Chapitre 23

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 21 h 05

Scarlett retrouva Marcus dans le salon, somptueux et décoré avec goût. Il était assis sur un canapé, un berger écossais dans les bras. Le chien était immobile.

Elle sentit la compassion se mêler au soulagement qu’elle éprouvait de retrouver Marcus indemne. Mais il leva les yeux vers elle, et une nouvelle angoisse étreignit le cœur de Scarlett. Le regard de Marcus était morne et froid. Éteint.

Un agent de police se tenait derrière lui, l’air irrité. L’homme avait la main sur l’étui de son arme de service, comme s’il craignait que Marcus cherche à s’enfuir.

— Vous êtes Bishop ? demanda-t-il sèchement.

Scarlett jeta un coup d’œil à l’insigne de l’agent.

— Je suis l’inspectrice Bishop, agent Towson. Retirez-vous, s’il vous plaît.

Elle aperçut des gens qui s’affairaient dans la chambre à coucher. Elle savait que Marcus avait appelé les secours à deux reprises, pour signaler la blessure du gardien, Edgar Kauffman, puis, quelques minutes plus tard, celle de Phillip Cauldwell, journaliste travaillant pour le Ledger. La deuxième ambulance était toujours garée au pied de l’immeuble, ce qui signifiait que les auxiliaires médicaux n’avaient pas encore fini de porter les premiers soins à Cauldwell. Elle se tourna vers Kate, qui se tenait en retrait.

— Vous pouvez aller voir ce qui se passe dans la chambre ? lui demanda-t-elle.

Kate opina du chef et se rendit dans la chambre à coucher. Scarlett s’assit à côté de Marcus.

— Tu es blessé ? s’enquit-elle en s’efforçant de paraître calme, alors que son cœur battait à tout rompre.

— Non, mais…

Il déglutit avant de reprendre d’une voix dénuée de toute émotion :

— Phillip Cauldwell fait partie de mon équipe. Je le connais depuis des années. C’est le frère de Lisette Cauldwell, l’une de mes plus proches amies… Il va falloir que je lui annonce que Phillip a été grièvement blessé. Je ne veux pas qu’elle l’apprenne en regardant les infos…

Il jeta un regard affligé à la chienne qui reposait sur ses genoux et ajouta de la même voix monocorde :

— Et il faut que j’appelle un vétérinaire… Il lui a fait du mal.

Scarlett comprit qu’il était encore sous le choc.

— Le type qui a agressé Phillip ? demanda-t-elle doucement.

— Oui. Elle l’a mordu au sang et on pourrait prélever sur ses crocs l’ADN de l’agresseur. Mais je ne veux pas qu’on l’enferme dans une cage. Je veux qu’on la soigne… Elle est tout ce qui me reste de Mikhail, murmura-t-il d’une voix brisée.

Scarlett posa une main sur l’avant-bras de Marcus.

— J’ai appelé Tanaka, dit-elle. Il est en route, avec une équipe. Je peux lui demander de faire venir un vétérinaire de la police scientifique, si tu veux…

Elle appela Vince puis caressa le pelage de la chienne. L’animal émit un faible gémissement, et les bras de Marcus se crispèrent légèrement autour de son corps inerte.

Kate revint et s’accroupit à côté du canapé.

— Votre ami n’est pas mort, dit-elle à Marcus. Il est dans un état critique, mais ça, vous le saviez déjà. Comme vous avez freiné l’hémorragie, il a une bonne chance de s’en tirer.

— Je te présente l’agent spécial Coppola, fit Scarlett. L’ancienne coéquipière de Deacon… Elle vient d’être mutée ici et va nous aider dans cette enquête. Deacon lui fait entièrement confiance. Raconte-nous ce qui s’est passé.

Il jeta un bref coup d’œil à Kate avant de se tourner vers Scarlett. Son regard était toujours inexpressif et spectral. Il leur relata comment il avait découvert le gardien blessé derrière son comptoir, puis dans quel état il avait trouvé son appartement.

— Il a forcé Phillip à monter avec lui ici, mais je ne crois pas qu’il s’attendait à se faire mordre par BB et poignarder par Phillip avec son propre couteau, dit Marcus d’une voix aussi éteinte que son regard. Tu avais raison… C’était bien moi, la cible, cet après-midi chez les Anders… Peut-être même cette nuit, aussi.

— Non, murmura Scarlett. Cette nuit, le meurtrier a suivi Tala à la trace.

— Et l’agent Spangler… C’est aussi à cause de moi qu’il est mort… J’ai peut-être été suivi tout au long de la journée…

Scarlett réprima un soupir. Le choc émotionnel était plus grave qu’elle ne l’avait pensé. Il s’accusait de tous les maux, mais il ne semblait pas paranoïaque. Il était froid, rationnel.

Tala connaissait le tueur, c’était une quasi-certitude. Et la personne qui l’avait achetée avait été enlevée juste après la mort de la jeune Philippine. Mais pourquoi le tueur est-il venu ici, chez Marcus ? Incapable de résoudre cette énigme, elle ravala un juron. Il y a quelque chose qui m’échappe.

— Suivi par qui ? intervint Kate.

— Je n’en sais rien, répondit Marcus.

— Je crois qu’il va falloir étudier sérieusement cette liste de menaces, dit Scarlett en prenant garde de ne pas hausser le ton. Ça nous permettrait peut-être d’y voir plus clair… Il faut que j’appelle Isenberg. Je reviens dans une minute.

Elle lui serra doucement le poignet en se levant, regrettant de ne pas pouvoir le prendre dans ses bras pour l’embrasser et le réconforter.

— Agent Towson, pouvez-vous demander au gérant de l’immeuble de venir, s’il vous plaît ? demanda Scarlett. Il me faut les vidéos des caméras de sécurité. Je veux savoir quand l’agresseur a quitté l’immeuble, et par quelle sortie… À moins qu’il ne se cache encore quelque part ici…

— Je vais faire mettre en place un cordon de sécurité autour du bâtiment, dit Kate. Espérons qu’il n’a pas pris d’otage… Nous allons également interroger les voisins. L’un d’eux aura peut-être remarqué quelque chose.

— Merci. Il faut que je mette Isenberg au courant et que je trouve quelqu’un pour me remplacer auprès des maîtres-chiens.

— Non ! dit Marcus, agrippant brusquement Scarlett par le bras.

— Eh là, doucement, s’écria Towson.

Il saisit le poignet de Marcus et tenta de lui faire lâcher prise. Marcus se laissa faire, mais Scarlett savait que c’était uniquement par égard pour elle.

— Je vous ai demandé d’aller chercher le gérant, agent Towson, dit sèchement Scarlett. M. O’Bannion n’est pas un suspect. C’est un témoin, et nous devons le traiter avec respect.

Towson lui jeta un regard noir.

— Oui, madame, dit-il d’un ton railleur avant de sortir de la pièce.

Scarlett secoua la tête, se promettant de signaler le comportement peu professionnel de l’agent. Elle se rassit sur le canapé et entoura d’une main protectrice le poignet de Marcus.

— Pourquoi as-tu dit non ? lui demanda-t-elle.

— Parce que le plus important, c’est de retrouver Mila et Erica. Elles pourront te dire qui a enlevé les Anders.

— C’est possible. Mais la personne qui cherche à te tuer est peut-être aussi celle qui a enlevé Anders… Ou son complice… C’est ce qu’il faut déterminer… J’ai besoin de réponses, Marcus. Tu as failli te faire tuer trois fois en quelques heures. Si tu avais été là quand ce type a forcé Phillip à le laisser entrer chez toi, ce serait sans doute toi qui serais allongé dans la chambre dans une mare de sang.

Il se tourna vers elle et la considéra d’un œil froid avant de dire :

— Et ce serait normal. Phillip est innocent. Il n’a rien à voir là-dedans.

