Chapitre 26

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 0 h 30

Marcus sortit de la salle de bains et se figea sur place. Scarlett était debout, penchée sur le lit, ses fesses nues et rebondies tendues tout droit vers lui. Il sentit son sexe durcir et l’eau lui monter à la bouche. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu’elle était en train de changer les draps.

Il traversa la pièce à pas de loup et lui caressa les fesses. Elle sursauta et lâcha un juron.

— Marcus ! Arrête de me surprendre par-derrière, protesta-t-elle.

Mais elle ne semblait pas lui en vouloir. Elle se redressa et se colla contre lui, posant ses bras sur les siens lorsqu’il l’enlaça. Elle eut un mouvement de surprise lorsqu’elle sentit entre ses reins le membre raide de Marcus.

— Tu as… Tu es déjà…, articula-t-elle.

— Quand je t’ai vue penchée sur le lit comme ça, ça m’a donné des idées…

— Ah bon ? Lesquelles ?

Il lui frôla l’oreille de ses lèvres et dit :

— Tu le sauras seulement si on les met en pratique.

— Il faut d’abord que je change les draps.

— C’est vrai qu’ils sont un peu mouillés.

Elle se retourna et lâcha un petit rire.

— Plus qu’un peu, dit-elle. Sois gentil et va en chercher une autre paire dans le placard. Sur l’étagère du haut.

Il déposa un baiser sur ses lèvres souriantes et la lâcha, non sans réticence. Le placard était impeccablement rangé. Apparemment, Scarlett était très ordonnée, voire un peu maniaque — ce qui le rassura, car il était plutôt maniaque lui-même, en matière de rangement et de propreté.

Il apporta les draps dans la chambre et aperçut Scarlett agenouillée par terre, la tête et le bras droit plongés sous le lit. Et ses fesses de nouveau pointées vers lui.

— Tu veux ma mort ? geignit-il.

— Zat est sous le lit. Allez, le chien, sors de là…

Elle soupira et se releva avant d’ajouter :

— Je crois qu’on lui a fait peur… Il va falloir qu’il s’y habitue.

Marcus posa les draps sur le matelas dénudé et aida Scarlett à faire le lit.

— Il s’est bien habitué aux murs violets, marmonna Marcus.

Elle éclata de rire.

— Pauvre Zat, fit-elle. Si tu trouves cette couleur trop vive, tu devrais jeter un coup d’œil aux autres pièces… Pour l’instant, je me concentre sur la rénovation de l’extérieur. Je m’occuperai de l’intérieur plus tard. Chaque chose en son temps.

— Tu pourrais embaucher quelqu’un pour le faire.

— Contrairement à toi, je n’ai pas les moyens. Et puis, je me sentirai plus chez moi, si c’est moi qui fais les travaux.

— Je peux t’aider, suggéra-t-il. Et comme je n’ai pas besoin d’argent, il faudra que tu trouves une autre façon de me rémunérer.

Elle décida de le prendre au sérieux.

— Qu’est-ce que tu sais faire ?

Il s’efforça de ne pas paraître offusqué.

— À ton avis, répliqua-t-il, qui a construit les maisons où nous relogeons les victimes dont nous t’avons parlé ce soir ? Les trois petits cochons ?

— Tu sais construire des maisons ? s’étonna-t-elle.

— Je me rends utile. C’est surtout Diesel qui est un pro… C’était son métier, avant. Il travaillait sur les chantiers. Moi, mon rôle, c’est surtout d’apporter les fonds nécessaires. Mais il me laisse me servir d’un marteau de temps en temps.

Elle haussa les sourcils.

— Diesel a décidément de nombreux talents… Maçonnerie, piratage informatique, persuasion musclée, philanthropie à main armée… Comment est-ce que tu l’as rencontré ?

