Chapitre 28
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 6 h 25
— Je vais avoir du mal à parler, dit Marcus. Mais il faut que tu saches qui je suis vraiment. Tu ne m’as pas demandé comment je savais que c’était mon père qui avait engagé les ravisseurs.
— J’attendais que tu me le dises toi-même.
— Maman nous faisait déposer à l’école tous les matins par son chauffeur, qui repassait nous prendre à la fin des cours. Pour nous enlever, Stone et moi, les types l’ont neutralisé… Il a été retrouvé quelques heures plus tard, errant dans les rues de Lexington, le cerveau embrumé par la drogue qu’ils lui avaient administrée de force. À ce moment-là, Matty avait déjà été kidnappé, lui aussi.
— Dans son lit…
— Oui. Ils nous ont emmenés dans un entrepôt près de la rivière. Ils nous ont enfermés dans une chambre froide désaffectée. Ça puait horriblement, là-dedans, mais il ne faisait pas froid. Stone et Matty étaient épouvantés. J’essayais d’être courageux, mais moi aussi, j’étais terrifié. Je savais qu’on était riches et que ma mère redoutait que sa fortune nous attire des ennuis… Au début, on n’était pas attachés. Ils devaient penser que trois petits garçons ne chercheraient pas à s’évader.
— Ils ne savaient pas qu’ils avaient affaire aux frères O’Bannion, dit Scarlett.
— Le plus beau jour de ma vie, c’est celui où Jeremy O’Bannion nous a adoptés et donné son nom. Je détestais me présenter sous le nom de Marcus Gargano… Gargano, c’était le nom de mon père… Une ampoule pendait au plafond de la chambre froide, mais l’interrupteur se trouvait à l’extérieur, et on ne pouvait pas allumer la lumière.
— Vous étiez pris au piège, seuls dans le noir, murmura-t-elle.
Son petit frère était mort dans l’obscurité… Comme Tala.
— Ouais, fit-il d’une voix brisée.
Il se racla la gorge et reprit :
— Excuse-moi… Je n’en ai jamais parlé à personne… C’est la première fois depuis vingt-sept ans…
— Ta mère ne t’a pas fait suivre par un psy après un tel traumatisme ? demanda-t-elle, consternée.
— Si, bien sûr, et à grands frais… Mais je n’ai rien dit. J’en étais incapable. Et, surtout, je ne voulais pas que ma mère apprenne ce que j’avais fait. J’avais peur que le psy aille tout lui répéter.
— Qu’as-tu fait, qui te pèse tant, Marcus ? demanda-t-elle tout doucement.
— Je suis monté sur une caisse et j’ai dévissé l’ampoule pour que la pièce reste dans l’obscurité au moment où ils reviendraient nous chercher. Ensuite, j’ai utilisé un trombone que j’avais au fond d’une de mes poches pour récupérer des vis sur une étagère métallique. Et je me suis servi d’un des montants comme matraque pour frapper l’un des types.
Elle sursauta de surprise, avant de se rendre compte qu’il n’avait pas répondu à sa question. Mais c’était à lui de raconter cette histoire, et elle se garda bien d’insister.
— Tu ne manquais pas de ressource !
— Je regardais trop la télé… C’était une connerie, en fait. Je n’avais que huit ans, et, même si je l’ai frappé de toutes mes forces, je ne lui ai pas vraiment fait mal. Mais ça l’a rendu furieux. Il voulait me tuer, mais son complice l’a calmé. Ils ont mis une chaise dans la chambre froide et ils m’ont ligoté dessus, puis ils l’ont tournée pour que je ne puisse pas voir mes frères. Ils les ont attachés aussi. Mais ils ne nous ont pas bâillonnés ou bandé les yeux… Comme on était en hiver et que nous étions tous les trois enrhumés, le plus calme des deux types craignait qu’on ne s’étouffe à cause des bâillons. Je ne voyais plus mes frères mais je les entendais pleurer… Stone n’arrêtait pas de me demander de faire partir ces hommes et répétait en boucle qu’il voulait rentrer à la maison. Et moi, je tentais de le rassurer… Je lui promettais que tout irait bien.
Scarlett se souvint de la crise de nerfs que Stone avait failli avoir dans le bureau de Marcus, la veille.
— C’est ce qu’il a dit hier, remarqua-t-elle. Il t’a demandé de me faire partir. Et tu lui as juré que tout irait bien…
Marcus lâcha un soupir.
— Certaines choses déclenchent en lui des accès de panique. L’un des ravisseurs travaillait comme veilleur de nuit dans cet entrepôt. Il portait un uniforme de vigile… Il a dit à Stone qu’il était flic et qu’il n’hésiterait pas à lui tirer dessus s’il pleurait. Pendant longtemps, Stone n’a pas pu voir un uniforme sans faire une crise. Mais il a fini par surmonter cette phobie. Jeremy l’a beaucoup aidé à se reconstruire. Il est d’un tempérament calme, et sa tranquillité et sa gentillesse ont été d’un grand secours.
— Mais quand Stone était dans l’armée, il portait un uniforme…
— C’est une épreuve qu’il s’est imposée, pour se persuader qu’il avait surmonté son traumatisme. Pendant quelques années, il a porté un uniforme et il était entouré en permanence de gens qui en portaient aussi. Il obéissait à des ordres et il en donnait. Mais sa phobie des flics est restée. S’il se sent menacé par un flic, il est capable de tout…
— Mais moi, je ne porte pas d’uniforme…
— Ça ne change rien, à ses yeux. Je pense que, pour dépasser sa phobie, il l’a transférée sur autre chose et l’a généralisée à toute la police.
— Il ne me faisait pas confiance quand je l’ai rencontré il y a neuf mois, mais il n’a pas fait de crise.
— Pas en ta présence. Après, si.
— C’est pour ça que tu étais si virulent, ce jour-là à l’hôpital, quand je l’ai critiqué parce qu’il nous avait menti. Tu m’as dit que tant que je n’aurais pas vécu un dixième de ce que Stone avait vécu, je n’avais pas le droit de le critiquer… Sur le moment, je n’ai pas compris.
