Chapitre 32
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 16 h 30
— Ça fait des années que je ne suis pas allé au Meadow, dit Marcus.
Il était assis sur le siège passager et scrutait les toits des alentours tandis qu’ils approchaient du centre d’accueil. À cette heure de l’après-midi, il aurait pu apercevoir un reflet sur le canon d’un fusil, ce qui leur aurait donné une fraction de seconde pour se jeter à terre. Parfois, cela suffisait à rester en vie.
Scarlett regardait droit devant elle en conduisant, guettant chaque ombre furtive, chaque mouvement suspect.
— Tu connais cet endroit ? s’étonna-t-elle.
Dans la mémoire de Marcus, le centre Lorelle E. Meadow existait depuis toujours. Situé dans un quartier du centre qui ne s’était pas encore embourgeoisé, il était pris en étau entre deux immeubles dont les fenêtres étaient déjà obturées par des panneaux de bois quand Marcus était enfant.
— Jeremy nous emmenait souvent ici le samedi, moi et Stone, pour aider les bénévoles qui servent des repas chauds gratuits, pendant qu’il recevait les malades au dispensaire du centre. On a fait ça pendant des années. On était les seuls bénévoles à venir avec nos gardes du corps, précisa-t-il d’un ton narquois. Maman ne nous aurait pas laissés y aller sans protection.
— Je la comprends.
— Ainsi que Jeremy. Il venait avec Sammy.
— Sammy, le premier compagnon de Jeremy ? Stone nous en avait parlé en novembre dernier, quand on l’a interrogé avec Deacon. Il nous a dit que Sammy était mort dans l’accident de voiture où Jeremy a eu les mains brûlées. Et qu’ensuite Jeremy a épousé Keith, un vieil ami du lycée.
Marcus hocha la tête, heureux de constater qu’elle se souvenait de l’histoire de sa famille, qui n’était certes pas banale.
— C’est ça, dit-il. À l’époque, on ne savait pas que Sammy et Jeremy étaient amants…
Il eut un petit sourire triste avant d’ajouter :
— Je ne crois pas que Jeremy soit revenu au Meadow depuis la mort de Sammy. Ça lui a fait un tel choc… Il était complètement paumé.
— Et c’est à cette époque que… que Mikhail a été conçu ?
— Oui…
Même si Marcus comprenait pourquoi sa mère n’avait révélé à personne l’identité du père de Mikhail, il lui en voulait quand même d’avoir privé Jeremy de son fils. Et Mikhail de son père. C’était tellement triste… Mais Della avait eu peur que Keith s’en prenne à Mikhail s’il apprenait que Jeremy était venu chercher du réconfort dans les bras de son ex-épouse.
— Je me demande souvent si cela aurait changé les rapports de Jeremy avec Mikhail, dit Marcus. Il le traitait aussi bien que nous et le considérait tout autant comme un fils, quand il venait nous rendre visite. Et dire que Mikhail était en fait le seul de nous trois à être biologiquement le sien…
— Que veux-tu dire ? Qu’est-ce qui aurait changé ?
— Jeremy nous voyait tous les jours, Stone et moi. Il était notre papa. Il vérifiait qu’on mangeait des légumes verts, qu’on faisait nos devoirs… Et il faisait en sorte qu’on ait bien conscience d’être des privilégiés. Il tenait à ce qu’on s’acquitte de cette dette envers les plus pauvres et les plus faibles. Mikhail n’a pas bénéficié de cette éducation ouverte et humaniste. Quand je suis revenu de l’armée, il avait douze ans et j’ai été choqué de voir qu’il était devenu un enfant gâté, dans toute sa splendeur. Alors j’ai fait avec lui ce que Jeremy a fait avec moi.
— Je ne savais pas que vous étiez aussi proches.
Marcus hocha la tête et sentit sa gorge se contracter.
— Pendant les cinq dernières années de sa vie, nous l’étions énormément. Je le faisais travailler comme livreur de journaux pour le Ledger. Je lui interdisais de sortir le soir. Je veillais à ce qu’il fasse ses devoirs. Et je l’obligeais à travailler sur les chantiers de construction que Diesel dirigeait. Au début, il s’en est plaint, mais ce boulot a fini par lui plaire…
Il ajouta, avec un sourire aux lèvres :
— Surtout quand, grâce à ce travail très physique, il a commencé à se muscler, parce que les filles s’intéressaient plus à lui… Mais maman le couvait trop. Il était sans cesse protégé par des gardes du corps et ne se retrouvait jamais seul. Il était comme un lion en cage. J’ai convaincu maman de lui laisser un peu plus de liberté et, quand il a eu seize ans, de lui acheter une voiture…
Il ferma les yeux et dut se faire violence pour ajouter d’une voix blanche :
— Quand il a fugué, je me suis senti responsable. Il est allé chercher son copain et ils sont allés à la cabane dans cette voiture. Là-bas, il a donné les clés de la voiture à son copain et lui a demandé de venir le chercher une semaine plus tard…
— Tu n’es pas responsable, Marcus, protesta Scarlett. Le seul coupable, c’est le monstre qui l’a tué.
— Je savais que maman s’inquiétait pour lui, tous les jours de la semaine. Mais je ne voulais pas qu’il devienne craintif et introverti, comme Stone et moi… On avait peur de dormir dans le noir et on laissait la lumière allumée toute la nuit. On a fini par surmonter cette phobie de l’obscurité, mais ça a duré longtemps. Ne le répète à personne…
— Tu peux me faire confiance.
— Je sais.
Marcus haussa les épaules et ajouta :
— Si je te le demande, c’est parce que ce n’est pas très… viril d’avoir peur du noir.
— Ça n’a rien à voir avec la virilité, dit Scarlett en souriant. Et tu n’as pas à te reprocher d’avoir aimé ton petit frère. Tu voulais qu’il mène une vie plus heureuse et qu’il devienne une personne intègre et ouverte. Et tu as voulu lui montrer comment mûrir…
Elle déglutit et son regard se voila subitement.
— Tes enfants auront de la chance d’avoir un père comme toi, Marcus O’Bannion, murmura-t-elle d’une voix émue.
