Chapitre 29
Georgetown,
Kentucky
Mercredi 5 août, 8 h 40
Trace vint à la rencontre de Scarlett et de Marcus dans le vestibule de l’église Sainte-Barbara. Scarlett appréhendait ses retrouvailles avec son oncle, mais celui-ci la rassura d’emblée en l’étreignant affectueusement dans ses énormes bras. Elle s’y blottit longuement, comme une petite fille en quête de consolation. Comme si les dix dernières années de sa vie n’avaient pas eu lieu.
Il la lâcha et lui releva le menton. Son sourire se changea en une moue inquiète.
— Tu as pleuré, constata-t-il.
Il se tourna vers Marcus et lui demanda :
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
— Il ne m’a rien fait, dit Scarlett d’un ton catégorique. On a parlé du passé, et ça m’a émue…
Elle passa un bras autour de la taille de son oncle. Et ajouta :
— Oncle Trace, je te présente Marcus O’Bannion.
Marcus tendit la main et dit poliment :
— Bonjour, mon père. Vous êtes le premier membre de la famille de Scarlett que j’ai l’honneur de rencontrer.
Trace baissa les yeux vers Scarlett et haussa les sourcils.
— Il sait s’y prendre, celui-là, fit-il.
— Je sais, dit-elle en riant.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Elles vous attendent dans le chœur, dit Trace. Scarlett, je leur ai dit que tu étais ma nièce, mais pas que tu étais policière. D’ailleurs, tu n’en as pas l’apparence, aujourd’hui… À toi de décider du moment où tu le leur diras.
— Elles sont en bonne santé ? s’enquit Marcus.
— Elles ont parcouru des kilomètres en marchant pieds nus et ont les pieds écorchés. Heureusement, elles sont tombées sur un type bien, le chauffeur routier qui les a prises en stop. Il a senti qu’elles étaient effrayées et ne leur a pas posé trop de questions. Une des paroissiennes leur a lavé et pansé les pieds, mais il faudra qu’un médecin les examine de toute façon. Vous n’aurez aucun mal à communiquer avec elle… du point de vue linguistique, du moins. Elles parlent un anglais impeccable. Mais elles n’ont pas dit grand-chose. Je leur ai montré des photos de M. Bautista et de John Paul… Je leur ai dit qu’ils étaient sains et saufs. Leur seule réaction a été de pleurer de joie et d’adresser au ciel des prières de remerciement. Elles sont encore très apeurées.
Il les conduisit dans l’église, et Scarlett sentit subitement qu’elle allait étouffer. Elle n’avait pas menti à Trace. Après sa longue conversation avec Marcus, elle était à fleur de peau.
Elle s’efforça de refouler ce flot d’émotions et de ne pas tituber en marchant. Heureusement, Marcus lui prit la main et cela la réconforta.
— Ça va ? murmura-t-il.
— Oui, dit-elle en lui serrant la main de toutes ses forces.
Ils suivirent oncle Trace dans le chœur. Et se figèrent sur place. Deux femmes de petite taille étaient assises sur des chaises pliantes. Elles se tenaient par la main avec plus de force encore que Marcus et Scarlett. La plus âgée des deux femmes tremblait de tout son être, les yeux luisants de larmes. La plus jeune avait à peine seize ans, selon les documents fournis par les services de l’immigration. Mais elle paraissait tellement plus âgée… Son regard noir était froid et distant, et ses épaules voûtées.
— Elle ressemble à Tala, murmura Marcus.
Il lâcha la main de Scarlett et s’approcha d’elles. Il s’agenouilla pour qu’elles puissent le regarder dans les yeux.
— Je m’appelle Marcus, dit-il tout bas. Et je vous présente toutes mes condoléances.
Le corps de Mila Bautista se mit à trembler de plus belle, au rythme de ses sanglots, qui redoublèrent lorsque Marcus les prit toutes deux dans ses bras. La mère de Tala posa la tête contre la large épaule de Marcus et s’abandonna à de longs sanglots.
— Ça alors, souffla Trace dans le dos de Scarlett. Il sait vraiment s’y prendre…
Scarlett dut refouler les larmes qui lui montaient aux yeux face à ce spectacle.
— J’ai lu quelque part qu’il a rencontré Tala Bautista dans une ruelle mal famée et qu’il a essayé de lui venir en aide, ajouta-t-il. C’est une habitude, chez lui, de voler au secours de jeunes inconnues en pleine nuit ?
Elle se tourna vers lui et vit qu’il fronçait les sourcils d’un air suspicieux.
— Oui, dit-elle. Mais pas comme on pourrait le croire…
Elle lui expliqua la situation à voix basse, ajoutant que Marcus avait été pris pour cible une deuxième fois dans la même journée, et que son ami Phillip ainsi que le gardien de son immeuble avaient été grièvement blessés un peu plus tard.
— Mais, conclut-elle, je me demande encore qui, de Tala ou de Marcus, était vraiment la cible, dans la ruelle…
— C’était Tala, dit Erica Bautista.
Elle s’était dégagée de l’étreinte de Marcus et caressait les cheveux de sa mère, qui continuait de pleurer. L’expression de la jeune fille était dure et hostile, ce que Scarlett ne comprenait que trop bien.
Scarlett plaça une autre chaise pliante pour s’asseoir en face d’Erica.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda-t-elle.
— Qui êtes-vous, vous ? rétorqua Erica en plissant les yeux.
— Je m’appelle Scarlett et je suis la nièce du père Trace. Marcus est mon petit ami, et j’ai peur pour lui. Voilà pourquoi je suis venue. Nous voulons vous aider, mais personne ne comprend vraiment ce qui s’est passé.
Erica l’observa encore un instant avant d’affirmer, sans la moindre hésitation :
— Vous êtes de la police.
Scarlett en resta bouche bée. Paniquée, Mila repoussa Marcus et se leva précipitamment. Scarlett savait que si elle se levait aussi, elle la dominerait, et décida de rester assise.
— Je ne travaille pas pour les services de l’immigration, plaida-t-elle. Je ne vais pas les appeler. Je suis ici en tant que nièce du père Trace. Je ne vais pas vous dénoncer. Je vous en donne ma parole.
Mila se tourna vers Marcus, en quête de confirmation. Il hocha la tête et dit :
— C’est la stricte la vérité. Le père Trace est réellement son oncle et je suis réellement son petit ami. Et elle souhaite vraiment vous aider… Je l’ai appelée avant-hier soir, quand j’ai su que j’allais rencontrer Tala.
— Vous lui faites confiance ? demanda Mila, qui tremblait tant que Scarlett craignait qu’elle ne s’effondre.
— Je lui confierais ma vie, dit simplement Marcus.
Mila se rassit.
— Comment as-tu deviné ? demanda Scarlett à Erica, après avoir lâché un soupir de soulagement.
Erica haussa les épaules.
