Chapitre 18

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 16 h 15

— Voilà une investigation rondement menée, déclara Lynda Isenberg quand Scarlett lui donna l’adresse d’Annabelle Temple.

— Je ne peux pas m’en vanter, dit Scarlett. C’est Marcus O’Bannion qui l’a trouvée.

— Ah. Je vois…

Très longue pause, puis :

— Vous avez une confidence à me faire, inspectrice Bishop ?

Scarlett grimaça. Lynda ne l’appelait ainsi que lorsqu’elle l’avait prise en faute. C’était un peu comme lorsque ses parents l’appelaient « Scarlett Anne », ce qu’elle trouvait tout aussi contrariant.

— Non, chef.

— Je vois. Vous êtes sûre ? Il paraît qu’il était avec vous sur la scène de crime.

— Oui, chef, c’est vrai. Et, oui, je suis bien certaine que je n’ai aucun conflit d’intérêts à vous rapporter…

Pas encore, du moins. Tout ce qu’elle avait fait avec Marcus, c’était échanger un baiser. Bon d’accord, pas un petit baiser. Certes, mais Marcus n’était pas un suspect, et ils ne s’étaient pas juré un amour éternel. Dans ces deux cas, il y aurait eu, en effet, un conflit d’intérêts en infraction avec les règles de la police.

— Il faut que je nourrisse mon chien, poursuivit-elle, mais je serai revenue au CPD quand Annabelle Temple y arrivera. À tout à l’heure.

Elle raccrocha avant que Lynda n’ait le temps de lui demander si Marcus se trouvait avec elle. Mais son téléphone se remit aussitôt à sonner.

Scarlett fit la moue en découvrant le numéro de son correspondant. Elle décrocha en retenant un soupir agacé.

Assis sur le canapé, Marcus lui jeta un regard intrigué.

— Tu vas bien, Scarlett Anne ? demanda son père. Il paraît que tu t’es fait tirer dessus.

Elle lâcha un profond soupir. Son appartenance à une famille de policiers signifiait qu’elle ne pouvait rien faire, dans sa vie professionnelle, sans qu’ils en soient informés. Son père, en particulier, avait d’excellentes sources, car Lynda et lui étaient de vieux amis.

— Je vais très bien, papa. Je n’ai pas la moindre égratignure.

— Il paraît que c’est à cause d’un journaliste, dit-il d’une voix pleine de dédain.

— Il est le directeur du journal, pas journaliste, rectifia-t-elle.

La différence était mince, mais cruciale, en l’occurrence. Car en tant que directeur, Marcus se comportait toujours correctement, quitte à renoncer à un scoop.

— Et, pour ne rien te cacher, poursuivit-elle, si je suis saine et sauve, c’est grâce à lui. Il s’est couché sur moi pour me protéger, et c’est lui qui a été bombardé d’éclats de béton.

— Ah, fit son père d’un ton bourru. Bon. Je le remercierai si je le rencontre. Ta mère aimerait que tu passes la voir, pour lui prouver que tu n’es pas morte.

Scarlett secoua la tête. Jamais sa mère n’exigerait la même chose de ses frères policiers.

— Dis-lui que je suis bien vivante, lâcha-t-elle en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son agacement. Je passerai dès que j’aurai un moment de libre, mais aujourd’hui ce n’est pas possible.

— Je devrais te la passer pour que tu le lui dises toi-même, ronchonna-t-il. Mais je sais que tu es très occupée en ce moment, avec cette enquête…

Il expira bruyamment avant d’ajouter :

— Fais attention à toi, ma chérie, d’accord ?

Elle se força à sourire et dit avec une gaieté qui n’était pas moins feinte :

— Ça va sans dire !

Son père hésita un instant avant d’ajouter :

— Au sujet de ce directeur de journal… Lynda a l’air de penser qu’il est… plus qu’un témoin, pour toi.

Scarlett serra les dents. Encore une question que ses parents n’auraient jamais osé poser à l’un de ses frères.

— C’est une question officielle, chef ?

Nouvelle hésitation, plus longue encore.

— Et si c’en était une ? demanda-t-il sèchement.

— Alors, je te répondrais ce que j’ai répondu à Isenberg. Aucun conflit d’intérêts dans mon comportement, chef. Bon, j’ai du pain sur la planche. Je te rappellerai dès que possible.

Elle raccrocha et inspira profondément. Son père ne pouvait pas s’empêcher de la traiter comme une gamine de cinq ans. Elle avait espéré qu’il changerait d’attitude quand elle était entrée dans la police. Mais elle s’était lourdement trompée. À elle d’apprendre à s’en accommoder. Un de ces jours. Elle lui pardonnait volontiers : il se comportait ainsi parce qu’il l’aimait de tout son cœur. Mais cela ne rendait pas moins insupportable cette condescendance paternelle.

— Je te complique la vie, hein ? demanda Marcus.

Oui. Mais tant pis. Tu me plais quand même.

— Tu as menti à ta chef. Et à ton père… Qui est lui-même flic, si j’ai bien compris.

— Oui, il est flic. On est dans la police depuis plusieurs générations, dans la famille. Et, non, je ne leur ai pas menti, ni à l’un ni à l’autre.

— Tu leur as dit à tous les deux que tu n’avais pas de conflit d’intérêts.

— Parce que c’est vrai. Il y aurait conflit d’intérêts si tu étais un suspect.

Ou si j’étais tombée follement amoureuse de toi.

— Et tu n’es pas un suspect, précisa-t-elle.

— Et si j’en étais un ?

— Si j’avais le moindre soupçon à cet égard, tu te retrouverais en garde à vue sur-le-champ. Mais tu n’en es pas un. Et la meilleure manière, pour toi, de ne pas le devenir, c’est d’être à mes côtés. Tant que tu seras avec moi, personne ne t’accusera de quoi que ce soit.

Il lui décocha un sourire, et Scarlett sentit son cœur faire un bond.

— Tu me protèges, Scarlett ?

— C’est bien possible. Tu en as peut-être besoin…

Elle revint à la table où était posée la trousse de secours et ajouta :

— Toi qui t’es fait cribler d’éclats de béton…

— Touché ! dit-il. Tu t’es enfin décidée à me réparer le crâne, à ce que je vois. J’ai eu peur que tu partes interroger Annabelle Temple.

— Lynda va mettre un certain temps à se coordonner avec les services d’aide à l’enfance, et je ne suis qu’à un quart d’heure du CPD. On a donc encore un peu de temps.

Scarlett sortit une lampe frontale, l’ajusta sur sa tête et l’alluma, puis elle alla se laver les mains dans la salle de bains. Elle revint une minute plus tard et enfila une nouvelle paire de gants en latex.

— Ne bouge plus, ordonna-t-elle en se rasseyant sur l’accoudoir du canapé.

Une pince fine dans une main, elle écarta les cheveux de Marcus autour de la plaie et essuya le sang séché avec une bande de gaze.

