Chapitre 15
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 13 h 05
Scarlett chassa de ses pensées cette histoire de cigares et se concentra sur les informations que Marcus avait glanées sur Internet et qu’il énonçait d’une voix monocorde :
— Marlene Anders est une femme de race blanche, âgée de cinquante-deux ans. Elle a épousé Charles « Chip » Anders quand elle avait vingt et un ans. Elle a travaillé comme hygiéniste dentaire pendant dix ans, jusqu’à ce qu’elle accouche de sa fille, Stephanie Anders. Marlene a cessé de travailler depuis. Il y a une trentaine de liens avec des articles de presse, tous dans la page « Styles » de divers journaux et sites locaux.
— Et Chip ?
Du coin de l’œil, elle le vit pianoter sur le clavier de son téléphone.
— Chip Anders a obtenu un diplôme de l’université catholique Xavier, à Cincinnati. Ensuite, il a repris l’entreprise familiale, spécialisée dans le fast-food…
Il resta silencieux quelques instants avant de poursuivre :
— D’après le registre de la chambre de commerce de l’Ohio, l’entreprise a fait faillite il y a dix ans. La même année, Chip a déclaré une nouvelle société, une entreprise de fabrication en sous-traitance. Comme il n’y a pas d’autre actionnaire que lui, on ne peut pas accéder aux rapports comptables… Mais, deux ans plus tard, Marlene et lui ont changé d’adresse. Ils ont quitté Bridgetown Road pour aller s’installer dans une maison à trois millions de dollars dans le quartier de Hyde Park… À moins de cinq cents mètres du parc où Tala promenait le caniche.
Scarlett émit un petit sifflement. Dans ce quartier huppé, les maisons semblaient tout droit sorties d’un rêve. Évidemment, le fait que l’appartement de Marcus se trouve aussi à Hyde Park n’avait pas échappé à Scarlett. Elle avait toujours su qu’il était fortuné. La demeure de sa mère était un vrai manoir. Ma maison tout entière tiendrait dans son salon, se dit-elle. Mais elle n’éprouvait aucune envie. Elle préférait sa petite maison perchée sur l’une des plus hautes collines de la ville. Et elle n’en avait pas hérité, elle. Elle l’avait payée avec l’argent qu’elle avait gagné.
Mais rien de tout cela n’avait d’importance, en cet instant. Il fallait retrouver au plus vite le bébé de Tala. Elle croisa les doigts, espérant que les Anders étaient bien le couple qu’ils recherchaient.
— Je ne savais pas que la sous-traitance industrielle rapportait autant, dit-elle.
— Ça dépend de ce qu’ils fabriquent et pour quels clients. Mais il y a quelque chose qui m’intrigue… Il y a sept ans, son entreprise, qui déclarait jusque-là cinq cents salariés, en a subitement licencié quatre cents… La crise, peut-être ?
— Beaucoup d’entreprises ont été touchées, à l’époque. Et Marlene et Chip devaient quand même payer les traites de leur maison de luxe… Les pauvres petits…
— Et puis, un an plus tard, Chip a racheté trois nouvelles usines, dans différents comtés de l’Ohio. Aucun de ces nouveaux sites n’emploie plus d’une centaine de salariés.
— Tu crois que ça sent le travail clandestin ?
— Ouais, fit Marcus. Voire pire.
Scarlett réfléchit un instant et hocha la tête.
— Moi aussi. Mais pour l’instant, j’ai quelques lacunes à combler… Deacon et moi, on se demandait par quel moyen Tala était arrivée dans cette rue. La maison des Anders est à presque sept kilomètres de là. Sur la vidéo, elle n’avait pas l’air d’avoir autant marché… Elle ne transpirait pas, elle n’avait pas l’air de souffrir de la chaleur.
— Je me suis posé la même question. Mais je n’ai pas eu le temps de lui demander comment elle était venue, dit-il avec amertume.
— J’ai d’abord cru qu’elle vivait plus près de l’endroit où elle a été assassinée, que quelqu’un l’accompagnait en voiture jusqu’au parc, et que la personne qui l’amenait restait à proximité pour la surveiller. Cela expliquait pourquoi ses propriétaires la laissaient libre de promener le caniche toute seule. Mais, ensuite, nous avons appris qu’elle portait un bracelet électronique. Et qu’elle avait un bébé…
— Le bébé suffisait à la faire obéir, dit Marcus. Le fait qu’ils pouvaient l’entendre grâce au micro du bracelet n’était qu’une intimidation supplémentaire. Ils n’avaient pas besoin de la surveiller d’aussi près. Maintenant qu’on sait qu’elle vivait près du parc, il faut se reposer la question : comment est-elle parvenue jusqu’à la rue ? Et pourquoi a-t-elle choisi cet endroit en particulier ?
Parce qu’on y vend de la drogue et qu’elle était venue en acheter, songea Scarlett. Elle se demanda s’il serait judicieux de faire part de cette déduction à Marcus.
— On a trouvé un sachet de cocaïne dans sa poche, dit-elle.
— Ah bon ? s’étonna Marcus. Elle ne présentait pourtant aucun signe d’accoutumance.
Elle se demanda où il avait appris à déceler ces signes, mais se garda bien de l’interroger à ce sujet.
— Le médecin légiste n’a trouvé aucun résidu de cocaïne dans son organisme et n’a constaté aucun signe d’usage de drogue… Pas de cloison nasale corrodée, aucune trace de shoot.
— Alors, elle l’a peut-être achetée pour quelqu’un d’autre. Elle faisait peut-être les courses pour… Attends…
Il fit une autre recherche sur Internet et reprit au bout d’un moment :
— Stephanie Anders est fichée pour possession de stupéfiants. Elle s’est fait arrêter deux fois… Une fois pour de l’herbe, une autre pour de la coke. Elle n’a pas été condamnée.
— L’argent est roi, dit Scarlett. Sans vouloir t’offenser.
— Il n’y a pas de mal. Donc, Mlle Stephanie veut un peu de coke… Elle confie quelques billets à Tala et elle l’envoie en acheter. Tala remplit sa mission, puis elle se cache dans la rue pour m’attendre.
— Elle s’est peut-être servie du portable de Stephanie Anders pour t’envoyer un texto.
Elle ralluma son téléphone et appela Deacon.
— Salut, c’est encore moi, dit-elle.
— Salut. Lynda n’a toujours pas obtenu de mandat et personne ne répond à la sonnette. On n’entend rien en collant l’oreille à la porte mais, comme cette baraque est immense, ça ne veut rien dire. Le seul aspect positif, c’est que pour l’instant on n’a pas trop attiré l’attention des voisins… Mais la police scientifique n’est pas encore arrivée.