— C’est simple, dit-elle. J’ai lu dans le journal que l’inspectrice Bishop était intervenue la première sur la scène de crime. Et comme ce prêtre est le père Bishop…
— Oui, bien sûr… Je ne voulais pas vous faire croire que je n’étais pas policière… Enfin, si… Mais seulement pour ne pas vous effrayer. Tu peux me croire, Erica, je ne vous dénoncerai pas. Je te le jure.
— Votre coéquipier appartient au FBI, dit Erica d’un ton glacial.
Prise de court une nouvelle fois, Scarlett se tourna vers Marcus et lui demanda :
— Tu as parlé de Deacon dans cet article ?
Erica leva les yeux au ciel.
— J’ai fait une recherche sur Google pour en savoir plus sur vous, inspectrice, dit-elle d’un ton acerbe. Sur l’ordinateur de l’église… Ce n’est pas bien difficile, même pour quelqu’un comme moi…
— Quelqu’un comme toi ? répéta doucement Scarlett. Tu veux dire : la victime d’un crime abject, perpétré par des salauds qui méritent d’être enfermés pour le restant de leurs jours ?
Erica parut prise au dépourvu.
— Non, je voulais dire…
— Je sais ce que tu voulais dire, l’interrompit Scarlett. Je sais aussi que ton père était enseignant aux Philippines et que ta mère était infirmière. Je sais que tu as été bien éduquée et que tu es intelligente. Tu viens de le montrer…
Scarlett la gratifia d’un large sourire et constata que la jeune fille s’était considérablement détendue.
— Ta sœur a fait preuve d’un courage inouï et s’est sacrifiée pour que sa famille échappe à ses bourreaux. Je te jure de tout faire pour que son sacrifice n’ait pas été vain.
Les lèvres d’Erica frémirent, et elle se mit à pleurer ainsi que sa mère.
— Nous l’avons suppliée de ne pas y aller, sanglota Erica. Nous lui avons dit que c’était beaucoup trop dangereux.
— Elle était complètement désespérée, dit Mila en s’essuyant les yeux. À cause de Malaya… Tala refusait absolument de voir son bébé élevé dans cette maison. Alors, elle a saisi l’occasion…
Elle serra les poings avant d’ajouter :
— Je voudrais le tuer, cet homme…
Marcus couvrit de ses mains les poings de Mila.
— Chip Anders ?
À ce nom, les yeux des deux femmes se mirent à briller de haine.
— Oui, cracha Mila. Et sa femme… Et cette horrible fille que ces démons ont engendrée.
— Il a disparu, dit Scarlett. Il semble qu’il ait été enlevé, avec sa femme et sa fille… Savez-vous par qui ?
Mila et Erica échangèrent un regard où la satisfaction se mêlait à la haine et au chagrin.
— Nous ne connaissons pas leurs noms, répondit Mila. Mais Anders avait très peur, hier matin, quand il s’est aperçu que Tala avait disparu.
— Quand s’en est-il rendu compte ? demanda Scarlett.
Mila ouvrit la bouche mais aucun mot n’en sortit. Erica posa la tête sur l’épaule de sa mère et répondit à sa place :
— Quand l’alarme du bracelet s’est déclenchée. Nos bracelets étaient reliés au système d’alarme de la maison. Maman et moi, on n’avait pas le droit d’en sortir.
— Alors que Tala allait promener le chien…
Mila plissa les lèvres, et elle détourna le regard.
— Non, c’est Stephanie qui promenait le chien.
— La fille d’Anders, qui passait les vacances avec ses parents avant de retourner à l’université en septembre, dit Scarlett.
— C’est une vraie salope, celle-là ! grinça Erica.
Mila lui jeta un regard choqué.
— Erica ! la gronda-t-elle. On est dans une église.
Erica parut ne pas s’en soucier.
— C’est une salope, maman, et tu le sais aussi bien que moi. Je ne vois pas comment le dire autrement…
Elle se tourna vers Scarlett et la regarda dans les yeux.
— J’espère que ceux qui l’ont emmenée la feront souffrir comme elle a fait souffrir Tala. Je la déteste…
Sa fureur se mua en un sanglot étouffé.
— C’est elle qui a tué ma sœur, ajouta-t-elle. Elle, ou son petit copain…
Scarlett dressa l’oreille.
— Son petit copain ? s’étonna-t-elle. Personne ne nous a parlé d’un petit copain…
— Il s’appelle Drake Connor, dit Erica.
Scarlett prit la main de la jeune fille et la pressa doucement pour l’encourager. Elle avait du mal à contenir l’excitation que lui causait cette nouvelle, sentant que c’était peut-être le chaînon manquant, l’élément clé qui permettrait d’y voir plus clair.
— Que vous a-t-il fait ? demanda-t-elle.
Erica baissa les yeux, mais Scarlett eut le temps d’y lire de la honte.
— Tout ce qu’il voulait, dit-elle d’une voix blanche.
Scarlett se tourna vers Marcus.
— Tu veux que le père Trace et Marcus nous laissent seules ? demanda-t-elle.
Erica hocha la tête.
— On va attendre dehors, dit Marcus.
Et il s’éloigna en compagnie de Trace, non sans avoir caressé l’épaule de Scarlett au passage.
— Voilà, dit Scarlett. Tu peux tout me raconter.
— Tout le monde sera au courant, murmura Erica d’une voix pitoyable. Tout le monde devinera que… Pour quelle autre raison ce salaud aurait-il acheté trois femmes ?
— C’est d’Anders que tu parles, là ? C’est lui qui vous a achetées, pas Drake ?
— Drake est pauvre, dit Erica. Il n’a pas un sou. Stephanie sortait avec lui uniquement pour faire enrager son père. Et oui, c’est son père qui nous a achetés. Il a envoyé mon père et mon frère travailler dans une de ses usines. Et ma mère devait veiller sur sa mère.
— Sur sa tante, tu veux dire…
— Sur elle aussi, mais quand on est arrivées dans la maison, maman était chargée de s’occuper de la mère d’Anders. Elle était très faible… Elle n’était pas comme son fils, elle était gentille. Elle voulait prévenir les autorités qu’on était forcées de travailler sans salaire et qu’il nous… utilisait. Mais il l’a tuée avant qu’elle puisse le faire. Sa femme l’a étouffée sous un coussin.
— Marlene Anders ? fit Scarlett, et Erica hocha la tête. La mère de Chip a été assassinée par son épouse ?
— Oui, murmura Mila. Marlene aimait le luxe. Elle voulait avoir des domestiques, mais sans les payer. Elle aimait exercer son pouvoir…
— Et tante Tabby ? demanda Scarlett.
Les yeux de Mila s’emplirent à nouveau de larmes.
— Elle est vivante ? demanda-t-elle. Le père Trace m’a dit qu’elle était à l’hôpital. Que lui est-il arrivé ?
— Elle est dans le coma, mais elle vit toujours. J’ai appelé pour avoir de ses nouvelles en venant ici. Elle tient le coup… Mais elle a été très violemment frappée par Chip.