— Tu ressembles à un mineur de fond, avec cette lampe, bougonna-t-il.

— Attention, tu as remarqué la pince très pointue que j’ai à la main, à quelques millimètres de ta tête ?

— Et toi, tu as remarqué que tes seins me frôlent le visage ? Il faut bien que j’essaie de penser à autre chose… Et ton look de mineur est la première chose qui m’est venue à l’esprit.

Elle baissa les yeux et rougit, car il avait raison : ses seins effleuraient le nez et la bouche de Marcus. Elle eut un mouvement de recul et ôta ses mains de la plaie, tout en se demandant comment elle allait pouvoir accomplir sa tâche d’infirmière sans le frôler.

— Je me tiendrai à carreau pendant que tu nettoieras la plaie, dit-il. Je m’efforcerai de maîtriser mes plus bas instincts.

— Désolée. J’ai l’habitude de soigner des petits, je n’ai pas le même angle de vue, avec un grand comme toi. J’aurais pu te faire asseoir sur un de mes tabourets de bar, mais ils sont branlants. Je vais en réparer un pour que tu sois mieux installé la prochaine fois que tu manqueras de te faire tuer.

— Je préférerais que tu continues à jouer les petites infirmières au lieu de me faire la morale, grommela-t-il.

— Ça veut dire quoi, ça, jouer les petites infirmières ? demanda-t-elle, étouffant un rire.

— C’est un truc de mec. Un fantasme. Se faire dorloter par une infirmière polissonne.

— Merci, dit-elle d’un ton sarcastique. Maintenant, voilà que j’ai cette image dans la tête…

— Tu t’imagines en uniforme d’infirmière coquine ?

— Tu ne devais pas te tenir à carreau ? le réprimanda-t-elle. Il faut que je sois bien sûre qu’il n’y a aucun débris dans la plaie…

Elle jeta un coup d’œil à la bosse qui déformait la braguette de Marcus et dut inspirer un bon coup avant de se pencher un peu plus pour inspecter la plaie.

— Je ne vois plus aucune écharde ni aucun éclat de béton, je vais pouvoir nettoyer…

Elle prit un flacon de désinfectant dans la boîte et ajouta :

— Ça ne pique pas.

Tandis qu’elle se penchait encore pour arroser la plaie de désinfectant, Marcus demanda :

— C’est qui « l’autre » dont parlait ta voisine ? Celui que tu as fichu à la porte…

Merci beaucoup, madame Pepper. La vieille dame avait fait exprès de mettre les pieds dans le plat.

— Bryan ? C’est mon ex… En quelque sorte.

— En quelque sorte ? fit-il d’un ton méfiant. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Eh bien, pour commencer, que je l’ai fichu à la porte, comme tu l’as dit toi-même, ce qui fait que ce n’est plus qu’un vieux copain. « En quelque sorte », ça signifie que notre liaison était intermittente et qu’elle n’était pas faite pour durer. Nous le savions tous les deux. Au début, il refusait la rupture et se montrait insistant. J’ai dû mettre les choses au clair, et Mme Pepper a dû nous entendre nous expliquer.

— Elle vous a entendus vous engueuler ?

— Non. Pas cette fois-là. On a eu cette discussion dans l’allée, parce que je ne voulais pas lui ouvrir ma porte.

— Il y a eu d’autres fois ?

— Je te l’ai déjà dit, il a eu du mal à accepter cette rupture quand je lui ai signifié son congé.

— C’était quand, ça ?

— Il y a huit mois.

— Tant que ça ? s’étonna-t-il.

Scarlett comprit le sens caché de cette question et répondit :

— Au risque de me répéter, notre liaison était intermittente. On ne se voyait que très rarement, en fait, et le plus souvent à sa demande. Il a eu une relation avec une autre femme, pas très longue mais exclusive, qui s’est terminée il y a huit mois. Il m’a appelée, et c’est là que je lui ai dit que c’était fini pour de bon entre nous.

— Et s’il t’avait demandé de… de le recevoir, il y a neuf mois et demi ?

C’est-à-dire juste avant ma première rencontre avec toi, Marcus. Elle dut se concentrer davantage pour tamponner la plaie.

— J’aurais accepté, je pense, répondit-elle. Bryan est un vieil ami, Marcus. Il savait aussi bien que moi que l’un de nous deux finirait par mettre un terme à cette relation.

— Vous êtes toujours amis ?

Elle hésita avant de hocher la tête.

— Oui, fit-elle en couvrant la plaie de gaze antiseptique. Voilà… Avec ça, tu es paré. Mais tu devrais quand même montrer cette entaille à un médecin. Je n’ai pas vu de débris de béton, mais on ne sait jamais…

Elle sortit un pansement et ajouta :

— Je ne suis pas sûre que cela suffise à maintenir la gaze en place. Tes cheveux me gênent.

— Alors, rase-les, dit-il sèchement. Je ne veux pas aller à l’hôpital ni chez un médecin.

Scarlett grimaça, tant à cause du ton froissé de Marcus qu’à la pensée d’avoir à le priver d’une mèche de ses beaux cheveux noirs. Elle changea la lame de son rasoir et rasa juste assez de cheveux pour que le pansement puisse adhérer à la peau.

— Bryan et moi, ça remonte à loin, Marcus, dit-elle. Depuis la fac…

Visiblement, cette vieille complicité n’enchantait pas Marcus.

— Pour moi, Bryan est avant tout une sorte de… camarade de combat. On a traversé ensemble une épreuve douloureuse. Et pendant longtemps, après, on est restés entre nous, sans voir personne d’autre…

Elle hésita de nouveau avant de soupirer.

— Je ne suis pas amoureuse de lui, fit-elle. Je ne l’ai jamais été. Ce n’était pas vraiment de l’amour que j’avais pour lui.

Un moment de silence.

— Quelle épreuve avez-vous traversée ensemble ? demanda Marcus.

Les mains de Scarlett se figèrent sur le pansement.

— Je t’ai parlé d’une amie de la fac, qui a été tuée, tu t’en souviens ?

— Bien sûr. Michelle…

Il se souvenait de son prénom. Scarlett rassembla tout son courage et lui confia ce qui n’avait cessé de la hanter :

— J’ai trouvé son corps… Jeté derrière une benne à ordures, comme un sac de détritus. Et tout ce sang… Bryan était avec moi. Nous l’avons trouvée ensemble. C’est un moment que nous n’avons jamais pu vraiment oublier, ni lui ni moi.

— Je suis vraiment désolé, Scarlett, murmura Marcus.

— Tu n’y es pour rien. Mais entre Bryan et moi, il y aura toujours ce lien. Je ne pourrai jamais surmonter ce moment qui nous a liés pour toujours. J’ai essayé, crois-moi. Mais je n’y suis jamais parvenue. Je suis désolée…

Elle avait fini de le soigner, mais elle était restée tout près de lui. Subitement, elle ne voulait plus s’éloigner de Marcus : il venait d’appuyer sa tête contre la sienne. Elle ôta ses gants pour lui caresser les cheveux.