Il déposa un petit baiser sur la tempe de Scarlett.
— C’est normal, dit-il. Je ne voulais pas t’en parler, parce que c’est le secret de Stone. Mais c’est aussi le mien…
— Je ne lui dirai pas que tu me l’as raconté, promit-elle. Je crois qu’on a fait la paix, lui et moi, et je ne voudrais pas la rompre ni remuer le couteau dans la plaie.
Marcus haussa les épaules.
— Merci, fit-il. Il ne te prend plus pour un démon, c’est déjà ça…
Il étouffa un petit rire triste et ajouta :
— Je crois même que tu lui as fait bonne impression. Mais bon, c’est difficile à dire, avec lui…
Il se redressa sans pour autant lâcher Scarlett.
— Il y a d’autres choses qu’il ne m’appartient pas de te dire, dit-il sombrement. Des choses… qu’ils lui ont faites… Ces salauds savaient que j’entendais tout. Ils voyaient que je me débattais pour me libérer. Je… C’était… Oh ! mon Dieu, j’entends encore sa voix, qui m’appelait au secours… Moi, ils ne m’ont pas touché. J’aurais préféré que ce soit moi… Je les ai suppliés de ne pas faire de mal à Stone et à Matty… Ils ont rigolé en disant que mon tour viendrait…
Scarlett tremblait de rage et d’écœurement, ses poings se serraient malgré elle. Elle se mordit la langue pour étouffer les cris d’horreur et de fureur qui montaient en elle. Marcus lui caressa les cheveux en murmurant :
— Ça aussi, ce sont des souvenirs qu’on ne peut pas effacer.
— J’espère qu’ils sont morts, ces monstres.
Parce que s’ils ne le sont pas, je vais les trouver et les tuer de mes propres mains.
— Ils sont tout ce qu’il y a de plus mort, dit Marcus.
Elle voulut reculer la tête pour voir son visage mais il l’en empêcha en resserrant son étreinte.
— Pas encore… Ne me regarde pas encore.
— Ils ont été arrêtés par la police ?
— Non. Mais je suis sûr qu’ils auraient préféré que ce soient les flics qui les retrouvent… Ils ont donné leurs instructions pour la remise de la rançon, exigeant que ni la police locale ni le FBI ne soient prévenus. Gayle m’a raconté depuis que mon père ne voulait pas que ma mère contacte les autorités… Mais elle l’a fait quand même, en douce. Les agents du FBI ont suivi le type qui avait récupéré la rançon jusqu’à l’entrepôt où nous étions séquestrés. C’est comme ça qu’ils nous ont retrouvés. Quand les ravisseurs se sont aperçus que les flics approchaient, ils ont paniqué. Ils ont pris la fuite avec l’argent, mais pas sans tenter de nous liquider. Nous avions vu leurs visages. Moi, qui n’étais qu’un gamin, je n’avais pas compris qu’ils n’avaient aucune intention de nous garder en vie. L’un d’eux a ouvert la porte de la chambre froide et a fait feu…
À cet instant, Marcus serra Scarlett si fort dans ses bras qu’elle eut du mal à respirer, mais elle ne s’en plaignit pas. Il relâcha subitement son étreinte et ajouta d’une voix rauque :
— Désolé, je ne voulais pas te faire mal.
— Ce n’est pas grave. Tu n’es pas obligé de m’en dire plus.
— Pour l’instant, je ne t’ai encore rien dit, souffla-t-il d’un ton las et morose. Mais je sais avec certitude que je dois tout te raconter. Tu as lu les articles de l’époque, donc tu sais que Matty a été tué et que Stone a failli mourir de ses blessures. Ils étaient placés près de la porte et faciles à atteindre. Moi, j’étais assis au fond de la chambre froide. Quand la porte s’est ouverte, j’ai fait basculer la chaise vers l’avant, de tout mon poids, et la balle qui m’était destinée m’a frôlé l’oreille. Je me suis retrouvé par terre, attendant la deuxième balle, mais ce salaud a cru m’avoir atteint… Il a fermé la porte et nous a laissés là. Dans la nuit.
Scarlett ravala la bile qui lui brûlait la gorge et s’efforça en vain de masquer son effroi.
— Marcus, murmura-t-elle. C’est atroce…
Il pressa longuement ses lèvres contre les tempes de Scarlett.
— J’entendais Stone pleurer, mais Matty était étrangement silencieux. Il avait arrêté de respirer… Moi, j’essayais de me libérer. Depuis qu’ils m’avaient attaché à cette chaise, je n’avais pas cessé un instant d’essayer de desserrer mes liens.
— Vous êtes restés combien de temps dans cette chambre froide ?
— Un peu plus de trois jours.
— C’est une éternité !
— Oui… Quand je suis tombé, le dossier de ma chaise s’est brisé, ce qui m’a aidé à dégager mes mains… Mes chevilles étaient encore attachées aux pieds de la chaise, et j’ai rampé jusqu’à la porte. Ces salauds l’avaient fermée avec un cadenas avant de prendre la fuite. Nous étions pris au piège. Je me suis détaché les pieds et je me suis servi d’un morceau de la chaise cassée pour essayer de forcer la porte. Stone avait cessé de pleurer, et j’ai cru qu’il était mort, lui aussi. Je n’ai pas vérifié, car j’étais trop occupé à m’acharner sur cette porte qui résistait à tous mes efforts. Les policiers qui fouillaient les lieux ont fini par entendre le bruit que je faisais. Quand ils ont ouvert la porte, j’ai vu leurs uniformes et j’ai cru que les ravisseurs étaient revenus pour nous achever. Je me suis jeté sur eux… Je voulais les empêcher de s’approcher de Stone et de Matty. Il a fallu deux agents pour me maîtriser.
— C’est vraiment affreux.
Il hocha la tête.
