Chapitre 35
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 20 h 45
Scarlett trouva la salle d’attente du bloc opératoire pleine de gens, parmi lesquels, à sa grande surprise, ses propres parents. Jackie Bishop était assise à côté de Della et lui tenait la main. Marcus était assis entre sa mère et le père de Scarlett.
La fiancée de Deacon, Faith, avait pris place à gauche de son oncle Jeremy et lui tenait la main — celles de Jeremy étaient toujours gantées pour cacher les traces de brûlures — et Audrey, impassible, s’était installée à la droite de celui-ci.
Jill occupait le fauteuil voisin, mais c’était sur les genoux de Keith qu’elle avait posé la tête. Ses yeux étaient fermés, mais des larmes filtraient entre ses paupières et coulaient sur ses joues, mouillant le pantalon de Keith. Le regard du mari de Jeremy était paternel et bienveillant, chose inhabituelle chez lui, tandis qu’il lui caressait les cheveux. Cette scène touchante rappela à Scarlett que Jill était à peine sortie de l’enfance. Elle se souvint aussi de la justesse des prévisions de la jeune fille. Il s’était passé exactement ce qu’elle avait dit redouter : sa tante courait le plus grand danger à cause des risques qu’avaient pris Marcus et son équipe.
Lisette et Diesel partageaient un canapé. Ils paraissaient tous deux abasourdis, hagards. Tous, à l’exception des parents de Scarlett, semblaient hébétés.
Ils avaient revêtu des gilets pare-balles apparents — qui semblaient tristement déplacés en un tel lieu. Marcus avait ôté son casque, mais il l’avait porté, comme promis.
Scarlett lui déposa un baiser sur le front.
— DJ n’a rien lâché, lui chuchota-t-elle dans le creux de l’oreille. Je suis désolée. J’ai rarement été confrontée à quelqu’un d’aussi obstiné.
— Je m’y attendais, même si j’espérais le contraire, dit Marcus d’un ton fataliste.
— J’ai passé le relais à Kate. Des nouvelles de Stone ?
— Il est toujours en salle d’opération. Deacon l’a accompagné dans l’ambulance, mais il est reparti tout de suite au… sur la scène de crime. Stone est resté conscient pendant tout le trajet, et il l’était encore quand les infirmiers l’ont emmené en salle d’opération…
Il voulut ajouter quelque chose mais se ravisa après avoir jeté un regard en coin à sa mère.
Scarlett fit un petit signe d’acquiescement, comprenant qu’il lui en dirait davantage en tête à tête. Elle remarqua le regard embrumé de Della Yarborough. La mère de Marcus n’était pas complètement dans les vapes, mais il était clair qu’elle avait pris des cachets.
Scarlett se pencha pour embrasser sa propre mère sur la joue.
— Salut, maman, je ne m’attendais pas à te trouver là.
— Ton père m’a appelée pour me dire qu’il ne rentrait pas dîner, et il m’a parlé de Marcus… Si tu tiens à ce garçon, alors nous y tenons aussi, Scarlett. Voilà pourquoi nous sommes ici.
Scarlett sentit son cœur se gonfler.
— Merci, maman…
Elle se tourna vers la mère de Marcus.
— Mme Yarborough, dit-elle prudemment. Je… J’aurais préféré que nous nous rencontrions dans des circonstances plus heureuses…
— Vous pouvez m’appeler Della, dit-elle en se forçant à sourire brièvement. Alors, vous et Marcus… ?
Scarlett sentit ses joues s’empourprer.
— Oui, madame. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient…
— Et si j’en voyais ?
— Sauf votre respect, madame, je resterais avec lui quand même.
Cette fois, le sourire de Della dura un peu plus longtemps avant de s’estomper.
— Vous êtes venue à l’enterrement de Mikhail, dit-elle, alors que rien ne vous y obligeait.
— Je me devais d’y aller, dit Scarlett.
Elle hésita puis haussa les épaules et ajouta :
— Je vais aux enterrements de toutes les victimes… Je pense que c’est ce qu’il faut faire.
Della hocha très lentement la tête.
— Vous, dit-elle, vous vous entendrez bien avec Marcus… Donc, non, Scarlett, je n’y vois vraiment aucun inconvénient.
— Ouf, souffla Scarlett en souriant. J’ai eu peur, pendant deux ou trois secondes…
Elle jeta un coup d’œil en coin à sa propre mère, qui lui fit un petit signe d’encouragement.
— Vous savez où est Gayle ? demanda soudain Della.
— Non, madame, pas encore, répondit-elle. Mais nous la cherchons.
Elle entendit un bruissement derrière elle et se retourna. Jill s’était levée. Son regard était sombre, ses yeux rougis par les larmes.
— Ça ne suffit pas, dit-elle d’un ton glacial. Vous avez des suspects en garde à vue… Vous, la super-flic, faites-les parler… Faites-leur dire où ce salaud a emmené ma tante.
Scarlett se releva lentement, se sentant soudain très lasse.
— Je ne suis pas une super-flic, Jill, murmura-t-elle. Nous ne sommes pas dans une série télévisée, mais dans la vraie vie. Les suspects ne se mettent pas toujours à table. Parfois, j’ai envie de les étrangler pour leur faire cracher la vérité. Mais je n’ai pas le droit de le faire.
— Essayez la ruse, suggéra Jill.
Mon Dieu, ce qu’elle est jeune et naïve.
— En général, quand ils sont assez idiots pour se faire piéger, c’est qu’ils le sont assez pour que je n’aie même pas besoin de leurs aveux, parce qu’ils ont laissé des preuves accablantes. Malheureusement, les gens qui ont enlevé votre tante sont loin d’être idiots.
Jill ne parut pas convaincue.
— Passez un accord avec eux, alors.
— C’est impossible, Jill. Ils ont tué trop de gens. Ils ont acheté et revendu des familles entières pour les réduire en esclavage. Et des enfants, Jill… Des enfants innocents, pour les livrer à des pervers. Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’ils ont dû endurer… Vous pensez vraiment que votre tante voudrait que ces criminels sortent de prison, et recommencent à martyriser d’autres familles ?
Les épaules de Jill s’affaissèrent, et elle se remit à sangloter.
— Ce sont des tueurs… Et ils ont enlevé ma tante…
Scarlett lâcha un soupir et prit la jeune fille dans ses bras. Elles restèrent un moment serrées l’une contre l’autre. Puis Jill serra les poings et se mit à marteler les clavicules de Scarlett, si violemment que celle-ci vacilla sur ses jambes.
— Vous devez la ramener à la maison ! explosa-t-elle en levant le poing, visiblement prête à frapper Scarlett au visage. Allez la chercher, au lieu de faire semblant de vous intéresser à elle !
Scarlett entendit Marcus et Jonas se lever derrière elle. Sans se retourner, elle leur fit signe de ne pas bouger et immobilisa fermement la jeune fille.
— Vous allez venir avec moi, lui ordonna-t-elle. On va aller faire un tour, toutes les deux.
— Euh… Scarlett ? murmura Faith d’un air inquiet. Rappelle-toi que ce n’est qu’une gamine.
Scarlett leva les yeux au ciel.
— Enfin quelqu’un pour s’apercevoir que je suis une teigne ! railla-t-elle. J’avais peur de m’être ramollie.
Quelqu’un rit tout bas dans la pièce, ce qui fit baisser la tension qui y régnait. Même Jill esquissa un pâle sourire, mais cela ne fit que raviver l’irritation de Scarlett.