— Je sais.

Elle n’avait pas lâché le poignet de Marcus et s’était mise à caresser son bras pour l’apaiser.

— Mais je suis quand même heureuse de te retrouver indemne. Maintenant, réfléchissons. Si un type cherche à te tuer, pourquoi s’en est-il pris à Phillip ? Pourquoi ne pas attendre, tout simplement, ton retour chez toi ?

— Phillip m’a dit que le type a enroulé une serviette autour de son bras et qu’il est parti avec le couteau toujours planté dedans. Pour éviter de laisser des traces de sang…

— On n’en trouvera peut-être pas, mais un cheveu, un fragment de peau… Qui sait ? Laissons Tanaka faire son boulot.

Il acquiesça d’un petit signe de la tête.

— Je me demandais simplement pourquoi il a suivi Phillip, reprit Scarlett. S’il voulait te régler ton compte, pourquoi ne pas attendre que tu reviennes chez toi ?

— Il s’est servi de Phillip pour entrer chez moi et m’attendre avec un otage. Mais son plan a échoué grâce à BB.

— Il voulait t’attirer dans un piège…

— C’est bien ce que je pense.

— Je vais commencer par regarder les vidéos des caméras de sécurité. En attendant, reste ici avec BB.

Elle s’approcha de la chambre de Marcus, où les infirmiers étaient toujours en train de soigner Phillip, et composa le numéro d’Isenberg.

— Lynda ? C’est Scarlett…

— Qu’est-ce qui s’est passé chez O’Bannion ? demanda-t-elle d’emblée.

Scarlett la mit rapidement au courant, tandis que Vince Tanaka franchissait la porte d’entrée de l’appartement avec sa boîte à outils bourrée de gadgets électroniques. Il la posa et fit signe à Scarlett qu’il allait d’abord jeter un coup d’œil aux autres pièces.

— Il faut que je suive cette piste, dit Scarlett à Isenberg. Pouvez-vous trouver quelqu’un d’autre pour accompagner mon oncle et les maîtres-chiens ? Zimmerman a retrouvé le père de Tala, ainsi que son frère. Vous pourriez peut-être faire en sorte qu’ils soient prêts à parler à Mila et à Erica au téléphone… Cela aidera mon oncle à gagner leur confiance, s’il les retrouve.

— Bonne idée. Je vais demander à Adam Kimble.

— Adam ? Vous êtes sûre qu’il est prêt à retourner sur le terrain ?

Adam revenait d’un congé de six mois pour dépression, après avoir été blessé dans l’exercice de ses fonctions. Il semblait aller mieux, mais Scarlett se demandait si cette apparente rémission ne cachait pas des troubles nerveux persistants.

— Tout à fait, répondit Lynda d’un ton catégorique.

Scarlett se garda bien de la contredire et choisit un autre angle pour aborder le problème.

— Erica et John Paul sont tous deux mineurs. On pourrait demander l’aide d’un psychologue, suggéra-t-elle.

Il y eut un silence lourd de sens à l’autre bout de la ligne.

— Décidément, Scarlett, vous pensez à tout, marmonna Lynda au bout d’un moment. Mais oui, faisons venir un psy. Même si ça ne sert pas à grand-chose, ça nous permettra de couvrir nos arrières. Et puis, ça ne peut pas faire de mal. Qui comptez-vous appeler ?

— Que dites-vous de Meredith Fallon ? Elle a prouvé qu’elle était digne de confiance.

Meredith avait largement contribué à soigner Adam.

— OK. Appelez-la. Vince est arrivé ?

— Oui, à l’instant.

— Bien. Trouvez le type qui a fait ça, Scarlett… Le plus vite possible, dit Lynda avant de raccrocher.

Quelques instants plus tard, les auxiliaires médicaux emmenèrent Phillip sur une civière à roulettes. Son visage était couvert d’un masque à oxygène. Il avait les yeux fermés et le teint grisâtre.

— On l’emmène à l’hôpital du comté, dit l’un des infirmiers avant même que Scarlett pose la question. Et, oui, nous leur dirons de vous appeler pour vous tenir au courant de l’évolution de son état… Et, oui encore, j’ai votre numéro de portable.

— Merci, dit Marcus.

L’homme lui fit un petit signe de tête compatissant avant de pousser la civière vers le palier et la porte de l’ascenseur. À ce moment, le masque glacial qu’affichait Marcus se lézarda enfin, et son regard refléta subitement toute sa souffrance.

— Il faut que je prévienne sa sœur, murmura-t-il.

Scarlett se rassit à côté de lui, regrettant de ne pas pouvoir le prendre dans ses bras.

— Lisette, c’est cela ?

Il hocha la tête d’un air pitoyable.

— Oui. Elle est comme une sœur, pour moi. Et Phillip a toujours été comme un petit frère…

Il ferma les yeux.

— Quelle merde, articula-t-il d’une voix presque inaudible.

— Je suis vraiment désolée, Marcus, murmura-t-elle en lui pressant doucement l’avant-bras. Allons attraper ce salaud.

Marcus ouvrit les yeux et elle y lut une colère indescriptible.

— Oui, fit-il. Allons-y.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 21 h 45

Arrivée à l’hôpital, Scarlett se gara sur le parking des urgences, coupa le contact et se tourna vers Marcus.

— Tu n’es pas responsable, murmura-t-elle dans le silence.

— Tu n’en sais rien, répliqua-t-il en fixant l’enseigne lumineuse qui surplombait l’entrée des urgences.

Car tout était sa faute. La personne qui avait tiré sur Phillip était l’un de ses ennemis. Il ne doutait plus, désormais, qu’on cherchait à l’éliminer.

— Si, je le sais, dit-elle posément. Mais j’aimerais savoir ce qui te fait croire le contraire.

Il n’eut pas le courage d’affronter son regard, même lorsqu’elle tendit la main pour lui caresser la joue.

— Certains de mes secrets ne concernent pas que moi, dit-il au bout d’un moment.

Il regrettait de vouloir à tout prix jouer les justiciers et d’entraîner d’autres gens dans cette entreprise, qui l’absorbait tellement qu’il en avait oublié les risques bien réels.

Tala et l’agent Spangler, fauchés à quelques heures d’intervalle. Edgar et Phillip, abattus peu après, et qui allaient peut-être mourir, eux aussi.

À cause de moi.

Scarlett glissa un doigt sous le menton de Marcus et le força doucement à tourner la tête vers elle.

— Vu les risques que tu cours, tu n’as plus à les assumer seul, le gronda-t-elle gentiment. Plus maintenant.

Elle avait raison. Les dangers qu’elle partageait désormais avec lui donnaient à Scarlett le droit de savoir. Il se laissa faire quand elle lui effleura les lèvres du bout des doigts.

— Il faut que j’en parle aux autres, dit-il.

— D’accord. Mais je pense quand même que tu n’as rien à te reprocher. Tu es un protecteur, Marcus, pas un destructeur.

Il déglutit en songeant qu’il ne méritait pas la confiance et le réconfort que lui offrait Scarlett.

— Je pense que Lisette ne sera pas d’accord avec ça, dit-il.

— Je ne la connais pas, je ne peux pas le savoir.

— Tu ne me connais pas non plus…

— Alors, laisse-moi apprendre qui tu es. S’il te plaît.

Elle posa une main sur la nuque de Marcus et l’attira vers elle pour coller ses lèvres contre les siennes, en un baiser tout à la fois chaste et délicieux.

— Allons-y, dit-elle lorsque leurs bouches se séparèrent. Ton amie a besoin de toi.

Il glissa son pistolet sous le siège passager. Scarlett avait le droit d’entrer armée dans un hôpital, mais pas lui — et il ne voulait pas qu’on lui confisque son arme. Il avait eu de la chance : l’agent de police qui était arrivé le premier sur la scène de crime ne l’avait pas fouillé, étant donné que Marcus avait gardé BB dans ses bras jusqu’à l’arrivée de Scarlett, puis de la vétérinaire de la police scientifique.