— Oui… Matty n’a pas souffert, il est mort sur le coup. Quant à Stone, il était grièvement blessé. Je me souviens d’avoir vu couler son sang quand les secouristes l’ont emmené… Tout ce sang… Il est resté une semaine dans le coma. Et il a séjourné longtemps à l’hôpital. Il a raté l’enterrement de Matty, ce qui était sans doute préférable pour sa santé mentale.
— Comment as-tu appris la complicité de ton père ?
— Quelques jours après notre libération, j’étais dans notre appartement et j’ai entendu le téléphone sonner. Gayle était à l’hôpital, au chevet de Stone. Et ma mère dormait. Elle avait pris un somnifère, prescrit par son médecin. C’est là que son accoutumance a commencé. Quoi qu’il en soit, je me suis dépêché de répondre parce que je ne voulais pas que la sonnerie la réveille. Et là…
Il déglutit avant de poursuivre :
— J’ai entendu la voix d’un des types qui nous avaient enlevés. Celui qui avait abusé de Stone et de Matty… Je n’ai pas hurlé, je suis resté silencieux. J’étais paralysé par la peur parce que je croyais qu’il allait revenir. Et j’ai entendu mon père décrocher sur un autre appareil, à l’autre bout de l’appartement. Ça s’est passé très vite. Ils se sont mis à parler, et j’ai compris qu’ils se connaissaient. Mon père était furieux. Il a engueulé l’homme : « Il ne devait pas y avoir de violence… Vous avez tué un de mes fils et l’autre est entre la vie et la mort… » Le type a répondu que mon père avait rompu leur accord en envoyant le FBI. Mon père s’est emporté, il en voulait à ma mère d’avoir prévenu les autorités. Mais ce qui le rendait encore plus furieux, c’était que les ravisseurs refusaient de lui verser sa part de la rançon…
Scarlett étouffa un juron. Elle aurait voulu tuer ce père indigne, lui arracher à mains nues ce qui lui tenait lieu de cœur. Mais elle se contint. Et c’est d’une voix calme qu’elle demanda :
— Comment as-tu réagi ?
— Je voulais en parler à quelqu’un, mais je ne savais pas à qui m’adresser. Maman dormait à poings fermés. Gayle était à l’hôpital avec Stone. Mon grand-père paternel vivait près de chez nous, mais il ressemblait trop à mon père, et j’avais peur de me confier à lui. J’ai voulu sortir de l’appartement pour prévenir le premier policier que je rencontrerais, mais mon père m’a empêché de sortir. Il m’a dit que je risquais d’être tué ou enlevé une nouvelle fois, puisque les ravisseurs avaient réussi à s’échapper et que j’avais vu leurs visages.
— Salopard…
— Je ne savais pas quoi faire. Je suis devenu parano, je m’imaginais qu’il me surveillait en permanence. J’avais peur de décrocher le téléphone, car je craignais qu’il puisse m’écouter sur un autre appareil, comme j’avais écouté sa conversation avec son complice. Je me suis donc terré dans ma chambre, et je n’en ai parlé à personne.
— Et ton grand-père maternel ? Tu avais confiance en lui…
— Je l’adorais… Mais même à l’époque, je savais déjà combien il était imprévisible, et il m’intimidait. Il était tout le temps à l’hôpital, avec ma mère et Stone. Je ne le croisais jamais hors de la présence de mon père…
— Ton père veillait à ce que tu sois isolé…
— Oui. En plus, mon grand-père aimait beaucoup mon père. Mon père était de bonne compagnie, il était jovial et avait de la conversation. Ma mère était taciturne, un peu lunatique. Les gens la trouvaient excentrique et la fuyaient. Alors que mon père avait gagné l’affection de tous ceux qui ne vivaient pas avec lui.
— Et Gayle ? Elle vivait avec vous, à l’époque…
— Elle prenait souvent des congés. Mon père attendait qu’elle soit absente pour s’en prendre à ma mère. Et quand il perdait son sang-froid, il la giflait.
— C’est affreux de penser que tu étais si seul dans ta propre famille. Ta mère t’aurait certainement écouté, si tu t’étais confié à elle.
— Elle m’aurait écouté, certes… Mais elle ne m’aurait pas entendu. Elle était sous le choc. Matty était mort, et le pronostic vital de Stone était engagé. Mais le pire, c’était qu’elle aimait mon père, même s’il la battait. Personne n’était au courant. Elle ne se doutait pas que je le savais. J’ai attendu le bon moment pour lui révéler ce qu’il avait fait à ses propres enfants, mais l’occasion ne s’est jamais présentée…
— Comment ton père est-il mort, Marcus ?
Il inspira profondément et ne relâcha pas son souffle, comme tétanisé par cette question.
— Marcus ?
Il exhala un soupir désespéré et reprit son récit :
— À l’enterrement de Matty, un homme s’est approché de mon père. Un grand. Très costaud. Et plein d’assurance… Il a abordé mon père près du cercueil. Il lui a demandé où était passé son argent. Mon père a dit : « C’est l’enterrement de mon fils. Ça ne peut pas attendre ? » Et il a demandé au type de le rappeler plus tard. Quand on est rentrés à l’appartement, j’ai guetté ce coup de téléphone. Quand l’homme a appelé, je n’ai pas osé décrocher sur l’autre appareil, mais je me suis approché discrètement de mon père, pour écouter ce qu’il disait au mystérieux inconnu. Et je l’ai entendu dire : « Je vous rembourserai, je vais bientôt hériter… »
— Il avait l’intention de tuer ta mère ? s’indigna Scarlett.
— C’est comme ça que je l’ai compris, en tout cas. Et c’est là que j’ai pris ma décision. Je me souviens que, ce soir-là, quand je me suis mis au lit, ma mère m’a chanté une berceuse. Elle m’a embrassé en sanglotant. Comme elle était triste et terrifiée, je l’ai laissée me cajoler comme un petit garçon.
— Mais tu étais un petit garçon, Marcus !