Marcus sentit son cœur s’emballer.
— Merci, fit-il.
Scarlett s’arrêta devant le refuge pour SDF et s’essuya les yeux.
— Je pense que c’est bon, dit-elle après avoir scruté la rue et les toits. Vas-y, et n’oublie pas de baisser la tête.
— Oui, chef, dit-il d’une voix docile.
Ils franchirent la porte du centre d’accueil sans encombre et tombèrent nez à nez avec Diesel, qui les attendait dans l’entrée.
— J’ai apporté les fichiers, dit-il.
Il exhiba un petit disque dur externe qu’il tendit à Scarlett d’une main crispée, comme s’il lui brûlait les doigts. Elle le rangea dans sa poche.
— Merci, dit-elle. Je vous revaudrai ça.
— Diesel !
Ce cri joyeux avait été poussé par un petit garçon de cinq ou six ans, appuyé sur des béquilles, qui vint à sa rencontre clopin-clopant. Sa jambe droite était prise dans un plâtre vert pomme.
Diesel baissa la tête et jeta un regard surpris à l’enfant.
— Emilio ? fit-il.
Il mit un genou à terre et demanda :
— Qu’est-ce que tu fais là, petit ? Et qu’est-ce qui est arrivé à ta jambe ?
Scarlett se tourna vers Marcus, en quête d’une explication.
— Ce gamin joue au foot dans l’équipe des poussins, chuchota Marcus. C’est Diesel qui les entraîne.
Le regard ébahi de Scarlett aurait mérité une photo.
Même agenouillé, Diesel dominait Emilio qui leva les yeux, en adoration devant ce doux géant.
— Mon frère a une bronchite, dit-il. Ma mamie l’a emmené voir le docteur Dani.
— Je ne le connais pas, celui-là, fit Diesel.
Le petit garçon pouffa de rire.
— C’est une dame ! dit-il.
— Dani est la sœur de Deacon Novak, expliqua Scarlett. Elle doit être avec Tommy et Edna, les deux personnes que nous sommes venus interroger.
— La sœur de Deacon ? Elle a des cheveux blancs, comme lui ?
— Eh bien, elle ressemble plutôt à Malicia dans X-Men… Elle a les cheveux noirs avec des mèches blanches.
Le sourire d’Emilio se fit coquin.
— Dani est très jolie, dit-il à Diesel. Tu veux que je te la montre ?
Marcus avait rencontré Dani Novak lorsqu’elle était venue le voir à l’hôpital. Au cours des derniers mois, elle avait accompagné Deacon et Faith à plusieurs fêtes chez Jeremy et avait conquis le père adoptif de Marcus en se montrant capable de citer plusieurs phrases de son dernier article dans le Journal of Medicine. Dani était sympathique et drôle, et elle avait un air de famille évident avec Deacon. En outre, Emilio ne s’était pas trompé : elle était en effet très jolie, mais pas aussi belle, aux yeux de Marcus, que son inspectrice adorée.
D’ailleurs, si la vue des flics, avec ou sans uniforme, provoquait des troubles phobiques chez Stone, celle des médecins en blouse blanche avait le même effet sur Diesel. Marcus se demanda quelle tête il ferait face à la jolie sœur de Deacon.
Diesel ébouriffa les cheveux d’Emilio.
— Pas aujourd’hui, petit, chuchota-t-il en se penchant vers l’enfant. Comme j’ai une peur bleue des seringues, j’évite les docteurs, sauf cas de force majeure. Même celles qui sont jolies. Tu vas cafter ?
— Non, dit Emilio avec le plus grand sérieux. Juré. Mais elle est vraiment sympa. Elle te plairait…
— Je n’en doute pas, répliqua Diesel. Mais je passe mon tour.
Emilio baissa la tête et demanda tout bas :
— C’est qui, eux ?
— Le gars, c’est M. Marcus. C’est mon chef mais c’est aussi mon ami. Et elle, c’est Mlle Scarlett. Ce n’est pas mon chef… C’est seulement mon amie.
Comprenant qu’elle venait juste d’être acceptée par Diesel, Scarlett ne put contenir un petit sourire ému.
— Je suis ravie de te rencontrer, Emilio, dit-elle. Il est trop cool, ton plâtre. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— J’ai glissé en jouant au base-ball, expliqua le gamin d’un ton dépité. J’ai foncé pour attraper la balle et je suis tombé.
— Ouille, ça doit faire mal, ça, dit Diesel. Ça explique pourquoi tu as raté l’entraînement, jeudi dernier… Mais, si tu veux, tu peux venir quand même regarder les matchs et tenir le score. Tu sais compter et écrire les chiffres, hein ?
— Jusqu’à vingt.
— Ça devrait suffire, puisqu’on ne marque jamais beaucoup de buts, au foot. On pourrait…
— Emilio ! Où es-tu ? appela une voix féminine.
Dani Novak arriva en courant, sa blouse blanche flottant derrière elle.
Scarlett lui fit signe et dit :
— Il est avec nous, Dani.
Dani se précipita vers l’enfant.
— Tu sais que tu ne dois pas disparaître comme ça. Surtout pas ici… Ta grand-mère est dans tous ses états. Elle a failli faire une crise cardiaque !
Surtout pas ici, songea Marcus, où les trois quarts des habitués étaient des SDF ou des toxicomanes, ou les deux à la fois. Dani jeta un regard méfiant à Diesel, toujours agenouillé à côté d’Emilio, et mit elle aussi un genou à terre, faisant à l’enfant un rempart de son corps. Ce qui était aussi ridicule qu’inutile. Avec ses cent vingt kilos de muscles, Diesel aurait pu la projeter dans les airs comme une poupée de chiffon.
Mais malgré son crâne rasé et ses tatouages impressionnants, Diesel était d’une gentillesse peu commune — sauf avec les criminels qu’il écrasait comme des punaises quand l’occasion s’en présentait. Et, d’ailleurs, il n’était pas en état de menacer qui que ce soit. Figé sur place, il fixait la blouse blanche de Dani comme une bête malfaisante prête à se jeter sur lui. Marcus envisagea d’intervenir et de trouver un prétexte pour renvoyer Dani à son dispensaire, mais se ravisa. Il était temps que Diesel surmonte ses phobies.