— C’est toujours ça de pris. Quand tu seras à l’intérieur, regarde bien dans la chambre de la fille s’il y a des seringues, des sachets, ce genre de trucs. Stephanie a… Attends… Marcus, quel âge a la gamine ?
— Vingt ans. Elle est inscrite à l’université Brown Mackie.
— J’ai entendu, dit Deacon. Tu crois que la cocaïne qu’on a trouvée dans la poche de Tala appartenait à Stephanie ?
— C’est une possibilité.
Elle informa Deacon de tout ce que Marcus avait découvert sur la famille Anders avant de conclure :
— Je suis là dans dix minutes. Demande à Lynda d’insister, auprès de la juge, sur ce que je viens de te dire. Ça accélérera peut-être les choses, pour le mandat.
— Je l’appelle immédiatement, dit Deacon. À tout de suite.
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 13 h 25
— Merde, marmonna Scarlett en s’engageant dans la rue où habitait la famille Anders.
Marcus soupira. On aurait dit que la moitié des effectifs du CPD les avaient précédés. Debout devant une longue file de véhicules de police, Deacon les attendait, mâchoire crispée et bras croisés. Ses yeux étaient masqués par les grosses lunettes noires qui étaient devenues sa marque de fabrique.
— Je n’ai pas l’impression que Deacon ait obtenu son mandat, dit Marcus.
— Il m’aurait appelée pour me le dire, fit Scarlett en se garant. Mais j’avais quand même un petit espoir…
Elle se tourna vers lui et le dévisagea d’un œil sévère avant d’ajouter :
— S’il te plaît, ne fais rien qui m’oblige à solliciter les faveurs d’un juge pour t’éviter la prison.
— Je suis un citoyen respectueux des lois, inspectrice, dit-il en prenant un air innocent.
Elle lui jeta un regard incertain. Elle aurait voulu le croire mais ne se fiait pas entièrement à lui.
— Très bien, murmura-t-elle. Alors tiens-toi à carreau. S’il te plaît.
Elle ne lui avait pas ordonné de rester dans la voiture — elle s’était contentée, en somme, de lui demander de ne pas se faire prendre.
— Je préférerais que tu sollicites les miennes, de faveurs. Ce serait beaucoup plus agréable, dit-il tout doucement et le plus sérieusement du monde.
Dans les yeux de Scarlett, l’incertitude fit place à une excitation qu’elle refoula aussitôt.
— Je reviens le plus vite possible, lâcha-t-elle.
Il prit le temps d’admirer son corps élancé et sa démarche féline tandis qu’elle rejoignait son coéquipier à petites foulées. Elle était…
Mienne. Elle est mienne.
Et ce depuis l’instant où il avait ouvert les yeux à l’hôpital et où il l’avait vue penchée sur lui, tandis qu’il perdait toujours plus de sang. Il était prêt à mourir, ce jour-là… jusqu’à ce qu’il voie le visage de Scarlett. Ce qu’il avait lu dans ses beaux yeux presque noirs lui avait redonné la volonté de lutter contre la mort.
Et, alors qu’il la regardait s’éloigner, c’était encore ce qui motivait sa soif de vivre. Cela aurait dû lui suffire. Rester assis dans la voiture, à l’attendre, pendant qu’elle faisait son travail. Mais il ne pouvait se résigner à jouer un rôle aussi passif. Il lui fallait agir. Retrouver le bébé. Il le devait à Tala. Et il se le devait à lui-même. Il savait qu’il ne pourrait plus jamais se regarder dans la glace s’il restait assis là à ne rien faire alors que son aide pouvait être précieuse.
Non, ce n’était tout simplement pas une option.
Il sortit une casquette de base-ball noire du sac où était rangé son ordinateur portable, s’en coiffa et activa la caméra de la visière. Il sortit ensuite discrètement de la voiture de Scarlett et se mit à marcher dans la direction opposée à celle de la maison des Anders. Il se faufila dans la rangée d’arbres qui bordait le jardin et le préservait des regards des passants, prenant soin de rester dans l’ombre.
Le mur du sous-sol était à découvert à l’arrière de la maison, bâtie entre deux petites collines. La porte de derrière, toute en bois et d’apparence robuste, était doublée d’une porte vitrée. Elles étaient toutes les deux au niveau du sol. Le long de ce mur, il n’y avait ni arbres ni buissons derrière lesquels se cacher. Le jardin arrière était parfaitement plat sur une trentaine de mètres. Au-delà, il montait en pente vers la route principale.
Marcus leva les yeux et repéra une voiture banalisée, garée de l’autre côté de la rangée d’arbres. Deacon avait, bien évidemment, posté un de ses hommes pour surveiller l’arrière de la maison, afin d’empêcher les Anders de s’enfuir par là. Ou peut-être pour aider les membres de la famille de Tala à s’échapper. Marcus savait que, dès qu’il serait à découvert, le flic interviendrait pour l’empêcher d’entrer dans la maison.
Il fit une courte prière, fonça le long du mur du sous-sol et atteignit la porte. Il jeta un regard rapide en direction de la voiture banalisée. Pas la moindre réaction. Ni cri ni sommation. Rien.
Il ouvrit la porte vitrée, le poing déjà levé pour frapper à la porte en bois, mais se figea lorsque la première porte sortit de ses gonds. Merde. Elle était à présent en équilibre, le coin inférieur planté dans la terre et le coin supérieur touchant le mur. Elle tenait debout uniquement parce que Marcus la tenait par la poignée.
Le bois du cadre était fendu et les charnières des deux portes étaient détachées. Ce n’était pas accidentel. Quelqu’un avait forcé ces portes puis les avait remises en place, afin que l’effraction ne soit pas visible au premier coup d’œil.
Marcus avait déjà sorti son téléphone portable pour appeler Scarlett et lui dire de venir lorsque l’inspectrice apparut au coin du mur. La raideur de son pas et son regard exaspéré trahissaient son agacement. Elle portait un gilet pare-balles apparent, son arme de service rangée dans l’une des poches.
Elle s’arrêta à quelques centimètres de Marcus et lui demanda d’une voix furieuse :
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je m’apprêtais à frapper à cette porte, dit-il calmement. Tu savais que je le ferais.
— Oui, mais je pensais que tu serais plus discret. Tous les flics t’ont vu entrer dans le jardin…
Elle plissa les yeux en découvrant la porte et son attitude changea brusquement.
— Merde, dit-elle. Il faut que je prévienne la scientifique.
Elle sortit son téléphone et composa un numéro.
— Deacon, envoie Vince à l’arrière de la maison. La porte est…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Des éclats de bois se mirent à voler autour d’eux.
