Chapitre 27

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 6 h 00

Scarlett renversa le réveil d’un coup sec sur la table de nuit.

— Merde, marmonna-t-elle en se rendant compte que c’était son téléphone qui sonnait ainsi.

Elle cligna des yeux et la mémoire lui revint instantanément.

Marcus… Elle saisit le téléphone et roula sur elle-même dans le lit, découvrant qu’elle était seule. Un frisson d’angoisse lui parcourut l’échine. Elle se souvint de son humeur morose au moment où ils s’étaient couchés, juste avant qu’elle s’endorme. Je n’aurais pas dû insister autant à propos du pistolet…

Elle sortit du lit, enfila en vitesse un short et un T-shirt puis elle répondit, sans vérifier l’identité de son correspondant. À une heure aussi matinale, c’était forcément Deacon ou Isenberg. Ou sa mère s’il y avait eu un décès dans la famille.

— Allô ?

— Scarlett, c’est oncle Trace.

— Bonjour, fit-elle, prise de court. Désolée de ne pas avoir pu assister aux recherches, hier. J’ai été appelée sur une scène de crime.

— Le lieutenant Isenberg me l’a déjà dit. Et aussi que tu avais accompagné la victime à l’hôpital.

— Il y en avait deux, en fait.

Elle activa le haut-parleur et consulta ses messages.

— Elles sont toujours en unité de soins intensifs. Mais je ne crois pas que tu m’appelles à ce sujet…

— Non. J’ai retrouvé tes disparues.

— Quoi ! Mais comment ? Où ? Et quand ? Ma chef m’a dit que les chiens avaient perdu leur trace. Et que tu étais rentré chez toi.

— Tout cela est vrai. Mais, ensuite, je me suis dit que si elles avaient peur d’être expulsées, elles demanderaient, en bonnes catholiques, à être déposées devant une église.

— Bien sûr… pour trouver refuge…

Scarlett ôta son short et ouvrit son placard pour y prendre un pantalon propre, un chemisier et une veste. Il était temps de se remettre au travail.

— Où les as-tu trouvées ? demanda-t-elle.

— À l’église paroissiale Sainte-Barbara, à Georgetown.

— À une heure de route vers le sud… Qui les a emmenées là-bas ?

— Oui, un chauffeur routier. Il les a déposées devant sa paroisse.

— Sympa de sa part… Mais j’aurais préféré que sa paroisse soit plus proche…

Scarlett sortit des sous-vêtements propres d’un tiroir et retrouva l’une de ses chaussures. Elle ne se rappelait plus où l’autre avait atterri quand elle l’avait enlevée en hâte, la veille.

— Tu es là-bas ? Ou tu les as seulement appelés ?

— J’y suis. J’ai appelé avant d’y aller. J’ai dit au curé de les retenir dans l’église, et j’ai sauté dans ma voiture. Je ne voulais pas t’appeler avant d’être absolument certain que c’étaient bien elles. Mais, maintenant, il n’y a plus le moindre doute… Ces femmes sont bien Mila et Erica Bautista.

Elle s’agenouilla pour chercher sa chaussure manquante sous le lit. Zat n’y était plus — il avait dû surmonter sa peur de la veille. Malheureusement, la chaussure n’y était pas non plus.

— Tu as appelé les flics de Georgetown ?

— Non. Elles m’ont dit qu’elles ne parleraient qu’à Marcus.

— Comment connaissent-elles son nom ? demanda-t-elle en se relevant.

— Tabby Anders leur a montré l’article du Ledger. Elle leur a dit que c’était l’homme que Tala avait rencontré dans le parc, l’homme qui a proposé de l’aider. Elles m’ont dit que si j’appelais la police, elles s’enfuiraient. Donc, ne t’habille pas en flic…

— Entendu. Je vais venir avec Marcus dès que possible. Dis-leur qu’il arrive. Qu’est-ce qu’elles t’ont dit d’autre ?

— Pas grand-chose… Elles veulent voir Tabby et Malaya. Je leur ai assuré que Malaya était indemne et bien soignée. J’ai appelé l’hôpital pour avoir des nouvelles de Tabby. Son état reste stationnaire.

— Je m’en doutais, puisque les médecins ne m’ont pas contactée. Merci, oncle Trace. Je te suis redevable.

