Chapitre 30
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 12 h 25
— On a un nouveau problème, dit Sean lorsque Ken répondit sur son téléphone portable.
Ken était en train de se sécher les cheveux, après la douche qu’il avait prise pour se laver du sang de Demetrius. Ken s’était vanté, pour terrifier Burton, d’être le « monstre du placard », mais il avait beau être un tortionnaire chevronné, il était fourbu.
Les hurlements de douleur lui écorchaient les oreilles. Il était toujours difficile de trouver le juste équilibre… Quand on ne les torture pas assez, ils tiennent bon, et quand on les torture trop, ils vous claquent entre les doigts. Il avait laissé Demetrius agonisant. Son vieil ami avait fait preuve d’une endurance imprévue. Ou peut-être était-ce sa haine et son désir de vengeance qui l’avaient aidé à résister à la souffrance avec tant d’obstination. À moins que ce ne soient les effets anesthésiants de la cocaïne ou des stéroïdes… Quoi qu’il en soit, il avait tenu bon si longtemps que Ken avait failli renoncer.
À la simple mention de nouveaux problèmes, Ken envisagea sérieusement de raccrocher son téléphone sans chercher à en savoir plus, puis de filer à l’aéroport pour prendre le premier avion à destination de n’importe quel pays n’ayant pas signé de convention d’extradition avec les États-Unis.
— Un seul ? parvint-il cependant à dire d’un ton sarcastique.
— Tu te souviens du fournisseur de bracelets électroniques dont Demetrius t’a parlé pendant son interrogatoire ?
Oui, Ken s’en souvenait… Il avait dû trancher deux doigts à Demetrius pour lui arracher cette information.
— Constant Global Surveillance, dit-il, CGS… Et alors, quel est le problème ?
— Les agents du FBI ont fait une descente dans leur usine hier et ont emporté leurs archives. Ce matin, ils sont revenus et ils ont arrêté le contact de Demetrius dans cette boîte, ainsi qu’un de ses collègues… Le type qui fourguait des bracelets à Demetrius est en route pour Cincinnati en ce moment même.
— Putain de bordel de merde ! Les flics sont remontés jusqu’à notre fournisseur de bracelets !
— C’est ça, dit Sean posément. Qu’est-ce qu’on fait ?
Ken se frotta les tempes. Sa séance avec Demetrius l’avait vidé de son énergie. Physique et mentale.
— Il faut partir du principe, dit-il, que l’employé de CGS peut identifier Demetrius ou fournir assez d’éléments aux flics pour qu’ils se mettent sur notre piste. C’est ce qu’il faut empêcher à tout prix. Je vais envoyer Alice devant le siège du CPD. Elle tire bien de loin. Envoie-lui une photo de l’employé sur son portable.
— Elle va être furieuse, objecta Sean. Elle avait tellement envie de descendre O’Bannion… Elle le guette devant la rédaction du Ledger depuis le début de la matinée.
— Eh bien, qu’elle pique sa crise ! répliqua Ken. Envoie-lui la photo. Je me charge de la convaincre.
Il entendit Sen pianoter sur un clavier à l’autre bout de la ligne, tandis que lui-même envoyait un message à Alice pour lui dire de revenir à la maison tout de suite.
— C’est fait, dit Sean.
— Bien.
Ken s’habilla en hâte, téléphone portable en main, et se dirigea vers son bureau, alors qu’il avait surtout besoin de dormir un peu.
— Ce que je veux savoir, reprit-il, c’est comment les flics ont réussi à mettre la main sur les deux bracelets électroniques qui étaient censés se trouver dans la camionnette avec les Anders.
Sean resta silencieux un instant avant de dire :
— Si Burton et Decker les ont tous les deux vus dans la camionnette, mais que les flics ont réussi à mettre la main dessus, ça veut dire que quelqu’un les a rapportés chez Anders ou les a remis aux flics à un moment donné. Quant à moi, je suis absolument certain que ces bracelets n’ont jamais été apportés dans mon bureau.
Maudit sois-tu, Demetrius. Tous ces problèmes venaient du fait que cet incapable n’avait pas liquidé O’Bannion, neuf mois plus tôt.
Il referma la porte de son bureau derrière lui et se laissa tomber dans son fauteuil.
— Burton nous a menti, dit-il. Ou Decker. C’est soit l’un soit l’autre… À moins qu’un des deux autres hommes de main ayant aidé Burton à enlever les Anders n’ait trouvé le moyen de refiler les bracelets aux flics. Il n’y a qu’eux qui sont entrés dans la maison des Anders. L’un des hommes de main était trop blessé, il n’a sans doute pas pu faire quoi que ce soit. Quant à l’autre, tout ce que je sais, c’est que c’est Reuben qui l’a embauché… Récemment, selon Burton.
— Il s’appelle Trevino. C’est un ancien flic, comme Burton et Reuben. Je me suis renseigné sur lui. Trevino a été viré de la police et poursuivi en justice pour s’être servi dans des sacs de cocaïne saisis chez des dealers. Il a fait trois ans de taule. Jusqu’à maintenant, il ne nous a posé aucun problème.
Ken médita ces mots, autant que son cerveau fatigué le lui permettait.
— Comme Burton a menti sur la mort de Miriam, j’aurais tendance à croire que c’est lui, le traître. Mais je vais appeler Trevino, pour lui dire deux mots…
— N’oublie pas que Decker est retourné chez Anders pour aller chercher la tante de Chip, observa Sean. Il aurait très bien pu en profiter pour rapporter les bracelets.
