Chapitre 2

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 3 h 50

« Ceux qui vous ont incité à promettre à votre mère de porter un gilet pare-balles, peut-être ? »

Pris de court, Marcus se raidit. Puis il esquissa un petit sourire en coin. Aucun détail n’échappait à Scarlett Bishop. Il faut que je fasse bien attention à mes paroles, se dit-il. Pour mon bien comme pour le sien.

— Peut-être, répondit-il. Mais je ne les connais pas.

— Mais vous savez quand même qu’ils vous menacent ? demanda Deacon. Comment cela se fait-il ?

Le type du FBI était aussi futé que Scarlett. Marcus avait appris à apprécier la perspicacité et la vivacité d’esprit du fiancé de sa cousine Faith. Deacon et Scarlett formaient une équipe d’enquêteurs hors pair. C’était pour cette raison que Marcus les avait délibérément évités au cours des derniers mois.

— Je n’en sais rien, répondit-il.

— Quelqu’un d’autre savait que vous viendriez ici, cette nuit ? demanda Deacon.

Marcus fronça les sourcils, de nouveau pris de court.

— Vous croyez que c’était moi, la cible ?

— C’est à vous de me le dire, vous êtes venu équipé d’un gilet pare-balles et d’une caméra, répliqua sèchement Deacon.

Marcus n’avait pas encore envisagé cette hypothèse, mais ce ne serait certainement pas la première fois que quelqu’un essayait de le tuer. C’était déjà presque un miracle qu’il n’ait pas été blessé avant son séjour à l’hôpital au mois de novembre. Certes, il avait quelques projets en cours, mais aucun d’entre eux n’était susceptible de le faire tuer. Cela dit, dans le passé, il s’était aliéné pas mal de monde…

— Je dirige un journal, finit-il par dire prudemment. Mes employés écrivent parfois des articles qui fâchent certaines personnes. On reçoit des menaces de temps en temps, c’est vrai. Mais la plupart n’ont rien de vraiment inquiétant. Et il n’y en a pas eu depuis un certain temps. Donc, non, je ne crois pas avoir été la cible.

— Ça, c’est à nous d’en juger, déclara Scarlett d’un ton cassant.

Elle était redevenue flic à part entière — le visage fermé et le regard perçant.

— Une jeune fille a été tuée. Si l’une des personnes qui vous a menacé est responsable de ce meurtre, il faut que nous sachions de qui il s’agit. Et ne me dites pas que vous refusez de dévoiler vos sources. Vous m’avez appelée parce que vous saviez que je pourrais aider cette adolescente en détresse. Ne vous mettez pas maintenant à entraver mon enquête.

Elle avait raison, Marcus devait l’admettre. C’est lui qui l’avait impliquée dans cette affaire.

— Vous aurez les informations dans moins d’une heure, promit-il.

— C’est-à-dire ?

— Une liste des menaces que j’ai reçues.

Celles qu’il était disposé à leur dévoiler, du moins. Certaines manquaient de crédibilité. D’autres avaient déjà été écartées. Mais d’autres encore auraient été trop révélatrices, surtout aux yeux d’une paire d’enquêteurs aussi chevronnés. Il comptait donc les trier soigneusement.

— Jusqu’à quand voulez-vous que je remonte ? demanda-t-il. Six mois ? Un an, cinq ans ?

— Vous avez fait une liste au fur et à mesure ?

— Pas moi, mais mon assistante s’en est chargée.

Elle échangea un bref regard avec Deacon.

— Tu crois que trois ans, ça suffirait ? lui demanda-t-elle.

Deacon haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? Autant commencer par là…

Il posa ses étranges yeux vairons sur Marcus et ajouta :

— Il faut que vous me remettiez votre arme à feu.

Marcus se félicita d’avoir connu Deacon dans le contexte plus détendu des réunions de famille. Autrement, il aurait peut-être été impressionné par ce regard. Deacon avait un iris bleu et l’autre marron. De prime abord, cela avait quelque chose de troublant. D’hypnotique, même. Marcus ne doutait pas que Deacon en usait et en abusait pour intimider les suspects qu’il interrogeait.

Marcus lui rendit son regard sans ciller.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai une arme à feu ?

Deacon leva les yeux au ciel.

— Le fait que vous portiez un gilet pare-balles et une caméra, peut-être ? fit-il d’un ton sarcastique. Ne me faites pas perdre mon temps, Marcus.

Marcus se rendit compte que c’était exactement ce qu’il était en train de faire, et il le regretta. Car, dès qu’il leur aurait remis son pistolet, ils le laisseraient partir. Scarlett s’en irait faire son boulot de flic… Et il se retrouverait seul, une fois de plus. C’était pitoyable.

— Vous avez raison, concéda-t-il.

Il posa un genou à terre pour ôter le SIG Sauer de poche de son holster à la cheville. Il se releva et déposa l’arme dans la main tendue de Deacon.

Deacon renifla le canon.

— Vous ne vous en êtes pas servi, cette nuit, constata-t-il.

— Non, je l’ai sorti… mais le tireur avait disparu. Je l’ai utilisé avant-hier au stand de tir. Votre collègue de la scientifique a fait un test de résidu de poudre sur mes mains. Et le résultat a été négatif.

— Vous auriez pu porter des gants…

— Mais ce n’était pas le cas.

Il risqua un coup d’œil en direction de Scarlett et s’aperçut qu’elle le fixait intensément. Elle semblait s’intéresser un peu trop à lui. Pas seulement en policière recueillant un témoignage… Et ce regard faisait bouillonner Marcus — non de colère mais de désir.

— Et votre couteau ? demanda-t-elle d’une voix froide qui contrastait avec son regard enflammé.

Pris au dépourvu, il ne sut que répondre pendant un instant.

— Mon couteau ? finit-il par dire.

— Vous avez découpé le polo de la victime quand vous avez essayé d’arrêter l’hémorragie. Il doit y avoir des traces de sang sur le couteau que vous avez utilisé. Où est-il ?

Agacé de s’être laissé surprendre, il plongea la main dans sa poche et en extirpa le couteau qui ne le quittait jamais.

— Il faudra me le rendre, marmonna-t-il en le lâchant dans le sachet que lui tendait Scarlett.

Elle l’examina à la lumière d’un des projecteurs qui éclairaient la scène de crime.

— Très joli, déclara-t-elle. On vous l’a donné quand vous étiez dans l’armée ?

Si elle savait qu’il avait servi dans l’armée, c’est qu’elle s’était renseignée sur lui. Il se demanda ce qu’elle avait pu apprendre en fouinant ainsi dans son passé.

— Non, je l’ai acheté dans un surplus…, répondit-il, prononçant tranquillement cette demi-vérité.

Le couteau qu’il venait de remettre à Scarlett était bien celui qu’il avait à l’armée et qu’il portait au combat. Il lui avait sauvé la vie un nombre incalculable de fois. Quand il avait quitté le service, il avait eu le plus grand mal à s’en séparer. Il avait alors acheté le même dans un magasin de surplus militaire, et c’est ce couteau tout neuf qu’il avait remis avec le reste de ses armes aux autorités militaires en retournant à la vie civile. Et il ne s’en était pas séparé depuis qu’il était revenu du Golfe. Pourquoi ? Parce que… Bon, d’accord, ça le rassurait. Il était assez adulte pour l’admettre.

Marcus s’était mis à porter une arme à feu après quelques mois de travail au journal — le temps de se faire quelques ennemis à Cincinnati. La liste des gens qui lui étaient hostiles n’avait cessé de s’allonger depuis, mais il ne regrettait rien de ce qu’il avait accompli pour informer le public.

Sauf si… Il se prit à espérer que Tala avait bien été la cible de la fusillade qui lui avait coûté la vie. Il ne voulait pas vivre avec la pensée qu’elle avait été tuée à sa place. Il leva la tête, perturbé par cette idée.

— Ce n’était qu’une gamine, murmura-t-il.

Scarlett se détendit.

— Elle avait l’âge de votre frère Mikhail, dit-elle. Je suis vraiment désolée, Marcus.

Il la regarda dans les yeux et il ressentit une nouvelle fois cette connivence, cette indicible affinité.

— Merci, répondit-il.

L’embarras se lut un bref instant sur le visage de Scarlett, puis elle redressa les épaules et son expression redevint sévère et inquisitrice.

— Nous n’avons aucune raison de vous retenir, dit-elle d’un ton brusque. Mais nous aurons certainement d’autres questions à vous poser. Vous avez des projets de voyage à l’étranger dans les temps qui viennent ?

Je vois, songea Marcus. Son moment d’empathie était terminé. Il ouvrit la bouche pour lui envoyer une réplique cinglante mais se ravisa. Cela aurait été injuste. Scarlett avait déjà largement prouvé sa compassion pour lui, le jour où elle était restée à son chevet, à l’hôpital. Et à l’enterrement de son frère, même si elle était restée à l’écart. Et cette compassion, il la percevait encore en cet instant, masquée par la sévérité de son regard, mais bien présente.