Scarlett verrouilla les portières, lui prit la main et ils entrèrent ensemble dans le bâtiment des urgences. Phillip avait été admis au service des soins intensifs, et Lisette et les autres s’étaient rassemblés dans la salle d’attente du bloc opératoire. Scarlett lâcha la main de Marcus quelques secondes avant qu’ils se mêlent à la garde rapprochée de Marcus au grand complet. Les principaux collaborateurs du Ledger faisaient bloc, les uns contre les autres, entourant Lisette de leur soutien affectueux. Lisette avait pleuré, ainsi que Gayle. Cal avait les yeux secs mais semblait sur le point de s’effondrer en larmes.

Diesel se tenait un peu à l’écart et arborait une expression farouche, semblant prêt à tout casser. Le teint verdâtre de Stone donnait l’impression qu’il avait la nausée.

Marcus comprenait leur émotion. Tous trois haïssaient les hôpitaux, pour des raisons différentes quoique apparentées.

Jill était là, elle aussi, assise aux côtés de sa tante. Quand elle vit arriver Marcus, elle lui décocha un regard accusateur. Il ne s’en offusqua pas. Il avait du mal à l’admettre, mais elle avait vu juste quand elle lui avait reproché de mettre ses proches en danger.

Lisette se leva aussitôt et se jeta dans les bras de Marcus en sanglotant. Il l’étreignit longuement, sans prononcer le moindre mot. Du coin de l’œil, il vit Scarlett se diriger vers le bureau des infirmières. Elle leur montra son insigne et désigna le groupe, avant de revenir s’asseoir, en retrait.

Scarlett gardait ses distances. Il aurait voulu, au contraire, qu’elle se rapproche de lui et de ses amis, qu’elle lui passe un bras autour de la taille et qu’elle pose la tête sur son épaule. Mais il comprenait ses réticences. Pas de démonstration publique d’affection…

Tout en tenant Lisette dans ses bras, Marcus tourna la tête de façon à croiser le regard de Scarlett. Elle lui adressa un signe de la tête presque invisible, pour lui faire comprendre qu’elle était encore avec lui et le soutenait moralement.

— Je ne pensais pas que tu viendrais, souffla Lisette.

— Ne sois pas ridicule, dit Marcus en essuyant les larmes qui trempaient les joues de son amie. J’ai dû attendre la vétérinaire, pour BB.

Lisette écarquilla les yeux, mais ce fut Jill qui parla :

— Vous vous inquiétiez plus pour votre chien que pour Phillip ? s’indigna la jeune femme.

Marcus ne voulut pas réagir par la défensive. Il choisit de l’ignorer et adressa ses explications à Lisette :

— C’était une vétérinaire de la police scientifique. BB a mordu l’agresseur de Phillip. Grâce à cela, on aura peut-être un échantillon d’ADN.

Lisette plissa les yeux.

— C’est une bonne chose, acquiesça-t-elle. J’espère que ce type aura la gangrène et qu’il en mourra.

— Moi aussi, mais pas avant qu’on l’attrape. Le chirurgien t’a dit quelque chose ?

— Pas encore. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Jill redressa le menton et croisa les bras, attendant ostensiblement la réponse de Marcus. Comme tous les autres.

— Je ne sais pas exactement ce qui est arrivé, dit-il. Phillip n’a pu me dire que quelques mots quand je l’ai découvert dans ma chambre. Il a poignardé le tireur dans mon appartement, mais l’homme n’a pas prononcé un mot. Il n’a pas dit pourquoi il était venu ni ce qu’il voulait… Rien.

— C’est vous qu’il voulait tuer, affirma Jill. Et ma tante aurait pu être à la place de Phillip !

Toutes les têtes se tournèrent vers elle, y compris celle de Scarlett. Le silence était si pesant que personne n’osait le rompre. Même Gayle restait muette. Elle paraissait trop choquée pour réprimander sa nièce.

— Ben quoi ? demanda Jill d’un ton belliqueux. Vous pensez tous la même chose, alors dites-le !

— Espèce de petite…

Diesel s’interrompit juste à temps pour ne pas prononcer l’injure qui lui brûlait les lèvres.

— Parle pour toi, dit-il plutôt. Je ne suis pas de cet avis.

— Moi non plus, lâcha Stone d’un ton glacial.

Cal intervint pour les appuyer, ainsi que Lisette, qui avait passé un bras autour de la taille de Marcus en signe de soutien.

Scarlett se leva brusquement.

— Quelqu’un pourrait m’expliquer ce qui se passe ? demanda-t-elle.

Tous se turent. Pendant quelques instants, ils la dévisagèrent comme si elle avait deux têtes.

— Que voulez-vous savoir ? finit par dire Gayle, jouant les innocentes de manière peu convaincante.

Scarlett lui décocha un sourire crispé et sévère.

— Je veux savoir pourquoi le tireur a ciblé Marcus. Et pourquoi cela vous met tous en danger.

Diesel échangea un regard avec Stone, lequel secoua la tête. Cela n’échappa pas à Scarlett mais elle ne dit rien, se contentant d’attendre une réponse à sa question.

Jill ouvrit la bouche, mais Gayle l’agrippa par la chemise et tira dessus pour que le visage de sa nièce soit au même niveau que le sien.

— Tu en as déjà trop dit, grinça-t-elle. Ferme-la, maintenant.

Scarlett se tourna vers Lisette et dit :

— Écoutez, je suis vraiment désolée pour ce qui est arrivé à votre frère. Mais si vous continuez tous à jouer à ce petit jeu, nous n’arrêterons jamais le tireur. Je ne voudrais pas vous inquiéter davantage, mais ce type a l’air tenace. Et votre frère est un témoin gênant. Vous êtes journaliste… Je n’ai pas besoin de vous rappeler ce qui arrive aux personnes qui en ont trop vu.

— Oh ! mon Dieu, fit Lisette en blêmissant.

Scarlett se tourna vers les autres et dit :

— Vous ne m’aimez peut-être pas, mais ce n’est pas mon problème. Je ne recherche pas votre amitié. Mais j’ai besoin de votre confiance. J’ai besoin de votre collaboration pour attraper ce tueur avant qu’il fasse une nouvelle victime… Ou qu’il revienne pour achever ce qu’il a commencé… Vous avez l’air très proches. C’est le moment de prouver que vous vous souciez vraiment les uns des autres. Dites-moi la vérité.

Lisette ouvrit la bouche mais la referma tout de suite, après avoir jeté un regard désespéré à l’assistance.

— Marcus, murmura-t-elle d’un ton implorant. Si ce type revient, il tuera Phillip.

Marcus réfléchissait à toute vitesse. Les piratages informatiques dont lui et son équipe s’étaient rendus coupables leur vaudraient, au pire, d’être poursuivis en justice par ceux qu’ils surveillaient pour atteinte à la vie privée. Le Ledger serait traîné devant les tribunaux, ainsi que chacun des journalistes impliqués dans les pressions exercées — Stone et Marcus, qui étaient les plus fortunés, seraient en première ligne. Il était peu probable que l’un d’entre eux se retrouve en prison, mais c’était une hypothèse qu’on ne pouvait pas exclure. Il valait donc mieux qu’ils ne communiquent pas ces informations à la police.

Seulement, le type qui avait failli tuer Phillip risquait de revenir finir le boulot. Marcus était prêt à tous les sacrifices pour éviter ce danger à son ami. Mais il ne pouvait se résoudre à dénoncer ceux qui l’avaient si courageusement aidé.

— Je vais appeler Rex, déclara-t-il au bout d’un moment. Il nous conseillera sur ce qu’on peut confier à Scarlett…

À son grand soulagement, sa proposition fut accueillie par des signes de tête approbateurs.