— Mais tu sais quoi ? demanda-t-elle à Faith. Elle a dix-neuf ans et elle est assez âgée pour essayer de flanquer son poing dans la figure d’une flic. Alors, elle va m’écouter, la gamine… Ne t’inquiète pas, Faith, on va juste mettre les choses au clair.
Jill abandonna toute résistance et suivit docilement Scarlett dans une autre salle d’attente, plus petite et déserte. Scarlett la lâcha et Jill se frotta le poignet.
— Vous m’avez fait mal, se plaignit-elle.
— Vous appelez ça « faire mal » ? Merde alors ! Vous avez de la chance que je ne vous aie pas brisé les deux bras.
— Vous n’oseriez pas, dit Jill, intimidée.
— Vous avez raison. Parce que je sais me contrôler, moi. Autrement, vous auriez déjà pris une bonne claque. Je n’ai qu’une chose à vous dire : comportez-vous comme une adulte. Vous avez peur et vous êtes furieuse, j’ai compris. Mais vous n’êtes pas la seule à aimer Gayle et à s’inquiéter pour elle. Par contre, pour ce qui est de piquer une colère de gamine capricieuse… C’est la première et dernière fois que je vous préviens. Je passe l’éponge sur les coups que vous venez de me donner. Mais la prochaine fois que vous me touchez, je ne réponds plus de rien. C’est compris ?
— Oui, dit Jill d’une voix boudeuse.
— Très bien. Si vous tenez absolument à jouer les sales gosses, restez dans cette pièce, seule dans votre coin. Si vous voulez aider votre tante, reprenez-vous.
— Je vais rester ici, décida Jill en s’asseyant.
— Comme vous voulez.
Scarlett se tourna vers la porte, mais son taux d’adrénaline retomba brusquement. L’épuisement la gagna d’un seul coup et elle se laissa tomber dans un fauteuil à côté de Jill.
Jill lui jeta un regard dédaigneux.
— Je ne peux pas être seule dans mon coin en compagnie de quelqu’un d’autre, observa-t-elle.
— Et si vous essayiez de la fermer, pour voir ?
— On dirait Stone.
— Merci pour le compliment.
Jill pouffa de rire puis soupira.
— Excusez-moi de vous avoir frappée, dit-elle d’un air contrit. Je ne sais pas pourquoi j’ai réagi comme ça.
— Sans doute parce que vous étiez paumée, et que j’étais à portée de vos petits poings. Mais ne recommencez jamais.
— J’ai compris. Vous allez bien ? Vous êtes toute blanche…
— La journée a été longue. Il faudrait que je mange un morceau, mais je n’ai pas le courage de me lever. Je crois que j’ai épuisé mes dernières réserves d’énergie en vous amenant dans cette pièce.
— J’ai un Snickers. Je peux le partager avec vous, proposa Jill.
Scarlett accepta, et engloutit sa part.
— Bon, je me sens déjà moins teigneuse, fit-elle, revigorée par le sucre.
— Oh ! vous n’êtes pas si teigneuse. J’ai vu pire.
— C’est trop aimable.
Jill resta silencieuse pendant plus d’une minute.
— Je sais ce qu’ils font, finit-elle par dire.
— Qui donc ?
— Marcus, Gayle, Lisette et les autres. Ils se servent du Ledger pour révéler publiquement des affaires de maltraitance ou pour communiquer les résultats de leurs enquêtes aux flics, afin que les maltraitants aillent en taule.
— Et comment l’avez-vous appris ?
— J’ai constaté que plusieurs menaces figurant sur la liste ne correspondaient pas à des articles publiés dans le Ledger. Alors, pourquoi menacer Marcus ? Je les ai comparées avec les arrestations effectuées ces dernières années par la police locale. Presque toutes les personnes qui avaient envoyé des menaces au Ledger avaient été arrêtées et emprisonnées, pour des actes de maltraitance ou pour d’autres délits, notamment fiscaux… Je ne suis pas aussi idiote que Marcus a l’air de le croire.
— Il ne vous prend pas du tout pour une idiote, Jill. C’est bien pour ça que vous l’inquiétez. Il sait que vous êtes intelligente, mais il n’est pas sûr de votre loyauté.
— Ma loyauté, elle va à Gayle. C’est elle qui m’a fait entrer au Ledger. Elle est ma seule famille.
— Vous croyez que Marcus n’est pas au courant de ça ?
— Peut-être que si… D’ailleurs, le malaise de Gayle, ce n’était pas vraiment sa faute. Elle avait des problèmes cardiaques, mais elle n’en parlait pas.
— Ce n’était pas très malin de sa part.
— Elle a sa fierté. Et elle ne voulait surtout pas inquiéter Marcus et Stone. Elle est toujours très prudente avec eux, elle marche sur des œufs… On dirait qu’elle a peur qu’ils cassent.
— C’est peut-être ce qui va leur arriver.
— Mais non, grogna Jill. Ils n’ont peur de rien.
— Vous avez votre portable ?
— Oui. Pourquoi ?
— Vous devriez faire une recherche sur Google. « Matthias Gargano », « Lexington » et « 1989 ».
Scarlett ferma les yeux. Le petit cri de Jill apprit à Scarlett qu’elle avait trouvé les articles sur l’enlèvement de Marcus et de ses frères.
— Oh ! mon Dieu, fit-elle. Je ne savais pas que Stone et Marcus… Ils avaient un petit frère ?
— Oui. Il est mort. Gayle s’est occupée de Marcus et de Stone par la suite. Elle les a connus quand ils n’étaient que des petits garçons traumatisés… C’est un souvenir qui n’a pas dû s’effacer de sa mémoire. Et de la leur non plus.
— Oui… Et ensuite, Mikhail… Pas étonnant que Della se gave de somnifères. À sa place, je ferais pareil. Pauvre Gayle ! La mort de Mikhail l’a tellement fait souffrir… À l’époque, je me disais : Et moi ? Je compte pour des prunes, ou quoi ? Je ne comprenais pas.
— Maintenant, ça doit être plus clair. La balle est dans votre camp.
— J’ai été odieuse, hein ?
— Ouais.
— Je vais essayer de m’améliorer, promit Jill en souriant.
— Parfait, approuva Scarlett.
Les yeux toujours fermés, elle continua à parler, en partie pour se maintenir éveillée, mais surtout pour éviter à Jill de repenser au kidnapping de sa tante.
— Je vous dois quand même un compliment, dit-elle. La crise cardiaque de Gayle a été indirectement causée par les efforts de l’équipe de Marcus. Là-dessus, vous avez vu juste.
— Comment est-ce que vous le savez ?
— J’écoutais à la porte, hier matin, quand Gayle parlait à Marcus de la lettre qu’elle lisait ce jour-là. La femme menaçait de tuer une personne chère à Marcus parce qu’à cause des révélations qu’il avait faites sur lui, son mari s’était suicidé en prison. Et comme Mikhail était porté disparu à ce moment-là…
— Mince, soupira Jill. C’est tombé au mauvais moment. J’aurais dû lui donner la lettre tout de suite. Elle n’aurait pas eu à s’inquiéter pour Mikhail.
Scarlett ouvrit les yeux.
— Que voulez-vous dire ? Quand l’avez-vous reçue ?
— La semaine d’avant. Gayle était en congé maladie… Elle était très fatiguée. J’ai rangé la lettre dans un tiroir fermé à clé en attendant, comme d’habitude. Ensuite, j’ai moi-même dû prendre un congé pour préparer mon mémoire pour la fac, et je lui ai remis la lettre le jour de mon retour au travail… C’est-à-dire le jour de sa crise cardiaque. Après, on a appris que Mikhail avait été retrouvé mort. Je sais qu’il était encore vivant quand la lettre est arrivée. Si je la lui avais donnée avant, elle n’aurait pas eu un tel choc.