Ken secoua la tête.
— Ça ne tient pas, dit-il. Les flics étaient déjà sur place quand il est arrivé. Et il s’est tiré avant de se faire repérer.
— C’est vrai. Burton a-t-il avoué qu’il avait sauvé la femme de Reuben au lieu de la… tu sais quoi.
— De la quoi ? s’agaça Ken.
— Fais attention à ce que tu dis au téléphone… Au cas où on serait écoutés. Il se passe des drôles de trucs, en ce moment. L’un des mecs de Reuben est en train de te la faire à l’envers. Soit c’est une taupe, soit il prépare un putsch. C’est peut-être même Reuben qui tire les ficelles, tranquillement installé sous les tropiques et sirotant des piña colada en attendant qu’on s’entretue. Ensuite, il n’aura plus qu’à prendre ta place.
Ken cligna des yeux, se reprochant de ne pas y avoir pensé lui-même. Il perdait vraiment la main. Et il venait de dire au téléphone qu’il envoyait Alice commettre un meurtre… Il s’efforça de surmonter sa panique.
— Burton a été inébranlable, dit-il.
Traduction : Ken l’avait torturé et il n’avait rien avoué.
— Il va falloir que je sois plus persuasif, ajouta-t-il. Ou peut-être que je vais demander à Decker de s’occuper de lui. Comme ça, je saurai bien s’il est aussi froid et insensible qu’il veut me le faire croire…
Son téléphone émit un signal indiquant un autre appel.
— C’est Alice, dit-il à Sean. Je te rappelle plus tard.
Il coupa la communication et passa tout de suite à l’autre appel.
— Pas la peine de discuter, dit-il sans prendre la peine de saluer sa fille. Il faut que tu viennes ici tout de suite.
— Tu m’as demandé de me concentrer sur O’Bannion, papa. Comment veux-tu que je me concentre sur quoi que ce soit, si tu passes ton temps à changer d’avis ?
— Je t’ai dit de ne pas discuter ! cracha-t-il. Je suis toujours ton patron et, tant que tu ne m’auras pas racheté ma part ou que tu ne m’auras pas délogé de mon poste, tu dois obéir.
— Oui, patron, dit-elle au bout d’un moment. Sur quoi veux-tu que je me concentre, maintenant, patron ?
Le ton froid et sarcastique de sa fille faillit le faire rire. Elle ferait elle-même une excellente patronne, un jour. Bientôt, j’espère…
— Je te le dirai dans un instant, répondit-il. Mais d’abord, comment ça se passe de ton côté ?
— J’ai d’abord pensé qu’il serait à l’hôpital, avec son ami… Je l’ai attendu devant l’entrée, mais il ne s’est pas montré. Ensuite, je suis allée devant son journal. Il n’y est pas non plus, selon la femme qui travaille à l’accueil. Mais peut-être qu’on lui avait demandé de mentir. Il faudrait que je puisse le suivre.
— On peut aussi l’attirer dans un piège… C’est ce que Demetrius a essayé de faire… Mais il s’y est pris comme un manche.
— J’y songerai, dit-elle à contrecœur. Quelle est la nouvelle cible ?
— Sean t’a envoyé sa photo. Il va arriver au siège du CPD, pour y être placé en garde à vue, dans une heure ou deux. C’est le type qui fournissait des bracelets électroniques à Demetrius.
— Et maintenant, il est aux mains des flics… Bravo ! Je suppose que tu veux que je le…
— Aussi proprement que possible. Quand ce sera fait, remets-toi sur O’Bannion.
— Entendu. Je te rappellerai dès qu’il y aura du nouveau.
— Fais vite, ma chérie.
Ken raccrocha, se cala dans son fauteuil et ferma les yeux. Il avait besoin de dormir. Juste un peu.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 12 h 30
Les agents Coppola et Troy questionnèrent la famille Bautista sous les yeux de Marcus, de Scarlett et du père Trace. Deacon était sorti de la pièce pour passer quelques coups de téléphone. Lors de l’interrogatoire, les deux avocats gardèrent la plupart du temps le silence, n’interrompant les enquêteurs du FBI que deux ou trois fois, pour expliquer un terme juridique à la famille ou pour s’assurer que tous comprenaient bien quels étaient leurs droits.
Isenberg était restée en retrait, au fond de la pièce, en compagnie de Meredith Fallon, que Mila Bautista avait fini par appeler — même si Erica et John Paul avaient répété avec insistance qu’ils n’avaient pas besoin de soutien psychologique. Meredith ne s’en offusqua pas. Elle se contenta d’écouter, un sourire paisible aux lèvres.
Scarlett fut bouleversée tout au long du récit de la famille, et son émotion atteignit son comble lorsqu’elle entendit Marcus relater les derniers moments de Tala. Il mit l’accent sur le courage de la jeune femme et sur l’amour qu’elle éprouvait pour sa famille. Les Bautista se tenaient par la main et pleuraient à chaudes larmes.
Scarlett s’essuya les yeux, sachant qu’elle n’était pas la seule. Marcus laissa ses larmes couler. Il avait vu Tala mourir et il n’avait pas encore surmonté le choc. Scarlett lui posa une main sur l’avant-bras et le caressa doucement, pour lui rappeler qu’elle était à ses côtés.
Efren Bautista baissa la tête.
— Je m’en veux tellement, dit-il lorsqu’il eut achevé de raconter comment sa famille s’était fait piéger par les trafiquants.