— Mais si mamie avait eu une crise cardiaque en vrai, tu l’aurais réparée, dit Emilio à Dani. Elle dit tout le temps que tu fais des miracles.
Dani se pinça les lèvres et baissa enfin sa garde. Un sourire radieux vint éclairer son visage.
— Petit charmeur, va ! fit-elle. Ce n’est pas sûr que j’arrive à la réparer. Alors, mieux vaut ne pas prendre le risque, hein ?
Elle lui ouvrit les bras et ajouta :
— Il est temps que tu ailles la retrouver.
— Attends ! dit Emilio en lui tirant sur la main. Regarde, c’est mon entraîneur, Diesel.
Dani haussa les sourcils.
— C’est celui qui t’encourage à faire le fou ?
Diesel redressa les épaules et il inspira profondément.
— Non, madame, murmura-t-il.
Au son de sa voix, Dani inclina la tête comme Marcus avait souvent vu Deacon le faire.
— Non, confirma Emilio. Je me suis fait mal en jouant au base-ball. Diesel nous entraîne au foot.
Dani gratifia Diesel d’un large sourire.
— Bonjour, je suis le docteur Novak, mais tout le monde m’appelle Dani.
Diesel redressa la tête mais ne dit rien. Son silence dura si longtemps que Marcus, intrigué, se tourna vers lui et constata que les yeux de son ami étaient rivés sur ceux de Dani. Il paraissait à la fois stupéfait et fasciné. On aurait dit qu’un sortilège venait de le priver de l’usage de la parole.
Scarlett le prit en pitié et intervint :
— Diesel travaille avec Marcus au Ledger… Allez, Emilio. J’ai du travail, moi.
Et elle hissa le gamin dans ses bras, comme si elle faisait cela tous les jours. Ce n’était sans doute pas loin d’être le cas, d’ailleurs, étant donné qu’elle avait l’habitude de servir de baby-sitter à sa flopée de neveux et nièces. Elle venait de dire à Marcus qu’il ferait un excellent papa. Eh bien, elle, elle ferait une excellente maman, songea-t-il, grisé par cette pensée : fonder sa propre famille. Cette idée l’absorba tellement qu’il mit un moment à se rendre compte qu’Emilio avait cessé de sourire et s’était figé. Le gamin jeta un regard alarmé à Dani puis à la bosse que formait l’arme de service de Scarlett sous son blouson. Il avait dû la frôler lorsqu’elle l’avait pris dans ses bras.
— Mon pistolet…, murmura-t-elle à Dani, qui était aussi immobile que le petit garçon.
— Ce n’est rien, Emilio, dit Dani à celui-ci en lui massant doucement le dos. C’est une policière. C’est la coéquipière de mon frère.
Emilio écarquilla les yeux et parut un peu rassuré.
Dani ramassa ses béquilles et dit à Scarlett :
— Tommy et Edna sont dans la salle d’attente. Vous venez, Marcus ? Et vous, Diesel ?
— On vous rejoint dans un instant, dit Marcus.
Lorsque les femmes eurent passé la porte du dispensaire, Marcus empoigna le biceps de Diesel et le remit tant bien que mal sur ses pieds.
— Il va falloir y aller doucement avec la bière, dit-il. Tu t’empâtes…
Diesel ne réagit pas. Son regard était toujours fixé sur la porte que venait de franchir Dani. Marcus agita la main devant le visage de son ami.
— Ho ! Diesel ! Il y a quelqu’un ?
Diesel hocha la tête lentement. Puis il tourna les talons et sortit du centre d’accueil, sans prononcer le moindre mot. Marcus le suivit jusqu’à la porte et le regarda descendre, d’un seul pas de géant, les quatre marches du perron.
— Diesel ! Kennedy ! Stop !
Diesel se retourna et leva les yeux vers Marcus. S’attendant à voir le regard hébété et vitreux qu’il avait toujours après un accès de panique, Marcus fut surpris d’y lire la plus intense détresse.
— Attends, Diesel !
Il allait descendre les marches à son tour pour rattraper Diesel lorsqu’il se souvint qu’il avait promis à Scarlett de rester à couvert.
— Dis quelque chose, le supplia-t-il.
— Ne t’en fais pas, Marcus. Reste avec ton inspectrice. À plus tard.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 16 h 50
— Alors ? chuchota Dani lorsqu’elle se trouva seule avec Scarlett dans le couloir du dispensaire. Toi et Marcus… ?
— Tout à fait, répondit Scarlett.
Elle risqua un regard vers le visage de Dani et constata que son amie souriait.
— Ça fait longtemps que je ne pense qu’à lui, précisa-t-elle. Mais je ne savais pas que c’était réciproque.
— Je suis vraiment heureuse pour toi. Depuis que Faith m’a appelée pour m’annoncer la nouvelle…
— Je ne pensais pas que ça resterait secret longtemps, dit Scarlett d’un ton ironique. Vu le temps que vous passez toutes les deux au téléphone… Mais là, vingt-quatre heures à peine, c’est un record.
Elle posa Emilio à terre et Dani lui rendit ses béquilles. Le petit garçon clopina jusqu’à l’endroit où était assise sa grand-mère, qui se mit aussitôt à le réprimander.
Dani regarda par-dessus son épaule, et son sourire s’estompa.
— L’ami de Marcus va bien ? demanda-t-elle. Je n’ai pas voulu le mettre mal à l’aise en lui demandant ce qui n’allait pas, mais il n’avait pas l’air dans son assiette.
— Je n’en sais rien. Je le connais depuis hier soir. Mais je sens bien qu’il cache des blessures profondes. À part ça, je pense que c’est un brave type. Marcus m’en dira plus, si ce n’est pas un secret. Sinon…
Elle haussa les épaules.
— Je sais, dit Dani. Je ne peux pas m’empêcher de vouloir soigner les gens…
Elle tendit le doigt vers le fond de la pièce, où Tommy et Edna étaient en train de ronfler devant la télévision.
— Bon, mes patients m’attendent, dit-elle. Je te laisse faire ton boulot.
— Merci de les avoir retenus ici, Dani.
