Chapitre 12

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 10 h 15

Marcus se surprit à lorgner les fesses de Scarlett tandis qu’elle arpentait son bureau comme si elle était chez elle. Il rechignait à relâcher son souffle, encore imprégné de l’odeur de ses cheveux. Un vrai gamin. Au lieu d’être béat d’admiration comme un collégien, je devrais être furieux.

Aussi furieux que Stone… Oh ! merde. Marcus faillit repérer trop tard le changement de rythme dans la respiration de son frère. Il se plaça sur le chemin de Stone et le regarda droit dans les yeux. En s’efforçant de ne pas paniquer.

Car le regard de Stone était celui d’un fou. Bouillonnant de rage et d’angoisse.

Pas maintenant. Pas devant Scarlett. Je t’en supplie, Stone. Ne fais pas ça.

— Stone, murmura-t-il en espérant que Scarlett ne pouvait pas l’entendre.

Stone lui jeta un regard éperdu, tandis que sa large poitrine se soulevait comme celle d’un lutteur essoufflé.

J’aurais dû prévoir cette réaction. Pourquoi est-ce que je n’y ai pas pensé ?

Parce qu’il était trop occupé à reluquer Scarlett Bishop, voilà pourquoi. Et il allait payer cher ce moment d’inattention s’il ne parvenait pas à calmer son frère.

Scarlett ne pouvait pas savoir que l’hostilité de Stone envers les flics en général comptait parmi les catalyseurs de sa fureur. Certes. Mais la manière dont elle l’avait superbement ignoré, comme s’il n’était pas là… C’était le pire impair qu’on puisse commettre en présence d’un écorché vif tel que lui.

Son visage était déformé par la colère, ses poings serrés et ses narines dilatées. Il ressemblait à un taureau prêt à charger. Marcus n’eut aucun mal à imaginer son frère saisir Scarlett à bras-le-corps et l’éjecter sans ménagement de la rédaction du Ledger.

Marcus posa une main sur la poitrine haletante de Stone.

— Calmos, murmura-t-il. Vas-y mollo.

— Elle n’a aucun droit de rester là, grinça Stone. Dis-lui de partir.

Du coin de l’œil, Marcus vit Scarlett se tourner vers eux, d’un air détaché quoique intrigué — comme si Stone avait été une sorte de bête de foire. Ce dédain déplut souverainement à Marcus, mais il fit comme si de rien n’était. Il ne manquait plus que Stone sente que son frère était d’humeur chagrine pour qu’il pète tout à fait un plomb.

— Je vais m’occuper d’elle, ne t’en fais pas, murmura-t-il.

Il posa une main sur l’épaule de Stone et lui tapota la joue de l’autre, tel un entraîneur qui rassure un boxeur sur le ring.

— Respire un bon coup, frangin, dit-il. En même temps que moi. Lentement… Doucement… Voilà…

Stone obéit et après quelques respirations, ferma les yeux pour se ressaisir tout à fait.

— Je vais bien, Marcus, articula-t-il.

— Je sais, chuchota Marcus. Je sais.

Stone déglutit, sans rouvrir les yeux.

— Dis-lui, murmura-t-il. Fais-la partir, s’il te plaît, Marcus…

Ce chuchotement perça le cœur de Marcus comme un poignard. Et, subitement, il se retrouva là-bas. Dans l’obscurité. Et le seul son qu’il percevait était le chuchotement éraillé de Stone :

« Marcus… S’il te plaît… Fais-le partir, pour qu’on puisse rentrer à la maison… Tout ce que je veux, c’est rentrer à la maison…

— Ne t’en fais pas, avait répondu Marcus. Je vais m’en occuper. Et tout ira bien… C’est juré. »

Marcus se racla la gorge.

— Je vais m’en occuper, dit-il à voix haute, d’un ton qu’il espérait résolu et plein d’assurance. Ne t’en fais pas. Tout ira bien.

— Promets-le-moi.

— Oui, dit Marcus en s’efforçant de contenir son émotion. Je te le promets. Maintenant, respire avec moi. Détends-toi… Comme ça…

Après trente secondes, qui lui semblèrent durer plutôt trente minutes, Stone arbora un sourire contrit et dit :

— Tout va bien. La séance d’autodestruction est avortée. Le mauvais génie est rentré dans sa lampe.

Dieu merci. Marcus se détendit, lui aussi.

— Tant mieux, fit-il. Où est Jill ?

— Dans mon bureau, avec Diesel. Il ne la quitte pas des yeux.

— Bien. Mais tu devrais aller le relayer. Elle lui tape sur les nerfs.

Nouveau sourire — sincère, cette fois.

— Je sais. C’est bien pour ça que je lui ai demandé son aide.

Soulagé, Marcus éclata de rire. Son frère avait surmonté son accès de fureur. Pour l’instant.

— T’es un gros nul, le chambra Marcus.

— Et toi, t’es encore plus nul que moi.

Calmé, Stone se tourna vers Scarlett.

— Inspectrice Bishop ? lui dit-il froidement.

— Oui, monsieur O’Bannion ? dit-elle d’une voix qui avait perdu sa combativité.

Marcus regarda par-dessus son épaule et constata qu’elle avait, en effet, l’air abattue. Triste. Et complètement épuisée.

Marcus connaissait bien cette sensation.

— La prochaine fois que nous vous surprenons ici sans notre permission, nous porterons plainte sur-le-champ, dit Stone. Je ne vous conseille pas de remettre les pieds ici si vous n’avez pas un mandat en bonne et due forme. C’est bien compris ?

Marcus retint son souffle, espérant que Scarlett n’insisterait pas et ne chercherait pas à batailler. Il était trop fatigué pour jouer les casques bleus.