Les deux femmes poussèrent un petit cri d’effroi.
— Nous l’avons laissée seule là-bas, murmura Mila d’une voix brisée par le remords. Ce monstre l’a frappée parce qu’elle a tranché nos bracelets…
— Marcus l’a trouvée sous un lit, dit doucement Scarlett. Elle nous a parlé de vous et nous a demandé de vous retrouver et de vous protéger.
Mila courba la tête.
— Cette femme a été bonne avec nous. Nous ne voulions pas l’abandonner, mais elle nous a obligées à le faire. Nous avons prié pour elle toute la nuit.
Bonne chance, songea Scarlett avec plus d’espoir sincère que de sarcasme.
— Revenons à Drake, dit-elle.
Les épaules d’Erica se raidirent et son regard plongea vers le sol.
— Tu m’as dit que c’était le petit ami de Stephanie, reprit Scarlett. Il habitait dans le voisinage ?
— Je ne sais pas… En tout cas, il venait plusieurs fois par semaine.
— Tu m’as dit qu’il faisait « tout ce qu’il voulait ». Il t’a violée ?
Pour toute réponse, un hochement de tête presque imperceptible.
— Il préférait Tala… Mais, certains jours, quand Tala avait…
Elle se couvrit le visage des deux mains. Scarlett lui prit délicatement les poignets et s’agenouilla devant elle, pour voir le visage incliné de la jeune fille.
— Tu n’as pas à avoir honte, murmura-t-elle fermement. Je sais que c’est dur, pour toi…
— Comment le savez-vous ? rétorqua Erica avec amertume. Vous avez été violée, vous ?
— Non. Mais je suis dans la police depuis longtemps, et j’ai rencontré beaucoup de femmes victimes de viols. C’est toujours difficile, pour elles, de me raconter ce qu’elles ont subi. Mais certaines de celles qui se sont confiées à moi ont vu leurs violeurs traduits en justice et sévèrement punis. Je crois que ça les aide à surmonter le traumatisme.
— Dans un tribunal américain, les juges ne me croiront pas, répliqua aigrement Erica.
— Je suis un officier de police américain et je te crois, objecta Scarlett. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour retrouver Drake et le faire juger pour ses crimes. Mais j’ai besoin de ton aide. J’ai besoin d’en savoir plus sur lui. Pour toi, mais aussi pour Marcus, parce que sa vie est en danger depuis la mort de Tala… Si Drake est impliqué dans le meurtre de Tala, c’est peut-être lui qui cherche à tuer Marcus.
— Oui, Marcus est toujours vivant, lui, dit Erica d’une voix de nouveau éteinte et désabusée. Parce qu’il portait un gilet pare-balles. Pourquoi, d’ailleurs ? Il se doutait que Tala allait être assassinée ?
— Erica ! s’exclama Mila.
— Ce n’est pas grave, fit Scarlett.
Elle savait bien que la question d’Erica avait surtout pour but de changer de sujet et d’éluder d’éventuelles questions sur les viols.
— Marcus vient en aide à beaucoup de femmes et d’enfants qui sont victimes de violences domestiques, expliqua-t-elle. Il les aide à s’en sortir. Il a compris que Tala était victime de mauvais traitements et il a décidé de l’aider, elle aussi. Comme il s’est déjà fait tirer dessus, il porte un gilet pare-balles en permanence.
— D’accord, fit Erica d’une voix réticente.
Elle leva timidement les yeux vers Scarlett.
— Drake forçait Tala à avoir des rapports sexuels à la moindre occasion… Chaque fois qu’Anders était sorti, et même, parfois, quand il était là… Mais, tous les mois, quand elle avait ses…
— Ses règles, compléta Scarlett.
Erica hocha de nouveau la tête d’un air misérable, sans rien ajouter.
— Drake te violait quand Tala avait ses règles ? demanda Scarlett.
De grosses larmes se mirent à couler sur les joues d’Erica. Un coup d’œil à Mila apprit à Scarlett que les paupières de celle-ci étaient closes — mais elle ne pouvait masquer l’indicible détresse qui lui étreignait le cœur.
— Peux-tu me décrire ce Drake ? demanda-t-elle à Erica.
— Il est grand, murmura Erica. Larges épaules. Et costaud… Il a les cheveux blonds et les yeux marron.
Elle esquissa un sourire avant de préciser :
— Et une dent cassée.
— Par qui ?
— Par Tala, la première fois qu’il l’a violée.
— Bien fait.
— Sauf qu’après ça il l’a frappée tellement brutalement que Stephanie l’a engueulé. Elle avait peur que son père voie les hématomes et qu’il se fâche. Elle lui a rappelé que Tala appartenait à son père.
Scarlett pressa un peu plus la main d’Erica.
— Tes réponses m’aident énormément, tu sais. Quelle est la dent que Tala a cassée ?
— Une en bas…
Elle porta un doigt à sa bouche ouverte et précisa :
— Celle-ci.
— Parfait. Tu as remarqué des tatouages ou des cicatrices ?
— Un tatouage sur le biceps gauche… Un serpent avec la gueule ouverte… Et qui me faisait peur.
— Moi aussi, j’en aurais peur, avoua Scarlett. Sa peau est claire ou foncée ?
— C’est un Blanc. Mais il est bronzé en ce moment parce que c’est l’été… Il a travaillé comme jardinier pour le paysagiste qui tond le gazon des Anders.
— Cette information va nous être très utile. Tu connais le nom de cette entreprise ?
— Belle’s Bluebells, répondit Mila à la place de sa fille. Je me souviens de la camionnette. L’entreprise appartient à la sœur de Drake. Il a arrêté de travailler quand Stephanie est revenue de l’université. Elle lui donnait plus d’argent que ce qu’il gagnait en tondant la pelouse…
— Très bien. Juste une seconde…
Scarlett sortit son téléphone portable et rédigea un message à l’intention de Deacon.
Localise Drake Connor, dont la sœur est paysagiste et dirige Belle’s Bluebells. C’est le petit ami de Stephanie Anders. Et peut-être le meurtrier de Tala.
Elle montra le message aux deux femmes avant de l’envoyer.
— J’envoie ceci à mon coéquipier, l’agent spécial Deacon Novak. Comme vous pouvez le voir, je ne mentionne pas vos noms. Mais il faut absolument arrêter Drake.
— Votre coéquipier sait que vous êtes venue ici pour nous interroger ? demanda Erica d’un ton suspicieux.
— Oui, mais il ne sait pas où vous êtes exactement.
Scarlett envoya le message. Elle fut tentée de leur parler de l’agent spécial Kate Coppola et de l’enquête du FBI sur le trafic d’êtres humains, mais se ravisa. Cela pouvait attendre encore un peu. Son instinct lui soufflait que ces deux femmes étaient loin d’être convaincues qu’elles ne risquaient plus rien.