— Pourtant, nous sommes bien éduqués, dit Mila en s’agrippant à la main de son mari.
Elle ne l’avait pas lâchée depuis qu’ils s’étaient retrouvés. Son fils était assis à ses pieds. Erica se blottissait contre son père. Tous les membres de la famille ne faisaient qu’un.
— Oui, nous aurions dû nous méfier, dit Efren d’une voix lasse. C’est à cause de moi que ma fille est morte. C’est moi qui l’ai amenée dans ce pays.
— Des milliers d’autres personnes se font piéger comme vous, dit Kate. Vous n’êtes pas le seul. Ces trafiquants sont très bien organisés.
— Vous êtes venus pour travailler, renchérit l’agent Troy. Vous ne cherchiez qu’à améliorer la vie de votre famille. Il n’y a aucune honte à cela, monsieur.
Visiblement peu convaincu, Efren secoua la tête.
— J’aurais dû rester aux Philippines, dit-il. Tala serait encore vivante… Elle n’aurait pas été violée et forcée à accoucher du bébé d’Anders.
— C’est un bébé magnifique, dit Marcus. Votre petite-fille a les yeux de Tala.
Les yeux rivés au sol, Efren hocha la tête d’un air hébété.
— Résumons ce que vous nous avez dit jusque-là, dit Kate. Ensuite, nous aurons encore quelques questions, si vous voulez bien y répondre.
Elle attendit qu’Efren acquiesce d’un geste de la tête avant de poursuivre :
— Vous avez été contacté par un voisin qui était en contact avec un recruteur et à qui celui-ci avait promis un emploi aux États-Unis…
Elle épela le nom du voisin, et Mila hocha la tête.
— J’espère qu’il n’a pas vécu le même cauchemar que nous, dit-elle. Nous devrions essayer de savoir où il est. Il nous a dit qu’il devait aller travailler à New York.
— Nous ferons tout notre possible pour le retrouver, lui promit Kate. Mais il faut que vous sachiez que, dans de nombreux cas, le voisin ou l’ami qui vante ces emplois mirifiques aux États-Unis est en fait à la solde du recruteur et qu’il s’enrichit en trahissant ses amis…
Efren et Mila se regardèrent d’un air consterné.
— Désolée, ajouta Kate. J’espère que, dans votre cas, je me trompe…
— Moi aussi, murmura Mila. Ce voisin était aussi le cousin d’Efren… Je ne lui souhaite pas d’avoir souffert comme nous, mais…
Son mari étouffa un cri.
— Il venait d’acheter une voiture neuve, dit Efren entre deux sanglots. Il nous a dit qu’il l’avait achetée pour sa mère, pour qu’elle puisse se déplacer après son départ pour New York… Il nous a menti, Mila. Il nous a menti, et notre fille est morte.
Scarlett relâcha son souffle. Cette trahison était une nouvelle épreuve. Son regard croisa celui de Kate, et elle y lut clairement qu’elle pensait de même.
Lorsque Efren eut recouvré son calme, Kate lui demanda d’autres précisions sur leur recrutement. Il expliqua que le recruteur leur avait facturé des « frais de placement » exorbitants. Ainsi, non content d’avoir été payé par les trafiquants, l’homme avait dépouillé les Bautista de leur épargne. Efren avait dû emprunter à un taux d’intérêt tellement élevé qu’il était presque certain qu’il ne pourrait jamais rembourser. Il était venu aux États-Unis mû par l’espoir d’un travail honnête et d’un salaire suffisant, et il y avait été avili et réduit en esclavage.
La famille avait été séparée presque immédiatement. Mila et Efren n’avaient été autorisés à se voir qu’à quatre reprises au cours de la première année, et pas une seule fois lors des deux suivantes. C’était Chip Anders qui avait imposé cette séparation. Il se plaisait à tourmenter Efren en lui racontant, sans lui épargner les détails, qu’il couchait avec sa femme et ses deux filles. Et pour étouffer en Efren toute velléité de révolte, il menaçait d’infliger à John Paul ce qu’il infligeait à ses filles.
— Souhaitez-vous demander un visa de séjour temporaire ? demanda Peter Zurich, l’avocat spécialisé dans l’immigration.
Efren haussa les épaules.
— Si je rentrais au pays, dit-il, on me traiterait de crétin et on se moquerait de moi… Et je continuerai à m’en vouloir, si je reste ici… Donc, ça m’est égal, mais si Mila et les enfants veulent rester, je resterai avec eux.
— Je… Je ne sais pas…, bredouilla Mila, visiblement affolée par la gravité de ce choix.
— Quand doivent-ils prendre cette décision, maître Zurich ? demanda Meredith.
Sa voix apaisante, mais dénuée de toute condescendance, eut un effet immédiat sur Mila, qui se détendit et recouvra son calme.
— Dans les prochaines semaines, répondit doucement Zurich. Mais il faudrait prendre de l’avance dans la démarche administrative, puisque les autres clandestins libérés par le FBI vont sans doute eux aussi déposer des demandes de visa… Or l’attribution de ces visas est plafonnée annuellement.
— Si les Bautista vous autorisent à en déposer en leurs noms, mais qu’ils changent d’avis, cela posera-t-il problème ? demanda Meredith.
— Il est toujours possible de revenir sur une telle demande.
— Alors, déposez-la, dit Efren sans lever les yeux. Merci pour tout ce que vous faites pour nous.
Zurich donna à chacun des membres de la famille un téléphone portable et sa carte de visite.