— Ne dis pas ça, Scarlett. Tu n’aimerais peut-être pas ce que je pourrais te demander…

C’est-à-dire revenir à l’Église… Elle soupira. En cet instant, sa reconnaissance était telle qu’elle ne l’excluait pas.

— Je serai à Sainte-Barbara le plus vite possible, dit-elle avant de raccrocher

Elle jeta sa tenue d’inspectrice sur le lit et opta plutôt pour une robe d’été et des ballerines à talons plats. Elle s’habilla, se lava les dents et prit sa brosse à cheveux.

— Marcus ? appela-t-elle en descendant l’escalier.

Pas de réponse. Elle alla dans le garage et constata que sa voiture y était encore. De sa fenêtre, elle avait vu que le tank était toujours garé dans l’allée. Donc, à moins qu’il ait pris un taxi ou appelé quelqu’un pour venir le chercher, il était encore dans les parages.

— Zat, viens ici ! cria-t-elle. Tu veux sortir ?

Mais elle n’entendit pas en réponse le pas claudicant du bulldog à trois pattes. Lorsqu’elle entra dans la cuisine, elle vit les restes d’un sandwich sur le comptoir — Marcus n’était donc pas parti le ventre vide.

La seule partie de la maison où elle n’avait pas jeté un coup d’œil était le sous-sol. Le loquet de la porte de l’escalier qui y menait était ouvert. Elle l’avait installé pour éviter à Zat de dégringoler ces marches trop raides pour lui.

Elle se mit à le descendre et fut soulagée d’apercevoir son chien, couché en rond sur son tapis, au pied de l’escalier. Elle allait appeler Marcus lorsqu’elle entendit un bruit qui l’en dissuada. Des coups sourds et lourds, ponctués des jurons les plus affreux. Parvenue au bas des marches, elle vit Marcus et hésita à s’approcher de lui.

Il ne portait en tout et pour tout qu’un short de sport, trempé de sueur, et les gants de boxe du frère de Scarlett, Phin. Son corps ruisselait de transpiration tandis qu’il martelait de coups de poing le vieux sac de sable de Phin. Il avait déniché le crochet qui permettait de le suspendre et l’avait vissé dans l’une des poutres du plafond.

Elle tressaillit en découvrant son large dos. Un énorme hématome — causé par la balle qui avait heurté son gilet pare-balles la veille — bleuissait sa peau mais ne l’empêchait pas de se déchaîner sur le sac, qui volait en tous sens. Elle admira sa force musculaire mais la violence des coups qu’il portait était telle qu’elle s’inquiéta pour ses mains, même si ses phalanges étaient protégées par des gants d’entraînement.

Brusquement, il s’arrêta de frapper et agrippa le sac des deux mains.

— Ça sent le chèvrefeuille, dit-il tout bas entre deux halètements.

— Je me suis réveillée, tu n’étais plus dans le lit…

— Je n’arrivais pas à dormir… J’ai promené ton chien et réparé la fuite de l’évier dans la cuisine. Le bruit des gouttes me rendait fou.

— Merci.

Elle fit un pas en avant mais il leva l’une de ses mains gantées.

— Ne me touche pas. S’il te plaît, dit-il.

Il avait prononcé ce « s’il te plaît » d’une voix mal assurée, presque comme un sanglot.

— Marcus ? fit-elle tout doucement. Tu as eu des mauvaises nouvelles de Phillip ? Ou d’Edgar ?

— Ils sont encore inconscients.

— Mais alors qu’est-ce que tu fais là ?

— Il fallait que je réfléchisse.

— Que tu réfléchisses à quoi ?

Mais elle connaissait déjà la réponse à cette question. Je n’aurais pas dû insister, se répéta-t-elle. Il m’a dit qu’il allait le ranger dans un coffre. Cela aurait dû me suffire.

Mais tout en se faisant silencieusement ce reproche, elle savait que ce n’était pas aussi simple. Marcus avait besoin d’être confronté à ce qui le hantait.

Il redressa la tête et jeta un regard circulaire à la pièce sans s’attarder sur Scarlett.

— On se croirait dans une salle de sport, ici, dit-il. Comment ça se fait ?

Elle le contourna, prenant soin de garder ses distances, et s’assit sur le banc de musculation qu’il avait trouvé dans une petite pièce attenante. Il avait également sorti les haltères. D’un coup d’œil, elle estima le poids total de celles qu’il avait mises sur la barre et fronça les sourcils : il venait de soulever plus de fonte qu’il ne l’aurait dû, avec sa blessure.