— Je me souviens que je ne me considérais plus comme tel. Je voulais la mettre en garde, mais je ne savais pas comment m’y prendre. J’hésitais, je tergiversais… Alors qu’il aurait été très simple de lui dire : « Ton mari a payé des gens pour enlever tes enfants dans le but de se faire un peu d’argent, et maintenant il envisage de te tuer… » Mais je n’arrivais pas à prononcer ces mots. Je commençais ainsi : « Mon père… » Mais je bredouillais et je me reprenais : « Ton mari… » Et ensuite j’étais incapable d’articuler le reste. Tout ce qu’elle en a déduit, c’est que j’avais peur de mon père. Un psychologue lui avait affirmé que j’étais susceptible de confondre la réalité et la fiction pendant quelque temps…
— Tu as raison. Elle t’a écouté, mais elle n’entendait pas ce que tu tentais de lui dire.
— Je ne m’en suis rendu compte que plus tard, dit-il en haussant les épaules. Je n’arrivais plus à dormir depuis que les policiers m’avaient ramené chez moi. Ce soir-là, je me faisais trop de souci pour ma mère et je suis allé dans sa chambre pour vérifier que rien ne lui était arrivé. Mais, quand j’ai voulu la réveiller, elle n’a pas réagi, elle était dans le coma… Mon père était sorti, et Gayle était toujours au chevet de Stone. J’ai appelé les secours. Ils ont fait un lavage d’estomac à ma mère, mais elle a quand même failli en mourir.
— Tu as parlé à Gayle de ton père, ce soir-là ?
— Non. Ils ont emmené maman dans un autre hôpital que celui où Stone était soigné. Comme j’étais seul avec ma mère dans la maison, les flics m’ont emmené. J’en ai entendu un dire à ses collègues de se méfier de moi, parce que j’étais le gamin qui avait pété un câble et griffé deux agents quelques jours plus tôt. Ils ont même parlé de me menotter, et j’ai eu un accès de panique à cette seule pensée.
— Tu es mal tombé… Ces connards étaient mal formés, marmonna-t-elle.
— Ils se sont sentis coupables quand je me suis mis à pleurer comme un bébé et à les supplier de ne pas m’attacher. Ils m’ont dit que si je ne tentais pas de les frapper, ils me laisseraient les mains libres. Je me suis fait tout petit sur la banquette arrière de leur voiture, et je n’ai plus ouvert la bouche. Ils ont appelé les services de protection de l’enfance, et une assistante sociale est venue me tenir compagnie dans la salle d’attente des urgences. Elle était jolie et gentille, et j’ai failli trouver le courage de tout lui dire, mais mon père est arrivé et m’a ramené à la maison. J’étais terrifié à l’idée qu’il allait me tuer à mon tour, mais il m’a dit de me rendormir et m’a assuré que ma mère s’en tirerait. Le lendemain matin, quand je suis sorti de ma chambre, il avait disparu. Il avait fait sa valise et laissé un mot à ma mère pour lui dire qu’il partait quelques jours pour se changer les idées après l’enterrement de Matty. Et qu’il lui pardonnait pour avoir « mis en danger la vie de ses enfants » en prévenant la police à son insu… J’ai entendu du bruit dans la chambre de ma mère. Et en y entrant, j’ai vu le grand costaud à la mine patibulaire, celui qui avait abordé mon père à l’enterrement. Il était en train de fouiller dans la boîte à bijoux de ma mère…
— Putain, fit Scarlett.
— Je crois bien que j’ai dit la même chose. Il avait trouvé le mot que mon père avait laissé, et il était furieux. J’étais tellement terrifié que j’ai failli m’évanouir. Mais le type a eu pitié de moi. Il m’a dit qu’il ne faisait jamais de mal aux enfants, qu’il fallait seulement qu’il retrouve mon père parce qu’il devait un paquet de pognon à son patron…
Marcus marqua une pause et parut hésiter avant de poursuivre :
— Je savais où mon père allait quand il voulait prendre ses distances…
Il avait prononcé ces mots précipitamment, et Scarlett remarqua que sa respiration s’était accélérée.
— Tu l’avais entendu en parler ?
— Oui… Et j’y étais déjà allé. Toi aussi, d’ailleurs.
Scarlett fronça les sourcils puis secoua la tête lorsqu’elle comprit.
— Non ! fit-elle. La cabane dans le Kentucky ?
Là où Mikhail avait été assassiné neuf mois plus tôt.
— Exactement.
Il hésitait visiblement à poursuivre son récit, et Scarlett comprit qu’il en arrivait à ce qu’il avait voulu lui cacher jusque-là.
— Tu as dit au type où trouver ton père ? demanda-t-elle.
Le silence de Marcus fut éloquent.
— Personne ne peut t’en vouloir, Marcus. Tu étais un petit garçon et tu étais terrifié…
— Ce serait plus facile de te laisser croire que j’ai agi ainsi sous le coup de la panique. Mais, en vérité, j’étais devenu très calme tout d’un coup. D’abord, j’ai cru ce type quand il m’a dit qu’il ne s’en prendrait pas à moi. Ensuite, j’ai pensé au meurtre de Matty, à Stone qui luttait contre la mort… Et à ma mère qui était en grand danger. Alors, j’ai pris ma décision. J’ai demandé au type si son patron laisserait ma mère et mon frère en paix si je lui disais où trouver mon père, même s’il ne récupérait pas son argent. Il m’a regardé dans les yeux et m’a dit qu’il ne porterait pas la main sur moi, mais qu’il ne pouvait pas parler au nom des autres hommes de main de son parrain.
— Son parrain ? C’était un gars de la mafia ?
— Oui. Mais ça, je l’ignorais. Ça me dépassait. Mais je savais que les deux ravisseurs avaient gardé toute la rançon. J’ai demandé au type combien mon père devait à son patron. Il m’a répondu que la dette avait atteint un million de dollars. Je lui ai dit que s’il retrouvait les deux ravisseurs, il pourrait rembourser la dette de mon père et garder le reste de la rançon. Il m’a objecté qu’il ne savait pas où trouver les types… Et j’ai répondu qu’il pouvait le demander à mon père… C’est là que je lui ai dit où il était, d’après moi. Cette idée lui a plu, parce que la rançon dépassait de très loin la dette de mon père.