Scarlett fronça les sourcils. Il y avait quelque chose qui clochait là-dedans, mais elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Elle sortit de sa poche les feuilles de papier pliées que Stone avait imprimées plus tôt dans la journée.
— C’est quoi ? demanda Jill.
— Les notes que Stone a rédigées pour l’article qu’il a publié dans le Ledger sur Woody McCord, le mari de la femme qui a envoyé la lettre de menace.
Scarlett se leva et se mit à arpenter la pièce en les lisant. Mais pas à voix haute. Elle ne voulait pas partager ces informations avec Jill avant d’en avoir le cœur net.
Au bout d’un moment, elle s’arrêta de marcher et nota les dates clés au verso de l’une des feuilles.
— Quel jour avez-vous reçu cette lettre, Jill ?
— C’était un jeudi. Je m’en souviens parce que le lendemain, c’était Halloween et que je devais aller à une fête avec Mikhail et ses amis. Nous sommes allés acheter des déguisements…
Elle détourna les yeux avant d’ajouter :
— C’est la dernière fois que je l’ai vu vivant. C’est le lendemain qu’il a fugué.
— Je suis désolée de remuer des souvenirs douloureux, mais c’est important, insista Scarlett.
— Pourquoi ? demanda Jill en fronçant les sourcils. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Je le sens, répondit Scarlett en grimaçant. Ça peut paraître étrange, mais j’ai appris à me fier à mon intuition.
— C’est peut-être vrai que vous êtes une super-flic, après tout, dit Jill avec une pointe de sarcasme.
— Non, le super-flic, ce serait plutôt Deacon. Il a une mémoire incroyable…
Elle jeta un coup d’œil aux notes qu’elle venait de griffonner hâtivement.
— Si vous avez reçu cette lettre jeudi, reprit-elle, elle a dû être postée le lundi ou le mardi… Mercredi au plus tard.
— Et alors ? demanda Jill. Où voulez-vous en venir ?
— Je ne le sais pas encore.
Scarlett remit en forme ses notes et en fit un tableau chronologique.
Lun. 27-10 — merc. 29-10 : Leslie McCord écrit ses lettres et les poste.
Merc. 29-10 : Woody McCord dit à son avocat qu’il est disposé à donner des noms.
Jeu. 30-10 : Jill reçoit la lettre au Ledger.
Jeu. 30-10 : W. McCord est retrouvé mort, pendu dans sa cellule (meurtre ou suicide ?).
Lun. 3-11 : L. McCord meurt d’une overdose (date estimée à l’autopsie).
Merc. 5-11 : Gayle lit la lettre et a un malaise cardiaque.
Jeu. 6-11 : Le corps de Leslie est retrouvé chez elle (selon rapport de police).
En le relisant, Scarlett comprit ce qui lui avait échappé. Cela veut dire que Leslie McCord a écrit une lettre mentionnant la mort de son mari avant que celui-ci meure ! Elle leva les yeux de ses notes et croisa le regard de Jill.
— Il faut que je voie cette lettre, dit-elle.
— Encore une de vos intuitions ?
— Oui. Vous connaissez la combinaison du coffre de votre tante ?
— Non. J’ai essayé de la trouver, un jour, mais je n’ai pas réussi.
Scarlett aurait parié que Diesel en était capable.
— Venez avec moi. Vous ne pouvez pas rester seule ici, ce n’est pas prudent.
Jill se leva en faisant la moue.
— Mais alors pourquoi est-ce que vous m’avez dit de rester là, tout à l’heure ?
— Parce que j’étais trop fatiguée pour penser clairement. Maintenant, ça va mieux. Mon cerveau s’est remis à fonctionner.
Scarlett revint dans la salle d’attente principale et tomba en pleine dispute. Marcus et Diesel s’étaient dressés l’un contre l’autre. Deacon tentait, avec l’aide du père de Scarlett, de calmer les deux hommes.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda-t-elle. C’est à cause de Stone ?
Diesel haletait comme un soufflet de forge.
— Non, fit-il sans quitter Marcus des yeux. Il est toujours en chirurgie…
La mâchoire de Marcus était verrouillée, ses poings crispés. Scarlett écarta doucement Diesel, couvrit de ses mains les poings de Marcus, les porta à son menton et attendit qu’il se calme.
Trente secondes plus tard, il s’était légèrement détendu et avait posé la tête sur l’épaule de Scarlett.
— Il a appelé, murmura-t-il.
— Qui ?
— L’homme qui a enlevé Gayle.
Oh merde. Elle dut respirer un bon coup, pour ne pas perdre elle-même son sang-froid. Elle ferma les yeux un bref instant et les rouvrit en se promettant de rester calme. Pour Marcus.
— Laissez-moi deviner… Il veut faire un échange ? demanda-t-elle.
— Dans le mille, lâcha Diesel, toujours furieux.
Marcus leva la tête, s’efforçant visiblement de se maîtriser.
— Ta gueule, Diesel, ordonna-t-il.
— Et toi, bien sûr, tu veux y aller, dit-elle à Marcus.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 21 h 15
— Dis donc, c’est vrai qu’elle est intelligente, ta nana, Marcus, ironisa Diesel. Enfin, peut-être pas tant que ça, puisqu’elle traîne avec un mec suicidaire.
Marcus grinça des dents si fort qu’une douleur aiguë lui vrilla le crâne. Il fallait qu’il oublie Diesel et qu’il se concentre sur Scarlett. Elle l’observait d’un œil froid et clinique.
— Diesel, gronda Marcus, si tu ne la fermes pas…
— Quoi ? le défia Diesel en écartant les bras. Tu vas me frapper ? Vas-y. Je vais t’en coller une ou deux en retour. Ça fera peut-être rentrer un peu de bon sens dans ta putain de tête.
— Euh… Excusez-moi, intervint une infirmière qui venait d’apparaître dans l’embrasure de la porte. Faut-il que j’appelle la sécurité ?
— Non, dit Marcus.
— Non, madame, marmonna Diesel. Pas la peine.
Scarlett tenait toujours dans ses mains les poings fermés de Marcus.
— Bon, dit-elle posément. Quelqu’un de sensé peut me raconter ce que j’ai raté ?
Deacon se racla la gorge.
— Nous pensons, dit-il, que c’est Sweeney qui a appelé, parce que Stone nous a décrit le tueur et que ça correspond à l’homme qu’on voit avec Alice sur la photo. Sweeney a dit que Gayle était entre ses mains. Il exige que Marcus se présente à l’entrée du Shawnee Lookout Park, à minuit. Sweeney a promis d’échanger Gayle contre Marcus. Marcus veut y aller. Il a un plan, qu’il ne nous a pas encore exposé. Diesel l’a traité de cinglé. Ma position est plus mitigée…
Il se tourna vers Jonas et lui demanda :
— Je n’ai rien oublié, monsieur ?
— Non, je ne crois pas, répondit Jonas.
— Bon, réfléchissons, dit Scarlett d’un ton égal.
Elle se maîtrisait tellement que Marcus craignit que la tension qu’elle refoulait finisse par la faire exploser. Il la comprenait. Lui-même devait réprimer sa forte envie de taper sur quelque chose… Et de préférence sur Diesel.
Jonas posa une main prudente sur l’épaule de Marcus et lui demanda :
— Vous êtes calmé ?