— À l’armée. Il m’a sauvé la vie plusieurs fois. Et j’ai sauvé la sienne… Quand on est revenus à la vie civile, nos chemins se sont séparés. Mais je n’ai pas tardé à hériter du journal, et il me fallait quelqu’un de confiance pour m’aider à gérer les… les affaires. À l’époque, Stone travaillait comme journaliste free-lance pour d’autres médias et il était toujours en vadrouille. Je savais que Diesel était digne de confiance. Comme il n’avait pas trouvé de job intéressant, il a accepté de rejoindre l’équipe du Ledger.

Scarlett avait changé les taies d’oreiller pendant qu’il parlait. Elle s’assit ensuite en tailleur sur les couvertures et entreprit de refaire sa tresse.

— Diesel a l’air d’être quelqu’un de sûr, dit-elle. Tu as de la chance de l’avoir à tes côtés.

Il s’assit et lui prit les mains.

— Non, ne refais pas ta tresse, dit-il. Laisse tes cheveux détachés.

— Ils sont encore mouillés. Si je ne les attache pas, ils seront tout emmêlés au réveil.

— Tant mieux, comme ça, je pourrai les coiffer.

Il lui donna un baiser et ajouta :

— Laisse-les… C’est mon fantasme…

— Bon, d’accord…

Il lui aurait volontiers refait l’amour, mais, en cet instant, il avait surtout besoin de tendresse. Il éteignit la lumière et se glissa sous la couverture.

— Viens là, Scarlett, dit-il d’une voix délibérément grave.

Il lut dans ses yeux qu’elle avait de nouveau envie de lui.

— Je croyais, dit-elle, que tu voulais refaire l’amour.

— J’en ai bien l’intention, mais ça peut attendre… Laisse-moi d’abord savourer cet instant.

— Une minute, dit-elle. Je dois vérifier mes messages.

Elle ouvrit son téléphone portable et haussa les sourcils. Après un moment d’hésitation, elle reposa l’appareil sur la table de nuit, rejoignit Marcus sous la couverture et se blottit contre lui.

— Il y a un problème ? demanda-t-il.

Pour toute réponse, elle lui caressa tendrement la poitrine.

— Dis-moi ce qui te préoccupe, insista-t-il.

Elle lâcha un soupir.

— C’est au sujet du gardien de ton immeuble.

Marcus sentit l’angoisse lui étreindre le cœur.

— Edgar ? Il est… ?

— Non, non, le rassura-t-elle. Aux dernières nouvelles, il était toujours en réanimation. C’est à propos de l’agression. J’ai regardé la vidéo des caméras de sécurité dans le bureau d’Isenberg, tout à l’heure. On voit Edgar dégainer un pistolet et viser l’agresseur, mais il hésite, sans doute parce qu’il ne veut pas rater son tir et atteindre Phillip. Le tireur à la cagoule braque son arme vers le dos de Phillip de la main droite, il la lui colle sous le menton… Ensuite, de la main gauche, il s’empare du pistolet d’Edgar et il lui tire dessus avec.

Marcus aurait préféré ne pas visualiser la scène, mais son esprit ne lui en laissa pas le choix.

— Il est ambidextre et il a l’expérience des arts martiaux, dit-il.

— C’est peut-être un ancien soldat, qui a continué de pratiquer un sport de combat. Ce qui est certain, c’est que ses réflexes sont excellents. On croirait qu’il s’était entraîné à réagir comme ça…

— Tu penses qu’il s’attendait à ce qu’Edgar sorte une arme ?

— Je ne sais pas. En tout cas, on a un plan très net sur l’arme, où la marque et le modèle sont bien visibles.

— C’était délibéré. Il voulait que la police les voie.

— Apparemment. En tout cas, après avoir abattu Edgar, il a ramassé l’arme et il l’a empochée. Ensuite, on le voit forcer Phillip à entrer dans l’ascenseur. Ce qui me paraît curieux, c’est qu’il aurait été plus facile pour lui de braquer Phillip de la main gauche et de se servir du pistolet qu’il tenait dans la droite pour abattre le gardien…

— Il ne voulait pas laisser derrière lui des balles tirées par son pistolet.