Scarlett se releva et se rassit sur sa chaise.
— Vous avez autre chose à me dire sur Stephanie Anders et Drake Connor ? demanda-t-elle.
— Stephanie abusait, elle aussi, de ma Tala, dit Mila entre ses dents serrées. Sexuellement…
Erica se tourna vers sa mère, choquée et horrifiée.
— Non, maman, non !
— Si, fit Mila d’une voix accablée. Ils la forçaient aussi à acheter de la drogue.
— Parce que Stephanie s’était déjà attiré des ennuis à l’université en achetant du cannabis, dit Scarlett.
Mila lui jeta un regard étonné.
— Comment le savez-vous ? demanda-t-elle.
— Je l’ai deviné.
Elle ne voulut pas préciser qu’on avait retrouvé de la cocaïne dans les poches du jean de Tala.
— Votre fille, reprit-elle, a été tuée dans un quartier connu pour abriter des trafics de drogue. Avant de lire la fiche de l’arrestation de Stephanie, je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elle était venue faire là. Vous m’avez dit que c’était à elle de promener le caniche… Pourquoi laissait-elle Tala le faire à sa place ? Et comment faisait-elle ? Si vos bracelets électroniques étaient programmés pour déclencher l’alarme dès que vous sortiez de la maison, pourquoi pas celui de Tala ?
— Drake est un feignant, mais il s’y connaît en informatique. Comme Stephanie et lui voulaient emmener Tala avec eux pour qu’elle leur achète de la drogue, il a piraté l’ordinateur d’Anders et il a compris comment il pouvait modifier les paramètres des bracelets. Je ne sais pas comment il a fait. Les soirs où Stephanie voulait être seule avec Drake, elle ordonnait à Tala de promener le chien, en lui disant qu’elle la suivrait à la trace grâce à un logiciel de surveillance. Tala ne savait pas si c’était vrai, mais elle ne voulait pas prendre le risque…
— Elle avait raison, d’autant plus qu’ils pouvaient espionner vos conversations grâce à ces bracelets.
— On n’avait aucune intimité, dit Mila d’une voix empreinte de honte. Même quand ils m’ont laissée voir mon mari pour la dernière fois… Nous savions qu’ils nous écoutaient en se moquant de nous. Comme si nous étions des animaux dans un zoo.
Scarlett soupira, moralement épuisée. Et encore, elle ne faisait que recueillir leurs témoignages. Elles, elles avaient vécu ce qu’elles relataient.
— Quand nous retrouverons les Anders, ils seront sévèrement punis, dit-elle. Que pouvez-vous me dire des gens qui vous ont fait venir dans ce pays ?
Mila secoua la tête.
— C’est mon mari, dit-elle. Il s’est fait avoir.
— Il est sous la protection du FBI à l’heure où je vous parle. Il est bien nourri et bien soigné, ainsi que John Paul.
Mila se figea comme une statue.
— Alors, c’est vrai ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible. Ils sont vraiment vivants ?
Scarlett tressaillit. Cette femme lui avait parlé pendant tout ce temps tout en se demandant si son mari et son fils étaient encore en vie…
— Oui, ils sont vivants. Je croyais que le père Trace vous l’avait déjà dit… Vous ne l’avez pas cru ?
De nouvelles larmes coulèrent sur les joues de Mila, tandis qu’elle prenait sa fille, elle aussi en pleurs, dans ses bras.
— On ne pensait pas qu’il nous mentait… Mais les photos qu’il nous a montrées étaient vieilles et pas très nettes. J’ai eu peur qu’il se trompe…
— Ou que la police lui ait menti, ajouta Erica entre deux sanglots. Les Anders nous ont dit que papa et John Paul étaient morts.
Mais moi, elles me croient. Cette responsabilité était énorme.
— Ils sont vivants, je vous l’assure. Si vous me le permettez, je vais demander à mon coéquipier d’obtenir des photos d’eux. Mais il faudra peut-être qu’il demande à un de ses collègues du FBI… Ils vont peut-être deviner que nous vous avons retrouvées.
Mila et Erica se consultèrent du regard avant de hocher la tête lentement.
— D’accord, dit Mila. Je veux voir ces photos.
Scarlett envoya un message à Deacon et rangea son téléphone.
— Parlons franchement, Mila, dit-elle. Ces photos ne vont pas suffire. Vous voulez revoir votre mari et votre fils en chair et en os, n’est-ce pas ? Vous voulez récupérer votre petite-fille ?
Mila hocha la tête, mais ne répondit pas.
Erica fit mine de se lever.
— Vous avez promis de ne pas nous dénoncer, dit-elle.
— Et je ne le ferai pas. Mais la situation n’est pas forcément aussi désespérée que vous le croyez. Vous avez plusieurs choix.
— Lesquels ?
— Vous vous souvenez de la dame que Tabby a appelée pour lui confier Malaya ? Elle s’appelle Annabelle Temple…
Elles hochèrent toutes deux la tête.
— Elle s’est très bien occupée de Malaya, reprit Scarlett. Elle lui a acheté du lait maternisé, des couches… Et, quand elle a remis Malaya aux services de protection de l’enfance, elle est venue avec son avocat, pour s’assurer que les droits de Malaya seraient respectés.
— Mais Malaya n’est qu’un bébé ! dit Mila, stupéfaite.
— C’est une citoyenne américaine. Ce seul fait ne vous permet pas en soi d’obtenir une carte de résident permanent ou la nationalité américaine, mais l’avocat d’Annabelle nous a assuré que, si nous vous retrouvions, un de ses confrères spécialisés dans l’immigration vous défendrait. Gratuitement.
— Pourquoi ? demanda Erica, toujours méfiante.
— L’avocat d’Annabelle est aussi son petit-fils. Ce sont des gens ouverts et sympathiques. Annabelle est allée tout droit à l’hôpital après son entretien avec nous, et elle est au chevet de Tabby depuis. Son petit-fils est resté toute la nuit avec elle. Son grand-père paternel était, lui aussi, un immigré. C’est pour ça qu’il veut vous aider. Cela signifie que vous serez assistées juridiquement par un avocat spécialisé dans l’immigration. Je ne le suis pas moi-même, mais je sais qu’en tant que victimes d’un trafic d’êtres humains vous serez éligibles à un nouveau visa de séjour temporaire. Il vous permettra de rester dans le pays si vous aidez les autorités dans leur enquête sur ce trafic. La même offre sera faite à M. Bautista.
— Ce n’est pas vraiment une carte de séjour, hein ? dit Erica.
— Non, mais ce visa peut déboucher sur l’obtention d’une carte de résident permanent. Il suffit qu’un employeur vous parraine. Marcus, qui dirige une entreprise de presse, pourra le faire. Mais pour obtenir ce visa, il faudra collaborer avec le FBI.
— On ira en prison ?
— Non. Vous n’avez commis aucun délit.