— Pas encore, avoua Marcus.
— Qu’a dit Sweeney, exactement ? intervint Scarlett. Mot à mot ?
Marcus plongea une main dans sa poche et sortit son téléphone portable.
— Je l’ai enregistré, dit-il. C’est le numéro de portable de Gayle qui s’est affiché…
— Il ne faut pas que Jill entende, objecta Scarlett.
— Je reste, déclara Jill. Allez-y, Marcus…
— La bande-son n’est pas trop horrible, chuchota-t-il dans l’oreille de Scarlett. Je ne lui montrerai pas la vidéo…
— Mon Dieu, murmura-t-elle.
Marcus appuya sur MARCHE et redressa les épaules, se préparant à réécouter cette brève mais terrible conversation.
— Allô ? C’est Gayle ?
Marcus tressaillit au son de sa propre voix, pleine d’espoir. En entendant de nouveau le petit rire malsain de son correspondant, Marcus sentit des tentacules d’acier lui serrer le cœur.
— Non, Marcus, ce n’est pas Gayle. Mais elle est avec moi. Vous m’avez causé beaucoup d’ennuis, ces derniers temps. Allons droit au but. Rendez-vous à l’entrée du Shawnee Lookout Park à minuit. Je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder. Retrouvez-moi là-bas, et je mettrai Gayle dans votre voiture, vivante et libre de rentrer chez elle.
— Comme les employés du Ledger que vous avez massacrés ? demanda Marcus, glacial.
— Ça, c’était une petite revanche. Je vous l’ai dit, vous me causez bien des soucis. Si vous ne venez pas, Gayle mourra. À vous de choisir. Et je ne vous conseille pas d’appeler les flics.
Marcus interrompit la lecture, craignant la réaction de sa mère.
— Voilà, dit-il. En gros, c’est tout.
— Passe l’enregistrement en entier, dit Della d’une voix lasse. Ça n’a plus d’importance, maintenant.
— D’accord, soupira Marcus.
La voix de Ken Sweeney résonna de nouveau dans la pièce :
— Vous savez ce qui est arrivé à votre mère quand elle a prévenu les autorités, il y a vingt-sept ans. Il ne faudrait pas que l’histoire se répète, hein ?
— Qu’est-ce qui me prouve que Gayle est en vie ?
— Posez-lui la question, disait Sweeney d’un ton doucereux.
— Marcus ! fit Gayle, d’une voix qui semblait faible et brisée. Je t’interdis d’accepter. Je…
— Minuit, l’interrompit laconiquement Sweeney.
L’enregistrement était terminé.
— Et ça donnait quoi, sur la vidéo ? demanda tout bas Scarlett à Marcus.
Marcus se pencha, huma le parfum de chèvrefeuille avant de répondre :
— Gayle est dans une cage, ligotée…
Il hésita avant de préciser :
— Et entièrement dévêtue.
— Elle a un bandeau sur les yeux ?
— Non.
— Je crois qu’il faut partir du principe qu’il ne la relâchera pas vivante. Il faut déterminer l’endroit où elle est séquestrée. Avant minuit…
Jill étouffa un gémissement. Lisette se leva du canapé où elle s’était assise, hébétée, depuis qu’elle avait appris que Cal et les autres étaient morts. Elle prit Jill dans ses bras et la serra bien fort.
— Vous avez une idée, inspectrice ? demanda-t-elle. Parce que, moi, je n’arrive pas à réfléchir.
— Ça fait partie de sa stratégie, dit Scarlett. Ruiner le moral de l’adversaire, pour l’empêcher de se concentrer et de prendre les bonnes décisions… Deacon, tu as essayé de localiser l’appel ?
— Vince est en train de s’en occuper, répondit-il. Mais il n’a pas beaucoup d’espoir. Il sait déjà que l’appel n’a pas été passé avec le portable de Gayle, sinon il l’aurait déjà localisé. Sweeney a dû trouver le moyen de faire croire que c’était le numéro de Gayle, tout en appelant depuis un téléphone jetable.
Marcus s’y attendait. Un criminel de cet acabit n’aurait pas commis une erreur aussi grossière.
— Et le disque dur ? demanda Scarlett à Deacon. Et les copies des fichiers de McCord ? Vince a trouvé quelque chose ?
Deacon secoua la tête.
— Rien qui puisse nous permettre de localiser Sweeney, hélas, répondit-il.
— Diesel, savez-vous percer les coffres-forts ? demanda Scarlett.
Tous les regards convergèrent vers elle.
— Tu veux qu’il perce un coffre-fort ? s’étonna Marcus.
— Oui. Alors, Diesel, vous en êtes capable, oui ou non ? Sinon, j’envoie une équipe de techniciens chez Gayle tout de suite… Mais ça risque de nous faire perdre du temps.
— Pourquoi est-ce que vous voulez que j’ouvre son coffre ?
— Il y a une lettre dedans qui m’intéresse.
— Tu parles de la lettre que Leslie McCord a envoyée au Ledger ? demanda Marcus. Pourquoi veux-tu la lire ?
— Parce qu’elle a écrit cette lettre plusieurs jours avant la mort de son mari. Jill m’a dit que ce courrier était arrivé une semaine avant que Gayle l’ouvre…
Elle sortit une feuille de papier de sa poche et la lui tendit.
— Ce n’est peut-être pas grand-chose, ajouta-t-elle, mais c’est notre seule piste. Et le temps presse.
Marcus parcourut le tableau chronologique que Scarlett avait griffonné.
— Tu as raison, il y a quelque chose de louche… Diesel ?
Diesel jeta un regard gêné à Deacon Novak et à Jonas Bishop.
— Je peux peut-être le faire, fit-il avec circonspection.
— Personne ne va vous coffrer, Diesel, alors arrêtez votre cirque, siffla soudain Scarlett. Mais je vous tuerai de mes propres mains si vous ne me répondez pas clairement. Est-ce que vous pouvez forcer ce putain de coffre, oui ou non ?
Diesel écarquilla les yeux et hocha la tête.
— Oui, répondit-il.
Elle lui saisit le bras et le poussa vers la porte.
— Alors, allez-y, nom de Dieu ! ordonna-t-elle d’une voix exaspérée. Jill, donnez vos clés à Deacon. Deacon, peux-tu accompagner Diesel et m’appeler dès qu’il aura ouvert le coffre pour me dire ce qu’il y a dans cette lettre ? Moi, je reste ici… Je vais réfléchir à un plan.
Deacon se leva immédiatement.
— Oui, m’dame, fit-il.
Puis il déposa un baiser sur les lèvres de Faith et lui dit :
— Je t’appelle dès que possible.
Après le départ de Deacon, on aurait pu entendre une mouche voler. La mère de Scarlett était bouche bée, son père contenait un sourire. Marcus se sentit stimulé, en dépit de son angoisse. Une fois de plus, Scarlett l’avait aidé à se reprendre.
— Excuse-moi, maman, dit-elle. Mais je suis comme ça.
— Je sais, Scarlett ! Mais je… Et dire que je m’inquiétais au sujet de tes aptitudes professionnelles…
Scarlett se frotta les mains et dit à Marcus :
— Il faut mettre au point un plan, monsieur O’Bannion.
— Et sans tarder, inspectrice Bishop, répliqua-t-il.
— Un plan où tu n’aies pas à te livrer à cet assassin.
— Je suis ouvert à toutes les suggestions, dit-il.
Elle se renfrogna, déglutit et lui dit :
— Je t’en veux encore terriblement d’y avoir pensé ne serait-ce qu’un seul instant.