Elle ne voulait pas la montrer, voilà tout. Et il respectait sa pudeur.

— Non, répondit-il. Je ne compte pas voyager prochainement.

— Parce que vous comptez vous mettre à traquer le meurtrier de Tala ?

— Moi aussi, je gagne ma vie en enquêtant, dit-il en haussant les épaules. Je suis journaliste.

— Ne faites pas ça. Ne cherchez pas à retrouver l’assassin. Envoyez-moi cette liste des gens qui vous ont menacé, et tous les enregistrements vidéo que vous avez faits quand vous croisiez Tala au parc. Le plus vite possible…

Elle lui tendit sa carte de visite et précisa :

— Mon adresse mail est à la dernière ligne.

Il la connaissait déjà, cette adresse électronique. Il en savait d’ailleurs beaucoup au sujet de Scarlett — c’est-à-dire tout ce qu’il avait pu apprendre par des moyens licites. Enfin, presque toujours licites… Il avait été très curieux de tout ce qui la concernait, depuis qu’il avait repris connaissance sur une civière et qu’il l’avait vue se pencher sur lui pour l’examiner d’un œil sombre et méfiant — mais aussi plein de respect.

Respect qu’il avait lu de nouveau dans ses yeux, plus tôt dans la nuit. Quand il était revenu sur les lieux où Tala avait perdu la vie, pour s’assurer que les secours étaient arrivés, se refusant à la laisser seule dans la nuit. Il avait bien agi simplement parce qu’il n’aurait pas pu faire autrement. Un minimum d’estime de soi lui avait évité de céder à la tentation croissante d’infliger sa propre justice aux salauds dont les crimes constituaient les informations qu’il recueillait et publiait pour gagner sa vie. Mais il vacillait chaque fois qu’une de ces ordures triomphait. Chaque fois qu’il échouait à protéger les gens de leurs méfaits. Chaque fois qu’un enfant allait au lit terrorisé par la présence d’un de ces pervers dans la chambre voisine.

Désormais, seule l’empêchait d’agir sa crainte de sombrer pour toujours dans un abîme de violence. Se substituer à la justice des hommes, c’était s’engager sur une pente bien glissante. Marcus O’Bannion le savait d’expérience.

Cette nuit, il avait lu du respect dans les beaux yeux de Scarlett Bishop. Et, subitement, il n’aspirait plus qu’à le mériter. Cette femme avait attisé sa curiosité trop longtemps. Le destin lui avait peut-être accordé une faveur, pour une fois. Scarlett le guiderait hors des ténèbres, vers la lumière… Ou alors, il cherchait à s’en persuader afin d’échapper à sa lamentable solitude et de passer un peu plus de temps en compagnie de cette femme ravissante. Ça me suffirait, en fait.

— Je vais au bureau… Si vous n’avez plus besoin de moi, dit-il d’un ton léger.

— Je ne vous ai pas entendu nous promettre de ne pas traquer le meurtrier de Tala, observa-t-elle froidement.

Exact. Et il ne comptait nullement se lier par une telle promesse. Parce que cela aurait été un mensonge.

— C’est bon ? Je peux partir maintenant ? rétorqua-t-il.

Il eut le plaisir de voir les joues de Scarlett s’empourprer.

— Nom de Dieu, marmonna-t-elle. Vous allez vous faire tuer pour de bon, cette fois.

C’est possible. Mais ce n’était pas nouveau. Il se tourna vers Deacon Novak et lui demanda d’un ton solennel :

— Puis-je me retirer, agent Novak ?

Deacon laissa échapper un soupir agacé.

— Oui, vous pouvez vous retirer. Mais faites gaffe. Faith tient beaucoup à votre famille et je commence à croire qu’ils ne me détestent pas trop.

— On peut dire ça comme ça, dit Marcus avec un sourire ironique.

Ils vous adorent, en fait. Le charme et la bonne humeur de Deacon Novak avaient épaté la mère, le frère et la sœur de Marcus. Il avait le don de les rendre joyeux malgré leur inconsolable chagrin. Il savait les faire sourire, même aux pires moments. Et de cela, Marcus lui serait à jamais redevable. Quant à Faith, elle avait été un précieux soutien après le meurtre de Mikhail. Elle s’était intégrée au clan O’Bannion avec tant d’aisance qu’on aurait dit qu’elle en faisait partie depuis toujours. L’amitié nouvelle avec cette cousine surgie de nulle part constituait le seul rayon de soleil dans la vie de Marcus au cours des neuf derniers mois. Le seul bienfait de la providence.

Non, il y en avait un autre : revoir Scarlett Bishop — laquelle le dévisageait encore d’un air renfrogné.

— Puisque vous gagnez votre vie en faisant du journalisme, doit-on s’attendre à un article sur le meurtre de Tala dans le Ledger de demain ? demanda-t-elle.

— Non, le journal est déjà sous presse.

— Et sur le site Internet ? insista-t-elle d’un ton clairement désapprobateur.

Cela donna envie à Marcus de lui promettre tout ce qu’elle désirait, ne serait-ce que pour effacer ce regard sévère de son visage. Mais il ne voulait pas lui mentir.

— La presse va s’emparer de l’histoire dès l’instant où le corps de Tala arrivera à la morgue. Et les journaux raconteront n’importe quoi… Il vaudrait mieux qu’on publie la vérité avant, vous ne trouvez pas ?

— La vérité ? Quelle part de la vérité comptez-vous publier ?

— Vous me demandez de cacher certains détails, inspectrice ?

— Vous le feriez ?

Il aurait dû s’indigner. Cette requête était contraire à la déontologie et à tout ce en quoi il croyait. Mais Marcus n’était pas un journaliste ordinaire. Il se servait du Ledger pour combattre le mal depuis qu’il avait pris les commandes du journal, cinq ans auparavant. Son équipe de reporters couvrait l’actualité politique locale, mais enquêtait aussi sur des sujets spéciaux et révélait les mensonges d’hommes et de femmes qui maltraitaient des enfants et parvenaient à échapper aux sanctions des tribunaux chargés de la protection des mineurs. Ces gens faisaient souffrir leurs gosses et continueraient de le faire tant qu’on ne les en empêcherait pas.

Son équipe ne jouait pas toujours franc-jeu, et il lui arrivait d’obtenir des informations par des procédés qui n’étaient pas tout à fait légaux. Mais ils sauvaient des victimes et mettaient les bourreaux hors d’état de nuire. Ils savaient qu’ils ne sauveraient pas l’humanité de ses vices, mais parvenaient à quelques résultats positifs dans leur petit coin du monde.

Accepter ce que lui demandait Scarlett ne différait guère de leur ligne éditoriale. Mais il ne voulait pas qu’elle le sache. Il secoua la tête et répondit :

— A priori, non. Ça dépend de ce que vous me demandez de ne pas divulguer. Moi aussi, je veux que vous retrouviez ce meurtrier, mais mon devoir est de rendre publics tous les faits. Pas seulement les informations approuvées par la police. Quels sont les détails que vous voulez que je taise ?

— Le nom et l’emplacement du parc où vous avez croisé Tala. La découverte de la douille. Et les dernières paroles de la victime.

C’était exactement ce à quoi il s’était attendu, et c’était précisément ces détails qu’il avait déjà décidé d’omettre.

— Ça en fait trois. C’est beaucoup.

— Vous pouvez toujours publier sa photo et mentionner l’endroit où son corps a été découvert.

— Tant que ça ? Vous me permettez de me citer moi-même en tant que témoin visuel ?

— Ça, ça vous regarde. J’aurais cru que vous préféreriez rester discret sur votre implication dans cette affaire.

— Ce sera difficile, puisque mon nom va apparaître dans le rapport de police. Je vais me retrouver à la une des journaux concurrents.

— Il m’est impossible de ne pas mentionner votre nom dans mon rapport. Désolée, dit-elle en ayant l’air en effet de le regretter sincèrement. Trop de gens vous ont vu sur la scène de crime.

— L’info doit déjà circuler, répondit-il d’un ton résigné.

Le regret fit place à l’agacement dans le regard et le ton de Scarlett.

— Alors faites en sorte que la photo de Tala que vous publierez soit une capture d’écran d’un des enregistrements vidéo que vous avez faits au parc… Quand elle était encore en vie.

Marcus se renfrogna. Cette fois, il était réellement vexé.

— Vous croyez vraiment que je publierais une photo de son cadavre, Scarlett ? Pour quel genre d’homme me prenez-vous ?

— Pour le genre d’homme qui gagne sa vie en vendant le plus d’exemplaires possible, dit-elle posément.

Touché.

À cela il n’y avait pas de réplique, et il se tourna vers Deacon.

— Passez le bonjour à Faith.

Il inclina la tête pour saluer Scarlett et ajouta :

— Dans moins d’une heure, vous aurez les fichiers, inspectrice.