— Exact. Je n’avais pas l’intention de t’en parler… Je pensais qu’il valait mieux que tu ne penses pas à tout ça… Mais Isenberg veut que tu regardes la vidéo pour identifier le tireur. Elle m’a envoyé un lien. Et tu dois avoir un message d’elle sur ton portable, te demandant de la rappeler.

Marcus se redressa et alluma la lumière.

— Pourquoi est-ce qu’elle a attendu aussi longtemps pour te l’envoyer ? Ça fait quatre heures qu’ils l’ont récupérée.

— Dans son message, elle dit qu’ils ont dû la nettoyer avant de pouvoir l’exploiter… L’image était de mauvaise qualité. En fait, je pense qu’elle a mis du temps à se décider à faire appel à toi.

Elle se redressa à son tour et afficha le message sur l’écran de son téléphone.

— Je ne suis pas censée te le transmettre parce que nous ne pouvons pas en informer la presse.

Il leva les yeux au ciel.

— Que faudra-t-il que je fasse pour mériter la confiance de ta chef ? demanda-t-il avec une pointe d’aigreur.

— Rentrer dans la police et travailler sous ses ordres pendant deux ou trois ans. Moi non plus, elle ne m’a pas fait confiance tout de suite… Et, parfois, je sens qu’elle se méfie encore de moi.

Marcus soupira et dit :

— Vas-y, montre-moi.

Elle lui tendit son téléphone. Marcus s’empressa d’appuyer sur MARCHE avant de s’inventer un prétexte pour ne pas le faire. Il tressaillit en voyant le visage crispé de Phillip.

Scarlett posa sa tête sur l’épaule de Marcus et appuya sur ARRÊT.

— Je sais que c’est difficile, dit-elle, mais repasse-la, sans regarder Phillip cette fois, mais en te concentrant sur le visage de l’agresseur.

Il visionna la courte vidéo de bout en bout, jaugeant la stature de l’homme, ses mains gantées, sa gestuelle et ses yeux. Rien de tout cela ne lui était familier. Il la repassa une nouvelle fois, puis une autre fois encore, serrant les dents au moment où il faisait feu sur Edgar.

Scarlett lui prit le téléphone des mains et dit :

— Ça suffit. Tu vas te briser les dents à force de les serrer. Ce type te dit quelque chose ?

— Non, rien du tout.

— Bon, c’est ce que je dirai à Isenberg.

Elle lui saisit doucement le poignet et ne le lâcha pas pendant toute sa conversation avec Lynda.

— C’est Scarlett… Oui, je l’ai reçue. Je la lui ai montrée, mais malheureusement, il n’a pas reconnu le tireur… Oui, chef, j’ai fait vite…

Elle se tut un moment puis ferma les yeux, tandis que ses joues s’empourpraient.

— Oui, chef, il est avec moi, avoua-t-elle au bout d’un moment.

Et merde. Avoir révélé leur liaison aux membres de son équipe était une chose. Mais le fait que Scarlett l’apprenne à sa chef pouvait avoir de tout autres conséquences. Il se demanda si ce n’était pas pour cela qu’Isenberg avait tant tardé à envoyer son message. Elle savait que Scarlett répondrait tout de suite, sachant qu’un tueur courait toujours. Quelle garce, cette Isenberg, se dit-il.

Il fut tenté de s’emparer du téléphone et de lui dire ses quatre vérités. Mais il se mordit la langue. C’était le monde de Scarlett, c’était sa bataille.

— Oui, chef, dit-elle après avoir écouté pendant une longue minute les remontrances d’Isenberg. Je serai dans votre bureau à 9 heures précises.

Elle raccrocha et laissa tomber sa tête sur la poitrine de Marcus en soupirant.

— Que peut-elle faire contre toi ? demanda-t-il.

— Elle peut me faire un sermon ou rédiger une note dans mon dossier. Au pire, elle peut obtenir ma suspension…

Il se blottit contre elle et lui massa le crâne.