Il l’attira vers lui et lui embrassa le front.
— Je sais. Mais il s’agit de Gayle, et elle est terrifiée. Moi aussi, d’ailleurs…
Scarlett s’assit à une table, dans un coin de la salle d’attente.
— Il nous faudrait un moyen de localiser ce Sweeney…, dit-elle. Mais nous ne savons même pas si c’est sa véritable identité.
Lisette s’assit en face d’elle.
— J’ai passé deux heures, avant le… la fusillade, à écumer les bases de données. Kenneth Sweeney n’existe pas en ligne. Pas plus que Demetrius Russell, d’ailleurs.
— Ce sont des noms d’emprunt, dit Scarlett. Ce qui n’a rien d’étonnant, s’agissant de criminels aussi bien organisés. Kate m’a dit la même chose. Elle s’est renseignée sur la voiture qu’Alice conduisait, cet après-midi. C’est une voiture volée. Quand j’ai quitté le CPD, l’un des assistants de Tanaka tentait de décoder les téléphones d’Alice et de DJ, en espérant trouver des adresses, des contacts…
Marcus s’assit à côté de Scarlett.
— Écoute, lui dit-il, il faut partir du principe qu’on ne va pas arriver à le localiser à temps…
Il fit apparaître une carte du parc sur l’écran de son téléphone portable.
— Ce qu’il nous faut, reprit-il, c’est un plan qui me fasse entrer dans le parc et en sortir vivant.
— Ce serait préférable, dit Scarlett.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 22 h 15
Ken finit de ranger ses vieilles photos dans sa valise. Il n’emportait que ce qu’il ne pourrait pas remplacer. Les photos, le premier dollar que Demetrius et lui avaient gagné… Le trophée qu’il avait gagné en jouant au football américain à la fac… Et les petites boucles d’oreilles de sa mère, avec de minuscules brillants, qui avaient une valeur sentimentale. Il ne lui restait aucun autre bijou de famille. Il les avait vendus depuis longtemps…
À l’époque, il avait eu besoin de cet argent pour pouvoir garder la maison de ses parents. Et c’était justement pour n’avoir jamais à la vendre qu’il avait fondé son entreprise avec Demetrius.
Il prit quelques vêtements de rechange et un peu d’argent liquide — mais pas trop pour ne pas alerter les policiers lors des contrôles de sécurité à l’aéroport. Il emportait également les documents nécessaires à l’ouverture d’un compte bancaire dès son arrivée en Polynésie. Il avait déjà payé les six premiers mois de loyer de sa maison à Bora Bora, en virant une somme importante à l’agence de location depuis un compte ouvert dans un paradis fiscal sous un nom d’emprunt.
— Je crois que je suis prêt, murmura-t-il.
— Tu allais partir sans dire au revoir ?
Ken se retourna lentement. Sean se tenait dans l’embrasure de la porte, les bras croisés. Il ne semblait pas en colère. Tant mieux. Je ne veux pas être obligé de le tuer, lui aussi.
— Je comptais t’appeler, une fois arrivé à destination, dit-il. Pour te proposer de me rejoindre là-bas…
— Là-bas ? Mais où, exactement ?
— Qu’est-ce que tu es venu faire ici ? demanda Ken.
La dernière fois que Sean était venu dans la maison familiale, c’était avant la « disparition » de sa mère, quelques années auparavant. Ken savait très bien où était passée cette dernière… Il avait lui-même fait disparaître son corps dans le broyeur à bois.
— Tu as vu les infos ? demanda Sean
— Non, j’étais trop occupé. Pourquoi ? Il y a un problème avec Alice ?
— Pas que je sache. Mais un type avec une cagoule est entré au siège du Ledger et il s’est mis à tirer sur les employés avec un fusil d’assaut AR-15. Il y a six morts et un blessé. Une disparue. Et quatre survivants.
Ken ne cilla pas, mais il bouillonnait intérieurement. Comment ça ? Un blessé ? Quatre survivants ?
— C’est terrible, dit-il. Marcus O’Bannion est mort ?
— Pourquoi faire semblant ? demanda Sean, perplexe. Je sais que tu cherches à liquider O’Bannion.
— L’habitude, sans doute.
Ken ferma sa valise et demanda :
— Rien d’autre ?
— Les flics ont embarqué DJ.
Ken s’assit sur le bord du lit, stupéfait.
— Comment ont-ils su ?
— La salle de sport… Tu te souviens ? Alice surveillait O’Bannion après son accident, pour qu’on soit sûrs qu’il n’allait pas reprendre son enquête sur McCord. DJ s’est inscrit dans la même salle, ils ont commencé à s’entraîner ensemble avec Alice, et il a aussi parlé plusieurs fois à O’Bannion. Soit Alice a parlé de DJ aux flics, soit O’Bannion a été appelé à témoigner et il l’a reconnu. En tout cas, les flics l’ont cueilli à la salle de sport en début de soirée.
— Et ça va ? Il tient le coup ?
— Pour l’instant oui, selon mes informations. Il ne leur a pas dit un mot. Pourquoi est-ce que tu t’es senti obligé de faire un carnage au Ledger ?
— Je n’ai jamais dit que c’était moi, répliqua Ken en plissant les yeux. Et même si c’était moi, ça ne te regarde pas.
— Si, ça me regarde ! Alice et DJ sont en garde à vue, les flics vont bientôt nous tomber dessus. Après ce massacre, ils ne vont pas lâcher le morceau. Et O’Bannion non plus.
— Ne t’inquiète pas pour O’Bannion. J’en fais mon affaire.
Ken tendit à Sean un dossier qu’il avait préparé.
— Là-dedans, il y a tout ce que tu dois savoir… Les fournisseurs, les clients, les tarifs, les bénéfices… L’entreprise est à toi, maintenant.
— Ou plutôt ce qu’il en reste, dit Sean sans décroiser les bras. Après ce qui s’est passé au Ledger, j’ai comme l’impression que c’est foutu… S’ils sont un tout petit peu malins, les clients vont nous fuir comme la peste.
Ken jeta le dossier sur le lit.
— Comme tu voudras, dit-il. Mais réfléchis bien… Tous les autres sont morts ou en taule, tu pourras diriger la boîte comme tu l’entends.
— Je viens de te dire qu’il n’y a plus rien à diriger. Et plus rien dans la caisse non plus. Les comptes de l’entreprise ont été vidés. Je me demande bien qui a pu siphonner le fric, dit Sean d’une voix railleuse.
— Baisse d’un ton, grogna Ken. Parles-en à Joel. Il m’a dit qu’il avait constaté que des grosses sommes avaient été transférées sur des comptes offshore ouverts par Reuben et Demetrius. Reuben doit être aux Caraïbes à l’heure qu’il est, avec une fille sur chaque genou.
— C’est là que tu vas ? Aux Caraïbes ?
— Non. Quand je serai arrivé, je te dirai où je suis. Et tu pourras me rejoindre, si tu veux.
— Et Alice ?
— Elle s’est fait attraper par les flics, Sean. Nous savons tous quel est le prix à payer quand on échoue…
Il prit sa valise et son sac de voyage, passa devant son fils et descendit l’escalier. Sean le suivit.
— Qui est la femme dans la cage ?
— Tu n’es pas au courant ? Moi qui croyais que tu savais tout…
— Tu as l’intention d’attirer O’Bannion ici…
— Non.
Sean lui saisit le bras.
— Mais alors où ? Tu vas agir tout seul, papa ? Tu vas affronter O’Bannion sans l’aide de personne ?