Scarlett se pencha vers Erica et ajouta :
— Vous avez été victimes d’un crime abject. Personne ne vous reprochera quoi que ce soit. C’est bien compris ?
Erica redressa le menton, mais ses lèvres tremblèrent lorsqu’elle dit :
— Les Américains détestent les immigrés clandestins.
— C’est faux, répliqua Scarlett. Certains sont xénophobes, je te l’accorde, mais tu verras que la plupart de mes compatriotes éprouveront de la compassion pour vous… Et de la colère envers les salauds qui vous ont fait miroiter monts et merveilles, alors qu’ils ne cherchaient qu’à vous piéger pour vous exploiter. Les gens seront disposés à vous aider. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que tout le monde sera gentil avec vous. L’immigration illégale est un problème complexe. Mais vous n’avez pas passé la frontière clandestinement, vous êtes entrés sur le territoire grâce à des visas en cours de validité.
— Ils nous ont confisqué nos passeports, dit Mila. Et nos visas ont expiré il y a deux mois.
— On vous en délivrera de nouveaux, répondit Scarlett en souriant. Mais il faut que vous me fassiez confiance.
Mila inspira profondément.
— Où devrons-nous aller ? demanda-t-elle.
— Vous pouvez revenir à Cincinnati avec nous. Mon coéquipier et certains de ses collègues du FBI voudraient vous parler des gens qui vous ont fait venir dans ce pays. Ils ont besoin de votre aide pour les arrêter.
Mila se tordit les mains nerveusement.
— Et vous, inspectrice ? Vous serez avec nous ?
Scarlett sentit son cœur se serrer et elle dut se racler la gorge avant de répondre :
— Autant que possible. Ainsi que Marcus… Et le père Trace.
Elle prit la main de Mila et ajouta :
— Vous avez des amis. Vous ne risquez plus rien.
— Où habiterons-nous ? demanda Erica d’une voix qui se voulait ferme, mais dans laquelle Scarlett décela l’appel à l’aide d’une petite fille apeurée.
— Nous allons vous trouver un toit. Ce sera peut-être d’abord un appartement sécurisé, le temps de boucler cette enquête et de coffrer les trafiquants. Ce qui peut signifier que vous serez sous la garde de la police. Ça ne veut pas dire que vous serez en détention… Nous voulons simplement vous protéger.
— Pendant combien de temps ?
— J’aimerais pouvoir te répondre, Erica. Mais écoute-moi bien… Marcus compte beaucoup pour moi. Énormément, même… Et, en ce moment, sa vie est en danger chaque fois qu’il sort dans la rue. Même si je ne me souciais pas de toi et de ta famille, ce qui est loin d’être le cas, j’ai tout intérêt à boucler cette enquête au plus vite. Pour libérer Marcus de cette menace… C’est tout ce que je peux te promettre. Mais il faut que tu saches que je fais très bien mon métier, tout comme mon coéquipier, l’agent Novak.
Mila et Erica restèrent silencieuses un long moment, tandis que Scarlett retenait son souffle. Lorsque Mila hocha enfin la tête, Scarlett respira, soulagée.
— Nous viendrons avec vous, dit Mila. Mais pas de menottes.
— Bien sûr que non ! Je vous en donne ma parole. Maintenant, je vais demander à Marcus de revenir. Ensuite, nous repartirons tous ensemble à Cincinnati.
Elle se leva et se dirigea vers la porte de l’église.
— C’est ce que les autres ont dit aussi, marmonna Erica.
La main de Scarlett se figea sur la poignée de la porte. Elle se retourna et demanda :
— Quels autres ? Anders et sa femme ?
Mila secoua la tête.
— Non, répondit-elle. L’homme et la femme qui sont venus nous chercher à l’aéroport… Ceux qui nous ont emmenés chez les Anders. Ils nous ont dit qu’ils étaient mariés et qu’ils dirigeaient l’entreprise où nous étions censés travailler. Et nous, on est tombés dans le panneau…
Un couple marié pour accueillir une famille… C’était judicieux, du point de vue des trafiquants : rien de tel pour inspirer confiance aux victimes.
— Pouvez-vous me les décrire ? demanda Scarlett.
— L’homme était très grand, très costaud, répondit Mila. Et il avait la peau très brune. Quarante ans, peut-être un peu plus. La femme était plus petite mais beaucoup plus grande que nous, et même que mon mari. Elle était blonde et beaucoup plus jeune que l’homme. Le premier jour, ils ont fait semblant d’être sympas et attentionnés, mais le soir venu, ils ont fait étape pour la nuit et…
— Et ils ont sorti les menottes, compléta Erica. L’homme était très fort, très rapide. Comme un karatéka… Il a fait une clé de cou à Tala quand elle a voulu s’enfuir avec moi et John Paul. Mon père a tenté de lui résister, mais le type lui a donné un coup de poing qui l’a assommé. Et ensuite… il a violé Tala. C’est là qu’on a compris qu’on était fichus.
Scarlett revint lentement sur ses pas et s’agenouilla devant la jeune fille.
— Il t’a violée, toi aussi ?
Erica déglutit avant de faire signe que oui.
Scarlett ferma les paupières et lâcha un soupir.
Puis elle ouvrit les yeux en grand et prit la mesure de la description que venait de faire Mila. Grand, costaud, basané, karatéka… C’était peu, mais… La coïncidence méritait d’être approfondie. Elle sortit son téléphone, ouvrit la vidéo qu’elle avait montrée la veille à Marcus et dans laquelle on voyait l’agresseur de Phillip. Elle choisit un passage où sa démarche féline et ses yeux, seule partie de son visage que la cagoule n’occultait pas, étaient bien visibles.
Sans ajouter un mot, elle activa la vidéo sous les yeux des deux femmes et les vit se mettre à trembler.
— Ça lui ressemble, cette façon de marcher, murmura Mila. Je ne l’oublierai jamais. Je le revois dans tous mes cauchemars.
— Et ses yeux ! dit Erica. Il avait des yeux froids, qui n’exprimaient rien…
Mila passa un bras autour de la taille de sa fille.
— Ça pourrait être lui, dit-elle. Il fait la même taille. La femme l’a appelé Demetrius. Il l’appelait Alice. Je ne sais pas si ce sont leurs vrais noms. C’est qui, le jeune homme qu’on voit devant lui ?
— C’est Phillip, un ami de Marcus. Il a été abattu quelques instants plus tard, ainsi qu’une autre personne.
Mila écarquilla les yeux.
— C’est lui qui a tué ma Tala ?
— Je ne sais pas.
Tala connaissait son assassin… Scarlett n’en démordait pas. Elle aurait dû se réjouir de disposer enfin de nouveaux éléments, mais son intuition lui soufflait qu’il en manquait un de taille.