— Appelez-moi quand vous voulez, dit-il.
— Je ne peux pas payer, dit Efren, qui n’avait pas compris que c’était un don.
Zurich posa le téléphone d’Efren sur la table.
— Pour l’instant, vous n’avez rien à payer, dit-il. Nous travaillons pour vous gratuitement parce que nous savons que de nombreuses personnes traversent les mêmes épreuves que vous. Il y a cinq ans, j’ai travaillé avec une famille venue d’Inde. Le mari, qui a un diplôme d’ingénieur, s’est retrouvé à travailler dans un restaurant, sans salaire. Il n’osait pas se plaindre et, comme vous, ne savait pas quoi faire pour s’en sortir. Aujourd’hui, il est citoyen américain, ainsi que son épouse et ses enfants. Il consacre bénévolement un peu de son temps libre aux personnes dans votre cas et il les aide à démarrer une nouvelle vie. Nous appelons ça « passer le relais », et j’espère qu’un jour vous serez en mesure de rendre le même service à d’autres immigrés en détresse.
Efren redressa enfin la tête, les yeux rougis par les larmes.
— Merci pour vos efforts, dit-il. Je sais que vous cherchez à m’aider à retrouver ma dignité, mais je crains qu’il ne soit trop tard.
— Non, monsieur, il n’est pas trop tard, répliqua Zurich. Souvenez-vous que vous n’êtes pas seul. Nous en reparlerons bientôt. Pour l’instant, vous avez besoin de prendre du repos…
Il se tourna vers les deux agents fédéraux et demanda :
— Vous allez visiter les logements provisoires où sont hébergés les autres ouvriers d’Anders ?
— Oui, dit Kate. Vous voulez les représenter, eux aussi ?
— Provisoirement. Mon cabinet est en train de rameuter d’autres avocats. Mais aujourd’hui, je suis seul.
— Moi, je vais rester encore un peu, dit le petit-fils d’Annabelle Temple en souriant à Mila. J’ai promis à ma grand-mère de veiller sur vous.
Au moment où les agents fédéraux sortaient de la pièce, la dessinatrice du CPD y entra. Scarlett se leva pour l’embrasser.
— Salut, Lana, dit-elle. Merci d’être venue. Il paraît que c’est ton jour de congé.
— Je faisais le grand ménage chez moi, dit Lana D’Amico d’un ton jovial. Ça me donne une bonne raison d’échapper à cette corvée.
Scarlett la conduisit à l’endroit où les Bautista étaient assis, toujours collés les uns contre les autres.
— Je vous présente le sergent D’Amico, leur dit-elle. Elle va dessiner des croquis basés sur votre description de l’homme et de la femme qui vous ont emmenés à Cincinnati. Le sergent D’Amico est mon amie. Nous faisions équipe, toutes les deux, il y a quelques années, avant que je sois nommée inspectrice. Maintenant, elle travaille comme dessinatrice dans la police.
— Je suis ravie de vous rencontrer, dit Lana.
Son sourire était si enjoué qu’il mettait toujours les témoins à l’aise — et les Bautista ne firent pas exception. Ils se détendirent lorsqu’elle s’assit à la place qu’avait occupée Kate Coppola.
— Lieutenant Isenberg ? Inspectrice Bishop ? appela Deacon, qui se tenait, impassible, à l’entrée de la pièce, son téléphone portable plaqué contre l’oreille.
Il leur fit signe de le rejoindre dans la pièce voisine. Lana posa son carnet de croquis sur ses cuisses.
— Tu peux y aller, dit-elle à Scarlett. On se débrouillera très bien sans toi.
— Marcus, il faut que vous veniez aussi, dit Deacon.
Anticipant une mauvaise nouvelle, Marcus s’était tendu dès qu’il avait vu Deacon dans l’embrasure de la porte. Scarlett lui prit la main et passa avec lui dans la pièce adjacente.
— Tout ira bien, murmura-t-elle. Les nouvelles ne peuvent pas toujours être mauvaises.
Deacon raccrocha et fit un geste encourageant à Marcus.
— Vous aurez peut-être du mal à regarder ça, dit-il. Mais vous serez content de l’avoir vu.
Il tourna son ordinateur portable vers eux. Sur l’écran s’affichait un jeune homme dégingandé, allongé sur un lit d’hôpital. L’une de ses jambes était entièrement enveloppée de pansements. Il était menotté à la rambarde du lit et s’efforçait en vain d’afficher un air blasé et désinvolte, alors que son regard n’exprimait que de la peur.
Deacon pointa l’index vers l’écran et dit :
— Je vous présente Drake Connor.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 13 h 15
— Salopard, grogna Marcus en faisant un pas vers l’ordinateur. Il peut m’entendre ?
— Non, répondit Deacon. On est en direct, mais il ne peut ni nous voir ni nous entendre. En revanche, l’agent fédéral et l’inspecteur de la police de Detroit ont des oreillettes, et nous pouvons communiquer avec eux.
Scarlett pressa la main de Marcus, qui inspira bien fort pour se calmer.
— Désolé, fit-il. Le seul fait de le voir…
Il jeta un regard en coin à Isenberg, étonné qu’elle ne l’ait pas encore fichu dehors.
— Je vous promets de maîtriser mon humeur, ajouta-t-il.
— J’attendais ce moment, dit Isenberg. Je commençais à me demander si vous étiez vraiment fait de chair et d’os.
— Oh ! moi, je n’en ai aucun doute, murmura Scarlett.