Mais elle se contenta de hocher la tête et de murmurer :

— Oui, monsieur O’Bannion, c’est bien compris.

Marcus attendit que Stone soit sorti de la pièce avant de relâcher son souffle. Il referma la porte derrière son frère et resta à l’entrée du bureau, tournant le dos à Scarlett et se demandant ce qu’il allait bien pouvoir lui dire. Mais elle le surprit de nouveau en parlant la première :

— Je suis désolée, dit-elle doucement.

Il ne parvint pas à se retourner pour la regarder. Il était tétanisé.

— Pour quelle raison ? demanda-t-il.

— Pour avoir surpris votre conversation avec votre assistante. Et pour tout ce que j’ai fait pour les besoins de l’enquête, si toutefois vous y trouvez à redire.

Marcus puisa dans ses dernières réserves d’énergie pour pivoter sur lui-même et s’adosser à la porte un instant, avant de plier les jambes et de s’accroupir. Il passa les bras autour des genoux, courba la tête et ferma les yeux.

Le grincement du fauteuil lui apprit qu’elle s’était levée. Merde, elle s’en va. Il aurait voulu lever la tête. Lui demander de rester. Il fallait qu’il lui dise qu’elle n’était pas responsable de l’accès de rage de Stone. Mais sa tête était trop lourde et il resta prostré.

Le bruissement d’un vêtement, suivi d’une odeur fleurie, lui signala qu’elle s’approchait de la porte. Il ne voulait pas qu’elle s’en aille, mais il valait sans doute mieux pour tout le monde qu’elle ne s’attarde pas. Sauf si…

Merde. Il fallait qu’il rassemble assez d’énergie pour lui laisser le passage.

Mais Scarlett se laissa glisser le long de la porte, comme il venait de le faire, et s’accroupit à côté de lui. Leurs corps n’étaient séparés que de quelques centimètres. La porte vibra légèrement lorsque la tête de Scarlett entra en contact avec le panneau de bois. Il crut qu’elle allait dire quelque chose mais elle n’en fit rien. Seuls le tic-tac de l’horloge de son grand-père et leur respiration meublaient le silence.

Au bout d’un moment, Scarlett murmura :

— Vous avez eu une longue journée, hier. Vous avez dormi un peu ?

— Non. Pas encore.

— Pas étonnant que vous soyez épuisé, dit-elle d’une voix blanche. Je croyais que vous ne répondiez pas à mes appels parce que vous étiez en train de vous reposer.

Il se força à redresser le dos et tourna la tête vers elle pour voir son visage. Elle avait les yeux fermés, mais son expression n’avait pas changé. Elle paraissait toujours aussi triste et abattue. Et cependant si belle, si désirable…

— Qu’est-ce que vous êtes venue faire ici ? demanda-t-il.

— Voir si vous alliez bien. Vraiment.

— Excusez-moi de ne pas avoir répondu à vos appels. La matinée a été un peu mouvementée…

— J’ai remarqué. Mais il faut vraiment que je vous parle.

Elle tourna la tête vers Marcus et ouvrit les yeux.

Pendant un long moment, il resta sans voix, fasciné par le regard de Scarlett. Ses yeux, qu’il pensait noirs, étaient en fait du bleu le plus profond qu’il ait jamais vu. Le bleu presque noir du ciel de minuit.

— Pourquoi est-ce que vous me regardez comme ça ? demanda-t-elle.

Il rougit, honteux d’avoir été surpris en train de l’admirer. Il aurait voulu mentir, mais il était trop fatigué pour inventer une explication convaincante. Il lui dit donc la vérité :

— Je croyais que vos yeux étaient noirs.

Dans ses rêves, les yeux de Scarlett étaient toujours d’un noir très pur, ce qui lui donnait un regard un peu sévère. Ses rêves ne seraient plus les mêmes, désormais. Car ses prunelles n’étaient pas aussi sombres qu’il le croyait. Et elles étaient loin d’être sévères, en cet instant. Elles étaient suaves, veloutées. Expressives. Et révélaient une grande fragilité.

Un pâle sourire se forma sur les lèvres de Scarlett. Ces lèvres qu’il aurait tant voulu embrasser… Il lui aurait suffi de se pencher un peu plus pour s’assurer qu’elles étaient aussi douces et exquises qu’elles en avaient l’air. Mais Scarlett secoua presque imperceptiblement la tête, comme pour en dissuader Marcus.

— Non, ils ne sont pas noirs, dit-elle. Même si, à première vue, la plupart des gens croient qu’ils le sont.

Il inspira profondément, se délectant de son parfum floral.

— J’espère, dit-il doucement, que la plupart des gens ne s’en approchent pas assez pour remarquer la différence.

Il guetta sa réaction et fut comblé de bonheur lorsqu’il lut sur son visage la même lueur de désir qu’il avait surprise dans la ruelle, quand il avait enlevé sa chemise.

La gorge de Scarlett se contracta, puis elle détourna son regard, et le charme fut rompu.

— Je suis aussi venue vous prévenir, dit-elle en regardant droit devant elle.

— Comment cela ?

Elle s’assit en tailleur. Son regard avait perdu sa chaleur, et son expression était redevenue toute professionnelle. Mais ses mains, crispées sur ses genoux, trahissaient son trouble. Marcus se prépara à entendre de mauvaises nouvelles.

— Tala portait un bracelet électronique, dit-elle. À la cheville.

Marcus serra les dents. La fureur l’envahit.

— Comme une criminelle…, lâcha-t-il.

« L’homme et sa femme, ils nous possèdent. »

— Ou plutôt comme du bétail, ajouta-t-il.