— Je lui ai dit que c’était fini et bien fini, poursuivit-elle. Aujourd’hui même. Quand je suis rentrée, il m’attendait dans mon allée. Ça faisait plusieurs semaines que je l’évitais, parce qu’il ne voulait pas comprendre que quand je dis non, c’est non.

Marcus frissonna de plaisir lorsqu’elle lui passa les doigts dans les cheveux.

— Il faut que je lui casse la figure pour qu’il te fiche la paix ? demanda-t-il d’un ton désinvolte.

— Merci, dit-elle en souriant. Non, ce n’est pas la peine. Je peux lui casser la figure moi-même, mais je ne crois pas que ce soit nécessaire. Je… Je lui ai dit qu’il y avait un autre homme dans ma vie. Je crois qu’il a compris.

Marcus redressa la tête pour la regarder dans les yeux.

— Cet autre homme, c’est moi ? s’enquit-il d’un ton faussement nonchalant.

— Oui, Marcus, c’est toi.

Il reposa sa tête contre celle de Scarlett et se détendit.

— Je me renseigne, c’est tout, dit-il.

Le fait qu’il puisse la faire sourire, malgré les images persistantes du corps brisé de Michelle, tenait du miracle. Scarlett l’attira contre elle et ferma les yeux lorsqu’il l’enlaça à la taille et resta blotti contre elle. Elle se sentait couvée, protégée. Et désirée.

Il lui saisit délicatement la hanche, sans s’aventurer ailleurs…

Mon Dieu, ce que j’ai envie de lui !

Elle sentit ses seins se gonfler, ses tétons se durcir. Sa culotte était toute mouillée. L’odeur de son propre désir lui montait aux narines. À en juger par les profonds soupirs que poussait Marcus, il percevait, lui aussi, à quel point elle était excitée.

Il allait falloir qu’elle se change avant de retourner travailler. Elle ne pouvait pas interroger une femme nommée Temple en dégageant une si forte odeur de sexe.

— J’ai un aveu à te faire, lui chuchota-t-il dans le creux de l’oreille.

— Encore une histoire de harcèlement ? fit-elle d’une voix chargée de désir.

Il lui effleura un téton du bout des lèvres, déclenchant une décharge électrique entre les cuisses de Scarlett.

— Non, madame Je-sais-tout, marmonna-t-il. Et puisque c’est comme ça, je n’en ferai rien.

Elle se demanda s’il la menaçait de ne pas lui faire son aveu ou de ne pas la caresser. Dans les deux cas, ce serait inacceptable.

— Allez, vas-y. S’il te plaît.

Il resta silencieux si longtemps qu’elle crut que sa menace était sérieuse — jusqu’à ce qu’il murmure :

— Tu crois que je n’aime pas les hôpitaux à cause de ce qui s’est passé l’année dernière.

Instinctivement, Scarlett posa une main sur sa poitrine, cherchant des doigts l’endroit où la balle avait perforé la peau et l’un de ses poumons… Mais elle ne rencontra que son gilet en kevlar.

— La vraie raison, c’est que ma mère a passé beaucoup de temps à l’hôpital quand j’étais gamin. J’allais la voir là-bas, et ce n’était pas agréable. L’odeur du désinfectant me… Disons qu’elle me rappelle un lieu que je ne veux plus jamais revoir.

Il y a une blessure, là, songea Scarlett. Une blessure profonde.

— Pourquoi était-elle à l’hôpital ?

Nouveau silence, plus long encore.

— Elle avait pris des cachets… Je n’arrivais pas à la réveiller… J’ai appelé les secours. Elle était à deux doigts de mourir quand elle est arrivée aux urgences.

— Oh ! non, murmura Scarlett. Quel âge avais-tu ?

— Huit ans.

L’âge auquel il a emménagé chez son grand-père.

— Pourquoi est-ce qu’elle a fait ça ?

Elle sentit la gorge de Marcus se contracter contre sa poitrine.

— C’était juste après la mort de mon père… Donc, pas d’hôpital pour moi, d’accord ?

— D’accord.

Elle déposa un baiser sur le sommet de son crâne, comme pour soigner cette blessure de l’âme, tout en sachant combien les souvenirs les plus douloureux s’y enracinaient. Et en lui étant reconnaissante de lui avoir confié l’un de ses secrets après qu’elle lui avait confié l’un des siens.

— Si ça s’infecte, dit-elle, j’appellerai Dani, la sœur de Deacon. Elle pourra t’examiner ici ou à son refuge pour sans-abri.

— D’accord, dit-il en inspirant. Tu sens si bon… Je me souvenais de ton parfum, après tes visites à l’hôpital. Quand l’odeur d’antiseptique me faisait suffoquer, je me rappelais ton odeur de fleurs sauvages.

— Mon shampoing et mon savon sont parfumés au chèvrefeuille…

— Merci.

— Pour quoi ?

— Pour avoir remplacé, dans ma tête, le souvenir de ma mère à l’hôpital par une vision de toi, toute nue et couverte de mousse, pendant que je te savonne partout.

Le corps de Scarlett se crispa sous l’emprise du désir.

— Ce n’est pas du jeu, O’Bannion, murmura-t-elle. Vraiment pas…

Il lâcha un petit rire coquin avant de dire :

— J’ai un autre aveu à te faire.

Elle se dit qu’elle préférerait peut-être celui-ci.

— Dis-moi tout, l’encouragea-t-elle.

Brusquement, il la prit par la taille et la renversa sur le canapé. Un instant plus tard, elle se retrouva sur le dos, sous Marcus, dont le corps était un bien agréable fardeau. La bosse qui tendait l’étoffe de son pantalon était placée là où cela faisait le plus de bien.

Enfin pas tout à fait… Ils n’avaient pas le temps de pousser les choses jusque-là.

Mais comme elle aurait voulu l’avoir, ce temps ! Tandis qu’il se pressait un peu plus contre elle, Scarlett laissa échapper un petit gémissement de plaisir. Oui, elle aurait voulu se donner à lui sans plus tarder.

— C’est quoi, cet autre aveu ? parvint-elle à articuler, haletante.

Il baissa la tête et couvrit de baisers sa gorge puis ses lèvres.

— Je rêve de toi, la nuit, dit-il.

— Moi aussi. Depuis des mois et des mois… Depuis le premier jour où je t’ai vu, où j’ai entendu ta voix.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? demanda-t-il d’une voix rauque.

Elle rouvrit les yeux et le regarda bien en face.

— Et toi ?

Il lui répondit, en lui caressant doucement les épaules :

— Je te jure que, si j’ai eu une raison de te le cacher, je l’ai oubliée, aujourd’hui. Dans mes rêves, tu me regardes toujours comme tu le fais en ce moment.