— Quand nous serons de retour à Cincinnati, vous pourrez décrire le visage de Demetrius à un dessinateur de portraits-robots. En chemin, je vais voir ce que je peux faire pour que vous retrouviez au plus vite votre mari et votre fils, dit-elle à Mila.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 11 h 15
Lorsque Scarlett et Marcus arrivèrent à l’hôtel Netherland Plaza avec Mila et Erica, Deacon Novak les y attendait. Scarlett était aux aguets, le corps en position de protection pour escorter les deux rescapées.
Marcus comprit qu’elle se positionnait pour le protéger, lui aussi — surtout quand Deacon les rejoignit dans le hall de l’hôtel. Les deux flics créèrent un mur pour séparer Marcus et les deux Philippines de toute personne qui tenterait de les abattre. Il aurait voulu que ce soit lui qui fasse rempart de son corps à Scarlett, et non l’inverse. Mais il se garda bien de protester : c’était elle la policière. Remettre en question son aptitude à protéger Marcus l’aurait profondément blessée. Il se contenta de garder la main sur la crosse du pistolet qu’elle lui avait prêté.
Tout comme Marcus, Deacon dominait les deux femmes et se courbait pour ne pas paraître trop intimidant. Il n’enleva pas ses célèbres lunettes de soleil dans le hall, pour éviter que ses yeux vairons les effraient.
— Mila, Erica, dit Scarlett, je vous présente l’agent spécial Novak, mon coéquipier.
— Bonjour, madame Bautista, dit Deacon à Mila.
Et il fit un sourire encourageant à Erica, toujours renfrognée.
Elle n’avait toujours pas admis qu’elles étaient en sûreté, ce que Marcus comprenait parfaitement. Il savait qu’il lui faudrait du temps.
— Bonjour Erica, ajouta Deacon. Nous sommes très heureux de vous avoir retrouvées. Suivez-moi, je vous prie.
Il les fit entrer dans un ascenseur, glissa une clé magnétique dans le lecteur et appuya sur un bouton, restant debout devant les portes jusqu’à ce qu’elles se soient refermées. Et ce n’est qu’à cet instant qu’il se détendit, ainsi que Scarlett.
— Tout est arrangé comme tu l’as demandé, lui dit-il.
— Mon père est ici ? demanda Erica d’une voix chevrotante. Et John Paul ?
— Oui, répondit Deacon, et ils ont hâte de vous voir. Je te préviens, ton père a beaucoup maigri…
En voyant les photos qu’on venait de prendre de M. Bautista, Marcus avait remarqué qu’il était squelettique. Sur ces photos, John Paul semblait être mieux nourri, et Marcus devina que le père avait donné au fils une partie de ses rations alimentaires.
Mila s’était remise à pleurer.
Marcus se racla la gorge.
— L’avocat est arrivé ?
— Ils sont deux, en fait, dit Deacon. Gabriel Benitez, le petit-fils de Mme Temple, et Peter Zurich, le spécialiste de l’immigration.
— Et qui représente le FBI et le CPD ? demanda Marcus.
— L’agent spécial Kate Coppola et son coéquipier, l’agent spécial Luther Troy… Ce sont eux qui mènent l’enquête sur les trafics d’êtres humains dans la région. Isenberg est venue, elle aussi.
Scarlett tressaillit.
— Elle est dans un bon jour ? demanda-t-elle.
Deacon haussa les sourcils.
— Ça pourrait être pire. Tes exigences l’ont fait râler un peu… Elle t’en veut surtout parce que tu ne t’es pas présentée au rapport dans son bureau… Mais bon, elle s’en remettra.
Les « exigences » de Scarlett avaient consisté à tout faire pour faciliter et simplifier la vie des Bautista. Elle avait insisté pour que leurs retrouvailles se fassent en privé, dans un hôtel, et non pas dans un commissariat de police. Comme Marcus avait réservé une suite au Netherland Plaza, Isenberg n’avait pu invoquer aucun prétexte pour s’y opposer. L’hôtel était extrêmement bien équipé en matière de sécurité. Et le CPD n’avait eu qu’à poster un agent en uniforme devant la porte de la suite.
Scarlett avait demandé que tous les entretiens avec les Bautista se déroulent dans cette suite, y compris la séance avec le dessinateur de portraits-robots. Elle avait également exigé que les Bautista soient assistés de leurs avocats, afin d’éviter tout chantage à l’expulsion.
— Pourquoi deviez-vous vous présenter au rapport ? lui demanda Erica, toujours méfiante.
— Ça n’a aucune importance, dit Scarlett en souriant. J’étais censée me faire sermonner par ma chef, mais j’ai préféré vous rencontrer.
— Le père Trace sera là ? demanda Mila.
— Il est arrivé il y a une dizaine de minutes, répondit Deacon.
Marcus et Scarlett avaient mis un peu plus de temps à revenir de Georgetown, car elle avait insisté pour qu’ils fassent quelques détours dans Cincinnati pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis.
— Je connais une conseillère psychologique qui pourrait vous aider, dit Scarlett lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Elle est spécialisée dans le suivi des enfants et des adolescents. C’est une amie. Elle attend votre appel.
Mila sortit de la cabine et dit :
— Merci pour votre aide, inspectrice…
Elle posa la main sur son cœur et ajouta :
— Je suis tellement nerveuse.
— Ne t’en fais pas, maman, dit Erica en lui prenant la main. Tout va bien se passer.
Et c’est main dans la main que la mère et la fille parcoururent le long couloir et entrèrent dans la suite.
M. Bautista les attendait, l’air embarrassé. À la vue des deux femmes, il les fixa comme s’il avait vu apparaître des fantômes. À cet instant, John Paul se jeta dans les bras de sa mère en sanglotant. Une seconde plus tard, toute la famille formait un groupe compact. Blottis les uns contre les autres, ils pleuraient à l’unisson. M. Bautista effleurait le visage de son épouse avec une sorte de vénération prudente, comme s’il craignait de l’effaroucher. Pour laisser un peu d’intimité à la famille, Marcus, Deacon et Scarlett les laissèrent en compagnie de leurs avocats et passèrent dans une autre pièce. Marcus dut s’essuyer les yeux, sachant qu’il n’était pas le seul à refouler ses larmes. Le père Trace et Isenberg les attendaient dans la pièce, ainsi que deux personnes vêtues de noir : une rouquine et un homme au front dégarni.
Isenberg jeta un regard perçant à Marcus avant de se tourner vers Scarlett.
— Il faudra quand même que nous parlions de vos priorités personnelles, lui dit-elle. Mais vous avez fait du bon boulot, Scarlett.
Scarlett haussa les épaules.
— C’est oncle Trace qui les a retrouvées, dit-elle.
— Et vous, vous les avez convaincues de nous faire confiance. Félicitations.
Isenberg les invita d’un geste à s’asseoir à la table et ajouta :
— Il est temps de faire le point sur cette enquête.
— En ma présence ? s’étonna Marcus avec une pointe de sarcasme.
— Oui, dit-elle en se renfrognant. Vous n’avez rien publié sans mon autorisation… Je vais donc vous faire confiance encore un peu.