— Oui, répondit calmement Scarlett. Le bracelet était sophistiqué. Nous essayons de retracer son origine et son parcours. Nous savons d’ores et déjà qu’il était équipé d’un micro permettant de transmettre du son par satellite. Je ne m’y connais pas beaucoup en gadgets de ce genre, mais Deacon est un expert en la matière, et il m’a dit qu’il permettait aux gens qui séquestraient Tala d’écouter toutes ses conversations, partout, sans limite de portée.

Elle sortit son téléphone portable de la poche de sa veste, tapota sur l’écran et fit apparaître l’article signé par Stone.

Il se hérissa, sur la défensive.

— Je vous avais dit qu’il y aurait un article, lui rappela-t-il.

— Je sais. Mais l’article laisse entendre que vous n’avez pas entendu les derniers mots de Tala.

— Ce n’est pas ce que vous vouliez ? s’étonna-t-il.

— J’ai changé d’avis depuis que j’ai appris que les gens qui la suivaient à la trace ont également pu entendre tout ce que vous vous êtes dit dans cette rue.

Marcus mit un moment à comprendre. Putain de merde…

— Alors ils savent que j’avais rendez-vous avec elle pour lui venir en aide. Et qu’elle m’a parlé de sa famille…

Son cerveau fatigué avait subitement retrouvé toutes ses capacités de raisonnement.

— C’est comme ça, poursuivit-il, qu’ils ont su qu’elle s’était arrêtée pour m’écouter chanter dans le parc. Ils l’ont frappée pour la punir. Si violemment qu’elle en boitait… C’est bien ça ?

Scarlett demeura impassible et silencieuse, mais il lut au fond de ses yeux un chagrin infini qui valait toutes les réponses du monde.

— Ils l’ont frappée vraiment fort ? demanda-t-il.

— Ils l’ont massacrée, murmura-t-elle.

Elle baissa les paupières brièvement, puis elle cligna plusieurs fois des yeux, et la compassion fit place, dans son regard, au plus strict professionnalisme.

Marcus se rendit compte qu’il s’était insensiblement rapproché d’elle. Sa main, désormais posée à plat sur le parquet, n’était qu’à quelques centimètres du genou de Scarlett.

— Vous faites ça combien de fois par jour ? demanda-t-il.

— Pardon ? fit-elle, interloquée.

La question l’avait prise de court, mais elle n’eut pas un geste de recul, contrairement à ce à quoi il s’était attendu. Au contraire, elle s’était légèrement rapprochée de lui.

— Combien de fois par jour est-ce que vous refoulez vos émotions pour pouvoir vous concentrer sur votre travail ?

Elle souleva légèrement le menton, et Marcus crut qu’elle allait lui dire de se mêler de ses oignons. Mais elle n’en fit rien et avoua :

— Trop souvent.

Elle se racla la gorge, redressa le dos. Comme pour garder ses distances. Puis elle reprit :

— Le problème, c’est qu’ils vous ont entendu demander à Tala pourquoi elle pleurait. Et qu’ils l’ont entendue vous révéler qu’elle était la propriété d’un homme et d’une femme… Et comme le bracelet a continué à émettre après sa mort, ils vous ont aussi entendu raconter tout ça à une inspectrice de la brigade des homicides.

Marcus ne bougea pas. Il n’osait pas se rapprocher davantage de Scarlett, mais n’avait aucune envie de s’en éloigner.

— C’est ennuyeux, admit-il. Mais vous êtes sûre qu’ils écoutaient au moment où elle a été abattue ?

— Ils le faisaient certainement quand vous êtes entré en contact avec elle au parc. Et comme il m’a semblé, en visionnant la vidéo, qu’elle avait reconnu son meurtrier, je pense qu’ils ont dû la suivre jusqu’à la ruelle.

— Parce qu’ils la soupçonnaient d’avoir rendez-vous avec quelqu’un, marmonna-t-il. Vous pensez donc, vous aussi, qu’elle connaissait son assassin ?

— Cela me paraît évident, dit-elle. Merci de m’avoir envoyé ces fichiers, à propos. Je vous promets de tout faire pour que ces vidéos n’atterrissent pas entre les mains de n’importe qui.

Il baissa les yeux, sachant qu’elle faisait allusion au moment où on le voyait se pencher sur la tête de Tala, affreusement mutilée… Ce moment où il avait poussé un long cri d’horreur et de désespoir.

— Il n’y a pas de quoi, dit-il.

Il hésita avant d’ajouter dans un soupir :

— Et merci pour votre discrétion. Ce moment a été… difficile, pour moi.

— Je sais. Un peu comme si vous aviez découvert une seconde fois le corps de Mikhail…

Il releva la tête, stimulé par quelque chose qu’il venait de percevoir dans sa voix. La pitié était revenue dans ses yeux presque noirs. Mais elle était d’une autre nature que celle qu’elle avait manifestée en évoquant le martyre de Tala. Ce chagrin-là était beaucoup plus personnel.

— Qui ? demanda-t-il laconiquement.

Le regard de Scarlett s’assombrit un peu plus.

— Ma meilleure amie, répondit-elle. À la fac.

Ses doigts se crispèrent un peu plus sur ses genoux. Marcus posa la main sur celle de Scarlett et sentit qu’elle était glacée.

— Je suis désolé, Scarlett, murmura-t-il.

Elle regarda la main de Marcus mais ne fit rien pour l’ôter de la sienne, et il la laissa là.

— C’était il y a longtemps, dit-elle.

— Que ce soit arrivé hier ou il y a dix ans, ça ne change rien.

Ou neuf mois plus tôt. Ou vingt-sept ans plus tôt. Ces souvenirs atroces ne disparaissent jamais vraiment. Ils restent tapis dans un recoin de l’esprit et reviennent brusquement quand on s’y attend le moins.

— C’est vrai, avoua-t-elle.