Scarlett étudia un instant le visage de son amie et décela de gros cernes sous son joli maquillage.
— Et toi ? demanda Scarlett. Tu es sûre que ça va bien ?
Dani lâcha un soupir.
— Je suis très fatiguée. Et nauséeuse. Mais mon hémato complet est redevenu normal, donc je suis censée être en bonne santé. Je suis simplement un peu stressée parce que je ne sais pas ce qui m’attend.
Dani, qui travaillait auparavant aux urgences dans un hôpital, avait pris un congé sans solde lorsque sa séropositivité au VIH avait été révélée. Elle jeta un regard las à la salle d’attente bondée de patients.
— J’adore travailler ici, dit-elle, mais ça ne paye pas mes factures, surtout depuis que je suis revenue dans mon appartement. Mais au moins, je dors à peu près bien… Chez Deacon et Faith, je n’arrivais pas à fermer l’œil de la nuit. Ils faisaient un de ces boucans… « Oooh, Deacon, c’est si bon ! » roucoula-t-elle en imitant la voix de Faith.
Scarlett éclata de rire.
— Je sais, dit-elle. J’en suis arrivée au point où je n’ose plus téléphoner chez lui. Chaque fois que j’appelle, je les interromps en pleine action.
Dani inclina la tête.
— Je ne t’avais pas entendue rire comme ça depuis… En fait je crois bien que je ne t’ai jamais entendue rire aussi fort. Tant mieux. Marcus a une bonne influence sur toi…
Son regard se fit nostalgique, et elle se força à sourire.
— Bon, il faut que j’y aille, dit-elle. Veille bien sur lui, et fais attention à toi.
— Il y a une chambre de libre chez moi, si tu décides de quitter ton appartement, proposa Scarlett.
Dani recula de quelques pas en direction de son bureau, secouant la tête.
— Non merci, dit-elle d’un ton désinvolte. Il faudrait que je supporte tes : « Oooh, Marcus, c’est si bon ! »
Elle pouffa de rire en voyant Scarlett rougir puis l’embrassa.
— Allez, à bientôt, fit-elle.
Scarlett sentit Marcus approcher derrière elle.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda-t-il.
— Oh ! tu connais Dani… Faith et elle ont parlé de… de nous.
Elle l’observa un instant et s’aperçut qu’il était inquiet à cause du départ précipité de Diesel.
— Je sais, je sais, dit-elle doucement. Certains de tes secrets ne concernent pas que toi. Mais sache que tu peux te confier à moi si nécessaire.
— Merci.
Il l’attira vers lui et ils échangèrent un long baiser.
— Merci pour ça, aussi, dit-il ensuite. J’en avais bien besoin.
Il scruta la salle d’attente et demanda :
— Ce sont eux, Tommy et Edna ?
— Oui. Je vais les réveiller.
Elle sortit son téléphone portable et consulta sa messagerie.
— J’ai demandé à l’assistant d’Isenberg de m’envoyer un jeu de photos comprenant celle de Drake Connor, au cas où ils l’auraient vu du côté de la ruelle, la nuit du crime. Et ne fais pas attention à Tommy… Il va faire au moins une demande en mariage pendant l’entretien.
— À toi ou à moi ? plaisanta Marcus.
— Edna pourrait te le proposer de son côté. On organisera un double mariage.
— Tu les connais depuis longtemps ?
— Oui. Quand je suis sortie de l’école de police, j’ai bossé dans ce quartier pendant un bon bout de temps. J’ai essayé de leur trouver un logement à plusieurs reprises… Mais ils ont choisi de vivre comme ça.
Elle marcha jusqu’au banc où ils s’étaient assoupis et les secoua doucement.
— Tommy, Edna… Réveillez-vous !
Edna s’éveilla en sursaut tandis que Tommy émergeait lentement de son sommeil. Edna regarda autour d’elle, désorientée, mais elle se détendit quand elle vit Scarlett.
— Bonjour, inspectrice Bishop. Y paraît que tu voulais nous parler.
— Mam’selle Scarlett, dit Tommy avec son accent traînant du Sud. Je savais bien que tu finirais par dire oui. Où est-ce que tu m’emmènes pour notre lune de miel ? Vaudrait mieux aller à la montagne… Il fait frais, là-bas.
Scarlett s’accroupit pour ne pas les dominer du regard et dit :
— Malheureusement, il va falloir reporter ça à plus tard, Tommy. Vous vous souvenez de la dernière fois où on s’est vus ?
Edna hocha la tête.
— Oui, dit-elle. C’est quand cette pauvre fille a été tuée. Tu t’es mise à courir…
— Je suis revenue vous voir après, mais vous étiez déjà partis.
Une grimace vint déformer le visage d’Edna.
— Trop de flics et de gyrophares, dit-elle. On a pris nos affaires et on s’est trouvé un coin plus peinard.
Elle leva les yeux et demanda :
— C’est qui, celui-là ?
— Il s’appelle Marcus. C’est lui, l’homme avec qui j’avais rendez-vous. Il était venu en aide à la jeune fille, parce qu’elle était maltraitée par les gens chez qui elle vivait. Celui qui l’a tuée voulait l’empêcher de parler à Marcus. Vous avez vu autre chose ? Par exemple, quelqu’un qui s’enfuyait ?
— Y avait plein de gens qui s’enfuyaient, dit Tommy. Quand les gens d’ici entendent des coups de feu, ils se carapatent parce qu’ils ont peur que les flics croient que c’est eux qu’ont tiré et qu’ils les flinguent.
Il haussa les épaules avant d’ajouter :
— Peut-être bien qu’ils ont raison de filer comme ça. Les flics, ils ont tendance à tirer sur tout ce qui bouge, par ici… Mais toi, t’es pas comme eux, mam’selle Scarlett. Et lui ?
— Marcus ? Il n’est pas policier, il est journaliste.
— Tant mieux. J’aimerais pas que tu renonces à m’épouser pour un flicard. Je t’ai vue l’embrasser.
— Vous êtes une vraie petite fouine, dit Scarlett en souriant. Vous faisiez semblant de dormir.
Tommy ne lui rendit pas son sourire.