Un tireur… Sur la colline au-dessus de nous. En un éclair, Marcus comprit pourquoi le flic en faction dans la voiture banalisée n’était pas intervenu pour le faire décamper. Merde. Et il n’y a aucun abri. Le seul endroit où se réfugier était la maison.
Il saisit Scarlett par la taille, la projeta au sol, donnant simultanément un grand coup d’épaule dans la porte, tandis qu’une autre balle perforait le panneau en bois, à l’endroit où sa tête se trouvait une fraction de seconde plus tôt. La porte sans charnières s’effondra sans résistance et Marcus et Scarlett se jetèrent à l’intérieur. Marcus roula sur lui-même, entraînant Scarlett sur le côté, à l’instant où un troisième projectile atteignait le sol, juste derrière eux. Des éclats de béton lui grêlèrent la tête et le dos, telle une volée de flèches minuscules.
Le corps de Marcus couvrait celui de Scarlett comme un bouclier. Il leva la tête et put voir à la lumière du jour une partie du sol et des murs de la pièce. La troisième balle avait creusé un petit cratère dans la chape en béton, à moins de trois centimètres de l’endroit où la porte avait atterri.
Si Marcus n’avait pas eu ces réflexes salvateurs, l’un d’eux, au moins, aurait certainement été atteint. Il observa un instant le visage de Scarlett et fut soulagé de constater qu’elle était indemne. Elle tenait son pistolet d’une main ferme, prête à riposter. Elle avait dû dégainer au moment de leur chute. Il aurait pu regretter qu’elle ne s’accroche pas à lui, toute tremblante, mais il était surtout heureux de constater qu’elle avait gardé son sang-froid — ce sang-froid qui lui était indispensable pour rester en vie.
— Ça va ? murmura-t-il.
— Ouais. Ça m’a coupé le souffle, c’est tout. Et toi ?
Il hocha la tête. Il ressentait une douleur au crâne mais beaucoup moins forte que celle qui lui vrillait le dos. Scarlett se retourna et tendit le cou pour examiner le sol.
— On l’a échappé belle…
Elle gratifia Marcus d’un regard sombre mais approbateur.
— Bien joué, O’Bannion, fit-elle. C’est à l’armée que tu as appris ça ?
— Oui.
Il aurait voulu se relever mais, maintenant qu’ils étaient en sûreté, son adrénaline s’était dissipée et ses muscles s’étaient amollis comme de la gelée. Il s’affaissa sur Scarlett, les hanches entre les cuisses de celle-ci. Il prit appui sur ses avant-bras et baissa le front, frôlant celui de Scarlett.
— Un instant, fit-il.
Elle lui caressa doucement la joue.
— Il nous a ratés, murmura-t-elle.
Marcus frissonna en songeant qu’elle avait frôlé la mort.
— Tu as eu le bon réflexe, Marcus. C’est grâce à toi qu’on est encore vivants.
Il hocha la tête et se rendit compte qu’il la tenait dans ses bras comme il en avait tant de fois rêvé au cours des mois précédents. Et que leurs lèvres se frôlaient. Sauf qu’il n’avait pas imaginé que ce serait dans de telles circonstances.
— Tu as failli mourir, dit-il.
— Non, chuchota-t-elle en effleurant ses lèvres du bout des doigts. Il a tiré à hauteur de ta tête… C’est toi qu’il visait, Marcus.
Elle examina son visage dans le demi-jour et fronça les sourcils en lui touchant la tempe.
— Tu saignes, constata-t-elle.
Marcus rêvait de l’embrasser, mais il savait qu’après le premier baiser il n’aurait pas pu, ni voulu, s’arrêter en si bon chemin. Or, ni le lieu ni le moment ne s’y prêtaient.
— Un éclat de béton, sans doute, dit-il. Ça ne fait pas mal.
— Il faut que tu te fasses examiner par un médecin, murmura-t-elle d’une voix légèrement tremblante. Je veux que tu te fasses examiner. S’il te plaît.
Il aurait voulu refuser tout net, mais ce léger tremblement l’avait touché en plein cœur, et il se retrouvait privé de ses défenses.
— Plus tard, fit-il.
— Promets-le-moi.
Ne se fiant pas à sa voix, il répondit d’un hochement de tête. Il ne se fiait plus à son corps non plus. Le moment de peur était passé et ses muscles n’étaient plus mous. Loin de là. Son érection se faisait de plus en plus rigide entre les cuisses de Scarlett. Il se racla la gorge et dit :
— Il faut que je regarde s’il est toujours là.
— Laisse-moi appeler Deacon, d’abord. Je vais lui demander de vérifier pendant qu’on reste ici, à l’écart de la porte…
Elle regarda autour d’elle.
— J’ai fait tomber mon téléphone quand on a enfoncé la porte. Tu le vois ?
— Non. Sers-toi du mien.
Il se força à se lever, aida Scarlett à se mettre debout en la prenant à bras-le-corps et lui tendit son téléphone en disant :
— Dis-lui d’aller jeter un coup d’œil à la voiture banalisée là-haut. Je trouve ça bizarre que le flic n’ait pas réagi.
— Merde, murmura-t-elle.
Elle composa le numéro de Deacon et lui dit sans préambule :
— On n’est pas blessés. On est dans la maison.
Puis elle lui raconta ce qui venait de se passer. Marcus n’écoutait pas la conversation. Il guettait le moindre son venant de l’extérieur. Le tireur avait failli les atteindre à trois reprises. Ce salaud ne semblait pas du genre à se décourager.
Il perçut soudain un faible bruit, qui venait non pas du dehors mais de la droite, quelque part dans le sous-sol. Il se tourna vers Scarlett et inclina la tête dans cette direction.
— Bon, il faut que je raccroche, dit-elle à Deacon. Dépêche-toi.
Elle rendit son téléphone à Marcus et sortit une petite lampe de poche de son gilet.
— Où ? demanda-t-elle d’une voix presque inaudible.
Marcus activa la lampe de poche de son téléphone et dirigea le faisceau vers la source du bruit.
— Par là…
Il sortit le Glock de sa poche et avança prudemment, tendant toujours l’oreille.
Par là. Il perçut une nouvelle fois le petit bruit, si léger qu’il peinait à l’identifier.
C’était un gémissement. Il échangea un regard avec Scarlett et constata qu’elle l’avait entendu, elle aussi.
— Bonjour, dit Marcus. Nous ne vous voulons aucun mal. Sortez de là, s’il vous plaît.
Nouveau gémissement, encore plus inaudible que le précédent… et promptement couvert par le vacarme qui se produisit brusquement au rez-de-chaussée. Deux coups violents contre la porte d’entrée… Puis le fracas qu’elle fit en s’ouvrant, suivi du martèlement de pas pressés dans l’entrée. Et un cri :
— Police ! Les mains en l’air !