— Mais si elle veut vraiment me le faire payer, elle en parlera à mon père.

— À ton père ? Mais pourquoi ?

— Parce qu’il est l’un des adjoints du commissaire divisionnaire…

— Ah oui… C’est vrai qu’il est flic, lui aussi. Mais tu ne m’avais pas dit que c’était un haut gradé.

— Tu n’as pas demandé à Diesel de se renseigner sur lui ?

— Pas vraiment. J’ai fait des recherches pour connaître ton adresse et j’ai vérifié le numéro d’immatriculation de ton Land Cruiser… Mais tout le reste, je voulais l’apprendre de ta bouche…

Il déposa un petit baiser dans le cou de Scarlett et ajouta :

— Je regrette qu’elle puisse te causer des ennuis, mais pas d’être venu ici.

— Moi non plus, je ne regrette pas. Ne t’en fais pas, tout va bien se passer… Éteins la lumière, il faudrait qu’on dorme un peu.

Il obéit et l’attira contre lui. Elle se laissa faire, reposa sa tête sur l’épaule de Marcus, et se remit à lui caresser paisiblement la poitrine. Mais elle ne s’endormit pas, et Marcus sentait qu’elle était plongée dans ses réflexions.

— À quoi penses-tu ? demanda-t-il.

— Au service que je dois te demander.

Il enroula une mèche des longs cheveux de Scarlett autour de son index et dit :

— Lequel ?

— Je voudrais que tu planques ton pistolet. Isenberg sait que Deacon et moi t’avons soupçonné d’en avoir un autre, la nuit dernière, dans la ruelle. Si elle désapprouve notre relation, elle trouvera peut-être une raison de te le confisquer… Et je ne crois pas que ça te plairait.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— À la manière dont tu tenais BB sur tes genoux, chez toi, j’ai compris que tu voulais éviter que quelqu’un te fouille. Parce que…

Elle s’interrompit un long moment puis inspira profondément avant de finir sa phrase :

— Parce que le numéro de série a été limé.

— Comment le sais-tu ? demanda-t-il, stupéfait.

— Je l’ai vu, ce matin, en te voyant le ranger dans son holster. On aurait dit Rambo.

— Pourquoi est-ce que tu ne m’en as pas parlé ?

— Parce que je voulais d’abord savoir pourquoi cette arme n’était pas enregistrée, mais aussi pourquoi tu continuais à la porter…

Elle redressa la tête et posa son menton sur son épaule pour le regarder dans les yeux.

— Moi aussi, je préférerais apprendre certaines choses de ta bouche…

— Qu’en penses-tu ?

— Franchement, je ne sais pas. Tu l’as peut-être rapporté d’Irak, comme ton couteau. Ou alors, tu t’en es servi pour faire de la persuasion musclée qui a mal tourné…

— Absolument pas, se défendit-il.

— Tu ne l’as pas rapporté d’Irak ? Ou tu ne t’en es pas servi dans une situation qui a dérapé ?

— Ni l’un ni l’autre. Si tu crois que je suis capable de m’en servir pour tuer quelqu’un, qu’est-ce que je fais ici, dans ton lit ?

Elle continua de le regarder tranquillement.

— Tu es dans mon lit, dit-elle, parce que je ne t’en ai jamais vraiment cru capable. Et même si tu avais fait usage de ton arme, je pense que c’était pour te défendre contre quelqu’un qui devait l’avoir bien mérité.

Il secoua la tête.

— Tu me perds un peu, là, Scarlett, murmura-t-il.

— Ce n’était pas mon intention.

Elle reposa de nouveau sa tête sur son épaule.

— Peut-être que je te comprends plus que tu ne le crois, Marcus. Peut-être qu’il m’est arrivé, à moi aussi, de persuader quelqu’un de manière un peu musclée…

Elle avait dit ces mots si doucement qu’il avait dû tendre l’oreille pour les entendre.

— Et tu as été sanctionnée ? s’enquit-il, intrigué.