— Rex Clausing est mon avocat, expliqua-t-il à Scarlett.

— Ah bon ? s’indigna-t-elle. Tu ne répondras qu’en présence de ton avocat ? Tu en es bien sûr, Marcus ?

Il ne chercha pas à se défendre.

— Je suis désolé, dit-il. Si ça ne concernait que moi, je t’aurais déjà tout raconté.

Elle ferma les yeux. Inspira profondément. Puis son regard se porta successivement sur tous les membres de l’équipe, qui détournèrent ou baissèrent les yeux chacun à leur tour. La dernière qu’elle défia ainsi en silence fut Jill.

— Vous vouliez dire quelque chose, mademoiselle ? lui demanda-t-elle.

— Non, fit Gayle d’une voix ferme.

— Pardonnez-moi, mais je ne m’adressais pas à vous, rétorqua Scarlett. Cette jeune fille est-elle mineure ?

— Non, dit Jill. J’ai dix-neuf ans et ma tante n’a pas à parler en mon nom. J’aimerais pouvoir vous renseigner, mais je ne suis au courant que de cette liste de menaces, que vous avez déjà.

— Comment savez-vous que je l’ai ? demanda Scarlett.

La résolution de Jill s’évanouit et c’est d’un air embarrassé qu’elle répondit :

— J’ai entendu ma tante en parler…

Consternée, Gayle ferma les yeux.

— Je vais te… Je préfère ne pas le dire, maugréa-t-elle. Je suis extrêmement déçue par ton comportement.

Scarlett afficha de nouveau son masque impassible.

— Combien de temps faudra-t-il à l’avocat pour venir ici ? demanda-t-elle posément.

— Il va arriver d’un moment à l’autre, répondit Lisette. Je l’ai appelé dès que Marcus m’a prévenue que Phillip était ici.

— Vous pensiez avoir besoin d’un avocat ? demanda Scarlett d’un ton soupçonneux.

— Rex est aussi l’ex-mari de Lisette, expliqua Marcus. Nous avons tous grandi ensemble. Ils ont divorcé et sont toujours amis.

— Je suis heureuse de l’apprendre, dit Scarlett d’un ton sarcastique.

Elle leva bien haut son téléphone portable avant d’ajouter :

— Il s’est déjà écoulé une heure depuis que l’homme que vous prétendez tous aimer a été laissé pour mort par son agresseur. J’ai perdu de précieuses minutes, avec vos tergiversations. Si vous êtes disposés à me dire quelque chose qui puisse m’aider à arrêter ce salaud, appelez-moi. Je vais dans le couloir. Parlez-en entre vous.

Elle se dirigea vers la sortie dans un silence assourdissant. Tous regardaient leurs pieds. Marcus ravala un grondement furieux. Scarlett avait raison. À cent pour cent. Phillip était en danger, et ils se comportaient comme des gamins idiots et égoïstes.

— Ils me protègent, dit-il en rattrapant Scarlett. Trouvons une pièce tranquille, et je t’expliquerai tout.

Elle ne daigna pas se retourner.

— Ne me fais pas perdre mon temps, Marcus, dit-elle avec aigreur.

— Tu n’as pas besoin de savoir qui a fait quoi, exactement, plaida Marcus. C’est moi, le responsable… C’est moi qui ai commis tous les actes illégaux. Je vais tout t’expliquer.

Elle tourna lentement les talons, et son regard bleu nuit, dubitatif, le foudroya.

— D’accord. Suis-moi.

Diesel se leva d’un bond, et Scarlett ouvrit de grands yeux, impressionnée par sa stature.

— C’est des conneries, aboya-t-il.

Il se tourna vers Gayle et, la mine contrite, lui dit :

— Excuse-moi pour le gros mot.

Gayle secoua la tête d’un air las.

— Je ne suis pas ta mère, répliqua-t-elle. Dieu merci.

Scarlett recula d’un pas afin de ne pas avoir à tendre le cou pour regarder le géant dans les yeux.

— Je ne crois pas que nous ayons été présentés, dit-elle.

— Il s’appelle Diesel Kennedy, intervint Marcus.

— Monsieur Kennedy, pouvez-vous me dire pourquoi ce sont des « conneries » ? demanda Scarlett.

Diesel désigna Marcus d’un signe du menton et répondit :

— Je suis aussi coupable que lui… Sans doute plus.

Stone se leva en lâchant un soupir.

— Moi aussi, marmonna-t-il.

— Moi aussi, murmura Lisette.

— Et moi aussi, dit Cal. Je m’appelle Calvin Booker, je suis le rédacteur en chef. Rien ne se décide au journal sans que j’en sois avisé.

Diesel haussa les épaules et, d’un regard appuyé, mit Marcus au défi de le contredire.

— C’est tous pour un et un pour tous, déclara-t-il solennellement.

— Mets-la en veilleuse, Diesel, dit Stone d’un ton excédé.

— Fermez-la tous les deux, ordonna Marcus.

Il désigna Gayle et ajouta :

— Elle n’est pas impliquée.

— C’est faux, protesta Gayle. Je suis au courant de tout : c’est moi qui tape les mémos.

— Vous aussi, vous êtes complice ? lui demanda Scarlett, effarée.

Marcus aurait préféré se couper une main plutôt que d’impliquer Gayle dans une affaire qui pouvait avoir des conséquences judiciaires.

— Non ! s’écrièrent à l’unisson Marcus, Stone, Diesel, Lisette et Cal.

— Comme vous voudrez, soupira Gayle. Vous êtes tous fous. Quand vous serez en prison, je vous apporterai des gâteaux avec des limes dedans.

— Un brownie, pour moi, s’il te plaît, bougonna Diesel.

Gayle se prit la tête à deux mains.

— Il faudra quand même que je vous parle, même si vous n’êtes pas complice, dit Scarlett à Gayle. Et à vous, ajouta-t-elle en se tournant vers Jill.

— Je n’ai rien à vous dire. Je n’ai rien fait, se défendit la jeune fille en haussant les épaules.

— Alors, allez vous asseoir avec votre tante là-bas, ordonna Scarlett en désignant un canapé à l’autre bout de la salle. Je vais m’entretenir avec vos collègues dans une autre pièce… Ne vous inquiétez pas, ajouta-t-elle à l’intention de Lisette, les médecins vous donneront des nouvelles de votre frère dès qu’il sera sorti du bloc opératoire.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 22 heures

Scarlett attendit que tout le monde soit assis autour de la table d’un petit cabinet de consultation. Marcus faisait grise mine. Il avait voulu assumer seul toute la responsabilité des actes de ses employés et amis — ce qui n’avait pas du tout surpris Scarlett.

Leur souhait de partager cette responsabilité tenait plus de leur loyauté envers leur patron que de leur volonté de dire la vérité, mais cela importait peu, du moment qu’ils collaboraient. Chaque seconde qui passait donnait à l’agresseur de Phillip plus de chances d’échapper à la police, voire de préparer une nouvelle tentative de meurtre. Dans de telles circonstances, la présence de Deacon aux côtés de Scarlett aurait été précieuse. Mais, au fond, elle ne regrettait pas qu’il soit resté sur la scène de crime avec l’agent Coppola. Les hommes étaient déjà trop nombreux autour d’elle, remontés à bloc, et la pièce était saturée de testostérone.

— Vous êtes bien installés ? demanda-t-elle. Ça va comme vous voulez ?

— Non, marmonna Stone. Ça ne va pas. Mais on est là, alors allons-y.

— Merci, dit Lisette à Scarlett. Pour le policier en faction devant le bloc opératoire. Ça me rassure, pour Phillip.

Scarlett lui adressa un sourire compatissant.

— C’est normal, dit-elle.