Marcus heurta du pied quelque chose de dur. Il dirigea sa lampe vers le sol et s’aperçut qu’il avait failli marcher sur un téléphone portable. L’appareil traînait sur un tapis, à une vingtaine de centimètres d’un lit double, placé tête au mur. Il posa un genou à terre pour l’examiner.
C’est alors que des doigts osseux apparurent lentement dans le cercle de lumière que projetait son téléphone.
— Nom de Dieu ! cria Marcus.
Puis il se rendit compte que cette main était reliée à un bras, lui-même relié à un corps étendu sous le lit.
— Mon Dieu, murmura-t-il.
Le téléphone sur lequel il avait trébuché était intact. Contrairement à la main frêle et décharnée qui se tendait vers l’appareil. Elle était parsemée d’hématomes et de plaies ouvertes, et couverte de sang séché.
La main tentait désespérément d’atteindre le téléphone. Marcus se tourna vers Scarlett et constata qu’elle était aussi horrifiée que lui.
— Deacon ! hurla Scarlett. On a trouvé quelqu’un en bas ! Elle est blessée mais encore vivante !
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 13 h 25
Furieux, Ken se pencha vers Stephanie et la saisit par la nuque.
— Qui a emmené ce putain de bébé ? demanda-t-il.
Il se fichait royalement de l’enfant mais il voulait savoir à tout prix qui était là quand ses hommes avaient fait irruption chez elle. Ken ne laissait jamais de témoins.
— J’en ai marre de tes petits jeux à la con, Stephanie, reprit-il. Qui d’autre était dans la maison ?
Elle le regarda droit dans les yeux et rétorqua :
— Demandez à mon père. Elle est à lui, aussi.
— Ta gueule ! lança Chip d’une voix hargneuse. Tu ne sais rien. Ferme-la !
Ken lui jeta un regard glacial.
— Elle a l’air de savoir beaucoup de choses, au contraire, dit-il.
Sans lâcher la nuque de Stephanie, il lui prit le menton de l’autre main et lui enfonça violemment les doigts dans les joues, y laissant la peau à vif. Stephanie écarquilla les yeux.
Il lui sourit en resserrant son étreinte.
— Tu croyais que tu ne risquais rien, hein ? demanda-t-il d’un ton doucereux, satisfait de la voir trembler de nouveau. Tu croyais que j’éviterais d’abîmer ton joli minois…
Il serra plus fort, et les yeux de Stephanie se voilèrent.
— Eh bien, tu t’es trompée, ma chérie. Les traces de coups finissent par disparaître et, d’ailleurs, je t’ai déjà montré que je pouvais te faire souffrir sans te marquer. Mais, maintenant, je commence à me lasser. Je te conseille vivement de me répondre tout de suite… Sinon, je n’hésiterai pas à te défigurer. Ces marques n’auront plus aucune importance, puisque je t’aurai tuée en les faisant.
Il avait prononcé ces mots d’une voix douce, sans cesser de sourire. Il savait de longue date combien ce mélange de brutalité et d’onctuosité était beaucoup plus efficace que les hurlements de rage.
Stephanie ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Elle avait perdu toute combativité, toute capacité de mentir. Elle était pétrifiée par l’effroi.
Elle était à sa merci.
Excellent.
Mais le téléphone portable de Ken choisit cet instant pour se mettre à sonner. Maudissant cette interruption, Ken fut tenté de l’ignorer, mais se ravisa quand il se souvint que cette sonnerie signalait un appel de Demetrius. Sans lâcher la nuque de Stephanie, il répondit.
— C’est fait ? demanda-t-il.
— Pas vraiment.
Demetrius lâcha un soupir, avant d’ajouter :
— En fait, non.
Sans cesser de sourire, pour ne pas trahir son mécontentement, Ken lâcha la nuque de Stephanie et lui tapota la joue.
— Je te laisse un peu de répit, mon chou, susurra-t-il. Je reviens tout de suite.
Il demanda à Demetrius de ne pas quitter et prit les deux chiffons qui avaient servi à bâillonner Stephanie et son père. Il les roula en boule et les fourra dans leurs bouches. Puis il monta au rez-de-chaussée et alla tout droit dans la cuisine, d’où il pouvait surveiller ses captifs sur un écran de sécurité.
— Bon, dit-il calmement à Demetrius. Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu devais les descendre…
— Je leur ai tiré dessus, fit Demetrius d’une voix morose. Mais il se peut que je les aie ratés.
— Ratés ? grinça Ken.
Il sentit la fureur monter en lui et coupa le son de son téléphone, le temps de laisser échapper un grondement terrible. Calme-toi. Tu dois pouvoir parler sans élever le ton. Il ne fallait surtout pas que les Anders l’entendent perdre son calme. Cela pouvait leur redonner espoir, et il avait déjà perdu assez de temps avec eux.
— Ken ? demanda Demetrius au bout d’une minute. Tu es toujours là ?
Ken remit le son et demanda froidement :
— Qu’est-ce que ça veut dire, au juste, « il se peut que je les aie ratés » ?
— Fais gaffe à ce que tu dis, siffla Demetrius. Si tu comptes me dire que je suis un incapable, tu n’as qu’à te démerder sans moi.
— Tu te trompes, répondit Ken, alors qu’il n’en pensait pas moins. Je te demande simplement comment tu as fait pour le rater. Tu étais censé tirer à la tête, d’assez près pour pouvoir ensuite récupérer la balle avant les flics.
— J’ai dû m’adapter à la situation, dit Demetrius. Je l’ai suivi, lui et l’inspectrice des homicides, jusqu’à la maison d’Anders. Elle est sortie de la voiture pour aller causer avec le flic aux cheveux blancs… Tu sais, le mec du FBI…
— Novak, dit Ken.
Il ne l’avait jamais rencontré en personne, mais il avait lu beaucoup d’articles sur lui.
— Et ensuite ? demanda-t-il.
— Et ensuite, O’Bannion est sorti de la voiture et il est entré en douce dans le jardin, en passant par-derrière. Je suis revenu sur la route principale, d’où on peut voir la porte de derrière. Bishop l’a rejoint et s’est mise à l’engueuler. Ils étaient tous les deux dans ma ligne de mire.
— Et c’est là que tu as tiré ?
— Non, je me suis d’abord occupé du flic en civil qui montait la garde à l’arrière de la baraque.
— Tu as tué un flic ?
— Je crois que c’était un gars du FBI.
— Quoi ! Merde, Demetrius !