Elle avait toujours les yeux fixés sur la main de Marcus. Elle desserra les lèvres puis les referma, comme si elle cherchait ses mots. Quand elle finit par les trouver, son murmure était à peine audible :

— Quand on voit ou qu’on entend quelqu’un ou quelque chose qui ravive ces souvenirs, on a l’impression qu’ils remontent à la veille.

Il fronça les sourcils, comprenant avec un temps de retard ce qu’elle venait de dire.

— Chaque enquête sur un homicide vous rappelle la mort de votre amie ?

— Pas toutes, murmura-t-elle d’une voix distante. Mais le meurtre de Tala a été… vraiment rude.

Il comprit que, venant de la part de Scarlett, un tel aveu était exceptionnel.

— Mais alors, pourquoi faire ce métier ? demanda-t-il. Pourquoi vous replonger dans cet enfer jour après jour ?

Elle leva les yeux vers lui, et l’intensité de la souffrance qu’il y lut lui fit l’effet d’un coup de poing au sternum.

— Pour les mêmes raisons qui vous ont poussé à revenir sur la scène de crime, la nuit dernière, répondit-elle. Vous ne vouliez pas laisser Tala toute seule dans la nuit. Mon amie est morte seule… Dans la nuit, elle aussi… Et son meurtrier n’est jamais passé en jugement. Alors, pour moi, elle est toujours dans le noir. Je ne peux rien pour Michelle, mais je veux faire de mon mieux pour que les victimes ne soient pas oubliées et qu’on leur rende justice.

Marcus sentit son cœur se serrer. Il avait compris que Scarlett était unique dès l’instant où il avait posé les yeux sur elle, neuf mois auparavant. Le souvenir de son visage et de son corps suscitait en lui un désir si ardent qu’il n’avait pas pu l’effacer de sa mémoire. Et plus il la découvrait, plus il comprenait qu’il lui faudrait l’avoir, elle. Pas seulement son visage, pas seulement son corps, mais elle. Il désirait être avec elle tous les soirs. Et se réveiller à ses côtés tous les matins. Ne faire qu’un avec elle.

— Vous êtes une femme incroyable, dit-il lorsqu’il jugea pouvoir parler sans que sa voix se brise. Heureusement que les victimes peuvent compter sur quelqu’un comme vous.

Un sourire amer se forma sur les lèvres de Scarlett.

— J’aimerais tant qu’elles n’en aient pas besoin, dit-elle. Mais il y aura toujours des salauds et de la souffrance… Alors, je fais ce que je peux.

Elle ôta sa main de celle de Marcus et se leva avec l’aisance d’une danseuse. Son visage se durcit subitement et elle reprit son attitude de flic — mais Marcus n’y trouva rien à redire, cette fois.

— Il faut que je parte, dit-elle.

Il se leva avec beaucoup moins de souplesse qu’elle — la faute à ses douleurs au dos. Pour décontracter ses muscles endoloris, il fit rouler ses épaules un instant tout en se demandant comment la faire rester un peu plus longtemps. C’était égoïste de sa part, il le savait. Il refoula donc l’envie grotesque et honteuse de la supplier de rester. Mais il gagna un peu de temps en s’adossant contre la porte.

— Pour aller où ? demanda-t-il.

Et il eut la satisfaction de la voir lever les yeux précipitamment après un regard furtif en direction de son entrejambe. Il réprima un sourire. Elle était attirée par lui, c’était clair. Et Marcus trouvait cela suffisant, pour le moment.

Elle haussa les sourcils et le dévisagea froidement.

— Faire mon boulot, répondit-elle d’un ton offensé, comme si elle trouvait cette question injurieuse.

— Voyez-vous ça, répliqua-t-il d’un ton sarcastique.

Mais elle ne mordit pas à l’hameçon.

— Le fond du problème, dit-elle, c’est que vous êtes désormais une cible probable pour le meurtrier de Tala. Il a cru vous tuer la nuit dernière, mais vous avez vous-même révélé que vous étiez vivant en publiant cet article. Très franchement, je ne pourrai sans doute pas vous placer sous protection policière… Mais je peux faire un saut de temps en temps, chez vous ou sur votre lieu de travail, pendant la journée.

— C’est inutile, dit-il.

Marcus était tout à fait convaincu de sa franchise. Sa proposition était on ne peut plus sérieuse, et vraiment sympathique. Adorable, même. Mais il préféra garder cette pensée pour lui.

— Comme vous voudrez, dit-elle en désignant du menton la porte dont il lui barrait l’accès. Si ça ne vous dérange pas, j’aimerais partir, maintenant.

Cela le dérangeait. Énormément. Il s’écarta néanmoins et tendit le bras vers la poignée de la porte. Mais sa main se figea lorsque, malgré lui, ces mots lui échappèrent :

— Et la liste ? Vous n’étiez pas passée pour en prendre une copie ?

Mais enfin, O’Bannion, tu es débile ou quoi ?

Elle semblait avoir oublié cette maudite liste, et voilà qu’il venait de la remettre sur le tapis. Mais il ne le regretta pas longtemps, car Scarlett parut se détendre, et son expression radoucie reflétait une sorte de soulagement.

Elle lui sourit, et Marcus sentit son cœur s’emballer.

— Vous pourrez me l’envoyer par mail, dit-elle. Ce n’est qu’une formalité. Cela me permettra surtout de préciser certains détails quand je rédigerai mon rapport, une fois qu’on aura arrêté l’assassin.

Marcus se rendit compte qu’elle n’avait que faire de cette liste. Elle voulait surtout qu’il tienne ses promesses. Il se sentit alors obligé de lui donner quelque chose. Pas tout, bien sûr.

— Non, non, dit-il, faussement nonchalant. C’est ce que j’avais pensé faire, mais l’actualité risque de pas mal nous accaparer. Il vaut mieux que je vous la donne maintenant et qu’on n’en parle plus. J’en ai pour quelques minutes. Asseyez-vous, mettez-vous à l’aise.

