Chapitre 31
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 14 h 05
Deacon Novak était nerveux. Il avait souvent pratiqué cet exercice, mais il pouvait compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où il s’était senti aussi fébrile avant d’hypnotiser quelqu’un. Cela ne marchait pas à tous les coups. Et cela fonctionnait mieux quand il avait un lien affectif avec la personne qu’il essayait d’apaiser. Comme avec Faith, par exemple. Ou avec l’épouse de son ancien patron, à Baltimore.
À présent, Scarlett le regardait avec une telle confiance qu’il se sentait obligé de redoubler d’efforts et de concentration. Il éprouvait de la sympathie pour Scarlett depuis leur première rencontre et n’ignorait pas que le caractère dur et ombrageux de sa coéquipière n’était qu’un moyen de défense, une armure. En travaillant avec elle, il avait eu l’occasion de voir sa véritable nature à plusieurs reprises au cours de l’année qui venait de s’écouler. Mais jamais il n’avait lu dans ses yeux autant d’empathie.
Et c’était Marcus O’Bannion qui faisait naître en elle ce sentiment. Or Marcus avait peur de ce dont il risquait de se souvenir. Deacon s’en inquiétait d’autant plus qu’il le considérait comme l’un des hommes les plus courageux qu’il lui ait été donné de connaître.
Après avoir embrassé Scarlett, Lana D’Amico était retournée auprès des Bautista, emportant son carnet de croquis et laissant à Scarlett le portrait-robot final du trafiquant.
— C’est un simple exercice de respiration, commença Deacon. Rien de plus.
Il guida Marcus tout au long de l’exercice, qu’il lui fit accomplir une fois, puis deux — mais il restait beaucoup trop tendu.
— Je vais essayer quelque chose qui vous paraîtra peut-être un peu bizarre, proposa Scarlett.
Elle dénoua sa tresse et laissa flotter ses longs cheveux. Il était rare de la voir ainsi, et cela adoucissait beaucoup son aspect. Elle rassembla ses cheveux en un bouquet qu’elle présenta des deux mains à Marcus, telle une offrande.
Après avoir jeté en coin un regard légèrement embarrassé à Deacon, Marcus prit les mains de Scarlett et y enfouit son visage.
Aussitôt, ses épaules se décrispèrent un peu. Deacon adressa un regard indulgent à Scarlett.
— Ce n’est pas la chose la plus bizarre que j’aie vue dans ma vie, murmura-t-il. Mais presque…
Elle lâcha un petit rire, qu’elle voulut étouffer. Mais c’était trop tard et ce son joyeux résonna dans la pièce. Deacon se rendit compte que c’était la première fois qu’il la voyait aussi insouciante, presque juvénile.
— Cet exercice est censé être sérieux, protesta Marcus en souriant.
Scarlett lui prit le menton et le lui caressa doucement du bout des doigts, comme s’ils n’étaient que tous les deux.
— Qui a dit ça ? demanda-t-elle. L’essentiel, c’est que tu te détendes.
— On va choquer Deacon, murmura Marcus.
Scarlett étouffa un nouveau rire tandis que ses joues rosissaient.
Deacon pensa à Faith. Pourvu qu’elle n’ait rien de prévu, ce soir-là. Le spectacle de ces deux amoureux lui donnait toutes sortes d’idées…
Il se racla la gorge et l’exercice recommença. Marcus se laissa guider, inhalant toujours le doux parfum des cheveux de Scarlett. Au bout du premier exercice, il avait recouvré son calme.
Ne pouvant remonter à une date ou à une époque précise de la vie de Marcus, Deacon dut commencer par lui poser des questions sur son état d’esprit, sachant que la vue du portrait-robot venait de déclencher un accès d’angoisse impressionnant.
— Comment vous sentez-vous, Marcus ? lui demanda-t-il.
— Pas rassuré, avoua-t-il à contrecœur.
— Refaisons l’exercice, dit Deacon tout doucement.
Après une nouvelle série d’inspirations, il répéta la même question. Les épaules de Marcus semblaient s’être élargies.
— Vous voyez son visage, murmura Deacon en effleurant le portrait.
Marcus eut un mouvement de recul, mais lent, comme s’il était dans la ouate, ce qui était bon signe.
— Et maintenant, comment vous sentez-vous, Marcus ? demanda Deacon.
— Je suffoquais, fit-il en grimaçant. Il y avait une odeur de désinfectant…
— Vous étiez dans un hôpital ?
— Oui.
— En tant que patient ?
— Oui, dit-il en serrant les mâchoires.
Cela pouvait signifier que cet incident s’était produit neuf mois auparavant. Deacon aurait voulu consulter le dossier médical de Marcus. Ce serait le plan B si l’hypnose échouait. Scarlett ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Deacon lui adressa un regard approbateur.
— Vous aviez froid, Marcus ? lui demanda-t-il.
— Non.
— Trop chaud ?
— Non.
— Vous étiez triste ?
— Oui. Très triste.
— Vous aviez l’impression de flotter ?
Il avait posé cette question en devinant que ce souvenir était brumeux parce qu’il remontait à un moment où Marcus était bourré de calmants et d’analgésiques.
— Oui, répondit celui-ci. Mais je me souviens que tu es venue me voir…
Deacon mit une petite seconde à se rendre compte qu’il avait prononcé ces mots en s’adressant à Scarlett. Elle lui caressa la joue une nouvelle fois et dit tout doucement :
— C’est vrai.
— Tu m’as veillé, mais ensuite, tu es partie…
— Je m’étais fait remplacer par un collègue, dit-elle.
— Oui, mais il est parti, lui aussi.