Elle avait demandé à un autre collègue de surveiller Jill et Gayle. Elle ne voulait pas qu’elles communiquent entre elles ni avec quiconque sans la présence d’un policier. Elle avait prétendu que c’était pour les protéger.

— Je comprends ce que vous ressentez, ajouta-t-elle. L’un de mes frères s’est fait tirer dessus, il y a quelques années. En fait, il a été opéré ici même, dans cet hôpital. Mes autres frères et moi, nous nous sommes relayés devant la porte de sa chambre en attendant qu’il soit en état de revenir à la maison.

— Il s’en est tiré ? Il va bien ? demanda Lisette avant de grimacer lorsqu’elle vit que Scarlett hésitait à répondre. Oh ! je vois… Toutes mes condoléances, inspectrice. Je ne savais pas…

— Non, il n’est pas mort, s’empressa de clarifier Scarlett. Il a survécu. Les chirurgiens sont excellents, dans cet hôpital. Mais… Phin a fait l’armée, et cet… incident a eu lieu après son retour d’Irak. Nous étions soulagés de le voir revenir indemne, et, peu après, il a reçu une balle pendant une bagarre, dans un bar… Ça fait longtemps qu’on n’a plus de ses nouvelles. Bref…

Elle n’avait pas fait cette digression sans arrière-pensée. Rien de ce qu’elle venait de dire n’était secret. À l’époque, le Ledger lui-même avait publié un article sur la bagarre au cours de laquelle Phin avait été touché. La querelle avait éclaté au sujet d’une femme. Évidemment… Phin avait toujours eu un caractère de cochon, même avant d’aller faire la guerre au Proche-Orient. Le Ledger avait sans doute relaté ses exploits à plusieurs reprises. Elle avait fait cette confidence dans l’espoir de gagner la confiance de Lisette et d’établir un lien avec celle d’entre eux qui avait le plus à perdre, puisque son frère serait en danger tant que son agresseur ne se retrouverait pas derrière des barreaux.

Tout comme Marcus, d’ailleurs. Lisette Cauldwell n’est pas la seule femme, dans cette pièce, qui risque de perdre un être aimé, songea Scarlett. Si Marcus était arrivé chez lui avant Phillip…

Elle s’assit entre Marcus et Diesel. Les énormes épaules de ce dernier débordaient largement sur la place de Scarlett, mais elle ne bougea pas d’un iota, obligeant Diesel à déplacer son siège de quelques centimètres pour ne pas la gêner. Cela provoqua une réaction en chaîne, car chacun dut en faire autant, Stone étant assis à côté de Diesel — et ses épaules étant presque aussi larges que celles de ce dernier. Elle attendit que tout le monde prenne sa place pour prendre la parole :

— Je suppose qu’il y a un rapport avec le Ledger

Elle sortit la liste que Marcus avait imprimée plus tôt dans la journée.

— Voici les menaces dont j’ai été informée, reprit-elle.

Elle se tourna vers Marcus et ajouta :

— Je suppose également qu’il s’agit d’une liste tronquée. Si tu m’avais envoyé la vraie liste, je l’aurais reçue quelques minutes après les vidéos… On est d’accord ?

Rouge comme une pivoine, Marcus hocha la tête. Il ressemblait à un petit garçon pris la main dans le pot de confiture.

— J’ai pensé que ça valait mieux, se défendit-il mollement. Mais je m’aperçois de mon erreur.

— Tu ne savais pas que tu étais visé, murmura-t-elle. Moi aussi, j’étais certaine que Tala était la seule cible dans cette affaire. Oublions tout ça et essayons de réfléchir ensemble.

Elle posa la liste sur la table et dévisagea tour à tour les amis de Marcus.

— Comment réussissez-vous à vous faire autant d’ennemis ? demanda-t-elle.

— Nous exigeons l’immunité, dit Stone posément. Surtout pour Gayle.

— Ah bon ? Je croyais qu’elle ne faisait que taper des mémos, répliqua Scarlett d’un ton pince-sans-rire. Et, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je ne vous ai pas énoncé vos droits pour vous signifier que vous étiez en état d’arrestation. C’est ce que vous voulez ? Que cet entretien soit un interrogatoire officiel ?

— Non, répondit Marcus. Voilà ce que nous faisons : nous ciblons des personnes maltraitantes et nous les poussons à quitter leurs foyers. Par tous les moyens possibles.

Elle cligna des yeux, prenant le temps de digérer cet aveu. Jusque-là, elle ne savait pas exactement ce que Marcus lui avait caché avec tant de soin. L’entendre de sa bouche lui fit un choc. Quand elle avait dit à Marcus qu’il était un protecteur, elle était sincère. Elle l’avait vu tendre la main à Tala avec tant de bonne volonté, tant de spontanéité… Comme s’il faisait cela tous les jours… Mais le fait que ses amis et lui aient pris tant de précautions pour dissimuler leurs actes la préoccupait.

— Vous enfreignez la loi ? demanda-t-elle.

— On fait un peu de piratage informatique, répondit Diesel d’un ton nonchalant. Et des fois, il nous arrive de… suggérer à certaines personnes de quitter la ville.

Scarlett esquissa un sourire.

— Si vous me rendiez une visite à l’improviste, monsieur Kennedy, et que je vous voyais sur le pas de ma porte, vous n’auriez pas besoin de me suggérer quoi que ce soit, dit-elle. Je prendrais mes jambes à mon cou avant même que vous ayez prononcé le moindre mot.

Flatté, Diesel la gratifia d’un large sourire.

— Merci, fit-il.

— Il n’y a pas de quoi. Comment choisissez-vous ces maltraitants ?

Les regards furtifs qu’échangèrent Marcus et ses complices arrachèrent à Scarlett un soupir agacé.

— Allez-y, enfin ! Je n’ai pas toute la nuit. Et Phillip non plus. Or, j’ai besoin de justifier la présence du garde devant le bloc opératoire. Il me faut un motif.

— Le plus souvent, on nous signale des cas, dit Marcus. Les personnes qui sollicitent notre intervention ne sont pas autorisées à transmettre ces informations. Divulguer leurs noms pourrait leur coûter les emplois qu’elles occupent dans les organismes sanitaires et sociaux, ce qui aurait des conséquences catastrophiques pour les gens qu’elles aident.

— Je vois, dit Scarlett. Ce sont des employés des services de protection de l’enfance, hein ? Je les comprends… Ça doit être frustrant de voir des salauds s’en tirer après avoir maltraité des femmes et des enfants.

— Ça arrive tous les jours, malheureusement, souffla Cal.

C’était la première fois qu’il parlait depuis qu’ils étaient entrés dans la pièce.

— Oui, tous les jours que Dieu fait, acquiesça-t-elle tristement. Moi aussi, j’ai souvent été tentée de « suggérer » à un de ces salauds de dégager…

— Et vous ne l’avez jamais fait ? s’enquit Stone, dont le regard venait de s’allumer.

— J’ai été tentée, Stone, c’est tout. Je n’ai rien dit d’autre… Donc, vous recevez des signalements… Je suppose qu’il s’agit de maltraitants qui sont assez malins pour échapper à la vigilance des services de protection de l’enfance. Et ensuite ? Que faites-vous ? Vous enquêtez pour trouver des preuves de leurs actes ?

— En quelque sorte, dit Marcus. Mais parfois, il n’y a rien, et il faut trouver autre chose…

— Trouver, ou fabriquer ? demanda-t-elle d’un ton lourd de sous-entendus.

— Trouver, la plupart du temps… Parfois, on doit se montrer plus… créatifs. Mais on ne fabrique jamais de preuves.

Cal se racla la gorge et dit :

— On pourrait appeler ça de l’incitation à commettre un délit, avec caméras sur les lieux du délit en question.

— Ça va sans dire, ironisa Scarlett.