— Il avait ainsi l’occasion de payer la dette de ton père et de garder les quatre autres millions pour lui…
— C’est ce qu’il a fait, j’en suis certain, dit Marcus d’un ton définitif qui indiquait que son récit était terminé.
— Mais… Qu’est-ce qui est arrivé à ton père ? insista Scarlett. La police a découvert son corps dans la cabane ?
— C’est ce à quoi je m’attendais, mais non… On l’a retrouvé dans une chambre d’hôtel dans le centre de Lexington, trois jours plus tard. Il était attaché au lit et avait une balle de 9 mm entre les deux yeux. Le meurtre avait été mis en scène pour faire croire qu’il avait été volé par une prostituée… Son portefeuille était vide, et il y avait des préservatifs par terre.
— Comment le sais-tu ?
— J’ai entendu les flics le dire à ma mère, juste après… Mais j’ai aussi trouvé le moyen de voir les photos de la scène de crime, plusieurs années plus tard. La liberté de la presse permet beaucoup de choses, comme tu le sais… La balle entre les deux yeux était un message limpide adressé à tous les débiteurs du parrain… Ma mère était bouleversée quand les flics sont venus chez nous lui annoncer la nouvelle. Et c’est seulement là que j’ai pleinement compris ce que j’avais fait…
Nous y sommes, songea Scarlett.
— Mais qu’as-tu fait, au juste, Marcus ? Et ne me dis pas que tu as tué ton père !
— Je l’ai livré à son assassin, Scarlett. C’est comme si j’avais commandité son meurtre.
— Peut-être, mais tu cherchais à protéger ta mère et ton frère. Tu savais que leur vie serait en danger tant que la dette ne serait pas payée. Ton père n’a eu que ce qu’il méritait.
— Tu es bien sanguinaire, pour une policière ! dit-il d’un ton faussement badin, qui déplut souverainement à Scarlett.
Elle se dégagea de l’étreinte de Marcus et le regarda droit dans les yeux. La culpabilité qu’elle y lut ne fit que l’agacer un peu plus.
— Je ne suis pas sanguinaire. Je suis une policière qui a vu trop de morts, et trop de meurtriers s’en tirer à bon compte. J’ai vu trop de femmes tuées parce que le système ne fonctionne pas pour elles… Même quand elles dénoncent leurs maris violents, même quand les tribunaux interdisent à leurs ex-conjoints de contacter leurs épouses et même quand elles supplient qu’on les protège, la justice ne peut pas leur venir en aide si elles ne prouvent pas qu’elles ont été battues. Et, trop souvent, même quand elles le peuvent, ces salauds sont libérés le lendemain et reviennent les martyriser. Toi, Marcus, tu as sauvé la vie de ta mère. Et sans doute celle de Stone et la tienne, par la même occasion… Tu avais huit ans et tu as simplement tout raconté à la seule personne qui t’ait écouté…
Encore toute tremblante de colère, elle reprit sa respiration avant d’ajouter :
— Et si cette personne était un tueur de la mafia, eh bien, je trouve cette ironie du sort assez plaisante.
La culpabilité avait disparu des yeux de Marcus, remplacée par cette avidité sensuelle qui troublait tant Scarlett.
— Et si je te disais que je crois bien que je t’aime ? Ce serait trop tôt ?
Scarlett sentit son cœur se serrer. Elle lui prit le visage à deux mains et posa doucement son front contre le sien.
— Oui, ce serait trop tôt… Mais dis-le-moi quand même.
Il esquissa un sourire.
— Je crois que je t’aime, Scarlett Bishop, déclara-t-il. Ou, du moins, ça ne saurait tarder.
Elle dut se forcer à respirer.
— Tant mieux, parce que je crois que je t’aime aussi. Même si tu as un problème de sentiment de culpabilité… Il faudra qu’on le résolve ensemble.
Il l’embrassa tendrement et lui mordilla doucement la lèvre inférieure.
— Tu veux me réparer, inspectrice ? demanda-t-il d’un ton narquois.
— Non, rétorqua-t-elle. Parce que tu n’es pas cassé. Tu es juste un peu cabossé. Comme moi.
Les yeux luisants d’émotion, il déglutit et dit :
— Je t’ai salie. Ta jolie robe est trempée de sueur.
Il passa une main sous la robe et lui caressa les cuisses, effleurant ses fesses.
— Tu veux que je t’aide à l’enlever ? proposa-t-il.
Mais Scarlett calcula mentalement le temps qui s’était écoulé et lâcha un petit soupir déçu.
— C’est tentant, mais il faudra remettre ça à une autre fois, dit-elle. On nous attend. Oncle Trace a appelé. Il a trouvé Mila et Erica. Et elles ne veulent parler qu’à toi…
Il écarquilla les yeux.
— Pourquoi est-ce que tu ne me l’as pas dit avant ? s’étonna-t-il.
— Parce que, quand je suis descendue ici, tu n’étais pas en état de leur apporter ce dont elles ont besoin…
Elle l’embrassa brièvement mais fougueusement, puis lui demanda :
— Maintenant, tu t’en sens capable ?
— Oui. Grâce à toi.
Elle se leva et faillit lâcher un petit cri de frustration lorsque Marcus ôta les mains de ses fesses. Plus tard, se promit-elle. Quand cette enquête sera terminée, on aura tout le temps de faire l’amour. Elle recula d’un pas, lui tendit la main et l’aida à se relever.
— Allez, à la douche ! Ensemble. Dépêche-toi !
— Comment résister à une telle offre ? demanda-t-il.
Elle s’arrêta au pied de l’escalier pour hisser Zat dans ses bras, mais Marcus la précéda et le souleva délicatement.
Oui, comment résister, maintenant ? se dit Scarlett, attendrie par ce spectacle.