Elle haussa les épaules.

— D’accord. Mais faites vite, je suis déjà restée plus longtemps que prévu.

Elle retourna s’asseoir dans le fauteuil face au bureau de Marcus.

— Merci, Marcus, ajouta-t-elle.

Il se glissa dans son propre fauteuil et tourna l’écran de son ordinateur pour qu’elle ne puisse pas le voir.

— Pas de souci, fit-il, en espérant qu’il n’y en aurait pas.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 10 h 30

Ken Sweeney enfila une paire de gants en descendant au sous-sol de sa maison d’un pas tranquille et s’arrêta devant ses invités. Les trois Anders, attachés à des chaises et bâillonnés, avaient les yeux bandés. Leurs vêtements étaient déchirés, leurs cheveux en bataille.

Burton et Decker se tenaient derrière le trio et semblaient exaspérés.

— Livraison effectuée, dit Burton. Conformément à vos ordres, monsieur.

L’ex-flic effleura son visage lacéré avant d’ajouter :

— Et en assez bon état.

— Bien. Où est le garde blessé ?

— Toujours dans la camionnette, dit Decker. Heureusement, c’est une balle de petit calibre qu’Anders lui a tirée dans la jambe, sinon la blessure aurait pu être beaucoup plus grave. J’ai arrêté l’hémorragie, mais il faut que j’aille chercher de quoi suturer la plaie correctement. Nous ne savions pas ce que vous vouliez faire de lui. Il ne va pas pouvoir marcher pendant quelques jours.

— Emmenez-le dans l’une des chambres d’amis au premier étage, dit Ken. Il y a des serviettes propres dans le placard à linge. Vous y trouverez aussi une trousse de secours, sur l’étagère la plus haute.

— Et ensuite ? demanda Burton d’une voix crispée.

Ken jeta un coup d’œil à son téléphone. Dix minutes plus tôt, Alice lui avait confirmé que la voiture de Reuben était bien garée dans le parking de l’hôtel, à l’aéroport. Mais elle n’avait rien précisé de plus.

— Le camion qui doit nous amener la voiture de Reuben n’est pas encore arrivé, dit-il. Vous pourrez l’examiner dans mon garage. Vous aurez toute la place qu’il vous faut. Dans l’immédiat, j’ai une autre tâche à vous confier…

Il tendit à Burton une feuille de papier et ajouta :

— Allez à cette adresse. Ramenez la femme qui y habite. Indemne.

Ken escomptait que Miriam se souviendrait que Burton avait été policier et lui ferait confiance.

— Faites en sorte qu’elle vienne de son plein gré. Mais je vous conseille de ne pas lui révéler sa véritable destination, ajouta-t-il d’un ton pince-sans-rire.

Lorsque Burton reconnut l’adresse, Ken discerna une sorte de fureur froide dans le regard de l’homme de main, qui resta silencieux un long moment, les lèvres pincées, avant de hocher sèchement la tête et de tourner les talons.

Ken se dit qu’il y avait une certaine réticence dans l’attitude de Burton et il se promit de le tenir à l’œil, afin de savoir à qui allait vraiment sa loyauté. À Reuben ou à moi ?

Ken se tourna vers Decker, qui le regardait d’un air perplexe.

— Commencez par soigner les griffures au visage de Burton, avant de vous occuper du garde blessé par balle. Ensuite, revenez ici.

Ken saisit le nœud coulant qu’il avait confectionné avec de la corde grossière bien rugueuse et alla se placer devant Marlene, l’épouse d’Anders. Il lui releva le menton de façon à pouvoir lui passer la corde autour du cou sans ménagement. Il se tourna vers Decker et ajouta :

— J’aurai peut-être besoin de votre aide pour soulever un gros poids mort.

Un gémissement étouffé monta de la gorge de Marlene, ce qui fit sourire Ken. La torture était toujours plus efficace quand le sujet avait les yeux bandés, mais Ken préférait voir les yeux de ceux qu’il interrogeait. Il était tiraillé entre l’envie de les faire avouer le plus vite possible et celle de faire durer un peu le plaisir. Cela faisait si longtemps qu’il ne s’était pas livré à une bonne petite séance de torture. Pourvu que je n’aie pas perdu la main.

— Partez, dit-il à Decker. Laissez-nous seuls. Tout ira bien.

Ken attendit que la porte de l’escalier qui menait au rez-de-chaussée se referme pour frapper dans ses mains avec entrain.

— Bon, les Anders… On peut la jouer cool ou on peut la jouer pas cool du tout. À vous de choisir, déclara-t-il.

Il leur ôta leurs bandeaux, celui de Chip d’abord, puis celui de Marlene et, enfin, celui de la petite tigresse qui avait lacéré le visage de Burton.

— Oh ! mais tu es très jolie, ma chérie, la complimenta-t-il.

Il lui caressa la joue du bout des doigts, en se délectant du regard épouvanté de la fille. Elle remarqua le nœud coulant autour du cou de sa mère, et sa terreur monta d’un cran.

Ken alla se placer devant Chip.

— Je veux savoir tout ce qui s’est passé chez vous. Commençons par le commencement. Dites-moi pourquoi vous avez autorisé l’une de vos servantes à sortir de votre maison, la nuit dernière.

Chip secoua la tête avec véhémence, lâchant des grognements qui ressemblaient à des protestations.

Ken arracha brusquement la bande adhésive qui lui barrait la bouche, et Chip lâcha un cri de douleur. Ken s’esclaffa.