Elle lui caressa la joue, déjà noircie par une barbe naissante — alors qu’il s’était rasé quelques heures plus tôt.

— Moi, c’est toujours de ta voix que je rêve, avoua-t-elle.

— C’est bon à savoir, murmura-t-il.

Son regard brun s’attarda brièvement sur les seins de Scarlett, irradiant le désir, avant de remonter vers son visage. Il la contempla un moment, fasciné.

Scarlett céda. Le carcan qu’elle avait imposé à ses réactions vola en éclats et elle glissa ses mains dans les cheveux de Marcus, collant sa bouche contre la sienne et l’embrassant avec la même fougue que sur le parking de l’église. Comme dans ses rêves. Dans leurs rêves.

Tout ce temps perdu, pensa-t-elle.

Et soudain, elle cessa de réfléchir : il lui saisit les hanches à pleines mains et se plaqua contre elle, gémissant de désir et couvrant de baisers passionnés ses seins et sa bouche. Il avait repris l’initiative, dardant sa langue contre les lèvres de Scarlett comme pour en forcer le passage. Émettant un feulement sourd lorsqu’elle les écarta.

Elle sentit les mains de Marcus glisser de ses hanches vers ses reins et empoigner son débardeur. Il interrompit son baiser pour reprendre son souffle avant de plaquer de nouveau sa bouche affamée contre la sienne, et elle agrippa ses épaules musclées, se frottant contre le renflement toujours plus dur qu’elle sentait entre ses cuisses.

Elle entendit un long gémissement et se rendit compte qu’il jaillissait de sa propre gorge, étouffé par la bouche avide de Marcus, tandis qu’ils ne formaient plus qu’un seul corps, secoué de spasmes.

Jamais elle n’avait éprouvé autant de plaisir tout habillée. Une nouvelle fois, Marcus détacha ses lèvres des siennes, et Scarlett sentit sa tête basculer doucement sur le coussin du canapé. Elle était hors d’elle. Ce long baiser fusionnel l’avait laissée haletante, elle qui courait deux mille mètres en huit minutes sans s’essouffler. Marcus haletait, lui aussi, et appliquait de longs baisers passionnés sur sa gorge et dans l’échancrure de son débardeur, sans cesser de se frotter entre ses cuisses.

— C’est si bon, murmura-t-elle.

Il se redressa pour la regarder dans les yeux d’un air avide.

— J’ai envie de toi, dit-il tout bas. J’ai rêvé de te prendre dans toutes les positions possibles et imaginables, et je me réveillais en bandant tellement fort que j’avais mal. Je veux te toucher, te caresser et te regarder jouir encore et encore… et ensuite je veux jouir en toi et puis tout recommencer jusqu’à ce que tu cries mon nom pendant l’orgasme.

Scarlett ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Les images qu’évoquaient ces mots enflammés aiguillonnaient d’autant plus son désir. Son expression devait être parlante, car un sourire satisfait vint fleurir sur les lèvres de Marcus.

— C’est un oui ? demanda-t-il plusieurs tons plus bas.

Elle déglutit. Hocha la tête. Et se força à articuler :

— C’est un oui.

Sans crier gare, il posa les mains sur ses seins et elle lâcha un petit cri, à la fois de surprise et de plaisir. Elle eut à peine conscience qu’il lui ôtait son T-shirt et son soutien-gorge, mais elle sentit sa bouche chaude et humide happer son téton dénudé et le sucer avidement. Elle se remit à gémir de plaisir et s’arc-bouta.

— Mon Dieu, murmura-t-elle.

Il s’arrêta, mais elle lui agrippa la nuque et supplia :

— Encore… S’il te plaît… Ne t’arrête pas.

— Scarlett… Regarde-moi, dit-il d’une voix râpeuse.

Elle leva les yeux et sentit immédiatement ses muscles se raidir et son corps tout entier réagir au désir impérieux qu’elle lut dans le regard de Marcus. Il glissa une main vers le pantalon de Scarlett.

— Oui ou non ? murmura-t-il d’une voix si rauque qu’elle en était à peine audible.

Elle pressa son corps contre la main de Marcus et le regarda droit dans les yeux, afin que nul doute ne subsiste entre eux.

— Oui, dit-elle.

*  *  *

Lincoln Park, Michigan
Mardi 4 août, 16 h 30

Drake Connor était assis dans la voiture de sa sœur, fixant furieusement la jauge d’essence, qui était à zéro. La publicité était mensongère : la Civic de Belle consommait beaucoup plus de carburant que ne le vantait le fabricant. Drake pensait qu’il tiendrait jusqu’à Detroit. Au lieu de cela, il se retrouvait sur le bord de la route, en panne d’essence. Son copain ne répondait pas au téléphone, et sa garce de sœur avait fait opposition sur sa carte bancaire.

Pas de quoi en faire un plat. Je l’ai juste empruntée…

Il n’avait pas pu faire le plein. À la station-service où il s’était arrêté, la transaction avait été refusée. Il avait eu de la chance que les employés n’aient pas appelé les flics. Il n’osait pas réessayer, et il avait déjà dépensé le peu d’argent liquide qu’il avait également dérobé dans le sac à main de sa sœur pour acheter une boîte de munitions et un hamburger graisseux. C’était il y a plusieurs heures déjà, et il commençait à avoir sérieusement faim. Or, la faim le rendait méchant. Raison pour laquelle il s’efforçait d’avoir toujours quelque chose à manger sur lui. Et là, à cause de sa sœur, c’était raté.

Il lâcha un juron, glissa le Ruger du père de Stephanie dans le creux de ses reins et laissa sa chemise flotter sur son pantalon pour cacher l’arme. Il allait devoir continuer à pied.

Ce n’était probablement pas plus mal. Car si Belle avait déclaré le vol de sa carte de crédit, elle avait sans doute aussi déclaré celui de la voiture. Il saurait s’en procurer une autre, et de la nourriture. Puis il se mettrait à la recherche de son copain et il trouverait bien un moyen de passer la frontière discrètement.

Il se mit à marcher, se demandant où pouvait bien être Stephanie. Et si elle l’avait dénoncé aux gens qui avaient fait irruption chez elle et l’avait emmenée, elle et ses parents. Mais était-elle encore en vie ?

Il espérait que non. Car les morts ne parlent pas.

*  *  *

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 16 h 45

Oui. Elle a dit oui.

Marcus n’attendit pas. C’était impossible. Il défit le bouton du pantalon de Scarlett, ouvrit la fermeture Éclair, reculant pour s’agenouiller sur le canapé. Scarlett souleva les hanches pour lui permettre de faire glisser le pantalon le long de ses jambes, pendant qu’elle arrachait son débardeur et son soutien-gorge qui étaient restés enroulés autour de son cou. Ils atterrirent sur le pantalon, et elle se retrouva nue, excepté une petite culotte qui mettait en valeur le galbe de ses hanches.

