour pas cher, mais les bons comptables ne couraient pas les rues. Ce jeune homme avait de l’avenir.
Decker remua gauchement dans le fauteuil qui rapetissait la plupart de ses occupants. Ses épaules étaient tout simplement trop larges pour épouser le galbe du dossier. Il y renonça et se pencha, posant ses coudes sur ses genoux. Son expression trahissait un trouble certain.
— Il y a un problème, monsieur, dit-il.
— Je suppose que cela concerne l’alerte informatique de cette nuit.
Decker hocha la tête et précisa :
— Sean, du service informatique, m’a dit que le message d’erreur 501 signalait une alerte sur une balise électronique.
Ken s’efforça de rester impassible mais, intérieurement, il bouillonnait de rage. Il s’est adressé au service informatique ? Après que je lui ai expressément ordonné de ne plus s’en mêler ?
— Je vous ai demandé de retourner à la compta et de laisser M. Blackwell s’occuper de ce problème d’alarme. Pourquoi n’avez-vous pas obéi ?
— C’est ce que j’ai fait, monsieur. Je pensais que M. Blackwell viendrait recueillir mon témoignage. Mais comme il ne se manifestait pas, je suis parti à sa recherche.
— Reuben Blackwell n’a pas besoin de votre témoignage. Il est parfaitement au courant de la situation puisque je l’ai appelé… après vous avoir demandé de retourner à la compta.
Decker ne cilla pas.
— Mais il n’est pas venu, monsieur, se défendit-il. Quand je suis allé au PC de sécurité pour lui parler, Jason Jackson était toujours allongé par terre et endormi. Le signal 501 clignotait encore sur l’écran de l’ordinateur.
Ken ne put masquer son incrédulité.
— Je vous demande pardon ? s’étrangla-t-il
— Je sais, monsieur, c’est étrange. Mais c’est la vérité. J’imagine que le PC de sécurité est sous vidéosurveillance. Il doit donc y avoir une vidéo qui prouve ce que je dis.
Ken se promit de visionner cette vidéo dès que Decker serait sorti de son bureau.
— Qu’avez-vous fait, ensuite ?
— J’ai réveillé Jackson et l’ai aidé à se relever, mais… Mais il a vomi…
Il s’interrompit pour grimacer de dégoût avant de poursuivre :
— Il avait de la fièvre et je ne savais pas trop quoi faire de lui. Alors j’ai appelé M. Blackwell, mais je suis tombé une fois de plus sur sa boîte vocale. Je lui ai laissé un message. Ensuite, j’ai nettoyé Jackson, je lui ai appelé un taxi et je l’ai renvoyé chez lui. En le nettoyant, j’ai trouvé dans sa poche un flacon de sirop pour la toux. Ce qui pourrait expliquer son haleine alcoolisée. J’ai gardé le flacon, si vous voulez le voir.
Ken compta mentalement jusqu’à dix.
— Et donc, vous… Vous l’avez renvoyé chez lui, fit-il.
— Oui, monsieur. Dans un taxi, monsieur…
Decker parut hésiter un instant avant de se lancer :
— Jackson est un brave type, monsieur Sweeney. Il est loyal. J’ai travaillé plusieurs fois avec lui quand j’étais affecté à la protection rapprochée. Nous ne sommes pas vraiment amis, mais j’ai partagé plusieurs repas avec lui. Je ne crois pas qu’il ait bu pendant son service. C’est pourquoi j’ai été content de trouver ce flacon de sirop pour la toux. Ce produit a peut-être provoqué une interaction avec un autre médicament.
— J’enverrai quelqu’un chez lui pour voir comment il va…
Et quelqu’un d’autre chez Blackwell.
— Je suppose que vous avez décidé vous-même d’aller au service informatique ? demanda Ken.
Decker hocha la tête sans montrer le moindre signe de regret.
— Comme je vous l’ai dit, le code d’alerte 501 s’affichait encore sur l’écran. Visiblement, personne ne s’en était occupé et, comme j’avais la consigne de ne pas vous rappeler, je me suis rendu au service informatique pour savoir pourquoi. Avant ma blessure, je travaillais à la sécurité. Je ne pensais pas que ça poserait un problème.