Marcus étouffa un rire, remerciant mentalement Scarlett pour cette diversion.
— Je vous ai entendue, Scarlett, dit Isenberg d’un ton égal. Je vous conseille de ne pas pousser le bouchon trop loin, inspectrice. D’autant plus que nous n’avons pas encore eu notre petite conversation…
Marcus se renfrogna, mais Scarlett se contenta de secouer la tête. Elle s’assit en face de sa patronne et examina l’écran.
— Qui sont les autres types ? demanda-t-elle à Deacon.
— Le gars en noir, c’est l’agent McChesney de l’antenne du FBI de Detroit. Celui qui porte un costume gris, c’est l’inspecteur Danhauer de la brigade des homicides de Detroit. Le type qui est assis de l’autre côté du lit s’appelle Graham White. C’est l’avocat commis d’office.
— Drake sait que sa sœur est portée disparue ? demanda Scarlett.
— Non, pas encore. Les flics de Detroit ne le lui ont pas encore appris. Mais la bonne nouvelle, la voici…
Il leur montra l’écran de son téléphone portable, sur lequel s’affichait la photo d’une clé USB.
— On l’a trouvée sous le SUV qu’il a tenté de voler. Il s’en est débarrassé quand les flics sont arrivés à la station-service. Il y a ses empreintes digitales dessus. Selon les collègues de Detroit, elle contient des fichiers cryptés. Ils en ont envoyé des copies à Tanaka. Il est en train de casser les codes. J’ai mis l’agent fédéral et l’inspecteur au courant de l’essentiel, pour préparer cet entretien. Ils attendent que nous soyons prêts pour commencer l’interrogatoire.
— C’est bon, vous pouvez leur dire d’y aller, dit Isenberg.
Les flics de Detroit commencèrent par la fusillade à la station-service, dont Drake se déclara innocent, prétendant qu’il avait seulement tenté de voler le SUV. Mais l’inspecteur sortit son iPad et lui montra la vidéo de sécurité de la station-service, et l’expression de Drake se fit maussade.
— Qu’est-ce que vous nous proposez ? demanda l’avocat de Drake.
— Rien, dit l’inspecteur avec un sourire crispé. On n’a pas fini…
— On vient à peine de commencer, confirma l’agent fédéral.
— Où as-tu trouvé le pistolet, Drake ? demanda l’inspecteur.
— Vous n’êtes pas obligé de répondre, intervint l’avocat.
L’inspecteur ne se démonta pas pour autant.
— Il est enregistré au nom du père de ta petite copine. Ils ont tous les deux disparu. Ainsi que la mère de Stephanie. La police de Cincinnati nous a informés qu’il y a eu une fusillade à leur domicile, et que la famille Anders au grand complet a été emmenée de force vers un lieu inconnu. C’est toi qui les as enlevés, Drake ? Tu les as enterrés quelque part ?
— Non. Je ne sais rien de tout ça, moi…, dit-il, mais ses yeux démentaient ses propos. Je n’y allais pas souvent, chez Stephanie… Son vieux me détestait.
— Attention, Drake ! l’avertit son avocat.
— Ben, c’est vrai, quoi… Je disais seulement que je n’avais aucune raison d’y aller.
— Alors, comment est-ce que tu t’es procuré ce pistolet ? demanda McChesney.
— C’est Stephanie qui me l’a donné, répondit Drake d’une voix nonchalante. Je vis dans un quartier dangereux. Elle avait peur pour moi.
Deacon se pencha vers le micro de son ordinateur.
— Il vit dans un quartier où la criminalité est faible, murmura-t-il à l’intention de son collègue de Detroit. Un quartier populaire, mais certainement pas « dangereux ».
— Quand te l’a-t-elle donné ? demanda McChesney.
Drake resta silencieux un moment.
— La semaine dernière, finit-il par dire.
— Tu n’y allais jamais le soir ? demanda Danhauer.
— Je vous ai déjà dit que non.
— Ce petit salaud ment comme un arracheur de dents, marmonna Marcus. Il a violé Tala et Erica chaque fois qu’il en a eu l’occasion…
— Tu ne voyais jamais ta petite amie le soir ? insista McChesney.
— Il vous a déjà répondu, intervint sèchement l’avocat. Question suivante, s’il vous plaît.
L’agent fédéral n’en tint aucun compte et demanda :
— Donc, toi et ta copine, et ton Ruger chargé de balles à pointe creuse, vous ne vous trouviez pas dans une ruelle de Cincinnati à la recherche de cocaïne, il y a deux nuits de cela ?
— Non ! s’exclama Drake en blêmissant.
— Mais alors, comment se fait-il que des balles provenant de ton pistolet, que Stephanie t’a donné la semaine dernière, aient été tirées sur deux victimes, dans cette ruelle, en pleine nuit ?
McChesney inclina la tête et ajouta d’un ton ironique :
— On a du mal à comprendre…
— Ce n’était pas ce pistolet-là.
— Oh ! mais si, c’était celui-là, rétorqua l’agent fédéral. L’expertise balistique le prouve. Et on a relevé tes empreintes digitales sur une des douilles qu’on a retrouvée sur la scène de crime.
L’avocat commis d’office lâcha un soupir.
— Je veux des copies de ces rapports d’expertise, dit-il.
Drake se tourna vers lui.
— Vous les croyez ? lui demanda-t-il. Vous êtes censé être de mon côté !