— Je ne suis pas sûr qu’il soit mort. Je voulais éviter qu’il se mette en travers de mon chemin. O’Bannion et Bishop étaient sur le point d’entrer dans la maison. Comme Burton, Decker et les autres gardes s’étaient fait tirer dessus par Anders, je me suis dit qu’il devait y avoir des traces de fusillade dans la maison. En entrant, O’Bannion l’aurait tout de suite remarqué, et les flics n’auraient plus eu besoin d’un mandat pour perquisitionner. Il fallait que je me dépêche. J’avais un silencieux, personne n’aurait entendu les coups de feu et leur mort serait passée inaperçue.
— Sauf que tu les as ratés…
— C’est possible, effectivement, grinça Demetrius. Ce salaud a de bons réflexes. Il s’est baissé au dernier moment, il a chopé Bishop et il a enfoncé la porte, comme si elle était en carton.
— C’est normal, Burton et ses hommes l’avaient déjà forcée. Ça va être difficile d’éliminer O’Bannion… Il va redoubler de précautions. En plus, maintenant, on va avoir le CPD et le FBI sur le dos.
— J’ai peut-être touché O’Bannion avec la deuxième balle, dit Demetrius, qui ne paraissait pas se soucier des conséquences que pouvait avoir le meurtre d’un agent du FBI. Je suis en train d’écouter les communications radio des flics. Ceux qui surveillent la porte d’entrée de la maison viennent d’appeler une deuxième équipe de secouristes. Les autres sont à l’arrière de la maison, ils s’occupent du mec du FBI que j’ai descendu.
— Tu crois qu’ils ont appelé les secours parce que O’Bannion est blessé ?
— Ce n’est pas pour l’inspectrice, en tout cas. Je ne pense pas l’avoir atteinte, parce qu’il s’est couché sur elle. Donc, ça doit être pour O’Bannion. Je sais que je ne l’ai pas tué. La balle a dû l’érafler, ils vont simplement le recoudre et le renvoyer chez lui. La prochaine fois, je ne le raterai pas.
— Arrête un peu, Demetrius ! Tu m’entends ? Tu viens de tirer sur un agent du FBI, tu l’as peut-être tué… Le FBI ne va pas rester les bras croisés. Ils s’en tapent, d’O’Bannion, mais ils vont vouloir se venger.
— Personne ne m’a vu.
— Mais ils vont retrouver la balle, bordel de merde ! s’écria Ken, exaspéré.
Il inspira un bon coup pour se calmer.
— Écoute, dit Demetrius. Il suffit de détourner leur attention. C’est pour ça que j’ai tiré sur O’Bannion avec un Ruger, pour qu’on croie que c’est le même type qui lui a tiré dessus dans la ruelle et qui cherchait à finir le boulot. Il suffit que je m’approche suffisamment de lui.
— Comment est-ce que tu comptes t’y prendre ?
— Je suis en route pour son bureau. Je vais attendre dehors que quelqu’un sorte. Je suis cette personne et je l’enlève. Et, avec cet otage, j’attire O’Bannion dans un piège.
Ken lâcha un soupir. Ils étaient trop impliqués. Il n’y avait plus moyen de reculer.
— S’il s’en sort encore une fois…
— Ne t’en fais pas, grogna Demetrius. Je ne le raterai pas.
— Tu as intérêt. D’autant que si ça se trouve, on a un nouveau problème. On dirait que les Anders nous ont caché quelque chose pour gagner du temps… Soit il y avait quelqu’un d’autre dans la maison quand Burton et Decker sont intervenus, soit il y a quelqu’un qui sait qu’ils ont été enlevés. Je crois qu’ils espèrent que les flics vont venir les sauver.
— Merde. Qui serait au courant ?
— La fille allait me le dire quand tu as appelé. Je vais demander à Decker d’y réfléchir. Avec un peu de chance, après avoir écouté les enregistrements, il aura une idée.
— Je descends O’Bannion, et ensuite je m’en occupe.
— Non, contente-toi de liquider O’Bannion. Je prends le reste.
Pendant un moment, Ken crut que Demetrius allait protester, mais il n’en fit rien.
— D’accord, dit-il.
Un silence, puis il ajouta d’un ton hargneux :
— Fais comme tu veux.
Ken raccrocha.
— C’est bien mon intention, se murmura-t-il à lui-même.
Demetrius et lui se connaissaient depuis toujours, mais cette fois, Demetrius avait été trop arrogant. Beaucoup trop arrogant.
Si le CPD et le FBI remontaient jusqu’à Demetrius, ils ne reculeraient devant rien pour l’arrêter ou le tuer. Et il n’était pas question que Ken tombe avec lui. Même si cela l’obligeait à éliminer Demetrius avant le FBI.
* * *
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 13 h 35
Marcus, couché sur le ventre, dirigea sa lampe sous le lit. La vieille femme qui s’y terrait sursauta, éblouie, et se mit à gémir. Elle avait l’air d’avoir dans les soixante-dix ans et avait été violemment battue. Son visage était couvert d’ecchymoses et de plaies. Sa lèvre inférieure, sanglante, était fendue. Les marques qu’elle avait aux mains étaient probablement des blessures de défense. Cette pensée donna la nausée à Marcus. Il fallait être un monstre pour martyriser ainsi une vieille dame.
Ce monstre était peut-être aussi celui qui avait acheté et frappé Tala — avec une telle brutalité qu’une policière aussi chevronnée que Scarlett avait utilisé le terme de « massacre ».
— Madame ? demanda Scarlett en se couchant à côté de Marcus. Je suis l’inspectrice Bishop. Les secours arrivent. Tenez bon.
— Merci, murmura la vieille dame.
— Comment vous appelez-vous ? demanda Marcus.
— Tabby, fit-elle d’une voix à peine audible.
— Tabby ? répéta-t-il. Où est le bébé, Tabby ?
Une larme coula sur la joue ridée de la vieille femme, et Marcus sentit son cœur se serrer.
— En sécurité. Elle est en sécurité…, sanglota-t-elle. Mais pas assez… Pas assez.
Elle saisit le poignet de Marcus.
— C’est vous ? L’homme du parc ?
L’escalier qui menait au sous-sol se mit à vibrer sous les pas de plusieurs personnes. Marcus ne se retourna pas. Il avait les yeux rivés sur la vieille dame.
— Oui, c’est moi, répondit-il. Qui vous a parlé de moi ?
— Tala…
Elle inspira une grande bouffée d’air et fut prise d’une quinte de toux sèche et saccadée.
— Tala me l’a dit, reprit-elle ensuite. Je lui ai conseillé de vous faire confiance. Je voulais qu’ils payent…
— Qui donc ?
— Mon neveu. Sa femme. Leur horrible gamine… Ils sont démoniaques… Tous… Je vous en supplie, promettez-moi que vous leur ferez payer cher tout le mal qu’ils ont fait.
— Qui vous a fait ça ? demanda Marcus en désignant les plaies qui striaient les mains de Tabby.