Deacon savait que les policiers avaient cessé de monter la garde dès que l’individu qui avait grièvement blessé Marcus avait été mis hors d’état de nuire. Ils avaient cru que le danger était passé. Apparemment, ils s’étaient trompés.
— Et tu étais seul, murmura Scarlett.
— Oui. Et c’est là qu’il est venu.
— L’homme du portrait-robot ? demanda Deacon.
— Oui. Il s’est assis à côté de mon lit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Scarlett d’une voix calme, malgré son regard affolé.
Le corps de Marcus se raidit. Il redressa brusquement la tête pour fixer Scarlett, tandis que le souvenir renaissait dans sa mémoire.
— Il m’a couvert le visage avec un oreiller, dit-il. Je ne pouvais plus respirer.
— Il a essayé de te tuer, Marcus ! souffla-t-elle, à la fois stupéfaite et effarée.
— Mais pourquoi ? demanda-t-il, perplexe.
Scarlett détourna les yeux et fronça les sourcils.
— C’était il y a neuf mois, dit-elle d’un ton pensif. Que faisais-tu, à l’époque ? Quel ennemi est-ce que tu aurais bien pu te faire ?
— Personne qui m’en veuille assez pour tenter de m’étouffer avec un oreiller. Il y a eu le flic violent qui maltraitait sa famille… Diesel et moi, on l’a poussé à quitter le domicile conjugal… mais il est mort. Et il n’a jamais menacé de me tuer.
— Mais il y a eu une menace de mort à l’époque, se souvint Scarlett. Celle qui a provoqué la crise cardiaque de Gayle. Comment s’appelait ce type ?
— McCord, répondit Marcus. Woody McCord, un professeur de lycée qui collectionnait les vidéos pédophiles… Ce salaud était la cible de notre enquête mais c’est Leslie, sa femme, qui a écrit la lettre de menace, pas lui. Gayle nous a dit qu’elle est décédée après une overdose de calmants.
— De quoi parlez-vous ? s’enquit Deacon.
Scarlett se tourna vers lui.
— Hier soir, j’ai mentionné une liste de menaces… Envoyées par des gens qui reprochent au Ledger d’avoir révélé leurs actes de maltraitance. Tu te souviens ?
— Oui… Je ne savais pas que la femme de Woody McCord avait envoyé des menaces au Ledger.
— Si, après le suicide de son mari en prison… Il s’est pendu dans sa cellule. Dans sa lettre, elle écrivait qu’elle souhaitait à Marcus de perdre un proche. Quand Gayle a lu sa lettre, Mikhail avait disparu. À ce moment-là, seul Stone savait qu’il était mort. Gayle a cru que Leslie McCord était impliquée dans la disparition de Mikhail.
— Ça lui a fait un tel choc que son cœur a lâché, dit Marcus. Elle a été hospitalisée et, quand elle est sortie de l’hôpital, elle s’est renseignée sur Leslie et elle a appris qu’elle ne représentait plus aucune menace puisqu’elle s’était suicidée à son tour. Enfin, en tout cas, c’est la cause officielle de son décès.
— Je ne vois pas le rapport. Si Woody et Leslie sont morts tous les deux, qui est ce type ? demanda Scarlett en désignant le portrait-robot. Et pourquoi est-ce qu’il a essayé de te tuer à l’hôpital ?
— Peut-être que ça fait plusieurs années qu’il cherche à se venger… Qu’il attend patiemment que je sois vulnérable et à sa merci dans une chambre d’hôpital.
— Peut-être, soupira Scarlett.
— Qui avait écrit cet article sur McCord ? demanda Deacon.
— Stone, répondit Marcus.
— Donc, cet article n’explique pas pourquoi Phillip a été pris pour cible, sauf s’il a servi d’appât pour t’attirer dans un piège, dit Scarlett avec une pointe de déception.
— Phillip n’a même pas enquêté sur McCord… C’est Stone et Diesel qui s’en étaient occupés.
— Diesel est leur expert en informatique, expliqua Scarlett à Deacon.
Deacon se cala sur sa chaise et plissa les yeux.
— Comment êtes-vous tombés sur la collection de vidéos pédophiles de McCord ? demanda-t-il.
Marcus et Scarlett échangèrent un regard.
— Diesel a le don de trouver certaines choses sur les ordinateurs des gens, commença Scarlett.
— Je vois… C’est un pirate informatique, dit Deacon d’une voix égale.
— N’exagérons rien. Disons que c’est un… explorateur…
Deacon la regarda fixement pendant un long moment avant de lâcher un petit rire.
— Toi, quand tu tombes amoureuse, tu tombes vraiment amoureuse…
Il secoua la tête et ajouta :
— Peu m’importe comment le Ledger a obtenu ces informations… Je me demandais simplement pourquoi c’est Marcus qui a été menacé, alors que c’est Stone qui a écrit l’article et que c’est l’« explorateur » qui a déniché les éléments qui incriminaient McCord.
— Moi aussi, je me pose la même question, fit Scarlett.
— Je suis allé voir McCord en prison, répondit Marcus.
— Comment ! s’exclama Scarlett. Tu es allé le narguer, c’est ça ? Tu es allé le voir et tu lui as dit : « Bonjour, je m’appelle Marcus O’Bannion. Tu sais, celui qui t’a ruiné la vie… » Tu ne voulais pas qu’on menace tes employés. Tu voulais faire croire à tous les types qui avaient à se plaindre du Ledger que c’était toi qui menais les enquêtes de ce genre, et pas seulement celle sur McCord. Tu t’es délibérément désigné comme cible.