Elle se tourna vers Diesel et lui demanda :

— C’est vous, le pirate informatique ?

— Oui, répondit-il fièrement. Mais je ne vole pas, moi… Je me contente de… farfouiller.

Scarlett ne put réprimer le sourire qui lui vint aux lèvres. Il était difficile de ne pas avoir de la sympathie pour cet ours mal léché.

— Dans quel but ? demanda-t-elle.

— Pour trouver des preuves… Parfois, c’est évident… Quand on tombe sur des vidéos pédophiles, par exemple… Parfois, il faut fouiller plus profond et trouver des indices d’évasion fiscale ou d’abus de confiance.

— D’évasion fiscale ou d’abus de confiance ? répéta Scarlett, surprise.

— Oui, ce sont des délits fédéraux, sévèrement punis, dit Lisette. Ça suffit à les expédier dans une prison fédérale… Et ça les éloigne de leurs familles, ce qui est le but de la manœuvre.

— Et quand ce n’est pas assez grave pour justifier des poursuites au niveau fédéral, précisa Cal, les gens qui ont commis ces délits financiers ne veulent pas que ça s’ébruite, et ils sont plus disposés à entendre raison quand on leur suggère de quitter le domicile familial.

— Cela s’appelle du chantage, murmura Scarlett.

— Comme vous y allez… Appelons plutôt cela de la persuasion, se défendit Cal.

— En tout cas, ça les éloigne de leurs victimes, dit Scarlett en s’efforçant de masquer son approbation. Mais j’imagine qu’ils reviennent tôt ou tard… Que faites-vous, alors ?

— Quand ils reviennent, ils s’aperçoivent que leur famille a déménagé, dit Marcus. Nous aidons les victimes à refaire leur vie si elles le souhaitent. Nous leur procurons de nouvelles identités, de nouveaux emplois… Nous avons aidé certaines femmes maltraitées à s’inscrire à l’université. L’une de nos protégées vient d’avoir son diplôme d’infirmière, une autre est devenue préparatrice en pharmacie. Une autre encore a fait des études de droit. Et il y en a une qui a repris la formation d’institutrice qu’elle avait interrompue parce qu’elle était couverte de bleus et qu’elle n’osait pas se montrer sur le campus. Toutes ces mères ont refait leur vie et ne se sentent plus isolées. Et leurs gamins ne vivent plus dans la peur…

Scarlett sentit sa poitrine se contracter. Le flot d’émotions qu’elle refoulait depuis si longtemps menaçait de déferler. Elle savait que Marcus était un être à part depuis le jour où elle avait entendu sa voix pour la première fois.

Je le savais… Non, je l’espérais. Je l’espérais de tout mon cœur.

— Pourquoi faites-vous tout ça clandestinement ? demanda-t-elle en regardant Marcus droit dans les yeux, pour bien lui montrer ce qu’elle ressentait.

— Parce que nous enfreignons certaines lois, murmura Marcus.

Son regard était aussi passionné que celui de Scarlett, malgré la présence des autres membres de son équipe.

— Nous piratons des ordinateurs. Nous « incitons » des gens à se séparer de leurs victimes, par un usage modéré mais illégal de la force… Nous fabriquons de faux papiers, de faux passeports et de faux certificats de naissance…

— Oui, grâce à votre imprimerie, murmura-t-elle.

Un regard à Cal lui apprit qu’elle avait vu juste. Il ouvrit les mains pour lui montrer ses doigts noircis par l’encre.

— En somme, vous utilisez les ressources du journal, ajouta-t-elle.

— Et notre savoir-faire, dit Cal. J’ai appris le métier sur le tas, à l’atelier, avant l’arrivée des ordinateurs.

— Si vous nous dénoncez, on sera obligés d’arrêter, gronda Diesel.

Scarlett secoua la tête. Ils se souciaient davantage d’avoir à cesser leurs activités de justiciers de l’ombre que d’être arrêtés et jetés en prison. Ou tués.

— Mais c’est dangereux, objecta-t-elle. Regardez ce qui est arrivé à Phillip.

— Phillip connaissait les risques qu’il prenait, dit calmement Lisette. Il était prêt à les prendre. Je veux que le type qui l’a blessé soit mis hors d’état de nuire, mais personne ici ne veut arrêter le combat. Si Phillip était présent parmi nous, il dirait exactement la même chose.

— Mais pourquoi ? s’étonna Scarlett en parcourant le petit groupe du regard. Qu’est-ce qui vous pousse à prendre tant de risques ?

— On a chacun nos raisons, éluda Diesel.

Et tous hochèrent silencieusement la tête pour approuver sa discrétion.

Scarlett comprit qu’elle n’obtiendrait pas de réponse à cette question, ou du moins pas dans l’immédiat.

— D’accord, fit-elle. Vous enfreignez certaines lois, vous expédiez certains maltraitants derrière les barreaux et vous en « incitez » d’autres à s’éloigner de leurs victimes…

Elle tapota sur la feuille de papier qui était posée devant elle et demanda :

— Y a-t-il un seul nom exploitable dans cette liste ?

— Non, avoua Marcus. C’est bien pour ça que je les ai choisis.

Évidemment. Puisqu’il ne lui avait pas fait d’emblée confiance. Mais elle-même s’était méfiée de lui, au début, lorsque Marcus n’était encore, à ses yeux, qu’un journaliste prêt à tout pour publier un scoop. Comme les choses avaient changé au cours de la journée !

— Je pourrais avoir la liste complète ? demanda-t-elle.

Marcus sortit une clé USB de sa poche.

— La voici, fit-il.

Il la posa dans la main ouverte de Scarlett, qu’il couvrit de la sienne un long moment.

— Il faudra que je t’aide à l’analyser, ajouta-t-il.

— On fera ça plus tard. Je voudrais que vous répondiez franchement à ma prochaine question, parce que je n’aimerais pas avoir une mauvaise surprise. Jusqu’où êtes-vous allés dans vos « persuasions » ? Quel « usage modéré mais illégal » de la force avez-vous fait ? Plus précisément, y a-t-il eu des plaintes pour violences portées contre vous ?

Il s’ensuivit un long silence. Scarlett sentit son cœur chavirer. Qu’ont-ils donc fait de si grave ? se demanda-t-elle anxieusement.

— Je ne crois pas, finit par avancer Diesel. Mais je n’en suis pas certain.

— Soyez plus précis.

— Eh bien, n’importe quel allumé peut porter plainte, dit Diesel en haussant les épaules. Donc, tout est possible.

Scarlett lâcha un soupir.

— Qu’est-ce que vous avez fait, au juste ? Il faut que je le sache, insista-t-elle.

Stone croisa les bras.

— On a peut-être été obligés de bousculer quelques connards, concéda-t-il. Il a pu leur arriver de tomber par terre…

— Ou de heurter une porte, ajouta Diesel. Ou d’essuyer un ou deux coups de poing.

— La seule fois où c’était vraiment grave, c’est quand les garçons ont dû passer à tabac un connard qui l’avait bien cherché, ajouta Lisette.

— Quels garçons ?

Stone secoua la tête.

— Pas moi, en tout cas, se défendit-il. Moi, j’ai un alibi en béton : j’étais en Colombie pour couvrir l’élection présidentielle.

Scarlett se tourna vers Marcus.

— Et toi ? lui demanda-t-elle.

— Le type a commis l’erreur d’envoyer le premier coup, dit-il fermement. Écoute, Scarlett, ce salopard sortait de prison. Il avait été condamné pour avoir infligé des sévices à ses propres enfants et à d’autres gosses du voisinage. Après avoir purgé sa peine, il a réussi à soutirer à la meilleure amie de sa fille la nouvelle adresse de son ex-femme et des enfants. Cette amie s’est rendu compte de son erreur et a prévenu sa copine qu’il allait débarquer. Son ex-épouse nous a aussitôt appelés.