— Mon neveu… Chip.
— Pourquoi ?
— Parce que je lui ai pris le bébé… Son bébé…
Marcus sentit son estomac se nouer, même s’il s’était attendu à ce que le père de l’enfant de Tala soit l’un de ses bourreaux.
— Malaya, murmura-t-elle en esquissant un sourire. Elle est libre, maintenant.
— Tant mieux, lâcha Scarlett. Où se trouve-t-elle, madame ?
— Chez une amie. Annie… Annabelle…
— C’est une voisine ? demanda Scarlett.
— Non…
Nouvelle quinte de toux. Puis Tabby battit des paupières et relâcha son étreinte sur le poignet de Marcus.
— Une amie… Temple, balbutia-t-elle.
Un auxiliaire médical apparut dans le champ de vision de Scarlett et Marcus.
— Inspectrice Bishop, monsieur, je vais vous demander de vous écarter, dit-il.
Marcus et Scarlett se levèrent tandis que deux agents de police soulevaient le lit et le posaient sur une bâche stérilisée. Ils étaient sous les ordres de l’officier qui avait dirigé les opérations sur les lieux du meurtre de Tala. Pendant ce temps-là, deux infirmiers s’agenouillèrent de part et d’autre de Tabby et procédèrent à un examen de ses fonctions vitales, tout en l’interrogeant sur ses antécédents médicaux. Les réponses de Tabby étaient entrecoupées de quintes de toux.
— Il faut que je lui pose d’autres questions, dit Scarlett.
L’un des infirmiers secoua la tête.
— Sa tension artérielle est tellement basse que c’est un miracle si elle respire encore, déclara-t-il.
— Une seule question, insista Scarlett en s’approchant de la civière sur laquelle Tabby reposait à présent. Où sont votre neveu, sa femme et sa fille ?
Un nouveau sourire vint s’afficher sur les lèvres tuméfiées de Tabby.
— Ils les ont emmenés… Il y a eu de la bagarre… Des cris…
Scarlett s’accroupit à côté de la civière.
— Qui ça ? demanda-t-elle.
— Je ne… sais pas, articula douloureusement Tabby.
La vieille dame paraissait plus pâle encore depuis qu’elle avait été déplacée sur la civière.
— Ils avaient… des pistolets…
— Comment vous êtes-vous retrouvée sous le lit ? demanda Scarlett.
Marcus aurait voulu la forcer à se relever pour qu’elle laisse enfin la vieille dame tranquille. Mais Tabby fit signe à Scarlett de se pencher un peu plus.
— C’est Chip… qui m’a mise là…
Nouvel accès de toux.
— Quand… ils sont arrivés…
Les infirmiers soulevèrent la civière.
— Inspectrice, nous devons partir, dit l’un d’eux. Tout de suite.
— Hé, Bishop ! appela Deacon, qui se tenait à l’autre bout du sous-sol. Viens voir ça.
Scarlett se leva. Sans y être invité, Marcus lui emboîta le pas. Quelqu’un avait allumé la lumière, éclairant un espace de vie, spartiate mais propre. Il y avait une cuisine minuscule, une cabine de douche, trois lits et trois petites commodes. Pour Tala et sa famille ? Mais alors, où est le berceau ? se demanda Marcus.
L’endroit était plus confortable que les baraquements où Marcus avait vécu quand il était dans l’armée. Mais c’était quand même une prison.
— Nom de Dieu ! s’exclama Scarlett lorsqu’elle vit les deux bracelets que brandissait Deacon.
Ils étaient identiques à celui qu’avait porté Tala, et tous deux avaient été tranchés.
— Si elles se sont échappées avec le bébé, c’est merveilleux. Mais si elles ont été enlevées par la même équipe qui a emmené de force Anders et sa famille, elles courent peut-être un grand danger.
Marcus se pencha pour inspecter les bracelets, prenant bien soin de ne rien toucher.
— Je pense qu’elles se sont évadées, dit-il. Regardez les bords de la coupure, ils sont déchiquetés. Ces bracelets n’ont pas été coupés avec une lame bien aiguisée. On dirait qu’ils ont été sciés laborieusement par quelqu’un qui n’avait pas la force de les trancher d’un seul coup.
— Ils étaient posés sur des chevilles de femme, dit Deacon. Ils ne sont pas assez larges pour une cheville d’homme adulte. Donc, selon vous, le bébé n’a pas été emmené par les ravisseurs des Anders ? Ce serait une bonne nouvelle. Vous avez une idée de l’endroit où elle a pu aller ?
Scarlett hocha la tête et lui rapporta ce que Tabby avait réussi à lui confier sur son amie, Annabelle.
— Elle a aussi dit que c’était Chip qui l’avait frappée pour la punir de lui avoir pris le bébé, ajouta-t-elle.
— Et pourquoi est-ce qu’elle l’avait pris ? demanda Deacon, intrigué.
— Aucune idée, mais d’après elle, le bébé n’était pas assez en sécurité, fit Marcus. Cette Annabelle sait peut-être où sont les deux femmes.
— Possible. Et vous, Marcus, qu’est-ce que vous foutez là ?
Marcus soutint son regard sans ciller. Le ton de Deacon le hérissait.
— C’est-à-dire ? rétorqua-t-il. Sur la planète Terre ?
— Ne vous foutez pas de ma gueule, gronda Deacon d’un ton menaçant.
Marcus redressa le menton, sans baisser les yeux.
— Et réciproquement, répliqua-t-il. Vous serez heureux d’apprendre que je ne suis pas blessé. Comment va le flic dans la voiture banalisée ?
Les lèvres de Deacon se serrèrent jusqu’à ne plus former qu’une fine ligne.
— Il est mort, répondit-il. Il a pris une balle dans la tête, tirée à travers la vitre de la voiture.
Marcus tressaillit.
— Nom de Dieu, lâcha-t-il.
La balle avait dû rester logée dans le crâne du flic, ce qui expliquait l’absence de sang sur les vitres.
— Comment le tireur a-t-il fait pour vous rater ? demanda Deacon d’un ton si doucereux que c’en était insultant. À en juger par la trajectoire de la balle qui a tué l’agent Spangler, il était idéalement positionné, la vue était dégagée, il pouvait vous viser sans problème… Bien avant que l’inspectrice Bishop ne vous rejoigne devant la porte de derrière.
Furieux, Marcus se pencha vers Deacon.
— Qu’est-ce que vous insinuez, agent Novak ?
— Deacon, intervint Scarlett d’un ton sec. Arrête un peu. Et toi, Marcus, calme-toi. J’ai l’impression d’être revenue à l’époque où je vivais chez mes parents avec mes six frères, qui se chamaillaient pour un oui ou pour un non. Mais ils avaient une excuse, eux, ils étaient adolescents…
Elle désigna la casquette de Marcus.