— Non. Je n’ai jamais franchi la ligne rouge… Enfin, pas des deux pieds. Les rares fois où j’ai dû le faire, mes coéquipiers m’ont couverte. Et puis, ça ne m’est arrivé que très rarement… Mais, chaque jour qui passe, j’ai de plus en plus de mal à me contrôler.

Il se souvint de ce qu’elle avait dit, le matin, au sujet du grand-père de Marcus.

— Parce que tu vois des choses que tu ne peux pas effacer de ton esprit.

— Tous les jours que Dieu fait, soupira-t-elle. Alors, pourquoi est-ce que tu gardes ce pistolet ? Dis-le-moi, s’il te plaît.

— Je vais le mettre au fond d’un coffre-fort. J’avais déjà décidé de le faire.

— Tu te dérobes, une fois de plus.

Il fixa le plafond et sentit son cœur battre trop fort.

— C’est seulement parce que c’est difficile d’en parler. En fait, je ne sais pas vraiment ce qui se passerait si quelqu’un l’expertisait. J’ai déjà tiré quelques coups avec, de manière préventive seulement. Mais je ne peux pas garantir que mon père n’ait jamais blessé personne… Ça, je n’en sais rien.

— Jeremy ? s’étonna-t-elle. Non, là, tu parles de ton vrai père, n’est-ce pas ?

— À mes yeux, c’est Jeremy, mon vrai père… Mais oui, là, je parle de mon père biologique. L’homme qui a donné son sperme… Et pas grand-chose d’autre, marmonna-t-il avec dégoût.

— Ce n’était pas un type bien ?

Il éclata d’un rire amer, et répondit laconiquement :

— Non.

— Et pourtant, c’est son pistolet que tu emportes partout avec toi…

— Non, ce n’est pas le sien. Il appartenait à mon grand-père maternel.

— Je vois, dit-elle. Comme tu aimais ton grand-père, il a une valeur sentimentale.

Il secoua la tête.

— Non, ce n’est pas tout à fait ça non plus… Mon grand-père n’était jamais armé. Il conservait ce pistolet dans une armoire sécurisée. Mais mon père… Il le prenait de temps en temps. Pour frimer, surtout. Il n’a probablement jamais tué qui que ce soit.

— Ce « probablement » n’est pas très rassurant, observa Scarlett. Si tu veux, je peux l’analyser moi-même, pour en avoir le cœur net. Officieusement, bien sûr… Comme ça, tu sauras au moins si cette arme peut être reliée à un acte criminel.

Ça, c’est hors de question.

— Pas la peine. Je vais le planquer. Et j’en porterai un autre.

— Comme tu veux… Mais je voudrais quand même bien savoir pourquoi tu y es si attaché.

— Je croyais que tu voulais dormir un peu…

— Marcus ! fit-elle avec une pointe d’exaspération.

Il leva un instant les yeux vers le plafond puis se décida à affronter le regard de Scarlett, dont les traits tendus étaient éclairés par un rayon de lune.

— Tu ne veux pas laisser tomber ? fit-il. J’ai… j’ai du mal à en parler.

L’inquiétude remplaça la sévérité dans les yeux de Scarlett.

— Ça, tu me l’as déjà dit, dit-elle.

— Parce que c’est vrai, murmura-t-il.

Elle lui massa doucement la poitrine et constata :

— Ton cœur bat à tout rompre.

Il tenta de se calmer, en vain.

— Tu as fait la recherche sur Google ? demanda-t-il.

— Oui. Et j’ai lu quelques-uns des articles sur cette affaire… Je sais ce que tu as enduré quand tu étais enfant. C’est terrible…

— C’est Stone qui en a vraiment souffert. Moi, je n’ai fait qu’entendre. Lui, il a tout vu…

— Il a assisté à la mort de ton petit frère ?

Il hocha la tête. Et sentit sa gorge se contracter. Il avait du mal à respirer.

— Oui, se força-t-il à dire.