— C’est très aimable de votre part, ironisa-t-il.
Il s’assit à côté de Scarlett, qui échangea un regard complice avec lui, avant de lui présenter la rouquine, Kate Coppola, et l’homme au front dégarni, Luther Troy. Scarlett lui avait déjà dit que Kate avait travaillé avec Deacon à Baltimore, et que celui-ci lui accordait une confiance totale. Aux yeux de Marcus, cela suffisait.
L’oncle de Scarlett se leva.
— Je crois que je vais aller voir si les Bautista ont besoin de moi, dit-il. Une fois passé le choc de leurs retrouvailles, ils vont devoir se confronter à la mort de Tala…
Il pressa l’épaule de Scarlett au passage et murmura :
— J’ai entendu ce que tu as dit à ces malheureuses, dans l’église… Je suis fier de toi, Scarlett.
Elle rougit jusqu’aux oreilles et son oncle sortit de la pièce.
— Quoi de neuf ? demanda-t-elle à Isenberg d’un ton un peu bourru.
— Premièrement, l’expertise balistique de la balle extraite de l’abdomen de Phillip Cauldwell démontre qu’elle n’a pas été tirée par l’arme qui a servi à tuer Tala Bautista.
— Comment ça ? fit Marcus en fronçant les sourcils. Nous pensions que le tireur était l’homme qui avait également tué l’agent Spangler et Tala. Nous sommes revenus à la case départ ?
— Pas tout à fait, dit Deacon. Parce qu’on a retrouvé l’arme qui a servi à tuer Tala… en possession de Drake Connor.
— C’est donc bien le petit ami de Stephanie Anders qui a tué Tala ? demanda Marcus en plissant les yeux.
— Vraisemblablement, oui, dit Deacon. Dès que Scarlett m’a envoyé son nom, j’ai diffusé un avis de recherche et je suis allé chez sa sœur, où j’ai trouvé des traces de lutte. Elle a déclaré le vol de sa voiture, hier matin, et soupçonnait son frère d’être le coupable. Il a déjà eu maille à partir avec la justice, pour des broutilles.
— Cette fois, il va avoir de gros ennuis, grinça Scarlett. Il a violé Erica et abattu Tala.
— Ce n’est pas lui qui a agressé sa sœur, en tout cas, dit Deacon. Elle a passé un appel sur son portable à 15 heures, hier après-midi. Drake était déjà tout près de Detroit, à ce moment-là.
— Ce petit salopard filait vers le Canada, devina Marcus.
— Où est-il ? demanda Scarlett.
— Dans un hôpital de Detroit, répondit Deacon. Menotté au lit… Son nom est apparu dès que j’ai lancé l’avis de recherche. Il a braqué une station-service, abattu un employé et une cliente puis volé un SUV. La cliente est morte, et l’employé est dans un état critique. La femme de l’employé, qui était en train de dresser l’inventaire dans l’arrière-boutique, l’a poursuivi avec un fusil de chasse. Malheureusement pour Drake, elle savait bien s’en servir… Elle a tiré dans le pare-brise arrière et dans un pneu. Il est sorti du véhicule et il s’est mis à courir. Elle a tiré une autre fois et l’a atteint à la jambe. Ensuite, elle est rentrée dans la boutique pour porter les premiers secours à son mari. Heureusement pour nous, la blessure de Drake n’est pas mortelle.
— La police de Detroit va nous le remettre ? demanda Scarlett.
— Oui, c’est certain, répondit l’agent Troy. Ça ne va pas leur plaire, mais ils n’auront pas le choix. Nous avons inculpé Drake de complicité dans un trafic d’êtres humains, qui est un crime fédéral. Même s’il n’a pas personnellement acheté Tala, il connaissait sa situation chez les Anders et il en a profité… Nos collègues du FBI à Detroit sont en train de prendre les dispositions nécessaires pour sa garde à vue, à l’heure où nous parlons. Dès qu’il sera en état de voyager, il sera transféré ici. En attendant, nous allons recueillir sa déclaration sur le meurtre de Tala.
— J’ai appelé la police de Detroit dès que j’ai su qu’il était sous leur garde, dit Deacon. Ils m’ont confirmé qu’il avait été trouvé en possession d’un Ruger, chargé avec des Black Talon, les mêmes balles qui ont été tirées sur Tala et Phillip. L’inspecteur de Detroit qui est chargé de l’enquête nous a envoyé le rapport d’expertise balistique du Ruger. Je l’ai reçu au moment où je quittais la scène de crime, chez la sœur de Drake Connor. Le Ruger de Drake, qui est enregistré au nom de Chip Anders, est l’arme avec laquelle on a tiré sur Tala et sur vous, Marcus, dans la ruelle… mais pas sur Phillip chez vous.
— Alors, ce n’est pas Marcus qui était visé dans la ruelle, dit Scarlett. Drake voulait sans doute éliminer Tala pour l’empêcher de parler à Marcus. Mais, dans ce cas, qui a cherché à tuer Marcus à deux reprises, hier ? Drake était en route pour Detroit lorsque le tireur a abattu l’agent Spangler et tenté de tuer Marcus, chez Anders…
— Oui, mais il y a un lien entre Drake et le type qui a tiré sur Phillip et le gardien de mon immeuble, dit Marcus. Et ce lien, c’est Tala.
Isenberg secoua la tête.
— Vous partez du principe que ce type est aussi celui qui a amené les Bautista dans l’Ohio, mais rien ne nous permet d’en être certains, objecta-t-elle.
— Mila et Erica l’ont identifié en visionnant la vidéo de sécurité, répliqua Marcus.
— Il portait une cagoule, et elles l’avaient vu trois ans plus tôt… C’est vrai, ça pourrait être lui. Mais, pour l’instant, ce n’est qu’une supposition…
Marcus savait qu’elle avait raison mais il se refusait à l’admettre. Mila et Erica avaient semblé tellement certaines qu’il était tout disposé à les croire. Il était bien décidé à traquer le salaud qui avait tiré sur Phillip, mais il voulait également venger les Bautista.
— Elle n’a pas tort, marmonna Scarlett.
Isenberg esquissa un sourire.
— Ça arrive de temps en temps, dit-elle d’un ton pince-sans-rire.
— Oui, chef, dit Scarlett en souriant à son tour. De temps en temps…
Elle redressa les épaules et ajouta :
— Ce que l’on sait, désormais, c’est que l’homme qui a tiré sur Phillip et le gardien s’est donné beaucoup de mal pour faire croire que c’était le meurtrier de Tala qui finissait le boulot. Il s’est servi du même modèle de pistolet et l’a exhibé devant les caméras de sécurité du hall de l’immeuble. Il a aussi utilisé le même type de projectiles, tout en essayant de ne laisser que les douilles sur place, pour éviter l’expertise balistique.
— Mais quel rapport peut-il avoir avec moi ? demanda Marcus.