Il resta agenouillé un long moment, subjugué, le souffle court. Scarlett était toute en muscles souples et fins. Ses seins étaient aussi parfaits qu’il les avait rêvés. La petite culotte était en coton ordinaire, mais la tache humide qui la maculait la rendait plus excitante que les dentelles les plus affriolantes.

Il leva les yeux et vit qu’elle le regardait avec une confiance qui ne fit qu’attiser son désir. Elle était fière de son corps — et elle avait toutes les raisons de l’être.

Sans détourner les yeux, il déboutonna sa chemise et s’en débarrassa prestement. Il était en train d’ouvrir la braguette de son jean d’une main fébrile lorsqu’elle se redressa et entreprit d’ôter les attaches en bande Velcro de son gilet pare-balles. La main de Marcus se figea sur sa braguette tandis que celle de Scarlett caressait sa poitrine nue.

— Si tu savais combien j’avais envie de faire ça, tout à l’heure dans ton bureau…, murmura-t-elle d’une voix rauque.

— Pas autant que moi, répliqua-t-il.

Il ferma les yeux et savoura la douce caresse qu’elle lui prodiguait, jusqu’à ce qu’elle fasse glisser ses mains vers ses hanches. Il ouvrit les yeux et vit qu’elle suffoquait de désir.

— Dépêche-toi, Marcus, murmura-t-elle.

Son cerveau frôla le court-circuit. Il puisa dans le peu de lucidité qu’il lui restait pour extraire de sa poche un préservatif, puis il enleva son jean et la petite culotte — et il aurait peut-être conservé assez de maîtrise de soi pour se coucher délicatement sur Scarlett si elle ne lui avait pas agrippé les fesses pour l’attirer brusquement sur son corps offert. Il l’embrassa à pleine bouche tandis qu’elle lui rendait son baiser avec la même fougue, plantant délicieusement ses ongles dans sa chair.

Il passa un doigt entre les cuisses de Scarlett et s’émerveilla :

— Tu es toute mouillée…

Elle lui mordilla les lèvres et dit :

— Dépêche-toi, Marcus, je n’en peux plus…

Il parvint à enfiler le préservatif et plongea aussitôt en elle, s’enfonçant dans son sexe si chaud, si étroit et trempé… Il frémit, la chevauchant au rythme frénétique qu’elle lui imposait. De toute façon, excité comme il l’était, il aurait été parfaitement incapable d’aller lentement.

Enfin…

Il prit Scarlett dans ses bras, s’accrocha à ses épaules, sans cesser de l’embrasser sur la bouche et dans le cou — et d’aller et venir en elle, toujours plus rapide, toujours plus rigide. Elle rejeta la tête en arrière, les yeux fermés, la bouche légèrement ouverte, parfaite.

Il fut pris d’une soudaine envie de savoir si elle était vraiment en symbiose avec lui.

— Scarlett, regarde-moi.

Elle eut du mal à ouvrir les yeux mais, lorsqu’elle souleva ses paupières, Marcus sentit son cœur se serrer. Elle était plus belle que dans ses rêves, plus sensuelle que dans ses fantasmes.

— Fais-moi l’amour, fit-elle entre deux halètements. J’ai besoin de ton amour.

Il était tout près de jouir mais il fallait d’abord qu’il sache si elle était, elle aussi, au bord de l’orgasme. Sans ralentir, il glissa une main fébrile le long du corps de Scarlett et son pouce trouva et pressa son clitoris, lisse et enflé. Scarlett se raidit, et ses ongles s’enfoncèrent dans la chair des fesses de Marcus. Il lui mordilla un téton, et elle explosa en un cri de jouissance animal, qui retentit dans les tympans de Marcus tandis qu’il enfouissait son visage dans le cou de Scarlett et jouissait en même temps qu’elle.

Quand il reprit ses esprits, elle était en train de lui caresser les cheveux. Les mains qui lui avaient strié la peau avec une telle impétuosité étaient redevenues douces et délicates.

— Oh ! mon Dieu, murmura-t-il.

— Ça résume bien mon sentiment aussi, dit-elle d’un ton rieur.

— Je t’écrase…

— Ça ne me dérange pas. Je crois que je t’ai un peu griffé…

— Ce n’est pas grave.

Il soupira, sachant qu’il lui fallait se lever.

— Merci, ajouta-t-il.

Les doigts de Scarlett se figèrent sur sa tête.

— Tu n’as pas à me remercier, dit-elle. J’en avais autant envie que toi. Je ne pouvais pas me concentrer sur mon boulot, il fallait qu’on fasse l’amour…

Elle déposa un petit baiser sur la tempe de Marcus et reprit :

— Mais je crois que la pression va revenir bien vite. J’ai beaucoup de désirs à assouvir avec toi.

Il esquissa un sourire.

— Tant mieux, fit-il. Moi aussi.

La sonnerie d’un téléphone portable leur arracha à tous deux un grognement contrarié.

— C’est le mien, dit-elle.

Elle tendit un bras incertain vers le sol, fouilla son pantalon et en sortit l’appareil au moment où il cessa de sonner.

— Merde, marmonna-t-elle. C’était Isenberg. Donne-moi une minute…

Elle activa la fonction rappel puis grimaça lorsque sa chef décrocha.

— C’est Scarlett. Désolée… Je promenais le chien.

Marcus leva la tête et chuchota :

— Quelle excuse boiteuse.

Elle leva les yeux au ciel, ce qui fit sourire Marcus. Il prit le temps d’admirer ses seins et vit qu’il y avait laissé quelques marques, ce qui lui inspira un brin de fierté possessive.

Les tétons de Scarlett étaient toujours durs, et il en frôla un du bout du nez, puis l’autre. Elle eut un mouvement de recul et lui tira les cheveux pour le forcer à détourner la tête en le regardant d’un œil noir. Il ne put s’empêcher de sourire à nouveau.

— Oui, chef, disait Scarlett. J’y serai le plus vite possible… Il faut que je passe le prendre en chemin.

Dès qu’elle eut raccroché, Marcus lui prit le téléphone et le jeta sur la pile de vêtements.

— Qui dois-tu passer prendre ? s’enquit-il.

— Toi. Tu es convoqué dans le bureau d’Isenberg.

Il haussa les sourcils.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, répondit Scarlett. On sera bientôt fixés.

Elle pressa ses lèvres contre la poitrine nue de Marcus et lui lécha le téton, lui arrachant un petit gémissement.

— Heureusement que tu n’étais pas au téléphone avec ton chef, dit-elle ensuite en lui jetant un regard sévère.

— C’est moi, le chef, rétorqua-t-il avec un petit sourire satisfait.

— Eh bien, chef, il faut que je prenne une douche.