— Je dors avec les yeux ouverts, mam’selle Scarlett, déclara-t-il le plus sérieusement du monde.
— Les flics nous en font baver, des fois, dit Edna. Ils nous bousculent, ils nous secouent, ils nous gueulent dessus… « Fichez le camp ! Vous pouvez pas dormir là ! » qu’ils disent. Ça fait des années qu’on dort dans ce coin… Je vois pas pourquoi ils nous emmerdent comme ça.
Le quartier avait été le théâtre d’émeutes raciales une décennie auparavant. Même si les conditions de vie s’étaient nettement améliorées depuis, de nombreux habitants craignaient encore la police et s’en méfiaient.
— Je suis désolée, dit sobrement Scarlett.
Elle se garda bien de leur dire que la plupart des flics qui les faisaient déguerpir ne cherchaient qu’à les protéger.
— Avez-vous vu courir quelqu’un qui ne semblait pas être du quartier ?
Edna hésita.
— Je veux pas avoir d’ennuis, dit-elle au bout d’un moment.
Scarlett attendit patiemment. Edna finit par lâcher un soupir, long et profond.
— Bon, dit-elle. Oui, je l’ai vu.
Elle désigna Marcus et dit :
— Je l’ai vu courir, lui.
— Je sais que Marcus était là, dit doucement Scarlett. Un des coups de feu que vous avez entendus le visait. Heureusement pour lui, il portait un gilet pare-balles… Sinon, il ne serait plus de ce monde.
Edna observa attentivement Marcus avant de dire :
— Ç’aurait été dommage qu’un beau gosse comme lui reste sur le carreau. Mais y avait un autre gars… Un Blanc. Un jeunot. Il courait comme un lièvre. Il a sauté par-dessus une poubelle renversée comme un de ces gars aux Jeux olympiques.
— Comme au 110 mètres haies, vous voulez dire ? demanda Scarlett.
Les collègues de Detroit lui avaient envoyé un rapport sur les antécédents de Drake. Il avait pratiqué l’athlétisme au lycée et s’était distingué dans la course d’obstacles.
— Vous avez vu son visage ? demanda Scarlett.
— Ouais, répondit Edna. Il est passé juste devant moi.
— Moi, j’avais les yeux sur son flingue, dit Tommy. On aurait dit un de ces couillons des gangs du quartier.
— Pourquoi est-ce que vous ne me l’avez pas dit ?
— Parce que t’as pas…
— Je sais, l’interrompit Scarlett en agitant la main. Je ne vous ai pas posé la question.
— Non, protesta Tommy, j’allais dire que c’est parce que tu es pas restée assez longtemps pour qu’on parle. T’es partie comme une balle.
Scarlett se sentit bien bête, tout d’un coup.
— Vous croyez que vous pourriez l’identifier ? demanda-t-elle.
Tommy secoua vigoureusement la tête et dit d’un ton prudent :
— Tous les Blancs se ressemblent, à mes yeux.
— Pas question qu’on mette les pieds dans un commissariat, inspectrice, dit fermement Edna en se croisant les bras.
— Pas de problème. Je vais vous montrer quelques photos, dit Scarlett.
Elle brandit son téléphone pour qu’ils puissent voir l’écran, et fit défiler les photos que l’assistant d’Isenberg lui avait transmises. Elle se promit de persuader Edna de venir au commissariat pour une identification en bonne et due forme, si nécessaire.
— C’est lui, déclara Edna dès qu’elle vit la photo de Drake Connor.
Bingo ! On te tient, Drake. Scarlett s’efforça de rester impassible, alors qu’elle jubilait intérieurement.
— Dans quelle direction a-t-il filé, après être passé devant vous ?
— Il a couru jusqu’au bout de la rue et il est monté dans une bagnole de luxe, côté passager.
— Une Mercedes, précisa Tommy avec une pointe d’admiration. Gris métallisé. Elle brillait sous le réverbère et elle a démarré en moins de deux.
Excellent, songea Scarlett. Comme par hasard, une Mercedes gris métallisé était enregistrée au nom de Stephanie Anders… Elle envoya immédiatement un texto à Vince Tanaka :
Cherchez des éléments qui indiqueraient que Drake Connor et Tala Bautista sont montés dans la Mercedes qu’on a trouvée dans le garage des Anders.
— Vous avez vu qui était au volant ? demanda-t-elle.
— Une fille, répondit Tommy.
— Ça m’étonne pas que t’aies remarqué cette fille, commenta Edna d’une voix acerbe.
— Et toi, t’as bien remarqué le gars, riposta Tommy. Et puis, c’est pas parce qu’il y a de la neige sur le toit que le feu est éteint dans la cheminée.
— Oh ! il est bien éteint, ce feu, répliqua Edna. Et, de toute façon, ça n’a jamais été qu’un feu de brindilles…
— À quoi ressemblait-elle, cette conductrice ?
— Elle était jolie, répondit Tommy. Mais pas aussi jolie que toi.
— C’est bon à savoir, dit Scarlett. Des détails ? Couleur des cheveux, de la peau ?
— Elle était blonde et blanche. Elle avait des boucles d’oreilles avec des brillants. Ses ongles étaient rouges… et longs comme des griffes. Elle tenait le volant comme ça…
Il tendit les deux mains en pliant le pouce et en écartant les doigts avant d’ajouter :
— C’est tout ce que j’ai eu le temps de voir
— C’est déjà beaucoup. Merci à tous les deux.
Edna fronça les sourcils d’un air inquiet.
— Il va chercher à nous retrouver, le gars ?
— Non, répondit Scarlett. Il est en garde à vue à quatre cents kilomètres d’ici.
— Ben tant mieux.
— C’est aussi mon avis, acquiesça Scarlett. Bon, les amis, restez bien au frais, hein ? Il fait une chaleur à mourir, dehors.
Tommy désigna Marcus et demanda :
— Il est muet ?
Scarlett éclata de rire.
— Pas du tout, répondit-elle. Pourquoi ?
— Je voudrais qu’il reste un peu avec nous. Allez, file, mam’selle Scarlett… Je veux lui causer d’homme à homme.