— C’est le matériel que Phin a laissé ici, répondit-elle. Quand il est parti, il n’a rien emporté. Tout le contenu de son appartement est là. Soit on apportait tout ici, soit ça partait à la benne. J’espère encore qu’il reviendra, un jour, et qu’il récupérera ses affaires.

Marcus appuya la tête contre le sac de sable.

— Moi aussi, dit-il.

Scarlett aurait voulu qu’il soit prêt à l’action, physiquement et émotionnellement, mais elle comprit que ce n’était pas possible dans l’immédiat.

— C’est ma faute, murmura-t-elle. Tu n’étais pas prêt à répondre à mes questions sur le pistolet, et je t’ai harcelé. Excuse-moi, Marcus.

— Non, ce n’est pas ta faute, c’est la mienne. Tu avais parfaitement le droit de me poser ces questions. C’est moi qui n’ai pas su y répondre.

— Mais c’est ce que tu as fait. C’était ton talisman quand tu étais un enfant terrifié par l’expérience atroce que tu avais vécue…

Elle grimaça avant d’ajouter :

— J’espère qu’il n’était pas chargé quand tu le cachais sous ton oreiller.

Il se décolla du sac et s’adossa au mur, puis s’accroupit, les coudes sur ses genoux pliés. Dans la même position que la veille, quand il avait apaisé l’accès de rage de Stone. Scarlett le rejoignit.

— Tu es jolie avec cette robe, murmura-t-il.

— Merci. Parle-moi, Marcus, je t’en prie. Je veux t’aider.

— Tu veux me réparer, comme ces chaises que tu retapes, dans ton atelier ? Ou me sauver comme ton cabot ? Il est sympa, ce chien, d’ailleurs. Il aime le saucisson.

Elle esquissa un sourire.

— Ça lui donne des gaz, dit-elle. Ce soir, je le ferai dormir de ton côté du lit…

Il lâcha un petit rire las, puis courba la tête.

— J’ai la tête à l’envers, murmura-t-il.

— Alors, laisse-moi la remettre à l’endroit.

Et il rit de nouveau, mais sans joie. Se sentant incapable de lui remonter le moral par des mots, Scarlett lui caressa le bras, mais il se hérissa.

— Je suis en sueur, dit-il. Tu vas salir ta jolie robe.

— J’en ai d’autres.

D’une main hésitante, elle le caressa de nouveau, de l’épaule au poignet. Elle tira sur la bande Velcro du gant et répéta le même geste sur l’autre main.

— Laisse-moi voir tes mains.

Elle les prit et les dirigea vers la lumière.

— Tes phalanges sont tout enflées, Marcus, constata-t-elle avec inquiétude.

Elle se rendit dans la pièce attenante et envoya un bref message à son oncle pour le prévenir qu’elle aurait au moins une heure de retard. Puis elle souleva le couvercle du congélateur, farfouilla parmi les paquets de plats cuisinés et de légumes surgelés et dénicha deux poches de glace. Son téléphone bourdonna : c’était oncle Trace qui lui disait de ne pas se presser, car les deux fugitives, épuisées, s’étaient endormies, et il veillait sur elles.

Elle revint s’asseoir à côté de Marcus et appliqua la glace sur ses phalanges meurtries, le faisant légèrement tressaillir. Il resta silencieux pendant plusieurs minutes, et Scarlett jugea bon d’en faire autant. Puis elle lui embrassa les phalanges une à une et le sentit frissonner.

— Marcus, je ne peux pas t’aider si tu ne me confies pas ce qui te ronge.

— Tu ne peux rien faire, dit-il d’un ton sans réplique.

— Alors, laisse-moi souffrir avec toi.

Il redressa la tête et Scarlett s’aperçut que ses yeux étaient voilés de larmes.

— Impossible, fit-il.

Elle s’agenouilla et lui saisit doucement le visage des deux mains.

— Je ne renoncerai pas, murmura-t-elle.

Elle l’embrassa tendrement et ajouta :

— Je ne peux pas… Ma mère me reprochait toujours d’être têtue comme une mule. C’est à cause de tous ces flics dans la famille… Mais je peux attendre que tu sois prêt.