Ken lui adressa un sourire condescendant.
— Pourquoi, tu te portes volontaire ? Toi ?
Sean plissa les yeux.
— Ce type a fait l’armée dans un corps d’élite.
— Et alors ? J’étais tout seul quand j’ai débarqué au Ledger, et j’ai buté trois vigiles armés…
— Mais tu as laissé cinq survivants, sans compter la femme dans la cage. Stone O’Bannion a survécu à ses blessures.
— On s’en fout. Personne n’a vu mon visage. Et maintenant, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je dois me préparer pour un rendez-vous.
Il se dirigea vers le garage pour charger ses bagages dans sa voiture. Mais Sean lui emboîta le pas.
— Où est le fric, Ken ?
— Je n’en sais rien, gronda-t-il. Tire-toi. Je n’ai rien à te dire.
Il lui tourna le dos pour ranger le sac et la valise et ne comprit son erreur que lorsqu’il sentit le canon d’un pistolet s’enfoncer dans ses reins.
— Maintenant, dit Sean, il va falloir que tu sois un peu plus coopératif, papa.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 22 h 15
— Non, dit Isenberg d’un ton catégorique.
Elle était arrivée à l’hôpital soi-disant pour les aider à mettre un plan sur pied. Ce qui signifiait, en gros, qu’elle entendait dire point par point à Marcus ce qu’il pouvait faire ou pas.
— Nous ne pouvons pas encourager l’usage de civils en tant qu’appâts dans des négociations avec des preneurs d’otage.
Scarlett, Jonas et le patron de Deacon, Zimmerman, avaient demandé à Isenberg de se joindre à cette cellule de crise improvisée, installée dans la salle de réunion où Scarlett avait interrogé, la veille, les gens du Ledger.
Par respect pour la supérieure de Scarlett, Marcus avait accepté qu’elle les rejoigne. Mais il n’avait pas l’intention de se laisser dicter sa conduite.
Marcus haussa les épaules et se cala dans le fauteuil qu’il avait choisi délibérément — c’était celui qu’avait occupé Stone, la veille. Cela le rapprochait de son frère, en quelque sorte, mais cela lui rappelait aussi ce qui était en jeu.
— Sauf votre respect, lieutenant, dit-il, c’est à moi de faire ce choix.
— Vous choisissez donc de vous faire tuer ?
Isenberg avait posé cette question d’un ton sarcastique, mais son regard trahissait une sincère inquiétude — ce qui aida Marcus à maîtriser, autant que possible, son humeur.
— Non, lieutenant, répondit-il. Mais cet homme doit être mis hors d’état de nuire. Il a tiré sur mon frère et l’a laissé pour mort…
Le regard de Marcus tomba sur la chaise vide qui séparait Isenberg de Zimmerman, et ses mains se mirent à trembler. C’était la chaise où Cal était assis, la veille.
— Sweeney a tué une personne qui était comme un grand frère pour moi. Il l’a abattu de sang-froid, ainsi que cinq autres innocents. Comme si leurs vies ne valaient rien. Il vend des êtres humains… des familles, des enfants… comme s’ils étaient des animaux…
Il songea à Gayle, à la terreur qu’elle devait ressentir, et sa colère monta d’un cran.
— Il a enlevé une femme qui est comme une mère pour moi…
Il dut s’interrompre pour se racler la gorge.
— Alors, pardonnez-moi, mais c’est ma famille, c’est à moi de m’en occuper.
Isenberg se hérissa.
— Mais vous avez besoin de mes subordonnés, il me semble, objecta-t-elle sèchement.
Marcus se raidit. Il avait demandé de l’aide uniquement à Scarlett. Mais Isenberg, Zimmerman et Jonas Bishop avaient insisté pour mobiliser plus de policiers.
— Sweeney doit être arrêté, insista-t-il. Il doit payer pour ses crimes. Aujourd’hui, il fait une fixation sur moi… Ce qui fait de moi votre meilleur atout.
Isenberg plissa les yeux et ouvrit la bouche, mais Zimmerman la précéda.
— Moi aussi, je veux qu’il paie, monsieur O’Bannion, dit-il calmement. Mais je tiens à ce qu’on s’y prenne intelligemment.
Marcus s’apprêtait à répliquer et à les envoyer paître en termes très crus, lorsqu’un petit signe de tête de Scarlett l’empêcha de tout gâcher en cédant à son humeur.
— Que proposez-vous d’autre ? demanda-t-elle en regardant successivement Isenberg et Zimmerman, puis son père. Nous allons poster des tireurs d’élite autour du lieu de rendez-vous. Là… et là…
Elle désigna plusieurs points sur la carte qui était dépliée sur la table.
— Kate Coppola est elle-même une tireuse d’élite et Adam sait très bien se servir d’un fusil, lui aussi.
Ils avaient fait appel à Adam Kimble, le cousin de Deacon, et il avait accepté sans hésiter. Marcus savait que cet inspecteur chevronné ne s’était pas porté volontaire pour ses beaux yeux, mais pour être aux côtés de Scarlett, avec qui il avait fait équipe pendant de longues années, et de Deacon. Faith allait bientôt devenir la cousine par alliance d’Adam, et, comme elle était déjà la cousine de Marcus, tout cela restait dans la famille.
— Nous bénéficierons du soutien d’un hélico et une équipe de maîtres-chiens se tiendra prête, en cas de nécessité, poursuivit Scarlett. Une unité d’intervention du FBI sera également mobilisée au sol, prête à nous épauler. Marcus aura une protection blindée intégrale, contrairement à Stone, qui ne portait qu’un simple gilet pare-balles cet après-midi, quand il avait été fauché par Sweeney.
Les projectiles que tiraient les fusils d’assaut transperçaient le kevlar comme du beurre fondu, et Stone avait une chance inouïe d’être vivant. Les quinze balles qui l’avaient atteint n’avaient endommagé aucun organe vital. C’était du moins ce que leur avait dit le chirurgien, lorsqu’il était venu faire un point tandis que Stone était encore sur le billard. Il avait exprimé son « bon espoir » que Stone s’en tirerait.
Mais cela n’avait pas suffi à rassurer Marcus. Il aurait fallu qu’il entende la voix de Stone.
— Que proposez-vous d’autre ? répéta Scarlett.
— Rien, pour l’instant, dit Zimmerman.
— Je ne sais pas, avoua Isenberg. Mais j’ai un mauvais pressentiment.
Scarlett lui adressa un sourire crispé. Elle aussi, elle était angoissée. Marcus le devinait à son regard anxieux et à la manière dont elle lui tenait la main sous la table.
— Ce n’est pas l’idéal, évidemment, dit Scarlett. Sweeney a choisi le lieu et l’heure. Il a l’avantage. Si j’arrive à déterminer où il séquestre Gayle dans la prochaine demi-heure, nous passerons au plan « prise d’assaut » et nous tenterons de la libérer. Faute de quoi, Marcus fera semblant d’accepter l’échange, jusqu’à ce qu’on récupère Gayle. À ce moment, Adam et Kate neutraliseront Sweeney et nous l’arrêterons. Voilà le plan. Sauf si vous avez une meilleure idée.
Isenberg se tourna vers Jonas Bishop, son égal dans la hiérarchie du CPD.
— Vous avez parlé à votre fille ? lui demanda-t-elle.
— Oui. Elle est prête à démissionner si vous l’empêchez de suivre ce plan. Je vous demande donc de bien réfléchir avant de prendre une décision.
Isenberg tressaillit.
— Quoi ! s’exclama-t-elle.