Scarlett jeta un coup d’œil à Marcus et haussa les épaules. Puis elle se leva et marcha jusqu’à la porte, à l’autre bout de la vaste salle d’attente, où elle s’arrêta pour envoyer un compte rendu à Isenberg et à Deacon, tout en épiant du coin de l’œil Tommy, Edna et Marcus.
* * *
Les témoins ont identifié Drake Connor comme ayant fui la scène de crime juste après le meurtre de Tala Bautista. Il était armé et est monté dans une Mercedes gris métallisé. J’ai récupéré des fichiers concernant l’enquête du Ledger sur Woody McCord. Il est possible que McCord ait envisagé de dénoncer son fournisseur. Trafic d’enfants ou d’adultes. Probablement pour des films pédopornographiques. McCord est mort dans sa cellule, son avocat est décédé peu après dans un incendie criminel. L’épouse de McCord est morte quelques jours après son mari. Toutes les personnes liées à McCord sont décédées. Il est possible que le réseau auquel appartient le dénommé Demetrius ait fourni des enfants à McCord comme il a fourni des esclaves à Anders. Je me dirige vers le CPD.
Vingt secondes plus tard, elle reçut un appel d’Isenberg.
— Vous avez fait du bon boulot, inspectrice, lui dit sa chef.
Scarlett étouffa un soupir agacé en constatant qu’elle lui donnait encore de l’« inspectrice » au lieu de l’appeler par son prénom.
— Merci, lieutenant, répondit-elle sur le même ton sec. Je ne suis pas dans un endroit où je peux parler librement.
— Compris. Contentez-vous d’écouter. L’agent Coppola a fini d’interroger le technicien de CGS. Elle avait raison. Ce type était tellement secoué par la tentative de meurtre à laquelle il venait d’échapper qu’il a répondu à toutes nos questions en échange de notre protection. Le nom de son acheteur de bracelets électroniques est Demetrius Russell. Le technicien mettait régulièrement de côté des bracelets qu’il déclarait défectueux, puis il les vendait à Demetrius, qui le payait toujours en espèces.
— C’est donc bien Demetrius le lien…
— Tout à fait. Le type a avoué qu’il lui vendait jusqu’à deux cents bracelets par an.
Scarlett en resta bouche bée.
— Ça fait beaucoup… Comment a-t-il fait pour ne pas se faire remarquer par sa hiérarchie ?
— Il le faisait avec la complicité de son chef de service, qui touchait sa part. Le FBI vient d’envoyer une équipe pour l’arrêter.
— Relisez la septième phrase de mon compte rendu.
— Celle où vous écrivez que McCord est mort en prison ? Vous pensez qu’il a été assassiné ? Et que son suicide était un simulacre ?
— Oui. Je pense qu’il faut qu’on fasse attention au technicien de CGS.
— Je vais faire doubler sa garde, dit Isenberg. Et j’ai d’autres nouvelles… Nous en savons plus sur la personne qui a tenté de l’assassiner. Les experts du FBI ont fait du bon travail avec leur logiciel de reconnaissance faciale. La fille s’appelle Alice Newman et elle est diplômée en droit de l’université du Kentucky.
— Et elle se balade sur les toits pour tirer sur des témoins gênants… Logique.
— Nous avons réagi comme vous en l’apprenant. Elle n’a toujours pas ouvert la bouche, sauf pour réclamer un avocat… Mais on a trouvé sur son portable des photos du suspect qu’elle a tenté de tuer aujourd’hui. Et de Marcus…
Scarlett se sentit frémir. Elle se racla la gorge et parvint à dire d’une voix égale :
— Je vois.
Elle se tourna vers Marcus et les deux vieux clochards, et ressentit une peur si intense que ses genoux faillirent lâcher. Demetrius avait tenté de tuer Marcus neuf mois plus tôt, il avait recommencé à deux reprises la veille… Et cette femme semblait avoir pris le relais après le double échec de son probable complice.
« Il y avait une autre personne… Une femme… »
Une femme qui faisait le guet dans le couloir pendant que Demetrius tentait d’étouffer Marcus sous un oreiller. Scarlett supposa que cette femme était la même que celle qui l’avait accompagné lors du transfert des Bautista à Cincinnati — et qui se prénommait Alice, selon les Bautista.
— Vous avez enregistré la voix de cette femme ? demanda-t-elle à sa chef. Même si ce n’est que pour réclamer un avocat…
— Oui. Nous la filmons et l’enregistrons depuis qu’elle est en garde à vue. Pourquoi ?
Parce que, même si elle s’obstinait à refuser de parler, je pourrais faire entendre le son de sa voix à Marcus et aux Bautista.
— Je ne peux pas parler librement, dit-elle. Mais je vous rappellerai dès que je sortirai du refuge.
Elle raccrocha au moment où Marcus prenait congé de Tommy et Edna. L’amusement peiné qui se lisait dans son regard se mua en inquiétude dès qu’il croisa celui de Scarlett.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
— Rien de grave, mais il faut qu’on aille au CPD tout de suite.
Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient à bord de la voiture de Scarlett, en route pour le CPD.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’enquit de nouveau Marcus.
Elle lui répéta tout ce qu’Isenberg venait de lui apprendre.
— La femme dont tu te souviens, celle qui était avec Demetrius et qui l’a prévenu pendant qu’il t’asphyxiait… Tu crois que tu pourrais reconnaître sa voix ?
— Je ne sais pas, dit-il franchement. Quelle importance ? Elle avait ma photo sur son portable. J’aurais sans doute été sa prochaine cible.
— Si tu identifiais sa voix, cela nous permettrait de faire le lien entre elle et Demetrius, ce qui ferait d’elle une complice de trafic d’êtres humains. Sans ça, elle risque de prétendre qu’elle n’est impliquée que dans la tentative de meurtre de cet après-midi.
Il haussa les sourcils.
— Tentative d’assassinat par un tueur à gages… C’est un crime sévèrement puni, dit-il. C’est une très longue peine de prison qui l’attend, dans tous les cas de figure.