Elle le gratifia d’une petite tape sur les fesses et ajouta :

— Si tu veux y aller aussi, il y a une salle de bains au fond du couloir. Tu trouveras des serviettes dans le placard, juste à côté. Moi, je vais me laver à l’étage. Et je t’interdis de me suivre.

— Et pourquoi pas ? suggéra-t-il en se détachant d’elle à contrecœur. Ça te ferait faire des économies d’eau.

Il se leva, regrettant déjà la douce chaleur du corps de Scarlett.

Scarlett avait déjà gravi quelques marches lorsqu’elle s’immobilisa dans l’escalier. Elle se retourna et lui répondit posément :

— Parce que j’ai encore envie de toi. Si je prends une douche avec toi, je serai très en retard.

La tête pleine de l’image qu’évoquaient ces mots, Marcus se mit en quête de la salle de bains, se sentant le plus heureux des hommes.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 17 h 00

Ken remercia Alice d’un hochement de tête lorsqu’elle posa une tasse de thé devant lui, sur la table de la salle à manger.

— Tu as nourri Stephanie Anders ? lui demanda-t-il.

Alice fit la grimace.

— Oui. Elle a même failli m’arracher le doigt d’un coup de dents. Burton a dû la mettre dans la cage, je l’ai nourrie à travers le grillage. Je n’aimerais pas être son acheteur. Il faudra qu’il lui mette une muselière. Et s’il veut qu’elle s’occupe de lui… Je crois qu’aucun homme qui tient à ses attributs ne s’y risquerait.

— L’homme qui l’achètera, ricana Ken, le fera justement pour le plaisir de relever le défi et de la dompter.

Alice s’assit et sirota son thé.

— C’est toi qui le dis. En tout cas, précise bien que cet article ne peut être ni repris ni échangé, dit-elle. Et conseille à son acheteur de se faire vacciner contre le tétanos.

Decker les rejoignit autour de la table, son ordinateur portable à la main.

— Elle n’est quand même pas aussi teigneuse que ça ? demanda-t-il.

— Il n’y a pas pire, affirma Ken. Jolie, mais plus dangereuse qu’un serpent venimeux.

Il désigna l’ordinateur que Decker avait posé sur la table et demanda :

— Qu’allez-vous faire avec ça ?

— Sean préfère ne pas quitter le bureau tant que Reuben est toujours porté disparu. On va l’appeler sur son ordi.

Burton, qui venait du garage, fit son entrée en ôtant une paire de gants en latex.

— Où est Demetrius ? demanda-t-il.

— Il s’occupe de Marcus O’Bannion, répondit Ken d’un ton exaspéré. Ce type est apparemment indestructible. Demetrius va nous appeler et participera à la réunion par téléphone. Idem pour Joel. Il a trop de comptes à faire chez lui, en ce moment, pour prendre le temps de venir ici.

— Pourquoi ? demanda Decker.

— Parce que sa charge de travail a augmenté depuis que je vous ai fait réintégrer l’équipe de sécurité. Il faudrait que j’engage un autre comptable pour l’assister.

Decker secoua la tête d’un air irrité.

— Non, dit-il, je voulais savoir pourquoi Demetrius met autant de temps, avec O’Bannion… Il n’a qu’à lui loger une balle dans la tête.

— C’est bien ce que je pense, acquiesça Burton.

Alice leva la main et dit :

— Je suis de leur avis. Je lis le Ledger tous les jours. Ce type et son équipe de reporters se sont fait plein d’ennemis. Qu’on le flingue et qu’on n’en parle plus. Ensuite, il suffira de faire accuser l’une des personnes qu’il a expédiées en prison il y a quelques années. Ils finissent tous par sortir de taule, ces pervers. On pourrait même faire croire que le type qui portera le chapeau et O’Bannion se sont entretués. C’est simple, non ?

Ken ne put réprimer un sourire. Alice était vraiment trop mignonne.

— Simple ? Vraiment ?

Elle croisa les bras et plissa les yeux.

— Oui, papa, dit-elle. Je ne plaisante pas. Retire cette mission à Demetrius et confie-la-moi. Je tire aussi bien que tous tes gorilles.

Il lui tapota la main paternellement.

— Je sais, Alice, je sais. Mais laissons encore un peu de temps à Demetrius. Si O’Bannion n’est pas mort demain matin, je te le laisse.

— Pardon ? demanda Sean, qui venait d’apparaître sur l’écran de l’ordinateur de Decker. Qui est-ce que tu lui laisses ?

— O’Bannion, répondit Burton. On en a marre que Demetrius le rate à chaque fois.

— Tout à fait d’accord, grommela Sean. On bute ce connard et on passe à autre chose.

— Pour l’instant, on attend, ordonna Ken. Decker, vous pouvez connecter Demetrius et Joel, maintenant.

Joel avait l’air soucieux et épuisé. Ses cernes noirs intriguèrent Ken. L’absence de Decker aux côtés de Joel s’était-elle traduite par une surcharge de travail aussi éprouvante ? Jusqu’à ce matin, Decker ne s’était pourtant occupé que de la gestion officielle de l’entreprise, beaucoup plus simple que la comptabilité secrète que traitait Joel.

— Ça fait combien de temps que tu n’as pas dormi, toi ? demanda Ken.

— Deux jours. Je suis tombé sur un truc pas clair.

— Quel genre ? demanda Ken en fronçant les sourcils.

— Il faudrait que je t’en parle en privé.

Voilà qui n’augurait rien de bon.

— Quand on aura terminé cette réunion, je te rappellerai, dit Ken.

Lorsque Demetrius appela, ils entendirent le bruit de la circulation en fond sonore.

— Je suis en train de suivre la personne qui me servira à piéger O’Bannion, annonça-t-il. Je n’ai rien de nouveau à rapporter. Rappelez-moi s’il se passe quelque chose d’important.

— Non, dit Ken d’un ton glacial. Reste en ligne. Ceci est une réunion de toute l’équipe dirigeante. Premier problème : où est Drake Connor ?

— Son nom est apparu sur un avis de recherche de la police, ce matin, dit Sean. Sa sœur, Belle, a été voir les flics pour leur dire que sa voiture a été volée. Et en début d’après-midi, elle a fait opposition sur sa carte de crédit.

— J’ai voulu vérifier qu’elle ne couvrait pas son frère, dit Decker. Je suis allé chez elle, j’ai fouillé sa maison. Sa voiture n’y était pas, et je n’ai vu aucune trace de Drake. Je lui ai dit que j’étais flic et que je venais recueillir son témoignage. Je lui ai demandé pourquoi elle n’avait pas déclaré le vol de la carte de crédit en même temps que celui de la voiture. Elle m’a répondu qu’elle ignorait que Drake lui avait volé aussi sa carte, mais que sa banque l’avait appelée pour lui demander si elle se trouvait dans le Michigan. Quelqu’un a essayé de s’en servir pour acheter de l’essence.

— Il essaie d’aller au Canada, comme je m’y attendais, dit Ken. On peut le suivre à la trace ?