Elle y renonça. Elle venait d’apprendre le plus grand secret de Marcus, le plus sombre aussi. Ce secret prouvait qu’il était tel qu’elle l’avait espéré, et même davantage. Elle n’avait donc plus aucune raison de faire taire ses sentiments pour lui.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 8 h 20
Marcus raccrocha et tendit son téléphone à Scarlett pour qu’elle le branche sur l’allume-cigares de la vieille Audi. Le bruit de casserole que faisait le moteur l’inquiétait un peu, mais il se garda bien de suggérer à Scarlett de s’en débarrasser et d’acquérir un modèle plus récent. Elle réparait les objets. Et les gens. Dieu merci.
— Phillip est toujours dans un état stationnaire, dit-il.
— Moi, j’ai appris que Tabby Anders est en phase de réveil, mais elle n’est toujours pas capable de s’exprimer.
Scarlett avait appelé Gabriel Benitez pour lui dire qu’ils s’apprêtaient à rencontrer Erica et Mila.
— Maître Benitez m’a dit qu’il avait déjà contacté son confrère spécialisé dans le droit des immigrés. Ils sont prêts à rencontrer la famille Bautista dès qu’on les aura réunis dans un endroit sûr et tranquille.
— Cet endroit, je l’ai trouvé, dit Marcus.
Il avait déjà réservé une suite dans l’un des hôtels du centre-ville. Il ne l’avait pas fait par goût du luxe, mais pour des raisons de sécurité et pour dissuader Isenberg de conduire les deux femmes au commissariat par mesure de protection. Après avoir été réduites en esclavage pendant trois ans, Mila et Erica chercheraient sans doute à fuir si la police les enfermait, que ce soit pour les protéger ou non. Si elles décidaient d’aller ailleurs, il respecterait leur choix, bien sûr. Mais il avait pris ses dispositions pour le cas où elles accepteraient de revenir à Cincinnati avec Scarlett et lui. Il espérait qu’elles puissent leur donner des informations sur les gens qui avaient enlevé ce salaud d’Anders, la veille. Car la personne qui avait commandité cet enlèvement était peut-être le trafiquant d’esclaves qu’ils voulaient mettre hors d’état de nuire. Un trafiquant doublé d’un assassin…
— Et le reste ? demanda Scarlett. Ta conversation avec Stone avait l’air houleuse.
— Nous nous sommes disputés au sujet de ma mère pour la énième fois. Je voudrais qu’elle accepte de faire une cure de désintoxication et…
— Et Stone ne veut pas la forcer à quoi que ce soit, compléta tristement Scarlett.
— Exactement, dit-il en essayant de sourire. En fait, je crois qu’il est furieux parce qu’il a fallu qu’il se remette à surveiller Jill. Elle nous pose de gros problèmes, celle-là. J’aurais bien demandé à Cal de remplacer Stone quand il va commencer son service, mais il aura déjà beaucoup de choses à faire… En plus de son propre boulot, il faut qu’il remplace Phillip. Et Lisette… Et moi, jusqu’à ce qu’on ait arrêté le type qui veut ma peau.
— C’est Cal qui dirige le journal en ton absence ?
— Il le dirige même quand je suis présent. Il en sait plus sur la presse que moi. Il m’a énormément aidé à la mort de mon grand-père, à la fois dans la gestion du Ledger et dans l’utilisation… non journalistique des moyens du journal.
— Vous comptez continuer à jouer les redresseurs de torts après cette affaire ? demanda doucement Scarlett.
La réponse lui brûlait les lèvres : oui. Mais il se retint et demanda :
— Ça t’embêterait ? Tu serais capable de détourner le regard, sachant qu’on transgresse parfois les règles ?
— Je pensais surtout aux risques que vous prenez. Hier soir, vous vous accordiez tous à dire que ce qui était arrivé à Phillip était un risque acceptable. Je me demande si vous penserez la même chose aujourd’hui, surtout si on apprend que Phillip est mort ou qu’il va être handicapé à vie.
Il ouvrit de nouveau la bouche pour dire oui, et de nouveau se ravisa.
— Je ne peux pas parler au nom des autres mais j’imagine qu’ils seront toujours partants… Et moi, je souhaite continuer. Mais je suppose que je ne suis plus seul à prendre ce genre de décision. Jusqu’à hier matin, je l’étais… Mais maintenant, je dois tenir compte de ton avis. Je ne veux pas que tu te morfondes dans un hôpital à attendre que je sorte du coma, en te rongeant les sangs et en te demandant si je vais passer la nuit.
Le sourire dont elle le gratifia fit flancher le cœur de Marcus.
— Merci, dit-elle. Je serai prudente, moi aussi.
Elle entreprit de tresser ses cheveux avant d’ajouter :
— Tu ne m’as jamais vraiment dit pourquoi tu étais aussi attaché à ton pistolet…
Celui qu’il venait de remiser dans l’armoire de Scarlett… Il lui en avait emprunté un autre pour la journée.
Devant son silence, Scarlett demanda :
— Ça te gêne de répondre ?
— Non, plus maintenant. Le jour où le corps de mon père a été retrouvé, on a sonné à la porte de notre appartement. Gayle était avec Stone à l’hôpital et maman sous sédatif. Quand j’ai ouvert la porte, il était là… Le type de la mafia… Je me suis dit : Merde, il m’a menti… Et j’ai commencé à me demander comment m’enfuir.
— Incroyable… Le tueur est revenu ?
— Oui. Mais il m’a dit de ne pas m’inquiéter et m’a assuré qu’il n’était pas venu pour nous faire du mal. Ensuite, il a dit : « C’est fait. » Je lui ai dit que j’étais au courant, que je me sentais coupable et que je regrettais de lui avoir dit où trouver mon père, mais que j’étais heureux que ma mère soit hors de danger depuis la mort de son mari. Je lui ai demandé pourquoi il l’avait amené dans une chambre d’hôtel, et il a eu l’air gêné. Il m’a dit que j’étais trop petit pour m’intéresser à ce genre de détails. Ça m’a énervé… Ensuite, il m’a dit que mon père descendait souvent dans cet hôtel pour y rencontrer des « dames ».