Et c’est là que Decker avait tort. Il avait travaillé pour la branche légale du service de sécurité. Les bracelets électroniques n’étaient pas du ressort de cette branche. Mais il avait raison sur un autre point : il fallait s’occuper de l’alerte 501, et le plus vite possible. Quelqu’un s’était échappé et était déjà, peut-être, en train de tout déballer à la police.
Il était impossible que le fugitif puisse identifier Ken, mais il dénoncerait probablement son propriétaire. La grande majorité des clients de Ken le redoutaient trop pour le dénoncer à son tour comme leur fournisseur, mais certains pouvaient craquer s’ils étaient confrontés aux autorités. Il fallait donc rappeler à ces clients-là qu’ils devaient se taire. Et, dans certains cas, il fallait le leur rappeler avec une grande fermeté — avec des arguments… définitifs.
— Bon, dit calmement Ken. Qu’est-ce qu’on vous a dit, au service informatique ?
— Pas grand-chose. Sean m’a dit que le code 501 signalait une alerte sur une balise électronique. Il a activé la carte des balises sur son ordinateur et lâché un gros mot quand il a découvert la dernière localisation connue de la balise.
— Sa dernière localisation connue ?
— Apparemment, la batterie s’est déchargée au coin de la 14e Rue et de Race Street.
C’est-à-dire, à quelques dizaines de mètres du quartier général du CPD. Ken sentit son estomac se nouer, mais il parvint à dissimuler son agitation intérieure.
— Je vois, fit-il. Sean a-t-il identifié cette balise ?
— Non, mais le numéro qui s’affichait sur la carte était 3942139-13.
Ken haussa les sourcils.
— Vous avez une excellente mémoire, s’étonna-t-il.
— Pas vraiment. Je l’ai noté là…
Decker leva sa main gauche, exhibant le numéro qu’il avait griffonné au stylo noir sur la paume.
Ken déverrouilla le tiroir de son bureau et passa le doigt sur le dos des carnets qu’il y rangeait et qu’il savait reconnaître au toucher. Ces carnets contenaient toutes ses notes et données personnelles. Il avait beau adorer les gadgets électroniques, il ne se fiait à aucun ordinateur pour abriter en toute sécurité ces informations confidentielles. Pour accéder à ces carnets secrets, il faudrait d’abord récupérer la clé du tiroir sur son propre cadavre.
Il choisit le carnet dont il s’était servi trois ans auparavant, trouva dans l’index le numéro de série de la balise puis alla à la bonne page. La balise avait été remise à un certain Charles « Chip » Anders, qui vivait avec sa femme et sa fille dans le quartier de Hyde Park, à l’est de la ville.
Je me souviens de lui. Anders était grand et mince. Il avait gagné son premier million de manière plutôt honnête. Mais cela ne lui suffisait pas. Il avait été poussé à s’enrichir davantage par son épouse, une véritable arriviste. Mme Anders voulait des diamants et des manteaux de fourrure, une maison de vacances en France… des domestiques. Elle voulait « frayer avec les gens riches et célèbres ».
C’est ce qu’elle avait dit. Au mot près. Ken réprima une moue de dégoût.
Anders était lui aussi avide du pouvoir que pouvait lui procurer la fréquentation de la haute société. Il avait donc profité d’une brève période de prospérité pour acquérir une maison dans un quartier huppé de Cincinnati — jusqu’à ce que le marché plonge, privant l’usine d’Anders des dividendes nécessaires pour soutenir son nouveau train de vie.
C’était là que Ken était intervenu et lui avait proposé un moyen de conserver son faste menacé. D’avoir le beurre et l’argent du beurre. Depuis lors, tout avait souri à Anders. Son entreprise s’était développée, passant d’une seule usine à trois. Et il s’était de nouveau trouvé en mesure d’offrir à sa femme et à sa fille tout ce que convoitaient leurs petits cœurs de rapaces. La fille se pavanait dans une voiture de luxe et suivait des cours dans l’une des meilleures — et des plus coûteuses — universités du pays. Anders et son épouse étaient reçus par l’élite, « frayant » avec les riches sans s’en lasser.