— Ne te fais pas plus bête que tu ne l’es, Drake, dit l’inspecteur Danhauer d’une voix moqueuse. Ton avocat sait que tu es cuit. Tu es bon pour la peine de mort.
L’avocat secoua la tête et se tourna vers Drake, qui regardait en tous sens autour de lui, comme s’il cherchait une issue par où s’enfuir.
— Ils mentent, Drake, dit l’avocat. Ils cherchent à vous faire peur. Il n’y a pas eu d’exécution dans le Michigan depuis plus d’un siècle et demi. La peine de mort n’y existe tout simplement pas.
— Mais elle existe dans l’Ohio, observa Danhauer avec un sourire cruel. Tu passeras en procès ici, dans le Michigan, pour le meurtre de cette pauvre femme à la station-service. Tu seras condamné à la perpétuité, ça ne fait pas l’ombre d’un doute… Mais ensuite, tu seras jugé dans l’Ohio, pour avoir tué cette jeune fille dans la ruelle. Tu es même revenu sur tes pas pour l’achever d’une balle dans la tête. Tu as tiré dans le dos de l’homme qui tentait de lui sauver la vie… Dans l’Ohio, c’est la peine de mort qui t’attend, mon gars. Et moi, je serai de l’autre côté de la vitre pendant qu’on t’injectera du poison, et je savourerai chaque instant du spectacle…
— J’apporterai du pop-corn, ajouta McChesney d’un ton acerbe.
Scarlett lâcha un petit rire. Marcus sourit, et sa colère baissa d’un cran, juste assez pour qu’il puisse penser.
— Je n’ai tué personne, persista Drake. Vous n’avez aucune preuve.
— Nous avons ton pistolet, Drake, répliqua l’agent fédéral. Il ne nous en faut pas davantage.
— Que voulez-vous, au juste ? demanda une nouvelle fois l’avocat.
McChesney brandit la clé USB.
— Ce n’est pas à moi ! s’écria Drake, furieux.
— Mais bien sûr, ironisa l’agent fédéral… Sauf qu’il y a tes empreintes dessus.
— C’est parce que je l’ai ramassée par terre quand cette salope m’a tiré dessus…
McChesney secoua la tête.
— Regarde, on te voit t’en débarrasser sur la vidéo… Là, tu te fais tirer dessus… Et puis, là, on te voit mettre la main dans ta poche, sortir la clé et la jeter sous la voiture de la pauvre femme que tu as tuée.
Drake serra les dents et ferma les yeux.
— Allez vous faire foutre, grinça-t-il.
— Dans tes rêves, mon gars, rétorqua l’agent fédéral.
L’inspecteur éclata d’un rire sardonique.
— Cet entretien est terminé, dit l’avocat en se pinçant les lèvres.
Drake se tourna vers lui. Son regard était redevenu narquois.
— Dites-leur que je décrypterai les fichiers s’ils me relâchent.
L’avocat le regarda, effaré.
— Euh, mon garçon, dit-il, il n’y a pas la moindre chance pour qu’ils vous relâchent.
Drake haussa les épaules.
— Alors, ils ne connaîtront jamais les secrets de Chip Anders. Et les secrets de Chip sont très intéressants, dit-il sur un ton de conspirateur.
— J’espère que Vince va se dépêcher de décoder ces fichiers, murmura Isenberg. Drake projetait de faire chanter le père de Stephanie… Ils pourraient contenir des informations sur les trafiquants.
— Ne t’en fais pas, Drake, dit McChesney en rempochant le sachet qui contenait la clé USB. Nous avons des experts pour ça. Ils auront fini de le faire avant qu’on sorte de cette pièce.
— Continuons, intervint Danhauer en sortant un téléphone portable d’un autre sac. Cet appareil est couvert de tes empreintes digitales, alors n’essaie pas de me dire que ce n’est pas le tien. Il a servi à envoyer un message à l’homme que tu as abattu hier. On lui demandait, dans ce message, de venir dans la ruelle… ça t’arrive souvent, Drake, d’attirer des hommes dans les ruelles ?
— Mais non ! fit Drake. Ce n’est pas moi qui ai envoyé ce texto.
— Justement, dit l’inspecteur, qui avait repris tout son sérieux. C’était un appel à l’aide, lancé par une jeune femme que le père de ta petite copine a achetée à des trafiquants d’êtres humains.
— Et merde, marmonna l’avocat.
Drake haussa les épaules.
— Elle a dû me voler mon portable, lâcha-t-il.
— Elle avait un bracelet électronique à la cheville, dit l’inspecteur. Elle était séquestrée chez les Anders.
— Alors, comment a-t-elle pu sortir ? demanda Drake d’une voix railleuse.
— Comment a-t-elle pu mettre la main sur ton téléphone ? répliqua Danhauer. Il fallait qu’elle soit près de toi. Très près…
— Je ne l’ai jamais touchée, protesta Drake.
Marcus poussa un grognement.
— Dites-lui qu’on a trouvé des traces de sperme, à l’autopsie de Tala, dit Scarlett dans son micro. Et que nous allons comparer les analyses.
— Mais on n’en a pas trouvé, objecta Deacon à voix basse.
— Je voudrais juste voir comment il réagit et comment il va démentir. Je voudrais qu’il avoue avoir violé Tala, de façon à ce qu’Erica ait des éléments à charge solides contre lui, si elle décide de se constituer partie civile…
Elle se pencha vers le micro et dit :
— Dites-lui aussi qu’il devrait profiter de son séjour à l’hôpital pour demander des analyses pour détecter l’herpès génital et la blennorragie.