Elle grimaça et dit :
— Je vois, ça étayait la thèse du vol par une prostituée…
— Il m’a dit ça comme s’il me faisait un cadeau. Rétrospectivement, je me rends compte que la vérité sur le rôle de mon père dans notre enlèvement aurait provoqué l’hystérie des médias, ce qui n’aurait fait qu’ajouter à nos malheurs. Il valait mieux qu’il passe pour la victime d’un fait-divers sordide mais plus banal. Sa mort a fait un peu de bruit dans la presse, mais pas longtemps, surtout parce que mon grand-père maternel est intervenu et a fait circuler une rumeur selon laquelle ma mère avait déposé une demande de divorce avant l’enlèvement. Il a usé de son influence pour qu’elle soit toujours mentionnée dans le Ledger comme étant divorcée et non veuve. Les articles du Ledger étant cités dans le reste de la presse, tout le monde a fini par croire que ma mère était divorcée. Le pouvoir des médias…
— Pour éviter à ta mère l’image pitoyable d’une épouse trompée…
— Quelque chose dans ce goût-là… Quoi qu’il en soit, j’ai avoué au tueur à gages que je me sentais coupable. Il m’a assuré qu’il aurait fini par trouver mon père sans mon aide. Ensuite, il a dit : « Le reste aussi est fait. Tu n’as plus à t’inquiéter de voir revenir les deux ravisseurs. » Comme s’il se souciait vraiment de moi… Ce qui m’a paru étrange… Je suppose qu’il était fier, à sa manière, d’avoir redressé un tort. Ensuite, il m’a confié qu’ils avaient beaucoup souffert et payé chèrement le mal qu’ils avaient infligé à mes frères… J’étais content de l’apprendre…
— Moi aussi. Et l’argent ?
— Il a tout récupéré, sauf quelques milliers de dollars que les ravisseurs avaient tout de suite dépensés en drogue. Il a payé à son parrain la somme que lui devait mon père. La dette était effacée.
— Mais quel rapport avec le pistolet ?
— J’y arrive… Juste après m’avoir raconté tout ça, il m’a tendu un sac en papier. Il y avait le pistolet dedans.
— Merde alors ! Mais pourquoi ?
— Il l’avait trouvé parmi les affaires de mon père et il avait remarqué que le nom de mon grand-père était gravé sur la crosse. Il a pensé que je voudrais peut-être le récupérer. J’aurais voulu lui demander s’il s’en était servi pour tuer les ravisseurs, mais je n’ai pas osé. J’aurais voulu que ce soit le cas… Et en même temps, cette pensée me terrifiait.
— Je te comprends. Le revolver symbolisait la justice mais aussi ta liberté, parce que les ravisseurs étaient morts…
— Oui. Et je l’ai poncé pour effacer le nom de mon grand-père, dit-il en lui jetant un regard en coin. En même temps que j’ai limé le numéro de série.
— Pourquoi ?
— Parce que ce pistolet avait servi à tuer quelqu’un… Je ne voulais pas que mon grand-père ait des ennuis et qu’il soit traîné dans la boue. Il avait déjà traversé trop d’épreuves.
— Tu es quelqu’un de bien, Marcus. Un peu tordu, mais un type bien… Je n’arrive pas à croire que cet homme ait donné une arme à feu à un petit garçon.
— Oui, c’est étrange… Je me souviens de lui avoir dit : « Vous savez que je n’ai que huit ans, monsieur… Je n’ai même pas le droit de toucher une arme. » Ensuite, il m’a tapoté la tête en disant : « Tu n’auras pas toujours huit ans, petit. » Il m’a souhaité bonne chance, et il est reparti…
Il reprit son souffle avant d’ajouter :
— À ce moment-là, je me suis retourné et j’ai vu Gayle, surgie de nulle part…
— Merde…
— Elle était toute pâle, toute tremblante, et elle était armée d’un fusil que je n’avais encore jamais vu. Elle avait d’abord cru que le type était venu pour m’enlever et s’apprêtait à lui brûler la cervelle. Mais, quand elle a constaté que je n’étais pas effrayé et qu’il n’y avait pas de danger, elle a écouté notre conversation. Elle m’a demandé pourquoi j’avais agi ainsi. Je lui ai dit toute la vérité… Elle s’est assise par terre et s’est mise à pleurer encore et encore. Je l’ai prise dans mes bras pour la réconforter. Elle m’a dit qu’elle pleurait pour moi, à cause de cette décision terrible que j’avais dû prendre, n’ayant personne à qui me confier. J’ai cru qu’elle répéterait tout à ma mère, mais elle ne l’a jamais fait. Elle m’a confisqué le pistolet et l’a rendu à mon grand-père quand nous avons emménagé dans l’Ohio, quelques semaines après le rétablissement de Stone. Maman a vendu l’appartement de Lexington et n’a jamais remis les pieds dans cette ville. Mon grand-père a mis le pistolet dans son coffre à armes, mais la combinaison était facile à deviner…
— La date de la libération de Bataan ?
— En plein dans le mille. Après notre installation à Cincinnati, je continuais de faire des cauchemars. Ceux de Stone étaient encore plus terrifiants. Alors, toutes les nuits, j’allais chercher le pistolet et je le cachais sous mon oreiller. Il y avait huit chambres à coucher dans la maison de mon grand-père, qui appartient maintenant à ma mère, mais j’en ai partagé une avec Stone jusqu’à mon départ pour l’armée. Quand il était vraiment petit, le pistolet le rassurait. Il savait que je pouvais m’en servir pour le protéger… Plus tard, il s’est procuré ses propres armes à feu… Il a tout un arsenal. Et il sait s’en servir. C’est un tireur d’élite. Il est également ceinture noire de trois sports de combat.
Scarlett médita tout cela pendant quelques instants avant de demander :
— Tu lui as dit ce que ton père avait fait ?
— Non. Il était tellement fragile que je n’osais pas. Mais je lui ai dit que les types qui avaient abusé de lui et avaient failli le tuer étaient morts. J’ai découpé l’article dans le journal et je le lui ai montré… Il a dormi avec jusqu’à ce que le papier se désintègre. Je suis allé à la bibliothèque, pour photocopier l’article, et j’ai fait plastifier la photocopie. Je ne sais pas ce qu’il en a fait depuis.