— Et pourquoi pas les flics, plutôt ?

Nouveau silence prolongé autour de la table.

— Le mari violent, c’était un flic, finit par dire Marcus.

— Merde, fit Scarlett. Vous avez tabassé un flic ?

— Un peu, concéda Diesel.

— Beaucoup, rectifia Marcus. Et je ne le regrette pas. Il les aurait harcelés jusqu’à la mort. On a menacé de le dénoncer à sa hiérarchie, et il s’est jeté sur nous. On a donc dû le… convaincre de partir et on lui a ordonné de ne plus jamais remettre les pieds chez son ex. Il est reparti la queue entre les jambes… Mais j’avais peur qu’il revienne… Alors on a installé un système d’alarme chez elle, et on lui a offert un énorme chien de garde. Le type n’est jamais revenu. Il est mort quelques semaines plus tard, mais son décès n’a aucun rapport avec les coups qu’on lui a mis.

Scarlett se frotta les tempes, s’efforçant de se souvenir de cette affaire. Un flic condamné à de la prison ferme pour avoir infligé des sévices à sa femme et à ses enfants, cela n’arrivait pas tous les jours… Le nom et le visage de l’homme lui revinrent subitement en mémoire.

— Vous avez raison, dit-elle. Je le connaissais. C’était un vrai connard, qui adorait intimider les gens plus faibles que lui. Il est parti en Californie, et il est mort. Au cours d’une bagarre entre automobilistes, je crois… Ou dans un bar…

Elle plissa les yeux et demanda :

— Vous m’assurez que ce n’est pas vous qui l’avez tué ?

— Ce n’est pas nous, crois-moi, répondit Marcus. Notre… petite prise de bec avec lui est antérieure. Mais on ne peut pas dire que ça nous ait attristés. Quand il est mort, j’étais encore à l’hôpital. Stone était convalescent et ne sortait pas de chez lui. Diesel, Cal et Lisette faisaient tourner le journal.

Scarlett se tourna vers Diesel. Il soutint son regard sans ciller et dit fermement :

— Ce n’est pas moi. Ce connard s’est soûlé la gueule et il s’est mis à peloter une serveuse dans un bar. Le petit copain bodybuildé l’a mal pris. Maintenant, le gars est en taule, en attente de son procès. Je n’ai pas tué ce salopard…

Un rictus terrifiant lui déforma les lèvres lorsqu’il ajouta :

— Mais c’est moi qui ai écrit l’article sur sa mort.

— Je vois, murmura-t-elle en espérant ne jamais voir Diesel en colère.

Son sourire mauvais suffisait à vous hérisser les poils de la nuque. Elle se tourna vers Marcus.

— Il y a eu d’autres incidents de ce genre ? lui demanda-t-elle.

— Très peu. Dans la plupart des cas, une visite de Diesel suffit à raisonner les récalcitrants. Il n’a aucune peine à les convaincre. Il lui suffit de lever le petit doigt… Je te donnerai tous les détails quand on étudiera la liste tous les deux.

— Et les noms qui ne figurent pas sur la liste ? demanda Scarlett. Il doit bien y avoir des gens sur lesquels vous avez enquêté mais qui n’ont pas envoyé de menaces ?

— M. Arrogant, par exemple, dit Lisette. Phillip est allé interroger ses employés aujourd’hui…

— Ça n’expliquerait pas les coups de feu dans la ruelle et chez Anders, remarqua Marcus.

— Tu as raison, reconnut Lisette d’un ton découragé.

— Qui est M. Arrogant ? s’enquit Scarlett.

— Rich McKay, répondit Lisette. Un avocat d’affaires et vice-président d’une chaîne de grands magasins, Wesman-Peal.

— Les avocats savent comment contourner la loi, dit Scarlett avec une pointe d’aigreur. Quelle était la mission de Phillip ?

— Il devait interroger le personnel, répondit Marcus. Nous pensons que s’il était violent avec sa femme et ses enfants, il l’était peut-être aussi avec ses subordonnés. Phillip s’est fait passer pour un coursier.

— Nous pourrions donc nous fonder sur cette visite pour y aller et dire que la police s’intéresse aux déplacements de Phillip pendant la journée. Y a-t-il un autre cas en cours qui n’a pas donné lieu à des menaces ?

— Non, dit Stone. Depuis l’automne, on n’a pas fait grand-chose, en fait.

Depuis le meurtre de Mikhail.

— Nous venons de nous remettre au boulot, précisa Marcus.

— Je vois, dit Scarlett. Mais je ne crois pas que M. Arrogant puisse être impliqué dans la tentative de meurtre contre Phillip. Si c’est bien toi la cible, Marcus, le tireur devait t’attendre là-bas, à moins qu’il ne nous ait suivis jusqu’à la maison d’Anders.

Marcus pâlit subitement.

— Oh ! merde, fit-il, Delores…

— Quel rapport avec Delores ? dit Stone en se raidissant.

— Nous sommes passés chez elle avant d’aller chez Anders, répondit Marcus. C’est elle qui a identifié le caniche que Tala promenait dans le parc. C’est grâce à ça qu’on a su qu’il appartenait aux Anders. Nous sommes allés directement du refuge de Delores à Hyde Park…

Stone blêmit à son tour et marmonna :

— Le tueur aurait pu s’en prendre à elle, bordel de merde…

D’une main tremblante, il ouvrit son téléphone portable et appuya sur une touche de numérotation abrégée, sous le regard surpris de ses collègues. Au bout d’un moment, il se détendit et dit dans l’émetteur :

— Je voulais savoir si vous étiez ouverts… Merci.

— Tu as son numéro sur ton portable ? s’étonna Marcus.

Les joues pâles de Stone se teintèrent instantanément du rouge le plus vif.

— Oui, se contenta-t-il de répondre.

— Pourquoi voulais-tu savoir si le refuge était ouvert ? demanda Diesel, intrigué.

Stone lui décocha un regard âpre et farouche.

— Laisse tomber, tu veux, menaça-t-il. Je m’inquiète pour elle, isolée comme elle est au fin fond de la cambrousse. Donc, je l’appelle de temps en temps, pour savoir si tout va bien…

— Loveland, ce n’est pas vraiment le fin fond de la cambrousse, fit remarquer Scarlett.

Stone reporta sa colère contre elle.

— Elle vit toute seule au milieu de nulle part, répliqua-t-il. Si quelqu’un débarquait chez elle, elle serait sans défense.

Scarlett préféra ne pas insister. Les sentiments de Stone ne la regardaient pas. Mais elle pouvait au moins apaiser ses craintes.

— Elle a un gros chien de garde et je lui ai appris le maniement des armes à feu. Et elle tire bien, croyez-moi. Pas la peine de vous faire du mauvais sang pour elle.

— Merci, marmonna-t-il. C’est bon à savoir.

— J’enverrai un agent chez elle pour vérifier qu’il n’y a pas de problème là-bas, dit-elle. Et je vais lui demander d’aller dormir chez un ami pendant quelques jours.

Stone ne fit aucun commentaire, mais il lui adressa un regard reconnaissant.

— Merci, murmura Marcus en pressant son genou contre celui de Scarlett.

Elle posa sa main sur la sienne.

— C’est normal, dit-elle. C’est une femme intègre et courageuse. Et c’est mon amie. Vous devriez envisager de renforcer la sécurité dans les locaux du Ledger. Et peut-être même celle de vos domiciles personnels. Surtout la maison de ta mère, Marcus, qui est seule avec Audrey. Et celle de Gayle, aussi. Elle ne risque rien tant qu’elle est avec nous, mais il va bien falloir qu’elle rentre chez elle pour dormir. Comme ils ont échoué avec Phillip, ils vont peut-être récidiver.

— On aurait dû y penser avant, grogna Stone.