— Ça fait mal ? ricana-t-il. Mais ce n’est rien du tout ! On n’a même pas encore commencé. Attendez la suite…

Il poussa le chariot garni d’outils devant les trois Anders : couteaux de boucher de diverses tailles, scalpels bien tranchants, pinces en tout genre, et un rouleau de fil électrique muni d’électrodes à l’une de ses extrémités.

Ils ouvrirent tous trois des yeux ronds comme des soucoupes. Ken prit une pince dans le chariot et ôta la boule de tissu qui obstruait la gorge de Chip. Il la secoua et s’aperçut que c’était un mouchoir en coton aux initiales de son propriétaire.

— De l’eau, fit Chip en toussant.

Ken prit la carafe sur la table, remplit une petite tasse et le fit boire.

— Répondez à mes questions. Et ne me dites surtout pas « je ne sais pas ».

Chip lui jeta un regard furieux.

— Dommage, dit-il. Parce que c’est la vérité. J’ai su qu’elle était sortie seulement quand l’alarme s’est déclenchée, en tout début de matinée. Nous ne savons pas comment elle a réussi à sortir, ni ce qu’elle faisait quand elle s’est fait descendre. Le tapin, sans doute…

Il redressa légèrement son menton fuyant et ajouta :

— Vous n’avez aucun droit de nous retenir ici. Laissez-nous partir tout de suite, et nous ne dirons rien à la police.

Ken ne put s’empêcher de rire en voyant Marlene plisser les yeux.

— J’ai l’impression que votre épouse n’est pas tout à fait d’accord avec votre approche du problème, persifla-t-il.

Il s’appuya contre le chariot et retrouva son sérieux.

— Vous essayez de me faire croire que vous n’avez pas écouté les enregistrements ? Eh bien, moi, je les ai écoutés…

Enfin, pas tous, encore. Mais assez pour savoir que son esclave était à la morgue, aux mains du CPD.

— Mais… Mais comment… Vous y aviez accès, vous aussi ? Ça veut dire que vous avez osé espionner ma famille pendant trois ans ?

Ken lui assena une gifle. Si violente que la chaise de Chip vibra un instant. Ken attendit qu’elle se stabilise pour répondre.

— Eh oui, Chip ! dit-il en accentuant le « p » final.

Quel prénom ridicule pour un adulte, songea Ken en levant les yeux au ciel.

— Je pouvais effectivement surveiller vos conversations privées à tout moment, pourvu qu’elles aient lieu à portée du micro d’un bracelet. Mais je ne le faisais pas. Je me fiche royalement de ce que vous faites des marchandises que je vous fournis, tant que vous obéissez aux règles. Or, vous n’avez pas obéi. Et quand on enfreint les règles, je me réserve le droit d’écouter tout ce que contiennent mes archives.

Il remarqua l’éclair de pure terreur qui traversa les jolis yeux de la fille d’Anders.

Bingo, se dit-il. Elle a fait une grosse bêtise, la petite.

La situation aurait pu être amusante si trois esclaves ne s’étaient pas évadées. L’une était morte, et son bracelet était entre les mains des flics. Quant aux deux autres… Ken sentait que Chip savait ce qui s’était passé. Lorsque les deux femmes s’étaient échappées de la maison, une voiture les attendait à l’extérieur. Soit Chip était d’une rare incompétence, soit il avait joué double jeu. Ou un mélange des deux.

Chip passa sa langue sur sa lèvre inférieure, qui saignait désormais.

— De quelles règles est-ce que vous parlez ? demanda-t-il d’un air méprisant, presque bravache.

Ken aurait pu être impressionné par tant d’aplomb si les jambes de Chip n’avaient pas tremblé furieusement au même moment.

— Vous ne m’avez pas informé de sa disparition.

— C’est parce que je ne l’ai apprise que plus tard, rétorqua Chip.

— À quelle heure avez-vous entendu l’alarme ?

— À 5 h 45, ce matin. Mais vous devez déjà le savoir puisque vous recevez, vous aussi, les alertes émises par les bracelets. Vous pouvez localiser les gens que vous m’avez vendus à tout instant.

— C’est vrai. Mais je vous l’ai dit, je n’écoute pas ce qui se passe. Sauf quand on enfreint la règle… Ce que vous avez fait. Dites-moi maintenant comment la fille s’est échappée et comment elle a pu arriver au centre-ville. Ensuite, vous me direz pourquoi vous l’avez tuée.

— Je ne l’ai pas tuée ! Je ne savais même pas qu’elle était partie. Elle s’est tirée en douce… Sans doute pour retrouver un homme.

— Ça, au moins, c’est vrai, dit Ken. Elle a effectivement rencontré un homme…

Brusquement, il laissa libre cours à sa fureur :

— Elle a rencontré un putain de journaliste, espèce de connard ! À cause de votre négligence !

Cette nouvelle les choqua. Plus particulièrement la fille.

Ken se dirigea vers elle d’un pas tranquille. Il lui caressa une nouvelle fois les joues, saisit une mèche de cheveux et l’enroula autour de son poignet puis il tira sèchement dessus. Les yeux de la fille se remplirent de larmes. Il se pencha sur son visage en souriant.

— C’est toi qui l’as laissée filer, hein ? Pourquoi ?

— C’est pas moi, bégaya la fille. Je le jure !

— Alors, c’est qui ?

— Je… Je ne sais pas…

Ken la lâcha et recula d’un pas.

— Bon, fit-il. On va donc la jouer pas cool.

Il émit un petit gloussement en la voyant fermer les yeux, se préparant à recevoir un coup.

— Rassure-toi, ma petite chérie, je ne vais pas te frapper, lui promit-il. Je ne veux surtout pas esquinter ton joli minois. Ça ferait sérieusement baisser ton prix.

— Prix ? Quel prix ? s’écria Chip. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ma fille n’est pas à vendre !