— Je sais, mais je veux que justice soit rendue à Tala. Je veux que chacune des personnes qui ont profité de ses trois ans de souffrance en paie chèrement le prix. Je voudrais qu’ils meurent. Faute de quoi, je veux qu’ils croupissent en prison jusqu’à la fin de leurs jours, afin qu’ils sachent ce qu’on ressent quand on est prisonnier et qu’on n’est plus maître de sa propre vie…
Les larmes lui piquaient les yeux, et c’est d’une voix tremblante qu’elle reprit :
— Je veux pouvoir regarder Malaya dans les yeux quand elle aura grandi, et je veux être certaine d’avoir fait tout ce qui est humainement possible pour faire en sorte que le sacrifice de sa mère n’ait pas été vain.
Marcus essuya du bout des doigts les larmes qui coulaient sur les joues de Scarlett.
— D’accord, dit-il. Je ferai de mon mieux.
— J’en suis sûre, murmura-t-elle sincèrement.
Elle se tut pendant quelques minutes, le temps de reprendre contenance. Elle s’était laissé déborder par ses émotions. Une fois de plus. Cela lui arrivait souvent quand elle était en compagnie de Marcus. Peut-être était-ce une bonne chose de laisser libre cours à sa sensibilité. En tout cas, elle se sentait mieux maintenant qu’elle lui avait confié ce qu’elle avait sur le cœur. Et cela ne semblait pas le déranger.
— Ça va, mam’selle Scarlett ? demanda-t-il en imitant la voix traînante et affectueuse de Tommy.
— Oui, répondit-elle en souriant. D’ailleurs, qu’est-ce que Tommy t’a raconté ?
Marcus étouffa un petit rire avant de répondre :
— Tout ce que me diront ton père et tes frères quand je les rencontrerai. Si je te brise le cœur, il me brisera les os et m’arrachera les membres un à un. Ce genre de trucs, quoi…
— Ah bon ? Il est vraiment chou…
— Pardon ? Il me menace de mort et tu trouves ça « chou » ? Tu es gonflée, la taquina-t-il.
— En tout cas, tu n’as pas à t’inquiéter… Je doute que Tommy soit du genre à mettre ses menaces à exécution.
— Je n’en suis pas si sûr. Il est vieux mais ses mains sont encore robustes, et il m’a assuré qu’il savait s’en servir. J’aurais tendance à le croire sur parole. Tu savais qu’il était décoré de la Purple Heart1 ?
— Pas du tout, dit Scarlett. Il a combattu au Vietnam ?
— Ouais. Il ne s’en sépare jamais. Il l’avait dans sa poche…
— Il ne me l’a jamais montrée, à moi.
— Il m’a demandé ce que j’avais fait dans la vie. Je lui ai dit que j’avais servi dans l’armée. Et là, je suis remonté dans son estime… Et il m’a gentiment dit que si je te faisais souffrir, il se contenterait de m’arracher quelques boyaux…
Elle éclata de rire et Marcus sourit brièvement avant de lâcher un soupir dépité.
— Ça me tue de savoir que tant d’anciens combattants sont à la rue, dit-il. Ça me donne envie de les aider.
— Tu ne peux pas aider tout le monde, Marcus.
— Je sais, mais je ne peux pas m’empêcher d’essayer. Tout comme toi, d’ailleurs…
Il resta silencieux un instant avant d’ajouter :
— Il m’a parlé de tout ce que tu as fait pour lui et Edna, et pour d’autres SDF…
Scarlett se sentit rougir.
— Tommy exagère tout le temps, protesta-t-elle.
— Je ne crois pas. Il m’a parlé des bouteilles d’eau que tu leur apportes quand il fait chaud, et de la nourriture que tu leur donnes chaque fois que tu les croises. Je sais aussi que tu le harcèles pour qu’il fréquente le Meadow et qu’il aille régulièrement en consultation au dispensaire.
Scarlett leva les yeux au ciel. Ses joues étaient brûlantes.
— Je ne le harcèle pas, je lui rappelle qu’il vaudrait mieux qu’il y aille.
— Hum… Il m’a aussi parlé des couvertures, des chaussures et des gants que tu leur as donnés l’hiver dernier, pendant la vague de froid. De son anniversaire, que tu n’oublies jamais, ni celui d’Edna, d’ailleurs… Et il m’a dit que, quand sa sœur est morte, tu l’as accompagné à l’hôpital. C’était quand ?
— Il y a presque douze ans, murmura-t-elle.
— Tu n’avais que dix-huit ans… Tu n’étais même pas encore dans la police.
— Non, mais je savais déjà ce que je voulais faire. Grâce à sa sœur, Tommy a pu mener une vie stable. Il n’a pas toujours vécu dans la rue, tu sais. Il avait un petit stand de cireur de chaussures, pendant un temps. Le samedi après-midi, quand papa n’était pas de service, il m’emmenait à mes cours de danse et, au retour, il faisait un détour pour se faire cirer les chaussures par Tommy. Je m’asseyais sur ses genoux pendant que Tommy et lui bavardaient. Ces moments étaient précieux pour mon père, ça lui permettait de prendre le pouls du quartier et de gagner la confiance des habitants. Je ne l’ai compris que plus tard, quand je suis moi-même devenue flic. Un jour, quand j’avais neuf ans, j’ai demandé à papa pourquoi il payait Tommy pour lui cirer les chaussures, alors que je pouvais le faire pour moins cher, s’il le souhaitait. Et j’ai dit qu’en plus il économiserait du temps et de l’essence. J’étais la bonne affaire.
Marcus esquissa un sourire.
— Ah, ton sens des affaires ! ironisa-t-il. Et qu’a répondu ton père ?
— Que Tommy avait plus besoin que moi de cet argent. J’ai répondu que j’en avais besoin puisque j’épargnais pour m’acheter un vélo de fille, car j’en avais marre qu’on me refile les vélos de garçon de mes frères aînés. Je lui ai dit aussi que j’étais sa fille, alors que Tommy n’était qu’un type qui traînait dans la rue. Mais papa m’a dit qu’il aidait Tommy parce qu’il aurait pu être à sa place…
— Ton père est un ancien combattant, lui aussi ?