— Ça va être difficile. Il a l’air d’avoir un téléphone jetable. Mais Sean essaie de localiser le GPS de la voiture de sa sœur.

— Je viens de commencer la recherche, intervint Sean. Il va me falloir un petit bout de temps pour que j’arrive à localiser la voiture. Mais on sait qu’il n’est pas loin de Detroit et donc, de la frontière canadienne. S’il nous échappe, qu’est-ce qu’on risque ?

— Il sait que des hommes armés ont embarqué les Anders… Et qu’Anders achetait des esclaves. À l’heure qu’il est, les flics sont déjà au courant, eux aussi. De toute façon, étant donné qu’il a commis un meurtre ce matin, je doute qu’il aille leur raconter ce qu’il sait. Drake représente plutôt un aléa qu’une vraie menace…

Et les aléas, Ken n’aimait pas ça.

— A priori, il ne peut pas nous nuire, mais on ne sait jamais, avec ce genre de taré. Je préférerais qu’on le fasse taire.

— Quand j’en aurai fini avec O’Bannion, je pourrai m’occuper de son cas, proposa Demetrius.

Qui ne vit pas les autres membres de l’équipe lever les yeux au ciel. Burton lui-même secoua la tête, alors que le bras droit de Reuben se montrait d’habitude plutôt satisfait de collaborer avec Demetrius pour gérer les menaces qui pesaient sur l’entreprise. Demetrius avait perdu le respect de ses associés. Il était peut-être temps de le remplacer.

Reuben non plus n’était plus fiable. Où était-il ? Et Joel avait l’air au bout du rouleau. Le « truc pas clair » qu’il avait découvert en établissant les comptes devait être d’une extrême gravité.

— Pour l’instant, concentre-toi sur O’Bannion, ordonna Ken à Demetrius. C’est lui, le plus dangereux.

Alice croisa les bras et jeta un regard lourd de sous-entendus à son père. Il devina ce qu’elle pensait : si O’Bannion représentait la plus grande menace, il ne fallait pas compter, pour l’éliminer, sur un type qui n’avait pas été fichu de lui loger une balle dans le crâne. Sa fille avait raison, mais Ken ne voulait pas l’admettre ouvertement.

— Où est la sœur de Drake, maintenant ? demanda-t-il à Decker. Si elle peut vous reconnaître, elle est devenue un témoin gênant.

— Je m’en suis déjà occupé, répondit Decker. Elle ne parlera plus…

D’un geste éloquent, il se passa l’index sous le menton et précisa :

— Je me suis débarrassé d’elle dans le broyeur. Son corps est haché menu et mélangé avec les restes du couple Anders.

— Qui vous a demandé de faire ça ? s’étonna Ken.

— C’est moi, intervint Burton. Je n’ai pas eu le temps de le faire moi-même, il fallait que j’inspecte la voiture de Reuben…

Il serra les dents et ajouta avec amertume :

— Et que je m’occupe de sa femme…

Extrêmement contrarié, Ken se cala dans son fauteuil et dit de sa voix la plus froide :

— La prochaine fois, Burton, prévenez-moi. Et si vos fonctions vous chagrinent autant, il est peut-être temps pour vous de démissionner…

Burton blêmit, avec raison. Personne ne démissionnait de l’entreprise. On ne la quittait qu’avec la vie. Ken se tourna vers Decker et lui dit :

— Cette expérience ne semble pas vous avoir particulièrement marqué.

Decker haussa les épaules.

— J’ai vu en Irak des hommes déchiquetés par l’explosion d’engins explosifs improvisés, dit-il d’un ton neutre. Les corps de mes camarades de régiment en morceaux, les membres sectionnés… Les mares de sang et les tripes à l’air… Je faisais partie de l’équipe de nettoyage… Déchiqueter un corps dans un broyeur de végétaux dirigé vers une fosse, c’est beaucoup plus propre, en comparaison.

Alice afficha une mine horrifiée.

— Mon Dieu, Decker, vous avez ramassé des morceaux de cadavres ?

Il resta de marbre.

— Il fallait bien que quelqu’un le fasse. On les ramassait à la pelle, on triait les morceaux pour les identifier et on les renvoyait au pays dans de vrais cercueils, à leur taille. Un gaspillage de cercueils, selon moi, mais bon, ça aidait les familles à faire leur deuil…

Il se tourna vers Ken et ajouta :

— Donc, non, monsieur, ça ne m’a pas traumatisé. Et ne vous en prenez pas à Burton. C’est moi qui lui ai demandé en quoi je pouvais lui être utile. Je n’ai pas de formation en police scientifique, moi, contrairement à lui. Pour nous, cette répartition des tâches s’imposait.

— C’est moi qui décide de ce qui s’impose, dit Ken. C’est clair ?

— Parfaitement clair, dit Decker.

— Bien. Qu’avez-vous d’autre à me rapporter, Decker ?

Celui-ci hésita un instant avant de répondre :

— Je suis allé à l’hôpital pour éliminer Tabitha Anders, mais un policier armé veille sur elle. Je me suis dit qu’il valait mieux attendre, pour agir, de trouver un moyen d’éviter le garde. Pour l’instant, la vieille ne peut rien dire. Elle est inconsciente et son pronostic vital est engagé.

— Vous avez eu raison d’attendre. Alice, tu as toujours cet uniforme d’infirmière ?

— Oui, répondit-elle. Je vais m’occuper de tata Tabby. Mais pas ce soir. Je vais attendre la relève du garde, demain matin.

— Merci. Et toi, Sean ? Tu as fouillé les disques durs des ordinateurs qu’on a saisis chez Anders ?

— Oui, et heureusement qu’on les a saisis avant les flics. Chip Anders était un crétin, qui conservait des informations dommageables pour nous et croyait mettre ses fichiers à l’abri en les cryptant… alors qu’un enfant de cinq ans aurait pu casser ses codes et accéder à ses données. J’ai trouvé ses informations bancaires, et je connais l’emplacement de tous ses coffres-forts de banque. Et puis, ajouta Sean en soupirant, je suis tombé sur un fichier où on est mentionnés comme fournisseurs de main-d’œuvre. Plus précisément, votre nom y figure en toutes lettres, patron, ainsi que celui de Demetrius.

Ken inspira profondément. Ce connard d’Anders… Je ne regrette vraiment pas de l’avoir tué, et de l’avoir fait souffrir quand je l’ai égorgé.

— Quoi ! Qu’est-ce qu’il vient de dire ? explosa Demetrius.

— Je viens de dire que Chip avait noté sur un fichier que Ken et vous étiez ses fournisseurs de main-d’œuvre. Si on était arrivés un peu plus tard chez lui, ce fichier serait entre les mains des flics.