— Excellente déduction, inspectrice, ironisa Marcus.
— J’ai peur pour toi, répliqua-t-elle. Promets-moi que tu ne prendras plus de tels risques.
Marcus la gratifia d’un large sourire.
— Promis juré. Je ne recommencerai plus, inspectrice.
— Merci. Donc, Woody et Leslie avaient toutes les raisons de te détester. Mais quand cet homme a tenté de t’asphyxier, ils étaient tous les deux déjà morts. Alors qui ? Qui a essayé de te tuer ? Il a bien fallu que vos chemins se croisent à un moment donné. Pendant une autre enquête du Ledger, par exemple. Et si c’est bien ce Demetrius le responsable, ça voudrait dire que tu t’étais déjà fait repérer par une bande de trafiquants, neuf mois avant de rencontrer Tala…
— Vous avez dû voir ou entendre quelque chose… Peut-être même sans comprendre ce que c’était vraiment…
Marcus se frotta le front et marmonna :
— Vous avez raison. J’ai du mal à imaginer que des trafiquants puissent patienter plusieurs années avant de décider de me liquider… ça doit être lié à un événement plus récent… Et la seule enquête assez sensible sur laquelle je travaillais il y a neuf mois, c’était celle sur Woody McCord.
— On en revient au pédophile, dit Deacon d’un ton pensif. Il doit y avoir un rapport entre Demetrius et McCord, un rapport dont vous êtes le dénominateur commun, Marcus…
— Et c’est après ta rencontre avec Tala que tu es redevenu une cible pour eux, murmura Scarlett. Alors qu’ils t’avaient laissé en paix pendant neuf mois. Quand tu as révélé les activités criminelles de McCord dans le Ledger, Demetrius est venu dans ta chambre d’hôpital pour te tuer. Et quand, neuf mois plus tard, tu publies un article sur Tala, une des esclaves qu’il a capturées, il réapparaît et il tente à nouveau de te tuer… Non seulement il y a un rapport entre Demetrius et McCord, mais il y en a également un entre Demetrius et Tala.
— Mais ces deux articles étaient très différents. Tala était victime d’un réseau de trafic d’êtres humains, alors que McCord collectionnait les vidéos pédophiles.
Scarlett se leva et se mit à arpenter la pièce.
— Peut-être, mais ces deux articles ont été publiés par toi, objecta-t-elle. Partons du principe que Demetrius est bien l’homme qui a tué l’agent Spangler, tenté de te tuer chez les Anders et fait irruption chez toi…
— Mais ce n’est pas Demetrius qui a tué Tala. C’est Drake Connor.
— C’est vrai, mais son meurtre a attiré l’attention de la police et de la presse sur Chip Anders. Ça a servi de déclencheur. C’est Anders qui doit être le lien avec Demetrius, pas Tala.
— Si tu as raison, intervint Deacon, Demetrius est lié à la fois à McCord et à Chip Anders. Mais comment ?
— Il faut que je relise les notes que Stone a prises pendant l’enquête sur McCord, dit Marcus. Il doit être au Ledger. Allons-y.
— Attends, il faut d’abord que je me change, dit Scarlett.
— Oui, pourquoi est-ce que tu es en robe, aujourd’hui ? demanda Deacon.
— Parce qu’elle me plaît, comme ça, rétorqua Marcus en souriant à Scarlett.
— C’est mon oncle qui m’a demandé d’avoir l’air le moins flic possible, expliqua Scarlett, qui était devenue écarlate. Pour ne pas faire peur à Mila et Erica. Bref… Voilà où nous en sommes. Premièrement, il faut assister à l’interrogatoire des deux employés de CGS, en espérant que l’un d’eux nous dira à qui il a vendu les bracelets électroniques. Ce devrait être soit Anders, soit les trafiquants eux-mêmes, ce qui serait préférable.
— Des trafiquants comme Demetrius et Alice, dit Marcus. Les deux personnes qui sont allées chercher les Bautista à l’aéroport et qui les ont emmenés à Cincinnati.
— Deuxièmement, continua Scarlett, il faut retrouver Tommy et Edna, pour leur demander s’ils reconnaissent ce salaud de Drake Connor. Et, troisièmement, il faut déterminer si Demetrius a un lien avec Woody McCord.
Le téléphone portable de Marcus bourdonna sur la table. Il l’ouvrit, lut le message qui s’affichait à l’écran et ferma les yeux.
— Merci, mon Dieu, murmura-t-il.
Scarlett regarda par-dessus son épaule et un sourire vint illuminer son visage.
— C’est un message de la sœur de Phillip, Lisette, dit-elle à Deacon. Phillip vient de sortir du coma… Il a demandé un bol de chili con carne.
— Fais une copie du croquis et va le lui montrer à l’hôpital, demanda immédiatement Deacon à Scarlett pendant que Marcus appelait Lisette.
— Je préférerais attendre qu’on ait une identité et une photo qu’on puisse lui montrer parmi un jeu d’autres photos. Je ne veux pas qu’un avocat puisse prétendre plus tard qu’on a influencé le témoin.
— Tu as raison. Mais ce serait bien d’avoir des identités de suspects pour tous les homicides et tentatives d’homicide de la journée d’hier.
Scarlett regarda sa montre avant de répondre :
— Dans une douzaine d’heures, on aura les rapports d’analyses de l’ADN de l’agresseur de Phillip. Le vétérinaire de la police scientifique en a prélevé un échantillon sur les crocs de BB…
Les téléphones portables de Scarlett et de Deacon se mirent tous deux à bourdonner. Ils les ouvrirent en même temps et jurèrent à l’unisson :
— Merde !