— Ouais, il a fait le Vietnam. Il y est allé à la fin de la guerre, quelques mois seulement. Je n’avais pas compris sur le moment, mais maintenant que tu m’apprends que Tommy a fait le Vietnam aussi et qu’il a été blessé, tout s’explique. Bref, Tommy dormait chez sa sœur Sondra plusieurs fois par semaine dans un vrai lit et il mangeait des repas chauds. Puis ses visites se sont espacées, et quand Sondra est morte, il s’est retrouvé sans logement du tout. Son dernier lien avec la société s’est brisé à ce moment-là. Je ne me vante pas de l’aider. Ce que je fais est normal.
— C’est normal pour toi. Mais combien de flics se comportent comme ça, à ton avis ?
Marcus s’était tourné sur son siège pour la fixer de profil. Ce regard insistant la mit mal à l’aise.
— Je n’en sais rien, dit-elle. Je n’en parle pas avec les collègues. Tommy non plus n’était pas censé en parler.
— Tu as peur que ça nuise à ta réputation de dure à cuire ?
— Oui. Je me suis battue pour bâtir cette réputation, tu sais, dit-elle d’un ton indigné qui fit rire Marcus. Tu crois que je plaisante ? Si Tommy ou d’autres se mettent à vendre la mèche, tout le monde va me prendre pour une cruche.
— Vos secrets sont sous bonne garde, avec moi, mam’selle Scarlett.
— Tommy m’appelle comme ça depuis toujours, répondit-elle tristement. Très franchement, je fais tout ça par pur égoïsme. Il y a des moments où je suis tellement à bout que j’ai envie de me pointer chez un drogué qui a battu sa petite amie à mort juste pour le plaisir de l’étrangler. Je m’imagine en train de lui serrer le cou jusqu’à sentir ses cervicales se casser comme du verre. Sans parler des fois où je m’énerve sur un suspect, et où il faut que je me fasse violence pour ne pas céder à mon envie de lui en coller une. C’est dans ces moments-là que je prends ma voiture pour aller faire un tour dans les quartiers pauvres dans le but de…
— De faire quelque chose de charitable ?
— Si tu veux…
Elle haussa les épaules, gênée d’évoquer cet aspect de sa personnalité.
— Ça me permet de voir un peu de lumière dans l’obscurité, dit-elle. Donc, tu vois, c’est surtout à moi que ça fait du bien. J’en profite plus que Tommy, donc je suis égoïste.
— Si ça peut te faire plaisir de croire ça… Tu ne m’as pas beaucoup parlé de ton père. Je suppose que c’était un père… distant.
— Non, dit Scarlett. Mon père est un type formidable, en fait. Il s’inquiète pour moi, tout comme ma mère. Avant, j’étais leur petite fille chérie… Et, maintenant, je suis devenue une flic hargneuse et aigrie…
— Ça aussi, tu n’arrêtes pas de le dire. Mais je ne l’ai jamais remarqué.
Elle resta silencieuse quelques instants avant de répondre :
— J’imagine que ta présence m’apaise.
— J’aime beaucoup cette hypothèse, dit-il en souriant.
— Papa n’a jamais voulu que je devienne flic. Il disait que je serais broyée par ce métier. Mais je n’ai jamais eu d’autre vocation. Et, quand Michelle est morte… et que Trent Bracken s’en est tiré… je me suis juré, au nom de Michelle, d’être impitoyable…
— Mais ton père a raison, Scarlett. Tu as le cœur tendre, et face à des tragédies comme la mort de Tala, tu refoules toutes tes émotions… Combien de temps pourras-tu tenir ainsi ?
— Le plus longtemps possible.
— Je m’attendais à ce que tu me dises ça. Je suppose que ce n’est pas à moi de te convaincre d’adopter une autre attitude.
— C’est l’hôpital qui se moque de la charité, dit-elle d’une voix résignée.
Elle entra dans le parking du CPD et allait couper le moteur, lorsqu’elle se figea en repensant à l’enquête en cours.
— Attends un peu, fit-elle. Il y a un truc qui cloche. Les agents du FBI ont amené le suspect de CGS par la porte principale, alors qu’ils auraient très bien pu passer par le parking pour le protéger. Ce n’est pas un peu gros ?
— Si, tu as raison. Quand nous lui avons demandé comment elle savait qu’il y aurait un tueur sur le toit, Coppola nous a répondu qu’ils avaient eu un tuyau…
— C’était un coup monté, dit Scarlett. Un piège tendu par le FBI. Le suspect a servi d’appât. Je ne vais pas m’en plaindre, mais c’était risqué.
— Ils devaient avoir sacrément confiance en leur source, dit Marcus en guettant les réactions de Scarlett.
Scarlett pesa ce qu’elle s’apprêtait à lui dire, puis décida qu’il avait le droit d’être mis au courant.
— Ils ont un agent infiltré dans ce réseau, dit-elle.
— Le FBI ?
— Oui. Je ne le connais pas. Je ne sais pas où il opère ni comment ils communiquent avec lui. Tout ce que je sais, c’est que je n’étais pas censée t’en parler.
— J’aurais fini par le deviner, dit-il avec raideur. Mais je te remercie de me le dire maintenant.
Scarlett douta fortement de la sincérité de ce remerciement au vu du ton qu’il venait d’employer.
— Je ne t’ai pas posé de questions sur Diesel, moi, fit-elle.
— C’est vrai… Mais là, c’est différent, c’est ma vie qui est en jeu.
— Je n’en étais pas certaine avant cette conversation. Le FBI surveille plusieurs réseaux de trafic d’êtres humains. Coppola et Troy appartiennent tous les deux à une unité spéciale qui lutte contre ces réseaux. Je ne savais pas que l’agent infiltré surveillait précisément les trafiquants qui veulent ta mort. Maintenant, j’en suis certaine. Et toi aussi.
— Excuse-moi, dit-il en se détendant. Tu as raison.
— Bien sûr que j’ai raison. Mais maintenant, il faudra que tu fasses semblant d’être surpris si quelqu’un d’autre t’en parle.
Il simula un regard interloqué et demanda :
— Ça ira, comme ça ?
— Disons que tu ne ferais pas une grande carrière au théâtre, ricana-t-elle. Allez, viens. Allons voir cette chère Alice Newman.