*  *  *

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 4 h 05

Scarlett fronça les sourcils tandis que Marcus O’Bannion s’éloignait et disparaissait dans la nuit.

— Tu crois qu’il fera ce que je lui ai demandé ? demanda-t-elle à Deacon.

— Je ne sais pas, murmura-t-il. Marcus n’est pas facile à déchiffrer.

C’est un euphémisme, songea-t-elle. Alors qu’elle commençait à voir plus clair en lui, il avait subitement adopté le rôle du journaliste intègre.

— Il a une autre arme à feu, dit-elle.

Deacon lui fit savoir d’un regard qu’il en était arrivé à la même conclusion.

— Qu’est-ce qui te fait penser ça ? demanda-t-il néanmoins.

— Il n’est pas du genre à venir à un rendez-vous dangereux armé d’un simple couteau.

— Il avait un SIG Sauer…

— Dans un holster de cheville, donc pas facile à dégainer… Marcus est venu avec un gilet pare-balles et une caméra discrète… Il s’attendait à ce que ça soit chaud. Je parie qu’il portait aussi un pistolet de plus gros calibre et plus facile à sortir.

— Tu as raison, mais cela n’a d’importance que s’il s’en est servi.

— Et il n’y avait pas de traces de poudre sur ses mains… Mais, comme tu l’as dit, il aurait pu avoir des gants.

— Quoi qu’il en soit, on n’a pas de preuves. Au tribunal, ce serait sa parole contre la nôtre.

— Je ne crois pas qu’il ait tiré sur Tala. Si j’avais le moindre doute, je ne l’aurais jamais laissé repartir libre…

Elle se mordit la lèvre avant d’ajouter :

— Ça ne me plaît pas qu’il nous ait caché son autre flingue.

— Moi non plus.

Deacon inclina la tête pour observer les réactions de Scarlett — d’un peu trop près, au goût de celle-ci.

— Pourquoi nous le cacher ? demanda-t-il.

Elle lui jeta un regard agacé.

— Tu me demandes ça comme si je le connaissais. Je peux compter sur les doigts d’une main les fois où je lui ai parlé. Toi, tu le connais bien mieux que moi.

— Pourtant, c’est toi qu’il a appelée, cette nuit.

C’était vrai. « Je sais que vous pourriez l’aider », avait-il dit. Mais Deacon aussi aurait pu venir au secours de Tala. Marcus aurait pu nous appeler tous les deux, mais c’est moi, et moi seule, qu’il a choisie. Cette idée lui réchauffait le cœur et l’irritait en même temps.

— C’est parce qu’il avait rendez-vous avec une jeune fille de dix-sept ans, répliqua-t-elle. Il a dû estimer qu’une femme ferait mieux l’affaire pour recueillir le témoignage de cette adolescente. Et il a pensé que je ne refuserais pas de venir. Il ne faut pas chercher plus loin.

— D’accord, dit Deacon d’une voix qui se voulait apaisante mais qui crissait comme des ongles sur un tableau noir. Comme tu veux, partenaire.

— Merde, tu sais que je déteste cette manière de parler.

— Je suis au courant, dit-il en souriant.

Scarlett sentit son irritation baisser d’un cran. Deacon avait le don de désamorcer la mauvaise humeur de sa coéquipière, l’incitant ainsi à prendre du recul. Au début de leur partenariat, cette capacité à faire baisser la tension agaçait Scarlett. Mais, depuis neuf mois qu’elle travaillait avec lui, elle en était venue à apprécier cette qualité si rare.

— Je suis désolée, dit-elle sincèrement.

Ce n’était pas la faute de Deacon si elle était d’humeur chagrine. La présence de Marcus O’Bannion avait systématiquement pour effet de la troubler et de la rendre anxieuse. Elle inspira profondément. Ce n’était pas le sujet, de toute façon. Le sujet, c’était la mort d’une jeune fille de dix-sept ans, qui était en route pour la morgue.

— Je dors mal depuis quelques jours, se justifia-t-elle. Du coup, je suis un peu tendue.

— Ouais, ouais.

L’expression de Deacon montrait bien qu’il n’était pas dupe.

— Mais pourquoi a-t-il menti, au sujet de son deuxième pistolet ?

— Il n’a menti que par omission. Il a dit : « J’ai dégainé mon arme. » Sans préciser s’il s’agissait du petit SIG… Mais s’il a vraiment tout filmé, on sera bientôt fixés.

— Oui… Mais je doute fortement qu’il nous aurait aussi gentiment proposé de nous transmettre cet enregistrement s’il s’y trouvait le moindre élément pouvant l’incriminer.

Scarlett prit le sac transparent où se trouvait la casquette de base-ball et l’examina sous toutes les coutures. Ingénieux.

— La vidéo est enregistrée dans la caméra ?

— Si la caméra a une carte mémoire, la carte ne doit pas pouvoir contenir plus d’une ou deux minutes de vidéo. Je parie qu’il a enregistré tout ça sur un disque dur externe, grâce à une connexion wi-fi.

— Avec quelle portée ?

— Ça dépend du prix qu’il a payé sa caméra. Comme il est loin d’être pauvre, je parie que c’est du haut de gamme. Donc le disque dur pouvait être à une centaine de mètres, voire un peu plus. Mais il habite à plus de trois kilomètres d’ici et…

Il laissa sa phrase inachevée et leva les yeux au ciel avant de reprendre :

— Ce petit malin a un disque dur dans sa voiture. Il aurait pu nous le remettre avant de partir… mais il ne l’a pas fait.

Petit malin, c’est peu dire, songea Scarlett.

— Il va effacer les images où on voit son flingue avant de nous envoyer l’enregistrement, hein ? dit-elle avec amertume.

— Ouais. Sauf s’il a arrêté de filmer quand les balles se sont mises à siffler…

— Il aurait pu faire ça ?

— Oui, avec son portable. Pas celui qu’il nous a montré… Celui-là, c’est un jetable.

— J’avais pigé. Qu’en penses-tu ?

— Je ne crois pas qu’il a tiré sur la fille, si c’est ça que tu veux savoir. Je suis même sûr que la vidéo qu’il va nous envoyer confirmera point par point tout ce qu’il nous a déclaré au sujet de Tala. Mais il ne nous a pas dit toute la vérité sur les ennemis qu’il s’est faits et qui pourraient souhaiter sa mort. J’ai remarqué qu’il a hésité quand j’ai suggéré que c’était peut-être lui la cible du tueur.

C’est vrai, pensa Scarlett. Il a eu l’air interloqué. Et inquiet. Et même un peu coupable.

— Tu as eu une bonne intuition.

Deacon haussa les épaules.

— Les journalistes ont tendance à se faire pas mal d’ennemis. Moi, par exemple, je ne les aime pas beaucoup.

Scarlett sourit. Deacon avait d’excellentes raisons de détester la presse. Sa tignasse blanche et les grosses lunettes noires qu’il portait le jour faisaient de lui une cible de choix pour les médias. La chaleur étouffante de l’été l’empêchait de porter son pardessus de cuir noir, mais tous les journalistes de la ville l’avaient filmé affublé de ce manteau en hiver. Deacon était un personnage, tantôt la tête de Turc, tantôt la coqueluche des médias.

Mieux vaut que ce soit lui que moi, songea Scarlett. Cependant, elle était, elle aussi, assez exposée. Cela faisait partie du boulot. Elle avait même été personnellement visée par un article de presse — une expérience qu’elle ne tenait guère à revivre.

— Le Ledger lui appartient, dit-elle. Avant lui, le tirage de ce journal était inférieur à celui de The Enquirer, son principal concurrent. Mais depuis que Marcus est revenu d’Irak il y a cinq ans et s’en est occupé, son lectorat a augmenté. Pourtant, je n’ai jamais vu sa signature nulle part. Il ne fait pas partie de l’équipe de journalistes qui travaillent sur le terrain et harcèlent les gens pour les besoins d’un article.

Deacon se pencha vers elle et dit :

— Je vois que tu t’es bien renseignée sur lui…

Scarlett sentit ses joues rosir.

— Oui, l’an dernier… Quand on considérait les O’Bannion comme des suspects potentiels.

Neuf mois auparavant, alors qu’ils traquaient un tueur, Marcus avait sauvé la vie d’une jeune fille, et Scarlett avait envie de croire qu’il était toujours un type bien.

— Je voulais savoir à qui j’avais affaire, se défendit-elle.

— Et ?

— Je crois qu’il est fondamentalement honnête… Mais les médias peuvent briser des vies en enquêtant sur telle ou telle affaire… Et les journalistes se soucient rarement du mal qu’ils peuvent faire aux gens.

Deacon la dévisageait. Son regard indiquait clairement qu’il lisait en elle avec davantage de perspicacité qu’elle ne l’aurait voulu.

— J’ai l’impression que tu parles en connaissance de cause, dit-il.

— Effectivement.

Et Scarlett savait que cela la poursuivrait pour le restant de ses jours.