Marcus raccrocha et demanda :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Quelqu’un a tiré sur l’un des employés de CGS, au moment où il arrivait au CPD, répondit Scarlett. Il n’a pas été touché, mais l’agent qui l’escortait a pris une balle dans le bras en le protégeant. Heureusement, la blessure n’est pas grave.
Deacon lâcha un soupir de soulagement. Il était encore secoué par la visite qu’il avait dû rendre à la veuve de l’agent Spangler. Son téléphone et celui de Scarlett se remirent à vibrer. Ils échangèrent un sourire après avoir lu le nouveau message et, sans prévenir, Scarlett attrapa Marcus par la nuque et lui fit un baiser sonore sur la bouche.
— Ils ont arrêté le tireur qui a tenté de tuer l’employé de CGS ! annonça-t-elle.
— C’est elle qui a arrêté le tireur, dit Deacon, avec l’aide de l’agent Troy… Bravo, Kate, murmura-t-il. Pas mal pour ta deuxième journée de boulot ici.
Deacon composa le numéro de son ancienne coéquipière et activa le haut-parleur.
— Kate ? C’est moi. Je suis avec Scarlett et Marcus… Félicitations !
— Merci, Deacon. L’adrénaline n’est pas encore redescendue. Le tireur est une tireuse, en fait… Blonde, vingt-cinq ans environ… Elle était à l’affût sur le toit de l’immeuble en face du CPD. Nous l’avons encerclée au moment où elle appuyait sur la détente de son fusil. C’est pour ça qu’elle a raté sa cible. Quelques secondes plus tard, le type était mort.
— Qu’est-ce qui vous a poussés à monter sur ce toit ? fit Marcus.
Un silence. Puis Kate lâcha un soupir avant de répondre :
— On a été prévenus. C’est tout ce que je peux vous dire pour l’instant. Désolée…
Scarlett échangea un regard avec Deacon en haussant les sourcils. Et Deacon comprit qu’ils pensaient tous les deux la même chose : c’était l’agent infiltré du FBI qui avait fourni le tuyau.
— On commence à y voir plus clair, dit-elle à Kate. On a une idée plus précise de l’identité du tireur qui a tué l’agent Spangler et tiré sur le gardien de l’immeuble de Marcus, qui est toujours dans le coma, et sur Phillip Cauldwell, qui vient d’en sortir.
— Tant mieux pour Cauldwell. Je vais interroger tout de suite le technicien de CGS. Il est tellement secoué par ce qui vient de lui arriver qu’il va sans doute tout avouer. Donc, si vous voulez être là, dépêchez-vous. Deacon, j’aimerais que tu l’interroges avec moi. Je suis encore un peu tendue…
— Je serai là dans dix minutes, dit Deacon. Et la femme que vous avez arrêtée ? Elle s’est servie du même modèle de fusil que l’assassin de Spangler ?
— Non, ce n’est ni la même arme ni les mêmes balles… Et j’ai l’impression que ce sera dur de la faire craquer. Elle est d’une arrogance… Je me la garde pour plus tard, celle-là. Elle n’a pas ouvert la bouche, elle refuse de nous donner son nom. On a relevé ses empreintes et je vais attendre de voir si ça donne quelque chose. J’aimerais savoir à qui j’ai affaire avant de l’interroger.
— Oui, c’est préférable, acquiesça Scarlett. J’aurais bien aimé être là, mais nous avons d’autres priorités.
— On enregistrera, dit Deacon. Vas-y, et n’oublie pas ton gilet pare-balles.
— Tu peux compter sur moi. On se retrouve pour faire le point dans le bureau d’Isenberg à 18 heures. Je vais saluer les Bautista avant de partir. Salut, Kate.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 14 h 30
Alice était en garde à vue. Aux mains des flics.
Debout au milieu du salon, Ken fixait la baie vitrée qu’il venait de fracasser dans un accès de rage.
Il était hébété. Vidé.
Et maintenant ? Que faire ?
Decker, qui avait entendu le bruit du verre brisé, accourut de la chambre où il s’occupait de Demetrius et se pencha sur la rambarde qui séparait les deux escaliers en spirale.
— Monsieur Sweeney ! cria-t-il en descendant les marches. Attention !
Ken resta figé, comme tétanisé.
— Baissez-vous ! hurla Decker.
Il le plaqua au sol, avec une promptitude qui rappela à Ken le moment où Decker lui avait sauvé la vie, un an auparavant. Sauf que cette fois, personne ne lui tirait dessus. Il n’y avait aucun danger. Pas dans cette maison. Il n’y avait rien d’autre à voir que les dégâts que Ken s’était infligés, au sens propre comme au figuré.
Au bout d’un moment de silence absolu, Decker releva la tête et fronça les sourcils.
— La vitre a été cassée de l’intérieur, constata-t-il. Pas de l’extérieur… Merde…
Il se releva prestement et tendit la main pour aider Ken à se relever à son tour.
— Je suis vraiment navré, monsieur. Je vous ai fait mal ?
Ken se redressa, trop épuisé pour se mettre en colère.
— Non, Decker, je vais très bien, dit-il en ignorant sa main tendue.
Mais oui. Je suis bien à l’abri, pendant que ma fille est en prison.
— J’ai cru qu’on vous avait tiré dessus, dit Decker. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il alla jeter un coup d’œil à la baie vitrée que Ken avait brisée en mille morceaux. Un guéridon, sur lequel un vase chinois vieux de cinq siècles avait trôné jusqu’à l’accès de fureur de Ken, était renversé, et des éclats de porcelaine jonchaient la moquette. Le fauteuil Louis XV que sa mère aimait tant avait atterri dans le jardin et gisait au beau milieu des éclats de verre.