Cela avait un prix, bien sûr. Et cela impliquait un certain nombre de responsabilités. Et de conséquences en cas de négligence.
— Le client a reçu cinq balises, déclara Ken.
Les numéros de série étaient consignés dans son carnet, ainsi que les noms de toutes les personnes qui portaient les bracelets électroniques correspondants.
— Sean vous a dit quel porteur avait déclenché l’alarme ?
Gene secoua la tête.
— Je ne sais même pas…
Il se pinça les lèvres, comme s’il venait de se raviser.
— Non, monsieur, il ne me l’a pas dit. Je n’ai vu que le numéro.
Ken haussa les sourcils.
— Vous ne savez même pas quoi ?
— Ce que vous suivez à la trace.
— Vous avez demandé à Sean ?
— Oui. Il m’a conseillé de vous le demander.
— Il vous a dit ça ? s’étrangla Ken.
— En fait, non, monsieur. Ma question avait l’air de le troubler. Il a vérifié sur son ordinateur et, apparemment, je ne suis pas habilité à en être informé.
Un bon point pour Sean, du service informatique. Certes, le fils que Ken avait eu de sa deuxième épouse n’aurait même pas dû adresser la parole à Decker. Mais, contrairement à Alice, Sean ne passait pas beaucoup de temps avec les employés. Il préférait s’enfermer avec ses ordinateurs. La plupart des employés ignoraient que Ken et Sean étaient apparentés, Sean ayant gardé le patronyme de sa mère — qui était lui-même un nom d’emprunt. La mère de Sean n’avait pas été un ange, elle non plus.
Decker ne connaissait que la façade légale de l’entreprise. S’il avait eu connaissance de l’alerte, c’était uniquement parce que le vigile de service — qui, lui, était pleinement au courant — avait commis une lourde négligence dans l’exercice de ses fonctions.
J’espère pour Jason Jackson qu’il était vraiment malade. À l’article de la mort, même. Dans le cas contraire, il recevrait un châtiment mérité.
Il était peut-être temps de récompenser les compétences comptables de Decker et son sens de l’initiative en lui accordant davantage de responsabilités.
Ken rangea le carnet et verrouilla le tiroir. Il leva les yeux vers Decker, guettant chacun de ses gestes.
— Vous voulez savoir ce que nous suivons à la trace ?
Decker ne cilla pas.
— Oui, fit-il.
Ken esquissa un sourire.
— Si je vous le dis, je serai peut-être obligé de vous tuer, dit-il d’un ton faussement badin.
Mais le regard de Decker ne se troubla pas.
— Je m’en doutais, dit-il calmement. Je m’en doute depuis longtemps.
Ken inclina la tête, sincèrement intrigué.
— Pourquoi ?
Decker redressa le menton de quelques millimètres, juste assez pour s’affirmer, sans pour autant être arrogant.
— Parce que je vois les livres de comptes, et que je ne suis pas idiot…
Il haussa l’une de ses larges épaules et reprit :
— Vous vendez des jouets et des jeux pour enfants. Vous gagnez un gros paquet avec ce commerce. Mais le chiffre d’affaires de votre entreprise est beaucoup trop important pour reposer uniquement sur la vente d’animaux en peluche et de jeux vidéo.
Ken hésitait entre colère et curiosité. Les jeux vidéo servaient de couverture à leur réseau clandestin de distribution de films pornographiques. Les animaux en peluche offraient une excellente cachette aux cachets d’Oxy dont le trafic, bien que moins rentable que dix ans plus tôt, constituait encore l’une des grosses sources de revenus de l’entreprise.
— Je vois, fit Ken.
— Ah bon ? demanda Decker. Vraiment ? Si moi j’ai remarqué que les dépenses dépassent de loin les revenus légaux, ne pensez-vous pas que d’autres gens peuvent s’en apercevoir aussi ?
— D’autres gens… Qui, par exemple ?
— Vos concurrents. La police. Ou pire encore, le fisc. Croyez-moi, il vaut mieux qu’ils ne s’intéressent pas à vous.
— Je suppose que vous avez une solution.
— Oui, j’en ai une. Mais j’ai besoin d’être mieux informé.