Il se décolla d’elle mais sans brusquerie, la tête de nouveau inclinée.

— L’enlèvement avait été monté de l’intérieur, murmura-t-il.

— C’est ce que j’ai lu. L’un des ravisseurs aurait appartenu à une équipe d’artisans qui rénovait votre appartement…

— C’est mon père qui a engagé les ravisseurs.

L’estomac de Scarlett se noua. Elle se souvint de l’amertume avec laquelle il avait évoqué son père. C’est depuis qu’il en a parlé qu’il est distant.

— Il les a engagés pour nous enlever. Pour la rançon.

— Ton père voulait toucher la rançon ? s’étonna-t-elle. Mais elle a été payée avec son argent…

— Non, c’était l’argent de maman, jusqu’au dernier centime. L’argent de la famille Yarborough… Mon père biologique était un flambeur. Ma mère l’a tiré d’embarras plus d’une fois, et ils se disputaient souvent à cause de ses folies. Moi, j’étais un gamin taciturne, mais attentif. Je comprenais ce qui se passait. Je le détestais.

— Ta mère lui a coupé les vivres ?

— Pas entièrement. Elle a fini par lui verser une petite rente, mais il l’a mal pris… Et il l’a frappée.

— Oh ! Marcus, c’est affreux…

— J’aurais voulu le tuer, mais il était aussi costaud que je le suis maintenant, et j’étais maigrichon.

— Tu avais huit ans.

— Et j’étais fou de rage. Ensuite, il l’a suppliée de lui pardonner, et il lui a offert, pour s’excuser, un superbe bracelet… acheté avec l’argent de ma mère. Je voulais qu’elle le chasse, mais elle lui a pardonné. En fait, ce n’était pas la première fois… Il a continué d’accumuler des dettes de jeu.

— Et il a décidé d’organiser l’enlèvement de ses propres enfants… Pour payer ses dettes avec sa part de la rançon.

— Elle n’en a jamais rien su. Ne le lui dis pas, je t’en supplie.

Elle lui prit la main, la couvrit à nouveau de baisers.

— Je m’en garderai bien. J’aimerais pouvoir dire que je n’arrive pas à imaginer qu’un père puisse risquer la vie de ses propres enfants pour de l’argent. Mais, malheureusement, j’ai vu tant d’atrocités au cours de ma carrière…

Les larges épaules de Marcus s’affaissèrent.

— Toutes celles que tu n’arrives pas à effacer de ta mémoire, dit-il. Et voilà que je viens de t’en dévoiler une autre.

Elle pesa soigneusement ses mots avant de répliquer :

— Je mentirais si je te disais que je ne m’imagine pas avec horreur ce petit garçon trahi par son père et faisant de terribles cauchemars. Et je te mentirais encore plus si je te disais que cette vision ne me brise pas le cœur. Je suis désolée si cela te blesse dans ton amour-propre, mais tu es à moi, maintenant… Et je souffre pour toi.

Il redressa lentement la tête et la fixa d’un œil ému. Et chargé de désir, de nouveau.

— Redis-moi ça, murmura-t-il.

Elle ne fit pas semblant d’avoir mal compris. Ce moment était trop important.

— Tu es à moi, Marcus.

— Oh ! mon Dieu, murmura-t-il d’une voix rauque.

Scarlett sentit ses yeux s’humidifier. Elle le prit délicatement dans ses bras, et il se blottit contre elle comme un enfant apeuré. Elle l’étreignit un peu plus fort, le berçant doucement.

Au bout d’un moment, il releva la tête, passa une main dans le dos de Scarlett et l’attira contre lui pour l’embrasser passionnément.

— Tu es à moi, inspectrice, dit-il à son tour en détachant ses lèvres de celles de Scarlett. Depuis le premier jour où je t’ai vue.

— Je sais, dit-elle. Mais c’est si bon de l’entendre…

Un petit sourire apparut sur les lèvres de Marcus.

— Absolument, fit-il.

Il la prit dans ses bras et enfouit sa tête entre ses seins lorsqu’elle essaya de le regarder dans les yeux.

— Il faut que je t’avoue quelque chose, dit-il. Ce sera plus facile pour moi si tu ne me regardes pas pendant que je te parle.

— D’accord, dit-elle, se préparant au pire. Je suis prête.