— J’ai balancé le fauteuil à travers la fenêtre, répondit Ken.
— Mais pourquoi ?
Ken se frotta les yeux d’un air las.
— Alice a été arrêtée. C’est Sean qui m’a prévenu.
— Oh ! non, fit Decker. Mais comment ?
— Je l’ai envoyée s’occuper du technicien de CGS qui fournissait les bracelets électroniques à Demetrius, et qui a été arrêté par le FBI. Elle devait l’abattre au moment de son arrivée au CPD, mais les flics lui sont tombés dessus. Elle n’a même pas eu le temps d’ajuster son tir.
— Merde.
Ken jeta un regard perçant à Decker, qui avait un physique de mannequin ou de joueur de football américain, tant de talents qu’il aurait pu faire une brillante carrière dans bien des domaines… Et qui cependant avait accepté de travailler pour un salaire de misère comme garde du corps attitré.
— On pourrait croire, commença Ken d’un ton suspicieux, qu’ils savaient qu’elle serait là à ce moment-là… À croire qu’on les avait renseignés…
Decker se figea.
— Qu’est-ce que vous insinuez ? demanda-t-il. Vous me soupçonnez ?
— Peut-être… Mes problèmes ont commencé quand vous m’avez appelé, hier matin. Vous avez rejoint l’entreprise il y a peu, mais vous avez grimpé les échelons très rapidement…
La mâchoire de Decker se crispa.
— Permettez-moi, monsieur, de ne pas être d’accord. Je vous prie respectueusement de vous souvenir que je travaille pour vous depuis trois ans. Que j’ai été votre garde du corps pendant toutes ces années, sauf pendant un mois. Et que j’ai pris une balle à votre place, monsieur. Vos ennuis ont commencé quand votre équipe a commencé à se disloquer. Joel boit comme un trou. Je passais mon temps à corriger ses erreurs dans les livres de comptes officiels. Je préfère ne pas imaginer à quoi ressemble la comptabilité clandestine… Demetrius sniffe de la coke et, à part cogner, il n’est plus bon à grand-chose. Et Reuben, qui a disparu dans la nature, a un problème d’addiction au sexe. C’est pour ça, monsieur, que vous vous retrouvez dans cette merde aujourd’hui…
Sa respiration s’était accélérée à mesure qu’il exposait la situation, maîtrisant de moins en moins son courroux. Ken étudia le visage de Decker d’un œil impartial. Il venait de prononcer plus de mots en une seule fois qu’au cours des trois dernières années.
— Vous avez l’air très bien renseigné, Decker, observa Ken.
Decker se hérissa un peu plus.
— J’entends ce qui se dit dans les réunions, monsieur, dit-il. J’ai des yeux… Je vois, j’entrevois, j’aperçois… Mais je ne savais pas qu’Alice devait éliminer le technicien de la société qui fabrique les bracelets. Si je l’avais su, je vous aurais déconseillé d’agir ainsi.
— Et pourquoi donc ?
— Vous pensez qu’ils exposeraient gratuitement un témoin aussi important ? Les flics pouvaient prévoir que vous tenteriez de le faire taire. C’était trop tentant, ça sentait le piège à plein nez.
Et j’aurais dû y penser, regretta Ken.
— Il faut que je la sorte de là, dit-il.
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, je ne crois pas que ce soit nécessaire. Vous n’envisagez quand même pas d’organiser son évasion ?
Ken se mura dans un silence qui valait toutes les réponses.
— Elle ne craquera pas, n’est-ce pas, monsieur ? Elle ne donnera pas votre nom ?
— Bien sûr que non.
Sauf s’ils lui font une offre si avantageuse pour elle qu’elle serait idiote de refuser… Et sa fille était tout, sauf idiote.
— Elle n’a pas de casier judiciaire ? Ses empreintes ne figurent pas dans le fichier national ? Elle va passer un moment un peu désagréable en détention, mais vous lui trouverez un bon avocat. Elle ne moisira pas longtemps en prison.
— C’est possible.
Mais Ken ne partageait pas cet optimisme. Elle avait été arrêtée en flagrant délit, le doigt sur la détente de son fusil. Quelqu’un avait su qu’elle serait à l’affût sur ce toit, et ce quelqu’un avait tuyauté les flics — de cela, Ken était certain. Mais qui ?
— Comment va Demetrius ?
— Il est mort, monsieur. Il a perdu trop de sang. Il aurait fallu un chirurgien pour lui sauver la vie. Je suis désolé. J’ai fait ce que j’ai pu. Je m’apprêtais à vous l’annoncer quand j’ai entendu la vitre se casser.
Ken avait ressenti panique et fureur lorsque Sean lui avait appris l’arrestation d’Alice. À présent, il ne ressentait plus rien du tout. Ce qui était préférable.
— Nettoyez cette pièce et sa chambre, dit-il à Decker. Merci.
— Que dois-je faire du corps ?
— La même chose que pour Chip et Marlene Anders. Ah, j’allais oublier… Tuez la fille Anders, pendant que vous y êtes. Demetrius devait la vendre aux enchères, mais on laisse tomber.
— Et le garde qui a été blessé chez Anders, hier matin ? Il est toujours sous calmants. Et Burton ?
— Ça m’est égal. Je ne veux pas que Burton parle aux flics. Si l’autre garde est loyal à Burton, tuez-le aussi…
Ken passa dans son bureau et referma la porte derrière lui. Il se versa un verre de bourbon et se laissa tomber dans son fauteuil. Puis il appela Sean.
— Papa, fit Sean.