— C’est la question à un million de dollars, dit Scarlett. Grâce aux Bautista, nous disposerons bientôt de son portrait-robot. Son visage te dira peut-être quelque chose…
L’agent Coppola se racla la gorge avant de prendre la parole :
— Il est possible que Drake Connor et l’agresseur de Phillip Cauldwell n’aient aucun lien, et que les gens qui veulent votre mort se servent du meurtre de Tala pour brouiller les pistes.
— Nous en revenons donc à la liste, murmura Scarlett.
Elle se tourna vers les agents Troy et Coppola, qui semblaient perplexes.
— Il s’agit d’une liste de menaces de mort adressées à Marcus suite à certaines enquêtes du Ledger, leur expliqua-t-elle.
Elle demanda ensuite à Isenberg :
— Où en sommes-nous en ce qui concerne les noms que je vous ai transmis hier soir ?
— Mon assistant a trouvé toutes les dernières adresses connues de ces gens. Certains d’entre eux sont actuellement incarcérés pour d’autres délits…
Isenberg jeta un regard perçant à Marcus avant d’ajouter :
— Mais ça, vous le saviez déjà, hein ?
— Je savais que c’était une possibilité, répondit-il franchement. Je sais aussi que certains ont fait de la prison et mériteraient d’y retourner… Plusieurs de ces personnes se sont rendues coupables de sévices sexuels sur des enfants. Un article dans le journal et un petit tour en taule ne suffisent pas à les dissuader.
— Hélas, non, dit Isenberg. Passons aux bracelets électroniques… Il y a du nouveau, agent Novak ?
— Oui, répondit Deacon. Les deux bracelets que Mila et Erica ont laissés chez Anders nous ont facilité le travail. Le numéro de série du bracelet de Tala renvoyait à un appareil détruit, suite à un contrôle de qualité, dans l’usine qui les produit. Le système judiciaire fédéral achète des bracelets à cette entreprise, CGS, et, en tant que client, a le droit de procéder à l’improviste à des évaluations qualitatives. Des agents fédéraux sont intervenus dans cette usine et ont saisi des données portant sur les jours où ces trois bracelets ont été fabriqués et testés.
— Astucieux, fit Coppola d’un ton admiratif.
— Créatif, corrigea Deacon.
— Ce qui revient strictement au même, dit Coppola en souriant. Je vois que tu n’as pas perdu la main, Novak.
— Merci, fit celui-ci. Quoi qu’il en soit, on a réussi à raccourcir la liste des suspects à deux employés ayant travaillé les jours où les bracelets ont été testés. Ils ont été interpellés ce matin en se présentant sur leur lieu de travail. À l’heure où je vous parle, ils sont en route pour Cincinnati afin d’y être interrogés. L’un des deux semble avoir détruit quatre fois plus de bracelets que l’autre. C’est à lui que nous nous intéressons le plus, bien sûr. Il revendait peut-être des bracelets parfaitement opérationnels à Anders, voire, si on a de la chance, aux trafiquants eux-mêmes.
— Les personnes qu’on a sauvées dans les usines d’Anders portaient toutes des bracelets électroniques ? demanda Marcus.
— Non, pas toutes, répondit Coppola. Principalement celles qui sont le plus qualifiées, comme Efren Bautista. Un quart des victimes que nous avons interrogées avaient fait des études supérieures dans leurs pays d’origine… Ce qui concorde avec les données que nous avons réunies antérieurement sur le trafic d’êtres humains. Ces travailleurs qualifiés portaient tous un bracelet à la cheville.
— Combien d’entre eux ont accepté de répondre à vos questions ?
— Un tiers, à peine, pour l’instant, avoua Coppola. Ils ont peur de nous. On ne peut pas le leur reprocher.
— J’aimerais essayer, dit Marcus. J’aurai peut-être plus de chance que vous, surtout si les Bautista se portent garants de moi. Ces malheureux méritent que leur histoire soit connue de tous, et je veux le faire avec exactitude. Je souhaite également faire en sorte qu’ils soient représentés par des avocats, tout comme les Bautista.
Troy le dévisagea d’un œil sceptique.
— Le petit-fils de Mme Temple a accepté de défendre les Bautista gratuitement. Ça m’étonnerait qu’il accepte de le faire pour tous les gens que nous avons découverts hier dans ces usines.
— Je me chargerai de leur trouver des avocats, même si je dois y mettre de ma poche, dit Marcus. Mais je ne crois pas que ce sera nécessaire… Quand cette histoire paraîtra dans la presse, beaucoup de gens se porteront volontaires pour les aider. Ils ont été victimes d’un crime particulièrement abject. Je ferai tout pour qu’ils n’aient pas à en souffrir davantage et qu’ils ne soient pas expulsés comme des malpropres…
Il reprit son souffle et sentit alors la main de Scarlett lui presser le genou sous la table. Il se rendit compte qu’il s’était emporté, alors que les deux agents du FBI n’avaient rien fait pour mériter une telle véhémence.
— Excusez-moi, leur dit-il. Je vais descendre de ma tribune…
L’agent Coppola lui adressa un sourire bienveillant.
— Je ne veux pas les renvoyer dans leur pays, Marcus. Mon boulot, c’est d’arrêter les salauds qui les ont attirés ici en leur faisant miroiter une vie meilleure. Je dois utiliser tous les moyens nécessaires pour y parvenir. Mais cela sera plus facile s’ils n’ont pas peur de moi. À ce stade de l’enquête, je ne crois pas que ma hiérarchie m’autorisera à les interroger en présence d’un journaliste… Mais, dès que ce sera possible, je vous laisserai vous entretenir avec eux. Je ne doute pas que vous saurez les amadouer et recueillir des informations sur ces trafics odieux. Et, si vous leur trouvez des avocats, tant mieux, je n’ai rien à y redire. À ma connaissance, ces gens n’ont commis ni crime ni délit… Je vais en parler à mon chef… On verra bien ce qu’il en pense.
Marcus faillit se lancer dans une nouvelle diatribe contre la bureaucratie fédérale, mais il réussit à garder son calme.
— Merci, agent Coppola, fit-il docilement.
À cet instant, on frappa timidement à la porte, vers laquelle tous les regards se tournèrent aussitôt. L’oncle de Scarlett apparut. Il avait les traits tirés et le regard las.
— Je crois que les Bautista sont prêts à répondre à vos questions. Mais d’abord…
Il hésita un instant avant de reprendre :
— Ils veulent que Marcus leur parle des derniers moments de Tala. Il leur faut faire leur deuil, mon fils…
Marcus avait déjà relaté ces moments terribles à la police et à son frère. Mais là, il s’agissait des parents de la victime… Cela le rendait terriblement mal à l’aise. Mais Scarlett lui pressa de nouveau le genou et l’encouragea d’un petit geste du menton. Il se leva, rassemblant tout son courage.
— D’accord, souffla-t-il.