— Tu as ta caméra là-dedans ?
— Oui, répondit abruptement Marcus.
Il était embarrassé car il savait qu’elle avait parfaitement raison. Il venait de se conduire comme un adolescent en pleine montée de testostérone. Il enleva la casquette et la déposa dans les mains tendues de Scarlett.
— La carte mémoire ne contient pas grand-chose, une ou deux minutes de vidéo tout au plus, mais on pourra voir le moment où on s’est fait tirer dessus devant la porte.
Il se tourna vers Deacon et ajouta :
— Je suis passé par-derrière parce que j’ai pensé que s’il y avait quelqu’un à l’intérieur, cette personne ouvrirait plus volontiers à un journaliste qu’à un flic. Je n’étais pas en état d’arrestation, ce n’était pas officiellement une scène de crime et j’étais parfaitement dans mon droit en me trouvant à cet endroit précis.
— Et le tireur n’a raté Marcus, dit Scarlett, que parce que Marcus a eu de bons réflexes, qui nous ont sauvé la vie à tous les deux. Heureusement que la porte avait été forcée avant qu’on arrive. Sans doute par les gens qui ont enlevé Anders et sa petite famille.
Deacon hocha la tête avec raideur.
— Je comprends mieux maintenant, dit-il. Désolé. Spangler, l’agent qui a été abattu, était un ami. Et je suis… Je ne réagis pas bien. Je suis heureux de voir que vous vous en êtes tiré, Marcus. Une fois de plus.
Marcus lâcha un profond soupir.
— Moi aussi, je m’excuse, Deacon, et je suis vraiment désolé pour votre ami. Je me suis bien dit qu’il y avait quelque chose de louche quand j’ai vu qu’il n’essayait pas de m’empêcher d’entrer. Normalement, il aurait dû sortir de sa voiture ou prévenir un collègue par radio. Je comptais discuter avec lui, en parlant le plus fort possible, pour qu’on m’entende de la maison, qu’on comprenne que mes intentions étaient pacifiques et qu’on finisse par m’ouvrir.
— Ce n’était pas un mauvais plan, concéda Deacon. Qu’est-ce qu’on sait sur les captives ?
— Pas grand-chose, dit Scarlett. Une certaine Annabelle, qui fréquentait le même temple que Tabby, aurait emmené le bébé. On n’a rien sur les deux autres femmes. Et on ignore qui a enlevé Anders, sa femme et sa fille.
— Pourquoi la tante de Chip se trouvait-elle au sous-sol sous un lit ? demanda Marcus. S’il l’a tabassée, pourquoi l’a-t-il cachée sous un lit quand les autres sont venus avec « des pistolets » ? Est-ce qu’elle est descendue pour emmener le bébé ou est-ce qu’elle vivait, elle aussi, dans ce sous-sol ?
— Ce n’est pas une coïncidence si tout cela s’est passé juste après que le bracelet de Tala a été tranché, dit Scarlett. Ces événements sont liés. C’est peut-être le trafiquant qui a vendu Tala à Anders qui les a enlevés, lui, sa femme et sa fille.
Deacon hocha la tête.
— D’accord, dit-il. Mais ce type aurait aussi tiré sur Marcus et abattu Spangler ? Et Tala, la nuit dernière ?
Marcus regarda autour de lui en fronçant les sourcils.
— Et où est le chien ? demanda-t-il.
— Il n’a pas l’air d’être ici, fit Scarlett, ou alors il est drogué ou mort dans un coin.
L’officier qui dirigeait les opérations vint se joindre à eux. Scarlett a dit qu’il s’appelait Tanaka, se souvint Marcus.
— Nous allons passer la maison au peigne fin, Deacon, annonça-t-il.
Il jeta un regard intrigué à Marcus et lui dit :
— Vous avez eu une longue journée, monsieur O’Bannion. Je suis heureux de constater que vous n’êtes pas blessé. Je crois vous avoir entendu dire que la porte avait été forcée…
— C’est exact, dit Marcus. Quelqu’un l’a remise en place après, mais elle ne tenait plus sur ses gonds. Elle est tombée d’elle-même quand je l’ai enfoncée. Mais elle était intacte et je ne crois pas qu’ils se soient servis d’un bélier pour l’enfoncer.
— Des costauds, quoi, fit Deacon. Les Anders se sont défendus. Il y a des impacts de balles sur les murs du salon. La porte d’une des chambres à coucher a également été enfoncée.
— Nous allons chercher des empreintes digitales dans toute la maison, dit Tanaka. Et nous comparerons les balles avec celle que Carrie a extraite du corps de la victime, ce matin… Et celle qui a tué l’agent Spangler.
À ce nom, Scarlett et Deacon se raidirent.
— Il venait d’avoir un enfant, murmura Deacon. Son bébé n’a que quelques mois.
Scarlett baissa les paupières, et quand elle les releva, son regard était redevenu aussi froid et inexpressif qu’il l’avait été, un peu plus tôt, dans le bureau de Marcus. Elle venait, une fois de plus, de refouler son chagrin tout au fond d’elle-même.
— Pourquoi le tireur est-il venu ici ? demanda-t-elle. Attendait-il que quelqu’un sorte de la maison ? Mais qui ? Je pense que si quelqu’un l’avait chargé de nous empêcher d’entrer, il aurait vidé ses chargeurs sur les collègues pendant qu’ils poireautaient devant la maison.
— Peut-être parce qu’il a vu que les flics n’entraient pas. Il en a déduit que vous n’aviez pas de mandat. Je me demande depuis combien de temps il attendait. Les gens qui ont enlevé les Anders lui ont peut-être demandé de rester là ? Ou alors, il serait revenu chercher quelque chose ?
Ils s’écartèrent pour laisser passer les brancardiers qui emportaient Tabby, pâle comme la mort.
— Où l’emmenez-vous ? leur demanda Scarlett.
— À l’hôpital du comté, répondit l’un d’eux. Elle a perdu connaissance. Je leur dirai de vous appeler quand elle se réveillera.
Marcus ne connaissait que trop bien cet hôpital. C’était là que Stone et lui avaient été admis, neuf mois auparavant. Il se promit de demander à Gayle de contacter leur source dans cet établissement, pour qu’elle la prévienne lorsque Tabby se réveillerait. Si toutefois elle reprenait connaissance… Marcus pria pour qu’elle ne meure pas. Elle avait fait son possible, même si cela n’avait pas suffi. Marcus connaissait bien ce sentiment.
Les auxiliaires médicaux montèrent au rez-de-chaussée et Marcus se tourna vers Deacon, qui avait repris le fil de leur conversation.