Il semblait aussi hébété que Ken.
— Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ? demanda-t-il.
— Ce que j’aurais dû faire il y a longtemps…
Ken posa le verre de bourbon et ouvrit le coffre où il rangeait ses armes. Je vais acheter un aller simple pour Bora Bora, et ensuite…
— Je vais tuer Marcus O’Bannion.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 15 h 45
Scarlett s’installa au volant de l’Audi et jeta un regard en coin à Marcus. Il était un peu trop silencieux.
— Tu veux aller voir Phillip d’abord ? proposa-t-elle. Ce serait normal.
— Non, répondit-il. La priorité, c’est Demetrius. Phillip n’est pas seul, Lisette est à ses côtés…
Il tourna la tête vers la vitre et ajouta :
— Je me suis souvenu d’autres détails sur ce qui m’est arrivé à l’hôpital. Et ça me fait flipper.
— Dis-moi tout.
— Je me suis rendu compte que je m’en étais déjà souvenu, mais que j’avais pensé que c’était un mauvais rêve, à cause de la morphine. Cette saloperie m’a toujours fait un sale effet.
— De quoi te souviens-tu, Marcus ?
— Il y avait une autre personne… Une femme… Je n’ai pas vu son visage.
Scarlett ravala sa colère et dit d’un ton ironique :
— Parce que ton visage était couvert par un oreiller, sans doute ?
— Ça ne m’aidait pas, en effet. Et d’ailleurs, elle devait être dans le couloir, à la porte de ma chambre. Elle lui a dit de se dépêcher parce que quelqu’un arrivait. Je crois que c’est pour ça qu’il n’a pas fini le boulot. Ils ont dû partir précipitamment quand ils ont entendu l’infirmière de garde arriver dans le couloir. Le moniteur de contrôle s’était mis à sonner, comme si le tuyau de perfusion intraveineuse s’était détaché.
— Tu lui dois une fière chandelle, à cette machine.
— L’infirmière a remis en place le tuyau de perfusion, et je ne lui ai rien dit. Je ne pouvais pas parler, de toute façon. Je crois qu’il est revenu, ensuite. Il tenait à la main une seringue hypodermique et il s’en est servi pour injecter Dieu sait quel produit dans les pochettes de perfusion. Je me souviens avoir voulu appeler une infirmière mais j’étais trop défoncé pour articuler le moindre mot… Comme dans ces rêves où on hurle dans sa tête sans faire le moindre bruit. Je ne savais pas si je rêvais ou si j’avais une hallucination… Comme si je devenais fou…
Scarlett se promit de trouver Demetrius pour le tuer de ses propres mains. Mais le fait de le dire tout haut n’aiderait pas Marcus à vaincre ses démons. Elle s’efforça de rester calme.
— Tu étais lucide quand je suis venue te voir à l’hôpital, dit-elle doucement. Il a peut-être trouvé un moyen d’augmenter la dose… Certaines drogues peuvent te faire douter de la réalité des choses. D’autres peuvent te piéger dans ton propre corps.
— Je n’y avais pas pensé.
— Étant donné ce qu’on sait de ce type, il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il t’ait drogué. Tu n’es pas fou, Marcus. Et ensuite, que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas. Je n’en suis pas mort. Donc, il s’est forcément passé quelque chose qui m’a sauvé la vie.
— Ça te reviendra peut-être plus tard… Ou bien, tu pourrais essayer de retrouver l’infirmière qui était de garde cette nuit-là, pour lui demander si elle s’en souvient.
— Il y a quand même neuf mois que c’est arrivé… C’est peu probable.
— N’en sois pas si sûr. Tu étais la vedette dans cet hôpital… Allongé sur ton lit, si beau, si courageux, si héroïque… Un gars qui a sauvé la vie d’une inconnue en lui faisant rempart de son corps… Il y a largement de quoi éveiller la curiosité d’une femme…
Elle battit des cils, à la manière d’une midinette énamourée, et Marcus ne put s’empêcher de rire.
— Du moment que ça éveille la tienne, dit-il en déposant un baiser sur la main de Scarlett. Où est-ce que tu nous emmènes ?
— Au Ledger, pour voir Stone. Il faut que j’en sache plus sur l’affaire McCord.
— Et les deux SDF qui ont peut-être vu Drake sur les lieux du meurtre de Tala ?
— J’ai appelé le Meadow… Tommy et Edna s’y sont réfugiés, à l’abri de la canicule. Tommy a des problèmes cardiaques, expliqua-t-elle. Dani y est, et elle m’a promis de les retenir là-bas. Quand on arrivera au Ledger, je veux que tu marches droit devant toi et que tu te dépêches d’entrer dans le bâtiment. Idem quand on sera au centre d’accueil pour SDF. Il ne faut pas que tu traînes dans la rue. Quelqu’un cherche à t’abattre…
— Je porte un gilet pare-balles, lui rappela-t-il.
— Le tireur d’hier visait ta tête… Alors baisse-la en marchant. Ne m’attends pas et ne perds pas de temps.
— Et toi ?
— Ce n’est pas moi qui suis ciblée. Et puis, moi aussi, je suis protégée, dit-elle en tirant sur le col du fin maillot en kevlar qu’elle portait sous son chemisier. Ça m’irrite la peau, ce machin… Promets-moi de ne pas jouer les héros.
— Bon, bon, d’accord, grogna-t-il. Je me ferai tout petit.
Marcus tint parole et se hâta d’entrer dans le hall du Ledger lorsqu’elle s’arrêta juste devant la porte. Il la prit dans ses bras dès qu’elle l’eut rejoint et, avant qu’elle ne puisse protester, l’embrassa à pleine bouche, savourant longuement cet instant.