Il rédigea un bref message tout en disant :

— Je suis en train de contacter l’entreprise qui assure la sécurité des dîners qu’Audrey organise pour collecter des fonds. Je vais leur demander de poster des vigiles devant les deux maisons et à l’entrée du Ledger.

— Le chauffeur de ma mère, dit Marcus, est un ex-soldat, et sa femme de chambre est formée aux arts martiaux, donc elle n’est pas sans protection…

— Je leur envoie un texto quand même, fit Stone en continuant de pianoter sur le clavier de son téléphone. Je leur demande d’être sur leurs gardes.

— J’ai déjà demandé que des voitures de patrouille passent régulièrement devant chez elle, dit Scarlett. Mais je n’ai pas pu obtenir une protection policière permanente. N’oubliez pas de dire à vos gardes de se coordonner avec le CPD.

— Merci, inspectrice. C’est sympa de votre part.

— Ce n’était qu’un coup de fil. Votre mère a traversé beaucoup d’épreuves, je veux qu’elle se sente en sécurité. Et qu’elle le soit réellement.

— Et maintenant, inspectrice ? demanda Marcus d’un ton sérieux, mais en lui prenant tendrement la main.

— On va étudier cette liste… Mais il y a encore quelque chose qui cloche. Tala a reconnu son agresseur, cette nuit. J’en suis certaine.

Marcus leva la tête vers le plafond et lâcha un soupir empreint de lassitude.

— Tu as raison. Ça ne…

Mais il n’acheva pas sa phrase car, à cet instant, la porte s’ouvrit et un chirurgien aux traits tirés fit son apparition.

— Je cherche Mlle Cauldwell, dit-il. L’infirmière de garde m’a dit que je pourrais la trouver ici…

Ils se levèrent tous d’un même mouvement, y compris Scarlett. Elle ne lâcha pas la main de Marcus.

— C’est moi, articula Lisette d’une voix tremblante.

— Votre frère est sorti de la salle d’opération, dit le médecin. Sa blessure est grave, mais il a de bonnes chances de survivre. La personne qui lui a prodigué les premiers soins a fait du bon boulot. Il a fallu lui itransfuser un litre et demi de sang. Il est encore sous anesthésie générale et va être transféré en unité de soins intensifs. Les prochaines vingt-quatre heures seront cruciales. On sera fixés demain.

Le chirurgien les salua d’un geste de la tête et sortit de la pièce.

Lisette enfouit sa tête dans les bras de Cal en versant des larmes de soulagement et d’angoisse à la fois.

Marcus s’affaissa sur sa chaise, serrant bien fort la main de Scarlett et tremblant d’émotion contenue. Elle lui caressa les cheveux de sa main libre, colla son ventre contre la joue de Marcus et sentit son cœur se serrer lorsqu’il s’abandonna contre elle et lui passa le bras autour de la taille. L’âpreté de son étreinte laissait penser qu’il n’avait pas été réconforté ainsi depuis longtemps. Et Scarlett se demanda si, comme elle, il avait refusé jusque-là d’admettre qu’il en avait besoin.

En cet instant de communion avec Marcus, elle ne se souciait guère du regard des autres. Même si Isenberg et le commissaire divisionnaire avaient débarqué dans la pièce à ce moment-là, Scarlett n’aurait pas repoussé Marcus. D’autant plus qu’elle sentait sa chemise en coton se mouiller : il pleurait, lui aussi, et ne voulait laisser personne le voir.

Scarlett se pencha et lui chuchota dans le creux de l’oreille :

— Tu as entendu ce qu’a dit le docteur… Tu as probablement sauvé la vie de Phillip. Marcus, tu n’es ni coupable ni responsable de ce qui est arrivé. Le coupable, c’est le type qui a tiré sur Phillip…

Marcus frissonna et resserra son étreinte autour de la taille de Scarlett.

— Écoute-moi bien, Marcus O’Bannion, murmura-t-elle. Tous les membres de ton équipe savaient qu’ils prenaient des risques, et ils l’assument. C’est peut-être l’un d’eux qui a découvert ce qui a incité quelqu’un à vouloir ta mort. Tu n’as pas à porter seul ce fardeau…

Elle lui embrassa brièvement le cou, juste au-dessous de l’oreille, et l’entendit avec soulagement étouffer un petit rire.

— Phillip va s’en tirer, Marcus, ajouta-t-elle. Il faut que tu aies foi en lui.

— Tu ne recules devant rien, inspectrice, dit-il tout bas.

Il ferma les yeux, frotta ses joues humides contre elle et enfouit doucement son visage dans sa chemise pour étancher ses larmes.

— Seulement quand j’y suis contrainte, répliqua-t-elle. Alors, ne m’oblige pas à te montrer de quoi je suis capable.

Il esquissa un sourire en coin, lui lâcha la main et s’essuya les joues du bout des doigts. Elle réajusta son blouson subrepticement pour dissimuler la trace de ses larmes. Elle s’attendait à le voir arborer une expression stoïque lorsqu’il leva la tête, mais ce qu’elle lut dans ses yeux lui coupa le souffle. Elle avait déjà eu le loisir d’y découvrir toute une palette d’émotions : la souffrance et le désir, la colère et le remords… Mais, en cet instant, il la regardait avec un désir si visible, si intense, si insatiable, qu’elle en fut bouleversée. Ce regard avide attisait le feu qui dormait en elle. Elle eut de nouveau envie de l’attirer contre elle — mais pas pour le réconforter, cette fois.

Et elle l’aurait fait si Diesel ne s’était pas poliment raclé la gorge avant de demander :

— Euh, vous avez encore besoin de nous ? Cal et moi, on doit retourner au journal. Il faut boucler l’édition de demain.

Scarlett inspira en fermant les yeux, essayant de se maîtriser. Lorsqu’elle les rouvrit, Marcus la regardait encore comme un loup affamé. Elle se força à pivoter et leva les yeux vers Diesel.

— Je crois que j’en sais assez pour me mettre au travail, dit-elle. J’aurai peut-être d’autres questions à vous poser, plus tard.

Diesel la dévisagea d’un air amusé.

— En fait, vous n’allez pas nous arrêter, si j’ai bien compris…

— Pour quelle raison ? La police n’a reçu aucune plainte officielle contre vous. À vous de faire en sorte que ça n’arrive pas.

Tout sourire, Diesel fit le tour de la table pour aller embrasser Lisette sur les deux joues.

— Je reviendrai plus tard, lui dit-il. Les médecins ne nous laisseront pas entrer dans l’unité de soins intensifs avant un certain temps. Je te relaierai cette nuit, pour que tu puisses dormir un peu.

— Je ne crois pas que j’y arriverai, fit Lisette en reniflant. Je crois que je vais rester ici pour le regarder respirer.

— Viens, ma chérie, dit Cal à Lisette en la prenant par le bras. Gayle nous attend.

Marcus se leva, lui aussi, et se dirigea vers la porte, mais il s’arrêta sur le seuil lorsqu’il vit que Scarlett restait immobile.

Elle était sur le point de le suivre, mais elle s’aperçut que Stone était resté assis, les bras croisés et les traits déformés par une moue suspicieuse.

— Je te rejoins dans deux minutes, dit-elle. Je voudrais dire un mot à Stone, d’abord.

Marcus jeta un regard d’avertissement à son frère avant de se tourner vers elle.

— Je te retrouve dans le hall, dit-il en la fixant intensément. Il faut qu’on examine cette liste ensemble.

Quand il la regardait avec ces yeux affamés, ce n’était pas à la liste qu’elle pensait. Mais il fallait qu’ils se débarrassent de cette tâche pour éloigner le danger de Marcus… Pour qu’il reste en vie. Elle hocha la tête.

— Évite de t’approcher des fenêtres, lui recommanda-t-elle.

Marcus exécuta une parodie de salut militaire.

— Oui, chef !