— Tu le protèges.
— C’est mon frère. Il sait que je me sens coupable, mais il croit que ça vient de mon échec à le sauver… Et à sauver Matty. J’ai envisagé de lui en parler plus d’une fois, mais à quoi bon ? Il a assez de problèmes comme ça.
Elle resta silencieuse si longtemps que Marcus ne put s’empêcher de lui demander :
— Tu n’es pas d’accord ?
Elle haussa les épaules.
— C’est ton frère, Marcus, pas le mien. Mais je le soupçonne d’être plus solide que tu ne le crois… Revenons au pistolet. Ton grand-père ne s’est jamais aperçu qu’il manquait dans son coffre ?
— Il savait très bien que c’était mon talisman. D’ailleurs, qui m’a appris à tirer, à ton avis ?
Elle secoua la tête.
— Il laissait un enfant de huit ans manier un pistolet chargé ? Mais il était dingue !
— Mon grand-père avait ses propres démons. D’ailleurs, il ne m’a pas laissé faire. Il le remettait tout le temps dans le coffre, et moi, systématiquement, je l’en ressortais. Il changeait sans cesse de combinaison et je finissais toujours par la deviner. Finalement, nous sommes parvenus à un accord… Il m’autorisait à le prendre, pourvu qu’il ne soit pas chargé… Mais j’ai réussi à dénicher un autre chargeur plein et prêt à l’emploi…
— Un coup de feu aurait pu partir en plein milieu de la nuit, lâcha Scarlett, effarée.
— Non, parce que je cachais le pistolet sous un oreiller et le chargeur sous un autre. Je me suis entraîné à charger l’arme en quelques secondes. Mais j’étais prudent. Je voulais éviter de tirer sur Stone par mégarde.
— C’est pour toi que je m’inquiétais, dit-elle en secouant la tête à nouveau.
Il hésita brièvement à lui confier le fin mot de l’histoire.
— Ça ne m’aurait pas dérangé, Scarlett. Certains jours, j’espérais même que ça arrive.
Elle pivota sur son siège pour le regarder et il ne fallut qu’un coup d’œil à Marcus pour s’apercevoir que son charmant visage était tout blême.
— Quoi ? murmura-t-elle.
— Je me débats encore avec ce que j’ai fait, ce jour-là. Je sais que tu me crois absous parce que je n’avais que huit ans, mais trois personnes sont mortes sans avoir eu affaire à la justice.
— Parce que tu crois qu’ils méritaient d’être jugés par un tribunal ?
— Non, mais ma mère aurait eu besoin de savoir qu’elle n’avait pas à se reprocher la mort de Matty. Moi, je n’ai jamais pu le lui dire.
— Si tu le lui avais dit, tu aurais dû avouer ce que tu avais fait…
— J’ai semé le vent, et j’ai récolté la tempête, année après année. C’est encore dur, maintenant que je suis assez âgé pour prendre du recul… Et à l’époque, j’étais un gamin traumatisé. L’année de mes neuf ans, j’ai bien failli ne pas voir mon dixième anniversaire…
— Tu voulais te suicider ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. À l’âge de neuf ans ?
Il hocha la tête.
— Mais je n’ai jamais tenté de le faire… En partie grâce à Gayle. Elle savait ce que j’avais fait, et pourtant elle m’aimait toujours autant, ça m’aidait. Mais aussi parce qu’il fallait que je veille sur Stone. Je ne pouvais pas l’abandonner. Seulement, voilà… certains jours je ne supportais plus d’entendre le mot « assassin » résonner dans ma tête en boucle.
— Comment as-tu fait pour survivre à l’armée ? Tu as dû te déchaîner dans les combats…
— Oui j’ai tué beaucoup de personnes, murmura-t-il sombrement. L’armée m’a aidé… Quand je me suis engagé, j’étais assez âgé pour comprendre ce que je faisais, et la guerre m’a aidé à considérer, rétrospectivement, les ravisseurs d’enfants comme étant l’ennemi, en quelque sorte. Elle m’a permis de prendre du recul par rapport aux épreuves que j’avais traversées. Mais chacune des vies que j’ai supprimées au combat me hante. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous n’employons, moi et mon équipe du Ledger, que très rarement la violence physique contre les gens que nous ciblons. Même si, récemment, surtout depuis le meurtre de Mikhail, j’ai eu du mal à me tenir à cette ligne. J’ai été tenté tellement de fois de tuer des salauds, et qu’on n’en parle plus… Mais je n’ai jamais franchi cette ligne rouge.
— Moi non plus. Mais si jamais tu envisages de nouveau de mettre fin à tes jours, il faut que tu me promettes de…
— Ça ne m’est pas arrivé depuis l’âge de dix ans. Depuis que maman a rencontré Jeremy… Nous sommes devenus une véritable famille… Maman était tellement heureuse ! Elle est tombée enceinte d’Audrey. Nous avions de nouveau un bébé chez nous. La rencontre entre ma mère et Jeremy O’Bannion a été un rayon de soleil dans nos vies.
— C’est une bonne chose, dit-elle simplement en s’essuyant les yeux. On arrive à la sortie pour Sainte-Barbara. Et souviens-toi de ne pas m’appeler « inspectrice ».
— Je m’en garderai bien.
Il ne voulait pas mentir à Mila et Erica, mais ne voulait pas non plus les effrayer.
Scarlett ajusta sa robe et se regarda dans le rétroviseur.
— J’ai l’air d’avoir pleuré, constata-t-elle. Mais ces yeux gonflés me donnent un air moins sévère.
— Tu es très belle, comme ça.
— Merci pour le compliment. Toi aussi, tu es très beau, Marcus. Tu as besoin de quelque chose avant de rencontrer Mila et Erica ?
Il lui pressa la main en répondant :
— Simplement de ta présence.
— Rien ne m’éloignera de toi.