— Hé, les tourtereaux, trouvez-vous un coin tranquille pour faire ça !
C’était la voix de Diesel. Scarlett décolla ses lèvres de celles de Marcus et lui sourit.
— On est en public, le gronda-t-elle.
Mais Marcus voulait précisément que le monde entier sache que Scarlett était sienne.
— Je sais, dit-il avant de se retourner.
Diesel était assis derrière le bureau d’accueil, un large sourire aux lèvres.
— Monsieur Kennedy, le salua Scarlett.
Elle jeta un regard circulaire au hall d’entrée et remarqua la présence d’un vigile armé, assis dans un coin.
— Où est Gayle ?
— Je lui ai dit d’aller boire un café pendant que j’installe de nouveaux pare-feu sur son ordinateur. J’ai déjà renforcé les défenses du serveur du réseau, mais il y avait beaucoup de boulot sur l’ordinateur de Gayle.
— À cause de Jill, murmura Scarlett.
Diesel haussa les épaules.
— Quoi de neuf, de votre côté ? demanda-t-il. À part le besoin urgent de trouver une chambre…
— On est venus voir Stone, rétorqua Marcus. J’aimerais que tu nous accompagnes dans son bureau.
— À vos ordres, dit Diesel en se levant.
Marcus les conduisit dans un couloir sur lequel donnaient plusieurs portes. Il s’arrêta devant l’une d’elles et frappa. Stone ouvrit aussitôt et dévisagea Scarlett d’un air peu accueillant, quoique nettement moins hostile que la veille.
— J’ai eu ton message, Marcus, dit-il. Je ne m’attendais pas à ce que tu viennes accompagné. Quel est le problème ?
Marcus montra à Stone et à Diesel le portrait-robot de Demetrius, leur raconta ce que les Bautista avaient enduré et leur parla de la tentative d’assassinat à l’hôpital, dont il venait de se souvenir grâce à Deacon.
Stone était visiblement consterné.
— Ils ont déjà tenté de te tuer à l’hôpital ? Il y a neuf mois ? Putain, Marcus…
— Tu t’attires des ennuis même quand tu es inconscient, fit Diesel, aussi stupéfait qu’inquiet.
— La menace la plus grave, cette semaine-là, venait de Leslie McCord, dit Scarlett. Mais elle était déjà morte quand Marcus a été hospitalisé. Il manque une pièce du puzzle. Quels sont vos souvenirs de cette enquête ?
Stone et Diesel tressaillirent tous les deux.
— Ça a été l’une des pires, dit Diesel tout bas. Je… Je n’arrive toujours pas à oublier ces photos, et je n’en ai regardé que quelques-unes. Dès que j’ai compris ce que McCord collectionnait sur son disque dur personnel, j’ai renoncé à tout éplucher en détail.
— C’est moi qui ai écrit l’article, fit Stone. Avant de le mettre en ligne, on a refilé l’info à l’ICAC, la brigade de répression des crimes contre les enfants commis sur Internet. Dès que les policiers ont confisqué l’ordi de McCord, on a publié toute l’histoire.
— Où sont ces photos, maintenant ? demanda Scarlett.
— Entre les mains de l’ICAC, répondit Stone. Nous n’en avons pas conservé de copies.
— Je fais toujours des sauvegardes des disques durs que je pirate, dit Diesel, sauf quand il y a des photos d’enfants. Je n’en veux pas, ça me fout trop les boules.
— Vous n’êtes pas le seul, dit Scarlett. Je peux voir vos notes ?
Stone chercha sur son ordinateur pendant une poignée de secondes et, quelques instants plus tard, son imprimante crachait des feuilles A4.
— Voici l’article, ainsi que toutes les notes que j’ai prises au cours de l’enquête. Ce sont des garçons de l’équipe de football de son lycée qui nous ont prévenus que McCord se montrait un peu trop amical avec certains de ses élèves. Marcus était l’un des entraîneurs bénévoles de cette équipe.
— Le Ledger parraine des activités sportives pratiquées par les jeunes, expliqua Marcus. C’est un environnement qui peut les rendre vulnérables et qui attire toutes sortes de prédateurs, mais il favorise aussi l’esprit collectif.
— En fait, ce n’est pas le Ledger à proprement parler qui sponsorise ces équipes, rectifia Diesel en se tournant vers Scarlett. C’est une idée de Marcus. Et il finance tout ça de sa poche.
Elle leva la tête pour sourire au colosse et effleura la cuisse de Marcus, qui était assis à côté d’elle.
— Ça ne m’étonne pas, dit-elle.
Embarrassé, Marcus leva les yeux au ciel.
— Certains gamins préfèrent se confier à leur entraîneur qu’à leur professeur… surtout quand le professeur en question est un prédateur. McCord enseignait les sciences naturelles. Certains garçons étaient mal à l’aise quand il se montrait trop affectueux pendant les travaux pratiques en labo. Ils m’ont dit que les filles flippaient, elles aussi… Il n’y avait pas d’accusations précises… Mais j’ai quand même demandé à Diesel de se renseigner sur lui.
Diesel se frotta le crâne.
— Je ne m’attendais pas à tomber sur ce que j’ai découvert, dit-il. En fouinant dans certains ordinateurs, j’avais déjà vu des collections de photos pornos, dont certaines, même, avec des enfants… Mais la collection de McCord était… Il y avait des photos, des vidéos… De longues vidéos, pas des clips…
Il dut déglutir avant de poursuivre :
— J’ai cessé de les visionner dès que j’ai eu la certitude que c’était un pédophile. Sans vouloir vous offenser, inspectrice, je ne voue pas un amour immodéré à la police, mais je plains ceux de vos collègues qui ont dû analyser toute cette saloperie, dit-il en frissonnant.