— Votre fille est mon… invitée, dit Ken. Pour l’instant. Et vous, Chip, vous n’avez pas votre mot à dire.

Blême et hagarde, la fille écarquillait les yeux.

— De quoi parlez-vous ? articula-t-elle.

— Je parle d’une belle blonde que la nature a pourvue de longues jambes bien dessinées, d’un petit cul rebondi et d’une peau laiteuse. Tu es inscrite à Brown Mackie. C’est une bonne fac. Quelle est ta matière principale ?

— Littérature anglaise, murmura-t-elle.

Ken haussa les épaules.

— Ça ne mène à rien, de toute façon, dit-il. Tu t’appelles Stephanie, hein ? Tu parles des langues étrangères ?

— Le français, murmura-t-elle à nouveau.

— Parfait. On pourra mettre en avant ce petit talent dans le catalogue. Les mots grivois sonnent mieux en français. Tu aimes les déserts ?

— Les déserts ?

— Oui, les déserts… Tu sais, les chameaux, les oasis… et les mecs qui ont des serpillières sur la tête. Nous avons beaucoup d’acheteurs, dans ces pays-là, ils adorent les jolies Blanches comme toi.

Elle se tourna brusquement vers son père et fit :

— Des acheteurs ?

Sa mère s’était, elle aussi, tournée vers Chip, consternée.

— Vous ne leur avez pas dit, hein ? se moqua Ken avant d’éclater de rire. Ah ben, ça alors ! Vous ne leur avez pas dit quel genre d’homme je suis ? Ni quel genre d’homme vous êtes devenu en vous associant avec moi ?

Il se tourna vers les deux femmes et ajouta :

— Mesdames, je suis vendeur d’esclaves. Chip m’en a acheté un certain nombre. Mais ça, vous le saviez, hein, Marlene ? Même si votre mari ne vous en a jamais parlé, vous ne pouviez pas l’ignorer. Vous ne payez jamais vos serviteurs, ils sont forcés de porter un bracelet électronique, ça a dû vous mettre la puce à l’oreille…

Marlene le dévisagea d’un œil torve, mais son bâillon la réduisait au silence.

— J’en déduis que vous étiez pleinement consciente que votre mari recrutait votre petit personnel par des moyens illégaux. Vous a-t-il confié qu’il en avait acheté vingt-quatre autres, pour travailler dans ses usines ? Oui, je vois qu’il vous a tout raconté… Sans doute aussi le fait que je vends aussi de la marchandise à des clients qui recherchent un peu de… sensualité.

Il vit les yeux de Marlene briller et n’en douta plus : elle était parfaitement au courant.

— Des esclaves sexuelles, murmura presque imperceptiblement Stephanie.

Ken se tourna vers la jeune femme. Stephanie n’était pas au courant, elle.

— Appelle ça comme tu veux… J’ajouterai qu’on me fournit rarement des spécimens aussi appétissants que toi.

Elle déglutit avant de demander :

— Si je vous dis tout, vous me laisserez partir ?

— Ne dis pas un mot ! intervint Chip. Il ne te laissera jamais partir ! Il ment. Tu as vu son visage. Il ne nous laissera pas sortir vivants d’ici.

Sans cesser de regarder Stephanie, Ken assena sèchement un coup à Chip du revers de la main, le projetant au sol, lui et sa chaise.

— Ce n’est pas vous qui donnez les ordres, ici, Anders, dit-il d’un ton glacial. Écoute-moi, ma chérie… Je peux te choisir une future maison plus ou moins hospitalière… Mais ça va dépendre de ce que tu me dis.

Stephanie fixa d’un air atterré le visage décomposé de son père. La stupeur et l’effroi se lisaient dans ses yeux. Mais, à mesure que les secondes s’égrenaient, Ken y perçut quelque chose de plus que la peur et la confusion. Elle venait de prendre la mesure de la situation et se livrait à ses propres calculs, cherchant à sauver sa peau.

— Je… Je ne… Quelle était la question ? demanda-t-elle.

Ken comprit que ce n’était qu’un subterfuge pour gagner un peu de temps, et il ressentit une pointe d’admiration pour cette fille. Son père, qui ne pouvait pas voir le visage de Stephanie, ne s’était pas rendu compte du changement qui s’effectuait en elle.

— Tiens bon, ma chérie, gémit Chip. Si tu lui dis ce qu’il veut savoir, il va tous nous tuer. Ou pire… Tiens bon. ElleElle parlera.

Ken vit Marlene et Stephanie échanger brièvement un regard. Celui de Marlene était dur. Autoritaire. Stephanie ouvrait de grands yeux. Mais sa terreur semblait s’être atténuée.

— Qui va parler ? Et de quoi ? demanda Ken, les yeux plissés.

Stephanie ferma les yeux. Se pinça les lèvres. Redressa les épaules.

Ken ne put contenir sa colère.

— Qui va parler ? hurla-t-il.

— Allez vous faire voir, geignit Chip.

Ken tourna les talons vivement, saisit un couteau dans le chariot et en pressa la pointe de la lame contre la carotide de Marlene.

— Je vais lui trancher la gorge, Chip ! s’écria-t-il.

Il prit fermement Stephanie par le menton et la força à tourner la tête vers sa mère.

— Ouvre les yeux, Stephanie ! Ouvre les yeux ou j’égorge ta mère ! Tout de suite !

Stephanie obéit, les yeux emplis d’une terreur nouvelle et rivés sur la goutte de sang qui coulait le long du cou de sa mère.

— Non ! Non ! Ne la tuez pas ! Je vous en supplie ! Je vais parler ! Je le jure !

— Qui est la femme qui va parler ? demanda Ken.

— Une de nos servantes, cracha Stephanie. C’est moi qui les ai libérées. Mila et sa fille, Erica. Elles vont tout raconter à la police.