— Il a peut-être fait des sauvegardes sur disque dur externe, dit Decker. On a trouvé plusieurs trousseaux de clés chez lui. Avec un peu de chance, l’une de ces clés correspond au coffre où il a planqué les sauvegardes. Mais s’il les a cachées quelque part dans la maison, les flics ont peut-être déjà mis la main dessus.

— L’enculé, marmonna Ken. Combien d’argent sur ses comptes bancaires ?

— Un peu moins de trois millions, dit Sean. Mais il a peut-être ouvert des comptes dans des paradis fiscaux. Je peux continuer à me renseigner, si vous le souhaitez, patron.

Ken secoua la tête.

— Non. Je préférerais qu’on se concentre sur ses coffres-forts. Je veux qu’on mette la main sur ces sauvegardes et qu’on les détruise.

— Je connais déjà l’historique des sauvegardes qu’il a effectuées, dit Sean. Je vais maintenant essayer de localiser les coffres. Il a peut-être fait la liste des banques où il a mis à l’abri ses sauvegardes, avec les numéros des coffres.

— Il faudrait imaginer une ligne de défense au cas où les flics trouveraient ces sauvegardes avant nous, intervint Decker.

— Où voulez-vous en venir ? dit Ken en haussant les sourcils.

— Si les flics les retrouvent, vous direz que c’est un mensonge, bien sûr. Mais il faudra trouver une explication au fait qu’Anders cherchait à vous compromettre. Quelle raison aurait-il pu avoir de vous détester ? En quoi pouvait-il profiter de votre mise en cause ? Un accord commercial qui a mal tourné, peut-être… Ou bien, sa femme le trompait avec vous… Ou encore, une humiliation que vous lui auriez infligée au country club…

Ken se tourna vers Alice et lui dit :

— Essaie de trouver quelque chose de plausible, ma chérie.

— C’est noté, répondit-elle en griffonnant sur un carnet.

— Quoi d’autre ? demanda Ken.

— Je vais avoir besoin des bracelets électroniques que vous avez récupérés chez Anders, dit Sean. Il faut que je les réinitialise, pour le prochain arrivage.

Burton fronça les sourcils. Ainsi que Decker. Les deux hommes échangèrent un regard crispé.

— On les a remis à Sean en même temps que les ordinateurs, dit Decker.

Sean se figea.

— Je ne les ai pas, fit-il.

Ken sentit son estomac se nouer. Ça, ce n’est pas bon. Pas bon du tout.

— Où sont-ils localisés par le logiciel de traçage ? demanda Ken à Sean.

— Nulle part, répondit celui-ci. La dernière fois qu’ils sont apparus sur le logiciel, c’est au sous-sol de la maison d’Anders. Ils sont tombés en panne de batterie juste après avoir été enlevés aux deux fugitives.

— Mais je les ai vus dans la camionnette quand on a embarqué les Anders, s’étonna Decker.

— Moi aussi, affirma Burton.

— Ils doivent forcément y être encore, dit Decker.

— Retrouvez-les, ordonna Ken. C’est déjà chiant qu’un de ces bracelets soit tombé entre les mains des flics. S’ils en ont trois, ça va encore leur faciliter la tâche. Demetrius, où le prochain arrivage est-il prévu ?

— Les Brésiliens ? Ils doivent débarquer à Miami. Je me chargerai du transport jusqu’à Cincinnati. Si Alice pouvait m’accompagner, ce ne serait pas plus mal.

— Pas de problème, dit Alice en haussant les épaules. C’est pour quand ?

— Vendredi. Il y en aura six, dont trois sont vierges.

— Tant mieux, lâcha Joel, dont l’intervention fit sursauter Ken, qui avait oublié sa présence en ligne. On devrait les revendre un bon prix. On en a bien besoin, en ce moment.

— Demetrius, dit Ken, je veux que tu montes une vente aux enchères pour la fille d’Anders. Il faut s’en débarrasser au plus vite. C’est une emmerdeuse. Il suffit de prendre quelques photos d’elle à poil, avec une liste de ses qualifications et attributs.

— Elle en a des chouettes, des attributs, observa Burton.

— Et elle parle couramment français, précisa Ken.

— Et elle sait dire les pires obscénités dans au moins six langues différentes, dit Decker en grimaçant. Elle nous en a abreuvés quand on l’a traînée hors de la maison.

— Et elle mord, se plaignit Alice.

— Il faudra lui administrer un somnifère pour le transport, dit Ken. Pensez-y quand le moment sera venu de lui faire nos adieux.

— Je m’en charge, dit Demetrius. Bon, il faut que je vous quitte. J’ai déjà failli perdre la personne que je file, en vous écoutant. Je rappelle plus tard.

Et il raccrocha.

Désolé de t’avoir fait perdre ton temps, mon pote, aurait voulu lui dire Ken d’un ton sarcastique. Mais il s’en garda bien, se tourna vers Burton et lui dit :

— Vous ne m’avez pas fait votre rapport sur la voiture de Reuben.

— Je n’ai pas trouvé grand-chose, avoua Burton. Quelques cheveux de Reuben… Et de Miriam… C’est normal que sa femme soit montée dans sa voiture. Et j’ai trouvé un cheveu de Jackson dans le coffre.

Autour de la table, tous les visages se renfrognèrent. Le fait que Jackson ait séjourné dans le coffre de la voiture de Reuben ne laissait rien présager de bon.

— Reuben ne s’est quand même pas volatilisé, déclara Ken d’un ton ferme. Ça fait des années que je le connais. Il a des goûts de luxe. S’il est en cavale, comment est-ce qu’il fera pour boire de la bière belge hors de prix ? Il n’est pas du genre à prendre le maquis et à camper dans la forêt. Il va réapparaître, tôt ou tard. Bon, cette réunion est terminée. N’éteignez pas vos téléphones.

Decker et Alice sortirent de la pièce, les visages de Sean et de Joel disparurent de l’écran. Ken rappela immédiatement Joel.

— Alors, qu’est-ce que tu avais à me dire en privé ? lui demanda-t-il.

— Je suis tombé sur un trou dans notre trésorerie bancaire. Un trou de cinq millions de dollars… J’ai trouvé la trace de transferts, portant sur la moitié de cette somme, vers un compte ouvert par Reuben.

— Merde. Et l’autre moitié ?

— J’ai eu plus de difficulté à trouver… Mais j’ai fini par comprendre qu’elle a atterri sur un compte appartenant à Demetrius.

Ken fixa d’un œil incrédule le téléphone qu’il tenait à la main.

— Tu en es sûr ?

— Sûr et certain. J’ai mis une balise sur ces deux comptes. Si Reuben ou Demetrius essaient d’accéder à cet argent, je le saurai en temps réel. Je suis désolé, Kenny…

Demetrius était son plus vieil ami, mais là, il s’agissait d’affaires. Et les affaires sont les affaires. Demetrius devait être éliminé. D’ailleurs, Demetrius lui-même aurait été le premier à trouver cela indispensable.