— Moi aussi, dit Scarlett. Il n’y avait que des fichiers de ce type sur le disque dur de McCord ? Ou bien d’autres choses ?
— Il y avait d’autres fichiers, soupira Diesel. Du traitement de texte et des feuilles de calcul… Mais je ne les ai pas ouverts… Je me suis contenté de faire une recherche pour déterminer si d’autres images n’étaient pas incluses dans ces documents. Puis j’ai mis le disque de sauvegarde dans mon coffre-fort, à la maison.
Scarlett consulta Marcus du regard avant de dire :
— Il faudrait y jeter un coup d’œil. Je peux m’en charger, Marcus, si tu veux.
— Je veux bien, dit-il d’une voix sombre et tendue. Je crois que je n’en serais pas capable.
Scarlett lui effleura le genou et se mit à feuilleter les documents que Stone venait d’imprimer.
— Donc, vous prévenez l’ICAC par un coup de téléphone anonyme. Ils obtiennent un mandat de perquisition et ils tombent sur la collection de McCord. Il est arrêté, vous publiez votre article, le public frémit d’horreur. McCord perd son emploi et va en prison…
Elle tourna la page et fronça les sourcils.
— Il a engagé un avocat pour négocier avec l’accusation, dit-elle. Négocier quoi ? Qu’avait-il à offrir en échange d’un adoucissement de sa peine ?
— Son avocat n’a pas voulu le dire, répondit Stone. Je l’avais harcelé pour qu’il crache le morceau. Ce n’est qu’après le suicide de McCord qu’il nous a révélé qu’il envisageait de balancer ses fournisseurs, dans le but d’être poursuivi non plus pour diffusion et recel de pornographie infantile, mais pour proxénétisme.
— Pour proxénétisme ? Ah bon ? Je sais que la peine minimale encourue est plus légère que pour la pédopornographie, mais qui dit proxénétisme dit rétribution financière. McCord aurait eu des révélations à faire sur un réseau de prostitution ?
— L’avocat ne m’en a pas dit davantage, dit Stone en haussant les épaules.
Scarlett trouva le nom de l’avocat dans les notes de Stone et effectua une brève recherche sur son téléphone portable.
— Merde, marmonna-t-elle, il ne pourra rien nous apprendre de plus… Il est mort.
Marcus se pencha par-dessus l’épaule de Scarlett pour lire en même temps qu’elle.
— Il est mort dans l’incendie de son cabinet, dit-il. Un incendie criminel…
— Ils ont fait le ménage, commenta Scarlett. Toutes les personnes qui pourraient nous apprendre plus précisément ce que McCord comptait divulguer sont mortes…
Elle reposa la feuille et exprima à haute voix la pensée qui lui trottait dans la tête depuis qu’ils avaient quitté l’hôtel :
— Demetrius a vendu les Bautista à Chip Anders… Il procurait peut-être des enfants à McCord pour…
— Pour Dieu sait quoi, grinça Marcus.
— Il faut qu’on épluche ces fichiers, Diesel, dit Scarlett. On peut se retrouver chez vous.
— Je vais y aller et vous les rapporter, répondit sèchement Diesel.
Scarlett aurait voulu protester, mais elle sentit subitement une indéfinissable tension s’installer dans la pièce. Elle effleura furtivement le genou de Marcus.
— Désolé, mais nous n’avons pas le temps, dit Marcus à Diesel. Il faut qu’on aille au Meadow. C’est un centre d’accueil situé dans Race Street.
— Je connais, dit Diesel avec raideur. Je vous rejoins là-bas le plus vite possible.
Ils se séparèrent, et Scarlett attendit d’être seule avec Marcus dans son bureau pour lui poser la question qui lui brûlait les lèvres :
— Je ne voulais pas le vexer, dit-elle. Qu’est-ce que j’ai dit de mal ?
Il lui posa une main sur l’épaule et la lui massa doucement.
— Rien, répondit-il. C’est Diesel qui a un problème. Il n’aime pas recevoir des gens chez lui. Même moi, je n’y suis allé que deux ou trois fois… J’ai peur de voir ce qu’il déniche en piratant les ordinateurs des maltraitants.
— Je te comprends. Je n’ai pas osé demander plus de détails, ni à lui ni à Stone… Je…
Elle songea à ce que Marcus lui avait raconté au sujet de son frère et à tout ce qu’il avait laissé entendre, sans trouver les mots pour le dire.
— Diesel aussi ? demanda-t-elle sobrement.
— Je ne sais pas, murmura Marcus. Il ne m’en a jamais parlé. Je ne lui ai jamais posé la question…
Il se redressa, embrassa Scarlett sur le front et dit plus fermement :
— Allons-y, ou il arrivera au centre d’accueil avant nous. Il habite à deux pas.
Il sortit un vieil ordinateur portable d’un tiroir et le fourra dans son sac.
— Pourquoi emportes-tu cet ordinateur pourri ?
— Il n’est pas connecté à Internet, on pourra s’en servir pour lire les fichiers. Je ne veux pas prendre le risque de contaminer le serveur du Ledger avec un virus.
— C’est Diesel qui t’a appris à être aussi prudent ?
— Non, j’ai quand même quelques réflexes… Même si je ne lui arrive pas à la cheville. Lui, il est imbattable.
Il mit son sac en bandoulière puis embrassa Scarlett, toujours avec la même passion.
— Pour se donner du courage, chuchota-t-il.