— J’avais une amie quand j’étais à la fac, confia-t-elle à Deacon, qui est morte parce qu’un journaliste a publié un article sur un problème qui aurait pu être réglé en privé. Il est devenu célèbre… Et mon amie n’a eu qu’un ange de pierre pour monter la garde sur sa tombe.

— Tu penses que ce journaliste est responsable de sa mort ?

— En partie, oui…, répondit-elle lentement — car cette mort, elle se la reprochait aussi à elle-même. Mais j’en veux surtout au salopard sadique et tordu qui l’a assassinée.

— Ah… J’avais cru comprendre qu’elle s’était suicidée.

— Non. Elle a été tuée par son ex-petit ami, mais elle aurait pu survivre si ce connard de journaliste avait tenu sa langue…

Et si tu avais tenu la tienne, Scarlett. Si tu n’avais pas fait confiance à ce journaliste et si tu ne lui avais pas révélé des faits qu’il aurait mieux valu ne pas divulguer… Si tu n’avais pas agi comme la dernière des idiotes.

— Pendant plus de dix ans, reprit-elle, j’ai voulu que son meurtrier paye pour ce qu’il a fait, mais je dois avouer que, parfois, j’ai eu envie que le journaliste morfle, lui aussi. Son insensibilité, son indifférence aux conséquences de ses actes ont contribué à la mort d’une femme innocente.

— Ne mets pas Marcus dans le même panier.

Non, elle n’était pas portée à croire que c’était un salaud. Mais elle n’était pas disposée non plus à lui accorder une confiance aveugle. Plus jamais elle ne commettrait cette erreur. Elle en aurait le cœur net, d’ailleurs, en lisant l’article que le Ledger allait consacrer au meurtre de Tala.

— Comme je l’ai dit, Marcus n’est pas officiellement journaliste au Ledger, il en est le propriétaire et le directeur. C’est donc lui qui est responsable des agissements de ses journalistes, puisque c’est lui qui autorise ou pas la publication des articles qui pourraient nuire à certaines personnes ou en chagriner d’autres.

— Cela signifie que notre liste de suspects pourrait inclure toutes les personnes qui ont des reproches à faire aux journalistes qu’il emploie. Cette liste risque d’être très longue… Heureusement qu’il a conservé des traces des menaces les plus explicites.

— C’est vrai, mais je ne pense pas qu’il soit prêt à admettre que ces menaces étaient crédibles. Pourtant, si sa mère lui a fait promettre de porter un gilet pare-balles c’est qu’elle, elle les prend au sérieux.

— Je suis d’accord. Donc, si le tueur est quelqu’un que Marcus s’est mis à dos à cause d’un article, cela confirmerait que c’était lui la cible, et que la mort de Tala n’était qu’un dommage collatéral, fit Scarlett en se tournant vers le bout de trottoir où Tala avait été abattue. Mais quelque chose me dit que cette affaire concerne davantage Tala que Marcus. C’est elle qui lui a demandé de la rencontrer ici. C’est sur elle qu’on a tiré en premier. Et le tueur est revenu pour l’achever. Il a peut-être tiré sur Marcus pour éliminer un témoin gênant. Dans tous les cas, nous n’avons que très peu d’éléments sur la victime : son corps, son prénom, ses derniers mots, une douille, une vague notion du quartier où elle vivait… et le nom d’un caniche au collier serti de diamants.

— Nous savons aussi qu’un couple la « possédait », compléta Deacon d’un ton lugubre.

Scarlett réfléchit un instant avant de dire :

— On a résolu des affaires avec beaucoup moins d’éléments que ça. Si on a affaire à un trafic d’êtres humains, tes contacts au FBI nous seront précieux.

Officiellement, Deacon était détaché par le FBI pour épauler la Brigade de répression de la grande criminalité de Cincinnati, mais il s’était si bien intégré à l’équipe que, la plupart du temps, Scarlett en oubliait qu’il restait un agent fédéral.

Il hocha la tête et dit :

— Je vais demander à mon chef d’antenne une liste de personnes soupçonnées de trafic d’êtres humains dans la région.

— Quant à moi, je m’occupe de la vidéo de Marcus pour essayer d’en tirer des photos du visage de Tala et du chien. Ensuite, on ira à la pêche aux témoins. On verra si quelqu’un se souvient de l’avoir vue.

— Si elle ne sortait que pour promener le caniche en pleine nuit, ça risque d’être difficile.

— Pas sûr… Les gens pourraient se souvenir d’elle justement à cause de ça. On peut aussi se renseigner auprès des vétérinaires. Un chien bichonné comme ça doit être bien soigné.

— Et les témoins visuels du meurtre, les habitants du quartier où elle a été tuée ?

— Les dealers et les prostituées ont peut-être vu quelque chose. Mais ils se sont tous carapatés avant que j’arrive ici…

Elle consulta sa montre avant d’ajouter :

— Le soleil va bientôt se lever. Aucun d’entre eux ne sera de retour avant ce soir. Tommy et Edna ont peut-être vu quelque chose. Ils ont entendu des coups de feu venir de cette allée… Il faut que je leur demande s’ils ont vu quelqu’un s’enfuir.

— Qui sont Tommy et Edna ?

— Un couple de sans-abri qui habite à quelques pâtés de maisons d’ici. En partant, je vais leur demander ce qu’il en est. Et je m’occuperai de l’identification de la victime dès mon arrivée au bureau.

— Je me mets en contact avec l’équipe du FBI. Appelle-moi quand Marcus t’aura envoyé les fichiers vidéo et la liste des menaces.

— OK. À tout à l’heure.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 4 h 15

— Salopard, marmonna Marcus en s’asseyant douloureusement à son bureau.

Il se félicita d’être seul dans les locaux du Ledger à cette heure très matinale. Le journal était parti à l’impression à 2 heures du matin, et Diesel comme Cal devaient être en train de ronfler chez eux. Gayle et le reste de l’équipe de jour n’arriveraient qu’à 9 heures.

Ses employés pousseraient des cris d’orfraie quand ils apprendraient sa mésaventure. Surtout Gayle, son assistante. Elle était déjà la secrétaire de la mère de Marcus à la naissance de celui-ci. Ensuite elle avait été sa nounou, puis celle de sa sœur et de ses frères. Elle avait cessé de remplir ces fonctions lorsque Mikhail, le benjamin, était entré au collège. Elle avait alors été embauchée par Marcus au Ledger. Mais elle était restée une nounou dans l’âme. Gayle avait une nette tendance à le materner, plus encore que sa propre mère. Les deux femmes se relayaient pour le surveiller comme le lait sur le feu depuis qu’il était sorti de l’hôpital, neuf mois plus tôt.

Il déverrouilla le tiroir de son bureau et en sortit l’ordinateur portable réservé aux affaires confidentielles. Si un détail gênant apparaissait dans les enregistrements vidéo concernant Tala — par exemple, son deuxième pistolet, dont le numéro de série avait été limé —, il sauvegarderait l’original sur cet ordinateur et transmettrait une version retouchée du fichier aux flics.

Il n’avait eu aucune réticence à remettre à Scarlett le petit SIG Sauer de secours. Il venait de l’acheter et ne l’avait utilisé qu’au stand de tir. S’ils le soumettaient à une analyse balistique, ils ne trouveraient rien de compromettant. Peu lui importait, d’ailleurs, qu’ils se doutent qu’il portait une autre arme à feu. Mais il n’avait aucune intention de leur abandonner son Walther PK380. Il possédait ce pistolet depuis trop longtemps pour s’en séparer. En outre, même si une analyse balistique de cette arme ne pouvait pas a priori lui valoir des ennuis judiciaires, il préférait ne prendre aucun risque.

De toute façon, même s’il était amené à leur remettre aussi le PK380, il en possédait d’autres, la plupart dûment déclarés. Et c’est l’un de ces pistolets identiques qu’il leur donnerait.

Marcus préservait jalousement sa vie privée et ses petits secrets. Voilà pourquoi il avait également plusieurs autres ordinateurs portables « confidentiels ». En fait, aucune de ces machines ne contenait la totalité des données concernant tel ou tel projet. Ainsi, même si l’un de ces ordinateurs venait à tomber entre de mauvaises mains, le projet en question ne serait que partiellement compromis. Et, comme aucun de ces ordinateurs n’était répertorié comme appartenant au journal, ils ne pouvaient être saisis par la justice au cas où Marcus ou l’un de ses employés auraient affaire à la police en tant que journalistes.

Comme lui, cette nuit même.

Cela n’aurait pas dû se passer ainsi. Il avait cru que son rôle se limiterait à prévenir Scarlett Bishop, et qu’ensuite il en aurait fini avec cette triste histoire. Mais au lieu de cela…

Ses mains se figèrent sur le clavier. Au lieu de cela, une jeune fille innocente était morte et il se retrouvait interrogé par la police.