Elle ment. Mais Ken n’aurait su dire en quoi, exactement.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— Pourquoi… quoi ? bredouilla Stephanie.

— Un émir va payer cher le privilège de te dompter, ricana Ken. Tu es une petite futée, ma chère Stephanie…

Il fit glisser la pointe de la lame sur le cou de Marlene, y traçant une ligne cramoisie.

— Mais ça ne marche pas, avec moi, mon chou, ajouta-t-il. Alors, crache le morceau, ou je la saigne comme une truie.

— Je ne mens pas, dit Stephanie d’une voix brisée.

Ken la gratifia d’un sourire.

— Bon, d’accord, fit-il. Pourquoi as-tu laissé les servantes s’échapper ?

— Pour créer une diversion, lâcha-t-elle entre ses dents serrées. Excuse-moi, papa.

— Je ne comprends pas, dit Ken en feignant la perplexité.

Il ne croyait rien de ce qu’elle venait de lui dire.

— Pourquoi cherchais-tu à créer une diversion ? demanda-t-il.

— Parce que mon père a piqué une grosse crise de colère contre moi. Il me menaçait parce que je suis sortie de la maison avec Tala la nuit dernière. Maintenant, je vous en supplie, enlevez ce couteau de la gorge de ma mère.

— Ça, c’est à moi d’en décider, ma chérie.

Il pressa un peu plus fort la lame, pour le plaisir d’entendre Marlene geindre sous son bâillon.

— Pourquoi as-tu laissé Tala sortir ?

La gorge de Stephanie se contracta plusieurs fois de suite.

— Je… Je ne…

Elle ferma les yeux et parvint à articuler :

— Vous me faites trop peur… Je n’arrive plus à penser…

— C’est le but recherché, ma chère Stephanie…

Il fit un pas en arrière et décida de troquer le poignard contre les électrodes. Il ne voulait pas tuer prématurément Marlene dans un accès de colère.

— J’ai beaucoup de questions à te poser, reprit-il, mais tu as l’esprit trop clair et tu arrives encore à mentir…

Il ouvrit une bouteille d’eau et en aspergea copieusement la tête de Marlene. Celle-ci lui jeta un regard chargé de haine et d’effroi, ce qui le fit sourire. Puis il fixa les petites pinces crocodiles aux lobes des oreilles de Marlene, pressant bien fort pour accentuer la douleur.

— Il y a quatre réglages possibles sur cet appareil, dit-il. Voici le premier niveau…

Il alluma le transformateur et se délecta du hurlement étouffé de Marlene, à la fois inintelligible et frénétique. Au bout d’une minute, il éteignit l’appareil. Les épaules de Marlene s’affaissèrent. Ses yeux étaient vitreux, son regard éteint.

— Ce n’était que le premier niveau, Stephanie. Réfléchis bien.

Ken s’éloigna et grimpa l’escalier jusqu’à l’entrée, au rez-de-chaussée.

— Decker ! appela-t-il lorsqu’il fut au pied du double escalier en spirale qui menait à l’étage.

Decker apparut en haut de l’escalier. Ses mains gantées étaient maculées de sang.

— Oui, monsieur ? demanda-t-il.

— Avez-vous trouvé des traces de la présence d’une autre personne, chez les Anders ?

Decker fronça les sourcils.

— Non, répondit-il. On a fouillé chaque pièce. Il y a bien une chambre d’amis, qui semble avoir été utilisée récemment. Mme Anders nous a juré que c’était la pièce où dormait la dresseuse de chiens quand elle leur rendait visite.

— La dresseuse de chiens ?

— Oui, monsieur. Mme Anders possède un caniche de compétition. Un grand caniche, monsieur… Je veux dire, pas un de ces petits roquets qui n’arrêtent pas de japper… J’ai vu des photos de lui sur les murs du salon, et plein de médailles et de trophées qu’il a gagnés. Le chien n’était pas dans la maison quand nous sommes intervenus. J’ai fouillé les placards et sous les lits, pour en être certain. Je ne voulais pas qu’il se mette à aboyer. J’ai vérifié dans l’agenda de Mme Anders. Ses trois prochains week-ends étaient réservés à des concours canins, tous dans le Midwest et à moins d’une journée de route. Je ne sais pas si la dresseuse doit garder le chien pendant ces trois semaines ou si elle est censée le ramener entre deux concours.

La dresseuse était peut-être la femme que Chip avait mentionnée et dans laquelle il semblait placer tant d’espoir. Si cette femme était censée revenir rapidement chez eux, ou bien appeler pour donner des nouvelles, elle se rendrait compte de leur absence. Et elle risquait d’appeler la police pour dire que les Anders avaient disparu.

— Bien, dit-il à Decker. Quand vous aurez fini de recoudre le garde, retournez chez Anders et assurez-vous qu’il n’y a personne sur place. Ensuite, vous irez au bureau pour écouter les enregistrements des bracelets des servantes. Commencez par celle qui a été tuée.

— Vous n’avez plus besoin de moi pour soulever des poids morts ? s’étonna Decker.

— Je crois que je peux me débrouiller tout seul.

Ken redescendit au sous-sol sans se presser. Marlene, qui s’était ressaisie, le fusilla du regard. Il attrapa la corde, toujours nouée autour du cou de l’épouse d’Anders, et tira dessus afin que le nœud coulant se resserre assez pour frotter sur l’incision qu’il venait de faire.

— J’ai l’impression que vous allez être la clé de cet interrogatoire, madame Anders. Je n’aurai aucun scrupule à esquinter votre visage, mais on peut encore un peu jouer avec l’électricité…

Il lâcha la corde et se tourna vers Stephanie.

— Bon, dit-il. Reprenons depuis le début.