— Vous ne pensez quand même pas que je vais vous permettre, du jour au lendemain, d’accéder à toutes les données…
— Je vous ai déjà dit que je n’étais pas idiot.
— Je n’ai jamais pensé ça.
Ken se cala dans son fauteuil et croisa les jambes.
— Ces balises servent à suivre des gens à la trace, dit-il au bout d’un moment. Elles sont installées dans des bracelets qu’ils portent à la cheville.
Decker cligna des yeux. Quelques secondes s’écoulèrent, pendant lesquelles Ken crut entendre tourner les méninges de son employé.
— Pour le sexe, la main-d’œuvre ou les deux ? finit par demander posément celui-ci, comme s’il demandait à Ken ce qu’il voulait pour le petit déjeuner.
— Pour la main-d’œuvre. Principalement.
Certaines des acquisitions de premier choix de l’entreprise étaient destinées à la traite sexuelle, mais la main-d’œuvre corvéable à merci formait le gros du cheptel.
— Votre aire de diffusion ? demanda Decker.
— Vaste. Très vaste.
Ken ne lui en dirait pas davantage tant qu’il n’aurait pas fait ses preuves.
— Je comprends votre discrétion, dit Decker. Provenance de la marchandise ? Nationale, internationale ou les deux ?
— Les deux.
— D’accord… Il faudrait que je voie les comptes réels pour pouvoir conseiller les mesures qui rendront vos registres officiels plus présentables aux yeux du fisc.
— Bien sûr. Mais, avant cela, j’ai une autre tâche à vous confier.
La mâchoire de Decker se crispa et Ken perçut dans son regard une lueur d’agacement, presque de colère.
— Vous voulez me mettre à l’épreuve ? demanda Decker.
— Pourquoi pas ? N’est-ce pas ce que vous feriez à ma place ?
— Oui, bien sûr. De quelle tâche s’agit-il ?
— Je veux que vous vous occupiez de ce problème d’alerte. Retournez au service informatique et trouvez le nom du porteur dont le bracelet électronique a été débranché, puis reconstituez ses derniers mouvements. Et vérifiez les enregistrements. Cela fait, revenez me faire votre rapport le plus vite possible.
— Je suppose que Sean sera informé de ma mission quand je retournerai le voir. Sinon, il va m’envoyer paître.
— Je vais le prévenir. D’autres questions ?
— Quels sont les enregistrements que je dois vérifier ?
— Grâce aux micros qui sont installés dans les bracelets, nous enregistrons toutes les conversations des porteurs. Et nous les conservons sur support numérique.
— Pendant combien de temps ?
— Ça, ça ne vous regarde pas. Assez longtemps, en tout cas, pour que vous puissiez déterminer ce qui s’est passé cette nuit. Il se peut que le porteur de bracelet se soit échappé et qu’il ait été repris depuis. Si c’est le cas, le client devrait me rappeler pour demander un nouveau bracelet. Mais je ne lui en fournirai un que lorsque je connaîtrai les circonstances exactes de l’évasion du porteur, et quelles mesures le client a prises pour que cela ne se reproduise plus. Si le porteur est décédé, je veux savoir quand et comment. Le client à qui le bracelet est fourni est censé m’en informer spontanément et immédiatement, mais ils ne le font pas tous en temps voulu. Je compte sur vous pour vous occuper de cet aspect des choses, aussi.
— Compris.
— Vous devez aussi comprendre que vous serez vous-même surveillé de très près.
Nouveau hochement de tête, puis :
— Cela va sans dire. Je vais me mettre tout de suite au travail.
Ken attendit que Decker ait refermé la porte derrière lui pour appuyer sur la touche 1 de son téléphone. Mais le chef du service de sécurité ne décrocha pas et l’appel fut transféré sur la boîte vocale.
Merde, qu’est-ce que tu fous, Reuben ? Il composa un autre numéro. Demetrius, le directeur des achats, répondit à la première sonnerie. Sa voix de basse mélodieuse couvrit un bruit de voitures en fond sonore
— Demetrius à l’appareil.
— C’est moi, dit Ken. Tu as vu Reuben ?