« Pourquoi êtes-vous revenu ? » lui avait demandé Scarlett. Oui, pourquoi ? Pourquoi ne s’était-il pas éclipsé quand il en était encore temps ?

Je ne pouvais pas la laisser seule dans la nuit. Non, ça, c’était impossible. Même si cela voulait dire que des flics zélés allaient le tenir à l’œil pendant quelque temps.

Des flics comme Scarlett Bishop. Le fait que ce soit elle qui s’en charge pouvait être une aubaine ou une calamité — l’avenir seul le dirait. Dans les deux cas, il agirait en conséquence.

Alors sois conséquent. Donne-lui les fichiers que tu lui as promis, pour qu’elle puisse faire son boulot.

Comme les enregistrements vidéo où apparaissait Tala seraient plus utiles à l’enquête de Scarlett que la liste des menaces, il brancha l’ordinateur au disque dur qu’il avait laissé dans sa Subaru lorsqu’il était allé retrouver Tala dans la ruelle. Il espéra qu’il n’était pas sorti du champ de connexion wi-fi. Le signal de la caméra dissimulée dans la visière de sa casquette avait une portée de cent cinquante mètres, mais Marcus s’était peut-être éloigné davantage en faisant le tour du pâté de maisons lorsqu’il s’était lancé à la poursuite du meurtrier. Il ouvrit le fichier vidéo et croisa les doigts pour que la caméra ait filmé quelque chose qui lui avait échappé sur le moment et qui soit utile à l’enquête de Scarlett.

— Quel gâchis, marmonna-t-il en découvrant le visage terrifié de Tala sur l’écran.

Il savait que, quelques instants plus tard, il la verrait mourir une nouvelle fois. Mais avant cela, il réécouta les paroles apeurées qu’elle avait prononcées lorsqu’elle lui avait fait part de ses inquiétudes au sujet de sa famille.

Il s’entendit lui demander avec insistance de qui elle avait peur. Il tendit l’oreille au moment où elle murmurait : « L’homme et sa femme. Ils nous possèdent. »

Et soudain — une fraction de seconde avant la détonation — il remarqua un détail qui lui avait échappé sur le moment. Le regard terrifié de Tala en témoignait : non seulement elle avait vu le meurtrier surgir des ténèbres, mais elle l’avait reconnu. Son visage lui était familier.

— Salopard ! grogna-t-il, ignorant l’élancement qui lui transperça le dos lorsqu’il se pencha un peu trop brusquement, les yeux rivés sur l’écran.

Mon Dieu, faites que la caméra ait filmé quelque chose d’utile.

L’image vacilla et se flouta tandis que, Marcus s’étant brusquement retourné à cet instant, la caméra balayait à toute vitesse les murs en brique de la ruelle. Lorsqu’elle s’arrêta, l’entrée de la ruelle était déserte. Marcus s’était mis à courir à ce moment-là, et l’image sautait en tous sens tandis qu’il cherchait des yeux le tireur, mais une fois au bout de la rue, il n’y avait aucune trace du meurtrier.

La caméra changea à nouveau d’angle : il s’était retourné pour voir Tala, gisant sur l’asphalte, son polo déjà tout trempé de sang.

« Putain de salopard ! » Ce juron jaillit du haut-parleur de l’ordinateur tandis qu’il se revoyait en train de faire les gestes de premiers secours. « Tala ! » s’entendit-il crier d’une voix désespérée.

Marcus se redressa en lâchant un soupir déçu. La caméra n’avait rien filmé qu’il n’ait vu de ses yeux. Cette vidéo-là ne serait guère utile à Scarlett Bishop.

Néanmoins, il la repassa depuis le début, se concentrant cette fois sur la bouche de Tala, et augmenta le son au moment où il tentait d’arrêter l’hémorragie, dans l’espoir que le micro de la caméra ait capté d’autres mots que ceux qu’il avait déjà rapportés aux deux policiers.

Mais, là encore, rien de nouveau. Tala n’avait rien dit de plus. Ou pas assez fort pour que le micro l’enregistre. Il débrancha le disque dur, le connecta sur son ordinateur de bureau officiel et envoya les fichiers vidéo à Scarlett Bishop, comme promis.

Il lui restait du temps avant l’arrivée de Gayle. Marcus voulait en profiter pour récupérer la liste des menaces qu’elle avait dressée au fil des dernières années. Il ne croyait pas avoir été la cible du tueur mais, si Gayle le surprenait en train de consulter cette liste, elle flairerait quelque chose d’inhabituel. Et surtout, elle verrait au premier regard qu’il avait été blessé. Elle en ferait une pendule, et toute l’équipe du journal serait vite au courant. Pire encore, elle irait tout raconter à la mère de Marcus.

Il s’était toujours fié à Gayle pour ne pas dévoiler ses nombreux secrets, et jamais elle ne l’avait trahi. Mais elle lui avait aussi toujours dit très clairement qu’elle préviendrait la mère de Marcus s’il était en danger physiquement.

Or Marcus craignait que sa mère ne supporte pas le choc si elle venait à apprendre que son fils s’était, une fois de plus, fait tirer dessus. Son attachement à la vie ne tenait qu’à un fil depuis le meurtre de Mikhail. Même sa sœur Audrey faisait des efforts depuis ce décès tragique : cela faisait neuf mois qu’elle ne s’était pas fait arrêter par les flics.

Marcus ne voulait pas semer le trouble dans sa famille. Enfin, pas tout de suite… Il lui fallait d’abord dormir quelques heures, prendre une douche bien chaude et trouver une poche de glace pour apaiser la douleur qui lui vrillait le dos. Mais il avait promis d’envoyer la liste à Scarlett sans tarder — et Marcus O’Bannion tenait toujours ses promesses.

Une fois la liste envoyée, il s’occuperait de l’article. Il en confierait la rédaction à son frère, Stone. Celui-ci repoussait le moment de repartir à l’étranger pour un grand reportage, sans doute parce qu’il ne voulait pas laisser leur mère tant qu’elle était si fragile.

Stone était l’une des rares personnes auxquelles Marcus pouvait confier tous les détails de l’affaire. Il omettrait sans rechigner ceux que Scarlett avait demandé à Marcus de ne pas divulguer, mais c’était aussi un enquêteur hors pair. Avec son aide, Marcus aurait davantage de chances de retrouver la famille de Tala.

Il décrocha son téléphone et appela Stone. Celui-ci répondit à la première sonnerie.

— Quoi de neuf ? demanda Stone en baissant le son de la télévision.

— Je voudrais que tu couvres une affaire…

— Où ça ? Quand ça ?

— Maintenant. Viens à la rédaction. Tu peux passer chez moi me prendre des vêtements propres ?

Il ne voulait pas que ses voisins le voient rentrer couvert de sang.

— Si ça ne t’embête pas, tu pourrais aussi promener BB ? demanda-t-il. Et récupérer le gilet pare-balles dans la commode de ma chambre ? Deuxième tiroir en partant du bas…

Stone resta silencieux un instant avant de répondre d’une voix méfiante :

— Hum… Pour quoi faire ?

— Je te le dirai quand tu seras là.

Il ouvrit le fichier contenant la liste des menaces et soupira.

— Tu devrais en mettre un, toi aussi, conseilla Marcus. Simple précaution.

Nouveau silence.

— Précaution contre quoi, au juste ?

— Ça aussi, je te le dirai quand tu seras là. Merci.

Et il s’empressa de raccrocher avant que Stone ne pose d’autres questions.

Il parcourut la liste qu’avait dressée Gayle. Sa vision se troublait un peu, en raison du manque de sommeil. Un café. Tout de suite. Son esprit devait être clair et aiguisé s’il voulait enlever les noms qu’il ne souhaitait pas révéler à Scarlett et à Deacon. Ils étaient suffisamment malins pour se rendre compte que Marcus ne se contentait pas de faire du journalisme. Il ne voulait pas qu’ils s’intéressent de trop près à lui ou à ses plus proches collaborateurs : la poignée de femmes et d’hommes de confiance qu’il mêlait à sa véritable activité — celle pour laquelle il maintenait le Ledger en vie alors qu’il aurait dû disparaître depuis des années, comme la plupart des quotidiens régionaux du pays.

Scarlett ne blâmerait pas cette activité sur le plan moral, il le sentait ; mais elle désapprouverait leurs méthodes. Et cela pourrait priver de leur gagne-pain — et de leur liberté — les gens qui se fiaient à Marcus autant qu’il se fiait à eux.

Malheureusement, aucune de ces personnes de confiance n’était là pour faire ce maudit café. Il se leva pour le préparer lui-même.

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 4 h 45

Le fait que Marcus possédait une ou plusieurs autres armes à feu n’était pas une hypothèse aux yeux de Scarlett, c’était une certitude. Et cette certitude n’avait cessé de la tourmenter sur le chemin du retour. Il leur avait remis son couteau et son pistolet, mais pas celui qui devait être sa principale arme au moment où Tala avait été abattue. Que leur cachait-il d’autre ? Et pourquoi ?