Marcus se tourna vers Scarlett et lui jeta un regard désemparé.
— Non… Tu ne démissionneras pas. Pas à cause de moi.
— Ça, c’est à moi d’en décider.
— Je suis vraiment navré, lieutenant, dit Marcus à Isenberg.
Elle le dévisagea un instant puis il l’entendit, à sa grande surprise, lâcher un petit rire.
— Il y a de quoi, en effet, dit-elle…
Elle se tourna vers Scarlett et lança :
— D’accord, inspectrice. Vous avez mon feu vert, même si tout cela ne me plaît pas beaucoup.
— Bien, chef, dit Scarlett.
— Et oubliez cette histoire de démission. Jamais je n’en serais arrivée à demander votre suspension. J’aurais d’abord sollicité votre transfert.
— C’est bon à savoir, murmura Scarlett.
Elle consulta son téléphone et ajouta :
— Il va bientôt falloir y aller… Et Deacon ne m’a toujours pas envoyé de texto au sujet de Diesel et du coffre-fort de Gayle. Je préfère ne pas le rappeler… Il n’aime pas qu’on le harcèle.
— Ils vont nous envoyer un message toutes les trente minutes pour faire le point, lui rappela Marcus. Deacon est très ponctuel.
— Je sais, dit-elle. Mais je pensais qu’ouvrir un coffre-fort prenait moins de temps que ça. À la télé, ils font ça en cinq minutes.
— Si Diesel avait réussi à l’ouvrir en moins de cinq minutes, j’aurais été tenté de l’arrêter, plaisanta Jonas. Mais je n’aurais pas osé te contrarier, Scarlett.
— J’ai appelé une équipe d’experts en coffres-forts qui travaille pour le CPD, dit Isenberg. Ils étaient sur une autre intervention à l’autre bout de la ville. Ils vont peut-être mettre un peu de temps à arriver chez Gayle, mais…
On entendit frapper à la porte, et Faith passa la tête dans la pièce.
— Excusez-moi de vous déranger, dit-elle, mais une personne voudrait parler à Marcus.
Elle ouvrit la porte, et Marcus ouvrit de grands yeux surpris en découvrant la petite bonne femme qui se tenait devant lui.
— Delores ?
Scarlett se leva pour lui serrer la main.
— Il y a un problème, Delores ? lui demanda-t-elle.
— Peut-être, dit-elle. C’est pour ça que je suis venue.
Elle était toute pâle et avait les yeux rougis par les larmes.
— Delores s’occupe du refuge pour chiens où j’ai trouvé Zat, expliqua-t-elle à son père en conduisant Delores dans la pièce.
— J’ai appelé l’hôpital, mais ils n’ont rien voulu me dire, répondit Delores. Où est Stone ? Comment va-t-il ?
Surpris, Marcus jeta un coup d’œil en coin à Scarlett et constata qu’elle était aussi perplexe que lui.
— Le chirurgien est optimiste… Stone va s’en tirer, même s’il est très grièvement blessé.
Les épaules de Delores se détendirent
— Alors il est vivant ? Oh ! merci mon Dieu !
Elle se laissa tomber dans un fauteuil et enfouit son visage dans ses mains.
— J’étais tellement inquiète ! dit-elle, les larmes aux yeux. Je suis venue ici dès que j’ai entendu la nouvelle aux infos.
Marcus se souvint de la réaction de Stone quand il avait cru Delores en danger. Il y avait décidément anguille sous roche.
— Mais vous n’avez rencontré Stone que deux ou trois fois, dit-il prudemment.
— En fait, je le vois souvent, avoua-t-elle. Il m’apporte des fournitures pour le refuge au moins une fois par semaine. Il porte les sacs qui sont trop lourds pour moi. Il m’aide à nettoyer les cages. Il m’a demandé de lui promettre de n’en parler à personne. Je crois qu’il avait peur qu’on le prenne pour un grand benêt sentimental. Hier soir, il m’a dit que vous aviez été suivis, hier, quand vous êtes passés me voir, et qu’un tueur pouvait connaître mon nom. Il a monté la garde devant ma porte. Toute la nuit.
— Stone ? fit Marcus, qui n’en revenait pas. C’est bien de mon frère que vous parlez ?
— C’est vrai ? fit Faith, tout aussi abasourdie.
— Tout à fait vrai, répondit Delores en esquissant un sourire. Il est vraiment adorable. Il n’est même pas entré. Il s’est assis sur la terrasse et il a travaillé sur son ordinateur toute la nuit. Le pauvre, il s’est fait dévorer par les moustiques. Il m’avait promis de revenir ce soir, mais comme je ne le voyais pas venir, je me suis inquiétée. Je l’ai appelé, mais il n’a pas répondu… J’ai allumé la télé et j’ai appris ce qui s’était passé au Ledger.
— Nous ne savions pas que vous vous inquiétiez tant pour lui, dit Scarlett. Sinon, nous vous aurions appelée. Malheureusement, nous allions sortir, Marcus et moi, quand vous êtes arrivée. Nous serons bientôt de retour… Mais Faith va rester ici.
Faith posa un bras sur l’épaule de Delores.
— Je vais vous présenter à tout le monde, lui dit-elle.
— Non, non, je ne veux surtout pas déranger…
Elle jeta à Scarlett un regard où se mêlaient l’espoir et l’anxiété.
— Soyez prudente, murmura-t-elle.
— Je le serai, ne vous inquiétez pas… Tu es prêt ? demanda Scarlett à Marcus.
La mâchoire crispée, il hocha la tête.
Isenberg se leva et le dévisagea d’un air sévère.
— Ceci n’est pas une opération suicide, monsieur O’Bannion, dit-elle. Si vos vies sont en danger, n’insistez pas et repliez-vous.
Marcus s’abstint de tout commentaire. Il ne voulait pas lui fournir un prétexte d’annuler l’opération, mais il était hors de question qu’il ne tente pas tout ce qui était en son pouvoir pour délivrer Gayle.
Isenberg leva les yeux au ciel.
— Je vous aurai prévenu, marmonna-t-elle.
Elle marcha jusqu’à la porte, l’ouvrit et passa la tête dans le couloir.
— Vous pouvez me donner le sac, maintenant, dit-elle à l’agent de police qu’elle avait laissé à la porte.
L’agent entra dans la pièce et remit un sac à dos à Isenberg, qui le jeta dans les mains de Marcus. Le sac était très lourd. Il l’ouvrit, et son cœur se serra lorsqu’il comprit ce qu’Isenberg venait de faire.
— Une couverture thermique, une trousse de secours, de l’eau, des barres protéinées, un coupe-boulon, énuméra-t-il.
Il se tourna vers Scarlett et précisa :
— Pliable pour qu’il soit plus facilement transportable.
Scarlett gratifia sa chef d’un regard reconnaissant.
— Pour libérer Gayle, murmura-t-elle. Merci, Lynda.
— Ne faites pas de bêtises, Scarlett, c’est tout ce que je vous demande. Dernière chose… L’agent Coppola dirige cette opération et vous devez lui obéir.
Le sourire reconnaissant de Scarlett s’évanouit.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
— Parce que vous êtes investie émotionnellement dans cette opération, répondit Isenberg. Je veux vous voir revenir tous les deux vivants. Si Coppola vous demande de décrocher, vous avez intérêt à obtempérer. C’est bien compris ?
— Oui, chef, dit-elle abruptement.
Elle se dressa sur la pointe des pieds et embrassa son père.
— À plus tard, papa, fit-elle.
Jonas la regarda droit dans les yeux.