L’inspecteur Danhauer fit un signe de tête discret pour montrer qu’il avait entendu.
— Tu ne l’as pas touchée ? demanda-t-il à Drake. Alors comment se fait-il que le médecin légiste ait trouvé des traces de ton sperme à l’autopsie ?
— C’est un mensonge ! cracha Drake. Je mettais une capote.
— Je le savais, dit Scarlett avec satisfaction. Quel petit con !
L’inspecteur Danhauer se pencha un peu plus vers Drake.
— Tu as dû oublier d’en mettre au moins une fois, mon pote. Le médecin légiste a également découvert que la victime souffrait à la fois d’un herpès génital et d’une blennorragie. Le bon côté des choses, c’est que tu n’auras pas à craindre d’attraper ces maladies en taule… Tu les as déjà. Ça devrait refroidir les ardeurs de tes codétenus… Tu vois, dans notre État, il n’y a pas de peine de mort, mais on a, dans nos prisons, plein de membres de gangs qui vont te trouver très mignon.
— Allez vous faire foutre. Je n’ai plus rien à dire. Foutez le camp.
— Parlez-lui de sa sœur, suggéra Deacon.
L’inspecteur Danhauer et l’agent McChesney se levèrent tous deux.
— Ah, Drake, une dernière chose, dit l’agent fédéral. Une chose très importante… Nous savons que tu as volé la voiture et la carte bancaire de ta sœur.
— Je les ai empruntées, se défendit Drake.
— Quoi qu’il en soit, il faut que tu saches que tu lui as attiré des ennuis. Ta sœur a disparu. Elle a été enlevée. Sans doute par les gens qui ont enlevé ta petite amie, hier matin.
Les lèvres de Drake se mirent à trembler.
— Non, fit-il. Elle doit être au boulot. Elle passe son temps à bosser.
McChesney secoua la tête.
— Sa camionnette était garée chez elle et son sac à main était sur la table de la cuisine. Il y avait des traces de lutte. Elle s’est bien défendue.
— Vous mentez ! Je suis sûr qu’elle va très bien.
— J’espère que tu as raison. Les gens qui ont enlevé la famille Anders ne rigolent pas… Il vaut mieux pour toi que tu sois enfermé. Ils te cherchent, parce qu’ils savent que tu as déconné avec une des esclaves qu’ils ont fournies à Anders… La fille qui s’est servie de ton portable pour appeler à l’aide était désespérée.
— À ton avis, comment est-ce qu’ils vont réagir, quand ils apprendront que tu es en garde à vue ? demanda Danhauer. On devrait te transférer tout de suite à Cincinnati, juste pour voir combien de temps ils vont mettre à te liquider.
Drake blêmit de nouveau.
— C’est votre boulot de me protéger, fit-il d’une voix blanche.
— Non, ricana l’inspecteur. Notre boulot, c’est de prouver que tu as tiré sur le caissier de la station-service et que tu as tué une femme pour lui voler son véhicule. Tout a été filmé, donc ça sera assez facile, j’en conviens… Les cinglés qui ont enlevé ta sœur et ta petite amie sont basés à Cincinnati. Le boulot du CPD, c’est de trouver l’homme qui a tué la jeune femme dans la ruelle et de démanteler le réseau de trafiquants qui l’ont réduite en esclavage. Et qui ont sans doute enlevé ta sœur, parce qu’ils te cherchent partout pour te punir et te faire taire. Personne ne te protégera, Drake. Ni nous ni le CPD… Sauf, bien sûr, si tu nous aides à arrêter les gens qui te veulent du mal. C’est l’unique moyen de te protéger.
— Il est excellent, ce collègue de Detroit, murmura Scarlett.
— Ouais, acquiesça Deacon, mais je ne sais pas si ça suffira… Ce Drake est un vrai sociopathe.
L’agent McChesney sortit de sa poche le sachet contenant la clé USB et l’agita sous les yeux de Drake comme un pendule.
— C’est ta dernière chance de nous dire ce qu’elle contient.
L’avocat chuchota quelques mots à l’oreille de son client. Drake secoua la tête.
— Si vous ne m’offrez rien, je ne vois pas pourquoi je parlerais. Donnez-moi une raison de vous faciliter le boulot, sinon, allez vous faire mettre.
— Salaud, marmonna Marcus.
L’inspecteur Danhauer prit son ordinateur portable et l’image se brouilla tandis qu’il sortait de la chambre de Drake, suivi de l’agent McChesney, et longeait les murs blancs d’un couloir d’hôpital.
— Je ne pensais pas que Drake craquerait, dit Deacon aux deux policiers de Detroit. Sa sœur, il s’en fout… Il a surtout peur de ce qui peut lui arriver, à lui…
— Exact, fit Danhauer. C’est vraiment une petite ordure.
— Il a quand même raison sur un point, déclara Scarlett. Nous n’avons aucune preuve irréfutable de son implication dans le meurtre de Tala. Il pourra se défendre en admettant qu’il a eu des rapports sexuels avec elle, mais en niant avoir tiré sur elle et sur Marcus.
— Il nous faudrait un témoin visuel, intervint Isenberg. Dans votre rapport, vous mentionnez deux sans-abri, qui se trouvaient non loin de la scène de crime…
— Ils s’appellent Tommy et Edna. Je vais les retrouver.
— Nous allons couper la communication, dit l’agent McChesney. On se rappelle dès qu’il y a du nouveau.