Il gagne sa vie en publiant des informations. Ceci expliquait cela. La presse était un repaire de fouineurs, qui mentaient comme ils respiraient, toujours à l’affût d’un scoop. Elle n’avait jamais rencontré un seul journaliste soucieux du mal qu’il pouvait faire aux gens. Elle espérait pourtant que Marcus faisait exception. Et qu’il était bien le héros qu’elle aurait tant voulu qu’il soit.

Tu te prépares à une cruelle déception. Le plus probable était qu’il publie un article sur le meurtre de Tala puis qu’il passe à autre chose, oubliant toute l’affaire.

Scarlett passa à la vitesse inférieure en tournant dans la rue étroite qui se terminait devant sa maison. Habiter une maison perchée au sommet de la colline la plus escarpée de Cincinnati avait des désavantages : il fallait être un conducteur expérimenté et rouler en 4×4 pour y parvenir en hiver. Mais la neige et le verglas n’étaient qu’un lointain souvenir, et sa vaillante petite Audi n’avait aucun mal, malgré son âge, à escalader cette pente raide en été.

Les jours de blizzard, elle conduisait son Land Cruiser, plus vétuste encore. Affectueusement surnommé « le tank » par elle et ses frères, il lui avait été légué par son grand-père, Al. Trop volumineux pour dormir dans son garage, il restait garé dans l’allée la plupart du temps. Il consommait d’énormes quantités de carburant, mais il avait permis à Scarlett d’affronter la neige et le verglas. Elle pouvait ainsi profiter des avantages qu’offre une maison en haut de la colline — dont une vue imprenable sur la ville et la rivière Ohio.

Et puis cette position permettait de repérer de loin quiconque approchait à pied ou en voiture. Ce n’était pas ce qui l’avait décidée à choisir cette maison, mais c’était devenu un atout. Cela lui donnait le temps, avant d’ouvrir la porte, de s’adapter à ses visiteurs. Pour sa mère, elle était « Scarlett Anne », affectueuse et patiente. En présence de son père, elle jouait le rôle de l’« inspectrice Bishop », professionnelle et pragmatique. Face à ses frères, elle se muait en « Scar », toujours prête à chahuter avec eux. Et quand c’étaient ses rares amies qui lui rendaient visite, elle redevenait tout simplement Scarlett, la fille qui aimait le bon vin et les potins.

Le rôle qu’elle jouait en présence de sa mère était le plus difficile. Scarlett devait trouver le moyen de masquer la colère et la violence qui l’affectaient, de les repousser tout au fond d’elle-même pour feindre la sérénité — et ce depuis une dizaine d’années. Si sa mère avait découvert ce que sa fille était vraiment devenue, elle en aurait eu le cœur brisé — et Scarlett n’aurait pas pu le supporter. Jackie Bishop avait déjà eu sa part de souffrance.

Elle cachait aussi sa colère à son père, mais pour de tout autres raisons. Membre zélé et décoré du CPD, la police de Cincinnati, il aurait fait un signalement à ses supérieurs, lesquels se seraient empressés de la mettre au placard. Son père l’aurait fait la mort dans l’âme, mais sans hésiter. Pour me protéger contre moi-même. Parce que je ne suis pas assez forte pour être flic. Il lui avait dit un jour qu’elle était trop émotive. Que son cœur était trop tendre.

Elle avait donc passé les dix dernières années à lui prouver qu’il avait tort.

Pour se rendre compte, en définitive, qu’il avait eu raison. Elle était effectivement trop émotive. Sa colère devenait de plus en plus difficile à gérer. Elle était comme un baril de poudre prêt à exploser, un danger pour elle-même et pour autrui. Ce qui la rendait inapte au service. Elle en était consciente, mais ne savait rien faire d’autre. Alors, envers et contre tout, elle protégeait l’existence qu’elle s’était construite.

Malheureusement, les membres de sa famille étaient perspicaces, et Scarlett le savait. Elle leur cachait sa vraie personnalité sans pour autant les éviter ou se dérober aux obligations familiales. C’était un exercice d’équilibriste permanent et exténuant. Par ailleurs, son frère Phin avait rompu avec toute la famille, et ses parents en souffraient déjà beaucoup.

Elle était donc la fille exemplaire. La sœur parfaite. La tante préférée.

Elle réapprenait même à être l’amie joviale et chaleureuse.

Dani, la sœur de Deacon, et Faith, sa fiancée, avaient attiré Scarlett dans leur cercle d’amies. Dani était médecin et Faith psychologue, et toutes les deux avaient oublié d’être bêtes. En les fréquentant, Scarlett courait donc le risque d’être démasquée, d’autant qu’elles voyaient aussi Meredith Fallon, une autre psy — l’une des plus impressionnantes que Scarlett ait jamais connues.

Les soirées entre filles étaient donc délicates pour Scarlett, car il lui fallait s’amuser tout en se tenant sur ses gardes. Leur amitié lui donnait l’impression d’avancer sur un terrain miné, mais elle n’avait pas la force d’y renoncer. Cela faisait dix longues années qu’elle n’avait pas eu de véritable amie, et leur affection lui réchauffait le cœur. Elle ressentit subitement le besoin de les joindre pour leur confier que Marcus l’avait appelée et leur demander conseil.

Mais je ne le ferai pas, bien sûr. Cela faisait neuf mois qu’elle leur cachait son obsession pour Marcus. Le fait qu’il l’ait appelée cette nuit ne signifierait rien de spécial pour elles. Et d’ailleurs cela n’aurait un sens que s’il était aussi obsédé par moi que je le suis par lui.

Or, s’il s’était intéressé à elle, il aurait agi en conséquence. Il m’aurait appelée…

Mais il t’a appelée, objecta une petite voix dans un coin de sa tête.

Scarlett se renfrogna. Cela ne comptait pas. Il l’avait contactée uniquement à cause de Tala. S’il s’était intéressé un tout petit peu à moi, il m’aurait contactée bien avant.

Et toi, tu l’as appelé peut-être ? railla la petite voix.

— Oh ! toi, ferme-la, marmonna-t-elle.

Mais c’était vrai. Elle aurait pu passer un coup de fil à Marcus au cours des neuf derniers mois, histoire de tâter le terrain. Pourquoi ne l’avait-elle pas fait ?

Parce que tu as peur.

Ce n’était pas tout à fait exact.

— Je n’ai pas peur, je suis prudente, dit-elle d’une voix qu’elle aurait voulue plus ferme.

Elle se savait sur la défensive.

Et alors ?

— N’importe qui le serait dans de telles circonstances…

Lorsqu’elle parvint à mi-pente, ses pensées s’éparpillèrent subitement et un petit grognement irrité lui échappa. Devant chez elle, à côté du tank, il y avait un autre véhicule. La Jaguar noire aux lignes pures qui était garée à côté du vieux Land Cruiser tout cabossé raviva en elle un sentiment de culpabilité mêlé de peur. Qu’est-ce qu’il fabriquait là, à une heure aussi matinale ?

Comme si tu ne le savais pas. Pourquoi vient-il, en général ?

Combien de fois devrait-elle lui dire que c’était fini avant qu’il renonce ? Elle lâcha un profond soupir. Elle ne voulait pas le voir, surtout pas en ce moment.

Malheureusement, cette fois, elle ne pourrait pas se cacher derrière ses rideaux. Il va falloir que tu lui parles.

Ces derniers temps, à chaque fois que Bryan lui avait rendu une visite nocturne, elle était chez elle. Mais il n’en avait rien su parce que Scarlett avait décidé de ne pas lui ouvrir. N’ayant pas assez d’énergie pour ressasser une fois de plus les mêmes arguments, elle s’était recouchée, le laissant attendre en vain dans l’allée.

La première fois, il n’était resté que quelques minutes. Mais à chaque nouvelle visite, il patientait un peu plus longtemps. Trois nuits auparavant, il était arrivé vers 2 heures du matin et était resté près d’une heure assis dans sa voiture, avant de venir tambouriner à sa porte, exigeant bruyamment qu’elle le laisse entrer. Pas dupe, il avait deviné qu’elle était chez elle. Elle avait déjà descendu quelques marches pour aller lui ouvrir, lorsque la voisine avait ouvert sa fenêtre et menacé d’appeler la police s’il n’arrêtait pas son vacarme. Un instant plus tard, Scarlett avait entendu le moteur de la Jaguar vrombir et s’éloigner, et elle s’était sentie minable.

Tu es lâche, Scarlett. C’était vrai. Elle préférait affronter un tueur psychopathe accro aux amphétamines plutôt que d’envoyer paître un vieil ami.