— Si le tireur est revenu, disait-il, c’est peut-être parce qu’il y a dans cette maison des preuves compromettantes pour les ravisseurs, qui sont probablement des trafiquants d’êtres humains. Il a vu que nous restions devant la maison, et il s’est posté à l’arrière.
— Quand a-t-il abattu l’agent Spangler ? demanda Marcus.
— Je ne le sais pas exactement, dit Deacon. Mais ça ne fait pas longtemps. Le médecin légiste nous en dira plus…
Il ferma les yeux avant d’ajouter :
— Mon Dieu… Il faut que je le dise à sa femme…
Scarlett lui pressa doucement le bras.
— Je peux m’en charger, proposa-t-elle.
Deacon secoua la tête.
— Pas la peine, fit-il. C’est toi qui t’y es collée, la dernière fois. Et puis, c’est moi qui l’ai recruté. Zimmerman viendra avec moi.
Zimmerman était le chef de l’antenne du FBI à Cincinnati et le supérieur direct de Deacon. Marcus le savait parce que Zimmerman lui avait rendu visite à l’hôpital. Il avait l’air d’être un type bien.
— Si tu changes d’avis, fais-le-moi savoir, dit Scarlett.
— Pourquoi voulez-vous connaître l’heure de sa mort ? demanda Tanaka à Marcus.
— Parce que j’essaie de rassembler les pièces du puzzle et de comprendre dans quel ordre les choses se sont passées. Si Spangler a été tué dès son arrivée, cela voudrait dire que le tireur était là avant vous et qu’il est resté pour surveiller la maison. Mais comme cela paraît improbable, selon Deacon, il a dû revenir pour récupérer quelque chose… ou quelqu’un.
— Tabby ? demanda Scarlett.
Marcus haussa les épaules.
— Peut-être. Les gens qui ont enfoncé la porte auraient pu les tuer sur place et laisser les corps ici… Mais ils ne l’ont pas fait.
Scarlett hocha la tête.
— Ils les ont emmenés de force, selon Tabby.
— Les murs du rez-de-chaussée sont criblés de balles, dit Deacon. Il y a eu une fusillade, c’est certain.
— Ils les ont peut-être tués loin de la maison, pour qu’on ne retrouve pas les corps. Ils n’ont pas emmené Tabby parce que Chip l’avait cachée sous le lit.
— Ce que je ne comprends pas, dit Deacon en fronçant les sourcils, c’est pourquoi il a voulu la sauver après avoir failli la tuer lui-même.
— Elle tendait la main vers un portable quand je l’ai trouvée, dit Marcus. Chip l’a peut-être planquée sous le lit non pas pour la sauver mais pour qu’elle puisse les sauver, lui et sa petite famille. Il lui a peut-être laissé le téléphone pour qu’elle appelle la police… Mais elle était trop affaiblie et elle n’a pas réussi à sortir de sa cachette après le départ des ravisseurs.
— Vince, que pouvez-vous nous dire au sujet du téléphone ? demanda Deacon en faisant signe à Tanaka de le suivre.
— C’est un téléphone jetable, dit Tanaka. Son numéro n’est pas celui du portable que la victime a utilisé pour vous envoyer un texto. Il est parti au labo. On va essayer de savoir à qui il appartenait.
— Si les ravisseurs avaient su que Tabby était dans la maison, ils l’auraient fouillée de fond en comble, dit Scarlett. Ils n’auraient pas laissé un témoin derrière eux.
— Chip cachait donc quelques secrets à ses fournisseurs d’esclaves, dit Deacon d’un air pensif.
— Des secrets qu’ils l’ont peut-être forcé à révéler, fit Marcus. C’est pour ça qu’ils ne l’ont pas tué sur place… Ils voulaient l’interroger d’abord.
— Peut-être qu’ils cherchaient à savoir qui a tué Tala, suggéra Scarlett.
— On en revient donc toujours à elle…, répondit Marcus.
Scarlett retrouva son téléphone devant la porte que Marcus avait enfoncée.
— Je vais demander qu’on poste des agents à la porte de la chambre de Tabby, à l’hôpital, dit-elle. Si le type qui nous a tiré dessus est venu pour la chercher ici, il va peut-être tenter d’y aller pour la liquider avant qu’elle parle. Or il se peut que ce soit l’unique témoin de ce qui s’est passé ici… Si elle survit à ses blessures.
Elle passa un appel puis elle remit la casquette-caméra de Marcus à Tanaka, qui la fourra dans un sachet en plastique.
— Attendez, dit-elle lorsque Tanaka ouvrit deux autres sacs pour y mettre les bracelets électroniques. Pourquoi ont-ils laissé ces bracelets ?
— Où voulez-vous en venir ? demanda Tanaka.
— Si les ravisseurs sont passés par cette porte, ils auraient dû tomber sur les bracelets en traversant la pièce jusqu’à l’escalier. Quand ils ont enlevé les Anders, il y a eu un échange de coups de feu. Ils devaient s’attendre à ce que les flics débarquent ici tôt ou tard. Pourquoi laisser les bracelets bien en évidence, comme ça ? Pourquoi ne les ont-ils pas emportés ?
— D’autant que ce sont les mêmes que celui de Tala, observa Deacon.
Tanaka haussa les épaules.
— C’est assez mystérieux, en effet, dit-il. Vous avez eu les numéros de série de ces deux-là ? demanda-t-il en brandissant les sacs qui contenaient les bracelets.
Deacon hocha la tête.
— Oui, merci, dit-il. Je vais vérifier dès que possible auprès du fabricant, et je vous rappelle… Bon, je file… Il faut que j’aille chercher Zimmerman.
Il se tourna vers Marcus et ajouta :
— Quant à vous, faites profil bas pendant les jours qui viennent, c’est compris ? Vous vous êtes fait tirer dessus deux fois dans la même journée… Je ne voudrais pas que le tireur soit plus chanceux, la prochaine fois.
— Je vais faire attention, répondit Marcus.
Il n’en promit pas davantage, car il ne voulait pas mentir à Deacon. Le regard lourd de sous-entendus de Scarlett était parlant : elle avait compris qu’il n’avait aucune intention d’obtempérer.
— Et moi, je vais me mettre à la recherche d’Annabelle, annonça-t-elle.
Deacon lâcha un profond soupir.
— Zimmerman et moi, nous devons aller annoncer le décès de Spangler à sa femme, dit-il. N’oublie pas notre rendez-vous au bureau. À tout à l’heure.
Lorsqu’il fut parti, Scarlett alla se pencher sur la porte enfoncée. D’un œil sombre, elle examina en silence les dégâts causés par les coups de feu, puis elle se tourna vers Marcus et lui dit :
— Je vais te ramener au Ledger.