Deacon referma son ordinateur portable.
— Ça va ? demanda-t-il à Marcus.
— Ça m’a donné envie d’écrire un article entièrement consacré à Drake, répondit-il. Je parlerais de ses crimes et je préciserais où il se trouve, en espérant que les trafiquants lisent le Ledger.
— Écrivez-le, l’encouragea Isenberg. Mais montrez-le-moi avant de le publier… J’aimerais ajouter quelques remarques personnelles.
Marcus se tourna vers elle et lut dans ses yeux, habituellement si froids, une colère qu’elle peinait visiblement à maîtriser.
— Vous l’aurez dans une heure, promit-il.
— Et les employés suspects de CGS ? demanda Scarlett. Quand est-ce qu’ils arrivent à Cincinnati ?
— Ils sont attendus au CPD d’un moment à l’autre, répondit Deacon.
Il se tourna vers Isenberg et demanda :
— Marcus peut venir avec nous et assister à l’interrogatoire, en restant dans la salle d’observation ?
— Oui. Je suppose qu’il l’a bien mérité, répondit-elle au grand étonnement de Scarlett et de Marcus. Vous viendrez me voir dans mon bureau après l’interrogatoire, inspectrice Bishop.
— Oui, chef.
Marcus se retourna pour voir Isenberg sortir de la pièce et traverser celle où était réunie la famille Bautista.
— Elle t’aime bien, dit Scarlett. Ce qui ne lui plaît pas, c’est ma relation avec toi, alors que je travaille sur une enquête aussi sensible. C’est ce qu’elle va me dire, et elle ne mâchera pas ses mots… Mais je ne crois pas qu’elle ira jusqu’à me suspendre. Elle considère qu’il est de son devoir de protéger ma carrière, parce qu’elle a de l’estime pour moi.
Marcus se tourna vers Deacon, qui hocha la tête.
— C’est vrai, confirma-t-il, Isenberg est pleine de contradictions, mais c’est un bon chef. Allons déjeuner. Ensuite, on ira au CPD interroger les employés de CGS.
La porte qui donnait sur la pièce où se trouvaient les Bautista s’ouvrit légèrement et Lana D’Amico passa la tête dans l’entrebâillement.
— Je peux entrer ? Je voudrais vous montrer un portrait-robot. Nous avons le visage de l’homme, mais pas encore celui de la femme. Les Bautista avaient besoin de souffler un peu.
Scarlett lui fit signe d’entrer. Marcus sentit un frisson d’angoisse lui parcourir l’échine. S’il ne reconnaissait pas l’individu qui avait capturé la famille de Tala, il ne serait pas plus avancé sur les raisons qui motivaient ceux qui cherchaient à lui trouer la peau.
— Le portrait est basé sur des souvenirs qui remontent à trois ans, dit Lana. Mais ils sont tous d’accord pour dire que c’est celui qui ressemble le plus à l’homme qui les a emmenés à Cincinnati.
— Il y a des visages qui ne s’effacent jamais de la mémoire, fit Marcus. Cet homme a violé Erica et sa sœur sous les yeux de leurs parents. Dans ces conditions, je crois que leurs souvenirs ont dû rester nets…
Il ne se rendit compte qu’il serrait les poings que lorsque Scarlett posa une main apaisante sur l’une des siennes.
Lana ouvrit son carnet et Marcus sentit ses poumons se vider. Il examina d’un œil perçant le visage que Lana avait croqué avant de dire :
— Cette tête me dit quelque chose… Je l’ai déjà vue quelque part. Mais je ne me souviens pas où ni quand.
Il se tourna vers Scarlett, étonné lui-même par l’accès de panique que la vue de ce portrait avait déclenché en lui. La raison de cette réaction lui échappait, ce qui ne faisait qu’aggraver son angoisse.
— Ça va te revenir, dit Scarlett en lui massant doucement la nuque.
Elle était si raide qu’il en avait mal et que la douleur se répandait dans son crâne.
— Détends-toi, ajouta Scarlett. Tu vas t’en souvenir.
Marcus inspira profondément, ferma les yeux. Il tenta de se relaxer, en vain. Et le temps filait… Il ouvrit les yeux et vit que Deacon le fixait d’un air perplexe.
— Il paraît que vous pouvez aider les gens à retrouver la mémoire, lui dit Marcus.
Deacon haussa les épaules.
— J’aide les gens à se détendre pour qu’ils puissent se remémorer certains événements, qu’ils ont eux-mêmes refoulés. Vous voulez qu’on essaie ? Ce ne sont que des exercices respiratoires.
— Je peux sortir, si tu veux, proposa tout doucement Scarlett.
Mais Marcus tourna le poignet de façon à ce que ce soit lui qui tienne la main de Scarlett, et non l’inverse.
— Non, fit-il.
Puis il lui lâcha la main et lui posa un bras sur les épaules. Il enfouit son visage dans ses cheveux et huma le parfum apaisant du chèvrefeuille.
— Reste, lui murmura-t-il dans le creux de l’oreille. S’il te plaît. J’ai besoin de toi.
— Eh bien, si tu insistes…, dit-elle en souriant.
Elle avait compris. Il y avait, dans le visage de cet homme, quelque chose qui, confusément, le terrifiait. Et Marcus n’arrivait pas à savoir quoi, ni pourquoi. Or il fallait absolument qu’il s’en souvienne. Pour Phillip. Pour l’agent Spangler. Pour les Bautista. Et pour lui-même.