Elle se gara derrière le Land Cruiser pour ne pas bloquer la Jaguar — elle ne voulait pas lui donner le moindre prétexte de s’attarder. Elle sortit de l’Audi et referma silencieusement la portière. Sa voisine avait d’excellentes oreilles malgré ses quatre-vingt-cinq printemps. Non seulement Mme Pepper risquait de se réveiller, mais la vieille dame serait tout ouïe. En un clin d’œil, tout le quartier serait au courant. Ses voisins étaient de braves gens, mais du genre curieux. Et chacun d’eux viendrait offrir ses bons conseils à Scarlett…

Bryan, qui était resté assis dans sa voiture, montra du doigt la porte d’entrée, mais Scarlett secoua la tête. La dernière fois qu’elle l’avait laissé entrer « juste pour boire un café », il avait refusé de partir. La situation avait été plus qu’embarrassante.

Bryan sortit de sa voiture, claquant la portière bruyamment, au grand agacement de Scarlett. Il lui lança un regard furieux par-dessus le toit de la Jaguar.

— Où étais-tu ? demanda-t-il d’une voix beaucoup trop forte.

— Chut ! fit Scarlett.

Elle désigna les maisons environnantes, plongées dans l’obscurité.

— Ça te dérangerait de faire moins de bruit ? chuchota-t-elle d’un ton exaspéré. Tu vas réveiller tout le quartier.

Il lâcha un soupir contrarié.

— Désolé, murmura-t-il. J’étais inquiet, voilà tout.

Faux, songea-t-elle. Tu as juste envie de tirer un coup. Comme à chaque fois qu’il lui rendait visite. Sa venue était censée signifier qu’il était « entre deux relations », selon ses termes — mais Scarlett savait à quoi s’en tenir.

Bryan Richardson était un dragueur invétéré qui passait d’une liaison à l’autre avec une facilité déconcertante. Comme il ne faisait aucune promesse, on ne pouvait pas lui reprocher de mentir. La plupart de ses proches estimaient qu’il aurait dû s’assagir depuis longtemps, mais ils ignoraient ce qu’il avait enduré.

Scarlett le savait, elle. Elle connaissait Bryan par cœur. Leurs cauchemars partagés les avaient unis d’une manière malsaine, engendrant une liaison par intermittence qui s’était poursuivie depuis la fac. Du sexe entre amis, en quelque sorte. Elle y avait trouvé de l’apaisement lorsque ses besoins physiques atteignaient une telle urgence que sa raison s’en troublait. Mais Bryan était aussi un vieil ami vers qui se tourner quand la solitude devenait insupportable.

Ce n’était certes pas auprès de lui qu’elle vivrait heureuse jusqu’à la fin de ses jours. Elle en était consciente et savait que Bryan n’en demandait pas tant — et cela ne la dérangeait pas… Du moins jusqu’à ce qu’elle entende la voix de Marcus O’Bannion, neuf mois plus tôt. Jusqu’à ce qu’elle reste longuement à son chevet, à l’hôpital, observant son combat pour survivre à des blessures subies tandis qu’il sauvait la vie d’une parfaite inconnue.

« Pourquoi ? avait-elle alors demandé à Marcus.

— Parce que c’était ce qu’il fallait faire », avait-il répondu.

Cette rencontre avait tout changé. Et n’avait rien changé du tout. Elle était toujours aussi solitaire et risquait de le rester toute sa vie. Mais, désormais, sa relation avec Bryan lui pesait énormément. Elle lui avait annoncé que tout était fini entre eux. Lui avait conseillé de trouver un autre havre dans la tempête. Mais, à l’évidence, elle n’avait pas été assez ferme.

Finissons-en, maintenant. Pour notre bien à tous les deux.

— Je suis policière, Bryan, dit-elle calmement. Et je le suis depuis dix ans. Que je sache, tu ne t’es jamais inquiété pour moi, dans le passé.

Il contourna la Jaguar et s’arrêta à quelques centimètres de Scarlett.

— Je me fais du souci pour toi tous les jours depuis que je t’ai rencontrée, mais tu n’aurais pas aimé que je te le montre, répondit-il d’une voix empreinte d’une tension qui n’était pas seulement due à la frustration sexuelle.

Il y avait un souci. Mais il y avait toujours un souci, avec Bryan. Ce garçon avait des problèmes. Des cicatrices mal refermées, profondes, que personne ne décelait.

Moi aussi. Cela avait cimenté leur relation. Mais le ciment avait perdu de son liant.

— Alors pourquoi me le dire maintenant ? demanda-t-elle.

Il voulut lui caresser la joue, mais elle se déroba. Bryan se renfrogna.

— Parce que j’ai l’impression que tu t’éloignes de moi, et que je ne sais pas pourquoi, geignit-il. Ça fait presque un an que nous n’avons pas…

— Tiré un coup, compléta posément Scarlett. Et, d’ailleurs, ça fait un an et demi.

Bryan afficha une expression perplexe qui ne fit qu’aiguiser l’agacement de Scarlett.

— La dernière fois, c’était avant Julie, lui rappela-t-elle sèchement.

— Ah, oui…

Il esquissa un sourire mais son regard demeura étrangement distant.

— On a passé un bon moment, Julie et moi, fit-il. Quand on a rompu, je suis venu te voir mais tu m’as dit que tu n’étais pas d’humeur câline.

Cela s’était passé un mois après sa rencontre avec Marcus.

— Non, je t’ai dit que je ne voulais plus faire ça avec toi.

Son cœur se serra au souvenir de toutes les fois où elle avait cédé et consenti à avoir une relation sexuelle dénuée de sentiments avec Bryan. Au manque de respect de soi dont elle avait fait preuve. À sa propre irresponsabilité en la matière.

— Et je n’ai pas changé d’avis, Bryan.

— J’ai fait quelque chose ?

Scarlett sentit la pitié monter en elle.

— Non, Bryan. Rien du tout. Tu n’as pas changé.

Il se détendit un peu et posa la tête sur l’épaule de Scarlett, en prenant bien garde de ne pas toucher d’autres endroits de son corps. Il inspira profondément, inhalant son parfum.

— Alors, allons dans ta chambre, chuchota-t-il. J’ai envie de toi. Ça fait si longtemps…

Elle recula d’un pas, puis d’un autre, et se retrouva contre la portière de l’Audi.

— Je suis désolée, Bryan. Je ne peux pas.

— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? demanda-t-il avec une pointe de hargne.

— Les deux.

— Pourquoi ?

— Parce que tu es resté le même, mais moi, j’ai changé.

— Il y a quelqu’un d’autre ? Un autre homme ?

— Non, répondit-elle sincèrement.

Pas encore. Peut-être jamais.

Elle inspira profondément avant d’ajouter :

— Mais j’ai peut-être envie qu’il y en ait un.

Il releva la tête, les yeux plissés.

— Pourquoi pas moi ? proposa-t-il.

— Non, répondit-elle en souriant pour adoucir ses mots. Nous savons tous les deux que tu n’es pas du genre à t’engager.

— C’est vrai.

Il ne lui était même pas venu à l’idée de dire le contraire. Scarlett avait envie de pleurer.

— Et toi, demanda-t-il, tu es du genre à t’engager, peut-être ?

Les larmes lui brûlèrent les yeux, car elle savait exactement ce qu’il sous-entendait. Était-elle vraiment capable de vivre avec un homme ? Et, surtout, avec Marcus ?

— Je ne sais pas, fit-elle. Je suis aussi paumée que toi.

Il resta silencieux un long moment, et elle comprit qu’il repensait à ce jour terrible. Le jour qui avait changé leurs vies à jamais. Et dont le souvenir était extraordinairement net — comme si cette tragédie s’était passée la veille.

Tout ce sang.

Au cours de sa carrière, jamais elle n’avait vu une scène de crime aussi souillée.

Elle sursauta au doux contact d’un tissu sur ses joues ruisselantes de larmes. Bryan était en train de les essuyer avec un mouchoir en coton. Elle ne s’en était même pas aperçue.

— Je suis désolé, murmura Bryan.

Elle se força à sourire.

— De quoi ? demanda-t-elle.

— De ne pas être un compagnon fidèle et constant. J’aimerais bien être le conjoint idéal, mais je n’y arrive pas. Même avec toi.

Touchée, elle lui effleura la joue.

— Ce sera peut-être plus facile quand tu auras rencontré la personne qu’il te faut, dit-elle.

Elle vit dans le regard de Bryan qu’il avait compris.

— Toi, tu l’as rencontrée, la personne qu’il te faut, devina-t-il. Ou, du moins, c’est ce que tu crois…

Il croisa les bras, son expression passant en un instant de la mélancolie au reproche.

— Il t’a brisé le cœur ?

— Non. C’est autre chose… Il ne…

Elle soupira et lâcha le morceau :

— Il n’est pas au courant.

— Alors il est aveugle, ou bien idiot, déclara Bryan.

Son regard redevint malicieux.

— Je pourrais t’aider à l’oublier, suggéra-t-il.

Scarlett secoua la tête, heureuse que ce moment d’attendrissement soit passé.

— Je te remercie pour ce sacrifice, ironisa-t-elle. Mais la réponse est toujours non.

— Tu m’invites à boire un café, alors ?