— Ta chef a fait le bon choix. Il faut lui obéir.
— Je sais, chuchota-t-elle. Mais je ne suis pas obligée d’aimer ça.
Elle reposa ses talons à terre et dit d’une voix résolue :
— Allons-y.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 22 h 18
Ken inspira profondément et conserva son calme, malgré le pistolet qu’il sentait contre son dos. Le pistolet dont le menaçait son propre fils… Il s’était déjà trouvé dans des situations plus tendues mais, là, Sean avait eu l’avantage de la surprise.
— Moi qui croyais que si l’un de mes enfants tentait un coup de force, ce serait plutôt ta sœur, dit-il d’un ton narquois.
— Surprise-surprise, ironisa Sean en enfonçant un peu plus le canon du pistolet dans les reins de Ken. Avance… Lentement… Au moindre geste brusque, je te fais sauter la cervelle.
Ken se mit à marcher, évaluant attentivement la démarche de son fils, son équilibre mais aussi sa manière de tenir l’arme. Sean n’avait jamais été sur le terrain. Il n’avait aucune expérience en la matière, contrairement à Ken. Sa main tremblait, et il marchait un peu trop près de lui. Ken ne doutait pas qu’il pourrait le désarmer facilement. Mais il voulait d’abord savoir ce que Sean avait derrière la tête.
— Pourquoi ? demanda Ken d’une voix faussement apeurée.
— Avance et tais-toi.
— Si c’est pour l’argent, on peut en discuter…
Sean éclata de rire.
— Ce n’est pas pour l’argent, dit-il. L’argent, je l’ai déjà récupéré… Ton compte offshore est vide.
Ken trébucha, sincèrement surpris. Personne ne connaissait l’existence de ce compte, ni le nom d’emprunt sous lequel il l’avait ouvert.
— Tu mens, fit-il.
— Ah bon ? dit Sean avec désinvolture. Vous me traitez de menteur, monsieur William Bosley ?
Ken étouffa un juron mais ne perdit pas son calme. Puis Sean énonça les chiffres du numéro du compte bancaire en question, et Ken sentit son estomac se liquéfier.
— Comment as-tu fait ? demanda-t-il.
— J’ai utilisé les mêmes moyens que ceux qui m’ont permis de découvrir que tu nous suivais à la trace grâce à nos portables. Je suis l’expert en informatique, dans cette boîte, après tout. C’est moi qui contrôle tous les logiciels, toutes les machines et toutes les données. Absolument tout.
Ken lui avait fait confiance. Quelle erreur !
— Mais pourquoi ? demanda-t-il à nouveau.
— Pourquoi ? répéta Sean. C’est sérieux, comme question ?
— Quand je pose une question, c’est pour entendre la réponse, dit Ken d’un ton abrupt. Ne joue pas avec moi. Je t’ai demandé pourquoi tu te comportes comme ça avec moi.
— Parce que ma mère n’est pas partie avec son prof de yoga, dit Sean d’un ton acerbe. Parce qu’elle ne m’a pas abandonné, même si tu as voulu me le faire croire pendant des années. Elle n’est pas partie de son plein gré… Tu l’as assassinée.
Et merde…
— D’où tiens-tu ça ?
— C’est Reuben qui m’a raconté comment tu l’avais tuée… Et comment tu t’étais débarrassé de son corps… Il m’a avoué qu’elle était dans une fosse, avec les autres gens que tu as tués pendant toutes ces années…
La voix de Sean était tremblante mais sa poigne s’affermit sur la crosse du pistolet.
— Espèce de salaud ! dit-il. Tu l’as balancée dans le broyeur !
— C’est faux ! mentit Ken. Et pourquoi Reuben t’aurait-il raconté un truc pareil ?
— Parce que j’ai des vidéos de lui avec des mineures. Plus d’une dizaine… Et chaque fois avec des filles différentes, précisa-t-il avec une pointe de dégoût. Comme il ne voulait pas aller en taule, il m’a proposé un marché… Ces vidéos, en échange de celle où on te voit tuer ma mère.
Maudit sois-tu, Reuben.
Ils étaient arrivés à la porte du garage. Ken décida de commencer par maîtriser Sean et d’aviser ensuite. Il était fermement décidé à le tuer, mais pas avant d’avoir récupéré l’argent qu’il lui avait volé. Et il fallait pour cela que Sean soit capable de communiquer physiquement, soit à voix haute, soit avec un crayon et du papier. Au minimum, il fallait qu’il soit en état de lui donner des mots de passe et des numéros de compte.
Il lui restait un peu de temps avant l’arrivée d’O’Bannion, juste assez pour extorquer ces informations à Sean, en utilisant les mêmes arguments tranchants qu’avec Demetrius.
— Reuben m’avait appris que ta mère avait contacté les flics et qu’elle voulait nous dénoncer, mentit Ken.
En fait, la mère de Sean détestait les flics. Son intention était de faire chanter Ken et toute son équipe.
— Mais je sais maintenant, poursuivit-il, qu’on ne peut pas se fier à Reuben. Il m’a volé de l’argent. Demetrius aussi…
— Non, c’est faux, dit Sean. C’était moi. Joel a mis des semaines à s’en rendre compte, et je lui ai fait croire que c’était Reuben et Demetrius. D’ailleurs, Joel aussi t’a menti. Il s’est servi dans la caisse à pleines mains… Il a mis ça sur un autre compte et il se le garde pour lui.
De nouveau surpris, Ken jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Tu voulais que je tue Demetrius, c’est ça ?
Sean lui jeta un regard méprisant.
— Je ne voulais pas le faire moi-même, dit-il. Mais il fallait bien que quelqu’un le fasse… Demetrius était complètement cinglé.
J’ai torturé et tué mon meilleur ami. À cause d’un mensonge. Non, pas tout à fait… Je l’ai tué parce qu’il a été incapable de tuer O’Bannion. Ça, c’est normal. Mais je ne l’aurais pas torturé. Je lui aurais logé une balle dans la tête. Il aurait eu une mort rapide et sans douleur.
— Où est Reuben ? s’enquit-il.
— Je n’en sais rien. Je pensais que tu l’avais tué.
— Eh bien, non.
— Dommage. Il l’aurait bien mérité…
Ils approchaient de la porte. Il y avait deux marches entre la buanderie et le garage. C’était l’occasion ou jamais.
Ken posa un pied sur la première marche puis il pivota brusquement, saisit la main de Sean et dirigea le canon du pistolet vers le sol en béton, tout en lui tordant le poignet de toutes ses forces.
Sean poussa un cri de douleur et décocha un coup de poing sous le menton de Ken, qui en eut le souffle coupé. Mais Ken tira parti de la différence de hauteur entre lui et son fils, qui se tenait toujours une marche au-dessus de lui : Ken lui saisit les épaules et bascula en arrière, les projetant tous deux au sol. Ken atterrit sur le dos et Sean s’écroula sur lui. Mais si le dos de Ken était endolori, Sean était tombé la tête la première sur le béton et souffrait bien davantage. Il n’était plus qu’une masse flasque et frémissante. En une fraction de seconde, Ken le fit rouler sur le dos et s’empara du pistolet.
Ken fit feu deux fois, dans le genou puis dans le flanc. Il n’avait atteint aucun organe vital, mais Sean ne pouvait plus bouger. Il poussa un hurlement et ses doigts se crispèrent en l’air, sans rien agripper. Car Ken s’était déjà relevé et braquait l’arme vers sa tête.
— Tout doux, mon fils, dit-il d’un ton glacial. Et si on parlait de tes mots de passe ?