— Non. J’allais t’appeler pour te poser la même question. Nous avions tous les deux rendez-vous avec un fournisseur, mais Reuben n’est pas venu. J’ai dû conclure l’affaire tout seul. Reuben me doit des excuses. Il était censé s’occuper de Morticia pendant que je négociais avec Gomez… Mais monsieur n’a pas daigné se montrer. J’ai dû me concentrer sur le contrat tout en empêchant cette petite teigne de me peloter les parties intimes, mais sans lui briser le poignet… Ce que j’avais une folle envie de faire.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire à la con ? Qui sont Gomez et Morticia ?
— Tu sais, les Barbosa… Ils fournissent de la marchandise en provenance de Rio. Morticia s’assied à côté du négociateur de l’autre partie et le caresse sous la table, pour le déconcentrer et permettre à son mari de glisser en douce toutes sortes de clauses à leur avantage dans le contrat. Et si tu te montres grossier avec madame en lui disant de laisser ton attirail tranquille, elle crie au scandale, monsieur se lève et rompt la négociation. Un joli couple d’escrocs ! Mais leurs cargaisons sont de très bonne qualité, et Reuben, ça ne le dérange pas, lui, de se faire tripoter. C’est donc lui qui s’y colle pendant que moi, je négocie avec Gomez. Sauf qu’aujourd’hui il ne s’est pas pointé. Tu vas voir comment je vais lui remonter les bretelles ! Je vais le…
Ken interrompit cette diatribe :
— Il a disparu.
— Quoi ! Reuben ? Depuis quand ?
— Je l’ai eu au téléphone juste avant 6 heures, ce matin. Il était en route pour le bureau, mais il n’est jamais arrivé.
Ken mit rapidement Demetrius au courant de la situation avant de conclure d’une voix sombre :
— Je ne sais pas où il est passé, et je ne sais pas ce qui a déclenché l’alarme.
— Et ce Decker ? Tu crois qu’on peut lui faire confiance ?
— Je ne sais pas. Je vais le faire surveiller, mais je voulais être certain que Reuben n’était pas avec toi avant de demander à quelqu’un d’autre de s’en charger. Rapplique ici en vitesse, au cas où il faudrait prendre des mesures pour limiter les dégâts.
— J’arrive.
— Je vais t’envoyer l’adresse de Jason Jackson, le vigile que Decker a renvoyé chez lui. Fais un saut là-bas avant de venir ici, et essaie d’en savoir plus sur son comportement. Il a intérêt à avoir le virus Ebola ou une hépatite. Sinon il va me le payer très cher… Dormir au boulot ! Ça fait trois heures qu’on a un bracelet électronique qui se balade dans la nature !
— Je te rappelle de chez Jackson.
Ken raccrocha et appela Sean au service informatique.
— Decker est en chemin, dit-il. Je lui ai demandé de s’occuper de ce bracelet manquant. Laisse-lui l’accès aux enregistrements audio des douze dernières heures. Pendant qu’il les écoute, retrace les déplacements du porteur pendant les dernières vingt-quatre heures et transmets cette info à Decker.
— Vous allez le laisser accéder à ce genre d’infos, patron ? s’étonna Sean.
Au travail, il prenait toujours soin de donner du « patron » à Ken. Et d’ailleurs, il ne l’appelait que rarement, voire jamais « papa » dans l’intimité. Mais Ken ne s’en souciait guère. Sean avait toujours été un gosse un peu bizarre, toujours en train de bidouiller des gadgets électroniques. Il était déjà chargé de la modernisation numérique de l’entreprise lorsque Ken avait été obligé d’éliminer sa mère, quelques années auparavant.
Sean croyait dur comme fer que sa mère avait fugué avec son prof de yoga — Ken et Reuben avaient réussi à en convaincre tout le monde, y compris leurs plus proches associés au sein de l’entreprise, Demetrius et Joel. On n’est jamais trop prudent quand il s’agit de cacher les détails d’une exécution.
— Oui, répondit Ken. Mais je vais charger un gars de la sécurité de le surveiller. Assure-toi que Decker n’a pas d’enregistreur sur lui. Et appelle-moi si tu vois quelque chose de louche.
— Entendu.