— Désolée, mais pas maintenant. Je dois m’occuper d’une affaire de meurtre.

Il fronça les sourcils, tout en faisant claquer de son petit doigt la bretelle du débardeur de Scarlett.

— C’est comme ça que tu t’habilles quand tu es en service ? s’étonna-t-il.

Elle se sentit rougir. Ce débardeur moulant ne cachait pas grand-chose de ses épaules. Son jean taille basse n’était guère réglementaire, lui non plus, pour un membre des forces de l’ordre. Mais je ne me suis pas habillée pour aller travailler. Elle pensait à Marcus quand elle avait passé ces vêtements. Elle se souvint des regards qu’il lui avait jetés quand elle examinait la scène de crime.

— J’ai un blouson, dit-elle.

Un blouson qu’elle avait délibérément laissé dans la voiture pour aller à la rencontre de Marcus.

Bryan continuait à la dévisager d’un air suspicieux.

— Je croyais que tu ne travaillais pas aujourd’hui, dit-il.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai appelé ta mère hier soir pour lui demander où tu étais, dit-il avec effronterie.

— Tu as appelé ma mère ? demanda-t-elle, n’en croyant pas ses oreilles.

Puis elle se souvint que sa mère avait toujours eu un faible pour Bryan.

— Et comment est-ce qu’elle l’a su ?

— Elle a demandé à ton père.

Scarlett soupira.

— Bien sûr…

Son père était au courant de tout ce qui se passait au sein du CPD, surtout quand cela concernait ses trois enfants — sur sept — qui avaient marché sur ses traces en s’engageant dans la police. Elle inclina la tête de côté pour observer le visage de Bryan à la lumière crue du réverbère.

— Pourquoi as-tu appelé ma mère pour savoir ce que je faisais, Bryan ?

Il haussa les épaules.

— Tu ne réponds pas à mes appels. Et j’avais besoin de… compagnie.

— Et Sylvia ?

— C’est de l’histoire ancienne. On a rompu il y a six mois. Après, il y a eu Kathy. Et après elle, il y a eu Wendy…

— Qu’est-ce qui s’est passé avec Wendy ?

Nouveau haussement d’épaules.

— On a rompu il y a quinze jours.

Scarlett haussa les sourcils. Il était incorrigible. S’il ne s’était pas brouillé avec Wendy, il n’aurait pas relancé Scarlett avec une telle assiduité.

— C’est pour ça que tu es venu, fit-elle.

Il eut au moins le bon goût d’afficher une mine honteuse. Du moins, pendant un instant.

— Je suis passé te voir plusieurs fois la semaine dernière, mais tu n’étais pas là.

Son ton accusateur laissait entendre qu’il se doutait bien qu’elle avait été chez elle, ces fois-là. Comme elle ne tenait pas à avouer qu’elle se cachait piteusement sous ses couvertures, elle ne lui posa pas la question.

— J’ai des horaires de travail irréguliers, Bryan. Tu le sais bien.

Il lui jeta un regard lourd de sous-entendus.

— Quand ta voiture est dans ton garage, dit-il, ça sent les chaussettes sales.

Elle lâcha un petit soupir. Maudit diesel puant.

— Excuse-moi, dit-elle. Je ne voulais pas te heurter.

— Eh bien moi, je ne vais pas me gêner, rétorqua-t-il posément. Attention, ça va faire mal… J’ai vu Trent Bracken la semaine dernière, en train de déjeuner dans un restaurant avec l’associé principal du cabinet Langston & Vollmer.

Scarlett sursauta, comme si on l’avait giflée. Puis elle sentit la colère l’envahir et inspira profondément pour la refouler. Trent Bracken aurait dû être dans le couloir de la mort, pas en liberté et moins encore en train de déjeuner avec un représentant du plus puissant cabinet d’avocats de la ville.

— Comment est-ce possible ? demanda-t-elle d’une voix rauque.

Bryan fit une moue dégoûtée.

— Parce qu’ils viennent de l’embaucher comme associé adjoint. Le nombre de procès qu’il a gagnés est « légendaire ». C’est le terme qu’emploient les associés dans un mémo qu’ils ont envoyé à tous les collaborateurs du cabinet.

— Salopards.

Scarlett dut à nouveau respirer un bon coup, cette fois pour s’empêcher de vomir.

— Ils embauchent un meurtrier ?

— Oui, dit Bryan avec amertume. Ils affirment que « sa terrible expérience du système pénal » lui a « insufflé la passion de défendre les droits des innocents ».

Scarlett sentit ses genoux flageoler et elle dut s’adosser à sa voiture pour rester debout.

— Des innocents, murmura-t-elle. Comme Michelle… Cela ne leur fait rien, qu’il l’ait tuée ?

Elle ne put réprimer un rire amer avant de répondre à sa propre question :

— Bien sûr que non. Ils ne valent pas mieux que les salauds qui ont permis à Bracken de s’en tirer !

Elle pensait aux avocats qu’il avait engagés et qui, jouant sur la moindre faille du système judiciaire, n’avaient eu aucun scrupule à aider un assassin à recouvrer sa liberté.

— Ça ne m’étonne pas, finalement, cracha-t-elle. Ils sont aussi ignobles que lui.

— Je me suis dit qu’il valait mieux que tu le saches, pour que tu ne sois pas prise au dépourvu, au cas où tu le verrais au tribunal.

De nouvelles larmes vinrent brouiller le regard de Scarlett. Elle les refoula et demanda :

— C’est pour ça que tu es venu ? Pour me parler de Bracken ?

Il hocha la tête.

— Et pour le câlin, avoua-t-il.

Elle se força à rire et lui dit :

— Allez, Bryan, rentre chez toi et repose-toi un peu. Demain sera un autre jour… Tu vas peut-être rencontrer une nouvelle copine.

— Peut-être, fit-il tristement. Comment s’appelle-t-il, ce mec, Scarlett ? Dis-moi au moins son nom.

Elle fronça les sourcils. Encore choquée par le nouveau bras d’honneur que Bracken venait de faire à la justice, elle mit du temps à comprendre la question. Le souvenir de la voix de Marcus vint apaiser ses angoisses.

Elle ne voulait le dire à personne. Pas encore. Pour l’instant, ce n’était qu’une folle espérance.

— Il n’y a pas de « mec ». Du moins, en attendant que l’un d’entre nous se décide à faire le premier pas… si cela arrive un jour.

— S’il ne meurt pas avant, il le fera, c’est certain, prédit Bryan d’un ton lugubre.

Il tourna les talons et monta dans sa voiture.

— Bon, à plus tard, dit-il. On se reverra le mois prochain, en tout cas.

Scarlett hocha la tête. « Le mois prochain »… c’est-à-dire pour l’anniversaire de la mort de Michelle, lorsque les amis de celle-ci se réuniraient comme tous les ans autour de sa tombe, pour se souvenir ensemble de la femme dont la perte les avait tous accablés. Il claqua la portière de la Jaguar et fit vrombir le moteur assez bruyamment pour réveiller tout le voisinage. Il sortit de l’allée en faisant crisser les pneus de son bolide puis dévala la côte beaucoup trop vite. Scarlett aurait pu murmurer une prière pour qu’il arrive sain et sauf chez lui. Mais elle ne priait plus depuis qu’elle avait trouvé le corps de Michelle dans une ruelle, couvert de sang.

Cette pensée la tira subitement du passé pour la ramener au présent. Tala… Michelle n’avait pas été vengée, mais le meurtre de Tala serait puni, Scarlett se le jura. Puisant dans la colère qui la faisait tenir depuis dix ans, elle se redressa, marcha jusqu’au perron, déverrouilla la porte d’entrée et entra. En refermant la porte derrière elle, les sanglots qu’elle retenait éclatèrent enfin. Elle se laissa tomber sur le sol de l’entrée, la tête entre les genoux, et se berça pour se réconforter, tandis que ses pleurs résonnaient doucement dans la pièce déserte.

Entre deux sanglots, elle perçut un petit bruit de pas irréguliers sur le plancher tout neuf, et un instant plus tard elle sentit une langue râpeuse lui lécher la joue. Lâchant un rire mouillé de larmes, elle enlaça le bulldog à trois pattes qu’elle avait sauvé, le jour où elle l’avait récupéré dans un refuge.

— Salut, Zat, chuchota-t-elle.

Elle s’étonnait encore de la rapidité avec laquelle il s’était frayé un chemin vers son cœur.

Elle resta plusieurs minutes accroupie, serrant son chien dans ses bras. Puis elle se releva et monta à l’étage pour aller dans la salle de bains qu’elle venait de rénover. Une douche, des habits propres, du café, et elle serait fin prête pour tenter d’identifier Tala. Et son meurtrier.

Le bon côté des choses, c’était que cette recherche impliquait sans doute de nouvelles rencontres avec Marcus O’Bannion.

— Et, qui sait ? murmura-t-elle en tournant le robinet de la douche, ce sera peut-être moi qui ferai le premier pas.