Il serra les dents et lutta contre l’accès de panique qui menaçait.

— Ensuite, reprit-il, et pendant longtemps après, je faisais des cauchemars et je n’arrivais pas à dormir. Je me souviens des longues heures que je passais à fixer le plafond dans l’obscurité.

Scarlett lui caressait la poitrine pour l’apaiser.

— C’est compréhensible, dit-elle.

— Alors, je… j’ai pris le pistolet de mon grand-père et je… je me suis mis à… à dormir avec… sous mon oreiller.

Le bégaiement dont il avait souffert pendant les années qui avaient suivi son enlèvement refaisait surface et lui faisait honte.

— Tu n’avais que huit ans, murmura-t-elle avec une infinie tristesse.

— J’avais déjà l’âge de me servir d’un pistolet, en cas de besoin.

— Et le pistolet a chassé tes cauchemars ?

— Certains… Pas… Pas tous.

— Alors cette arme, c’est une sorte de talisman ?

— Oui, avoua-t-il, soulagé.

Cela, au moins, c’était vrai — comme ce qu’il venait de lui apprendre… Sauf qu’il n’avait pas tout dit.

— Merci, chuchota-t-elle. Merci pour ta confiance. Je ne la trahirai pas.

L’estomac de Marcus se serra lorsqu’elle prononça le mot « confiance ». Mais ce remords ne suffit pas à lui en faire dire davantage. Pas maintenant. Pas quand elle était dans ses bras. Et qu’elle croyait en lui. Mais il faudra bien lui dire la vérité, toute la vérité. Elle méritait de la connaître.

Elle se pressa contre lui et couvrit de baisers ses joues, son menton, sa bouche.

— Allez, maintenant on dort, murmura-t-elle.

Si seulement c’était aussi facile, songea-t-il avec amertume. Il lui caressa les cheveux et elle se pelotonna contre lui. Au bout de quelques courtes minutes, elle avait sombré dans le sommeil.

Mais Marcus resta éveillé. Son cœur continuait de battre la chamade, tandis qu’il fixait le plafond en cherchant les mots qu’il lui faudrait prononcer pour lui révéler la vérité.

Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 0 h 30

Ken entendit les cris furieux de Burton dès qu’il ouvrit la porte de l’escalier qui menait au sous-sol.

— Sweeney ! Bordel de merde, Sweeney ! Espèce d’enculé ! C’est quoi, ce coup de pute ? Sweeney !

Ken descendit les marches d’un pas nonchalant, ajustant ses boutons de manchette. Le petit somme qu’il venait de s’accorder n’avait pas suffi à recharger entièrement ses batteries, mais il avait assez d’énergie pour s’occuper de Burton.

Le sous-sol était de nouveau propre et bien rangé. Plus aucune trace du sang de Chip et de Marlene Anders. Stephanie était assise à même le sol dans sa cage, les bras autour des genoux. Elle portait un T-shirt noir tout simple. Quel dommage. Elle lui avait paru si jolie quand il avait déchiré celui qu’elle portait à son arrivée. Elle lui jeta un regard perçant lorsqu’il s’approcha de Burton. Celui-ci était assis sur une chaise, pieds et poings liés. Un nœud coulant était passé autour de son cou. Sa mâchoire était tuméfiée, l’un de ses yeux était tout noir.

L’œuvre d’Alice, songea Ken avec une pointe de fierté paternelle. Décidément, sa fille savait se débrouiller.

Il croisa les bras et demanda à Burton :

— Quels sont ces cris, monsieur Burton ?

Burton leva des yeux luisants de haine vers lui et grogna :

— Qu’est-ce que je fous ici ?

— Miriam Blackwell est vivante.

Burton cligna des yeux, l’air surpris, et ses joues s’empourprèrent. Quels talents d’acteur ! se dit Ken.

— Comment est-ce qu’elle a fait ?

— C’est ce que j’aimerais bien savoir. Elle a été retrouvée, inconsciente, dans une chambre de motel, grâce à un coup de fil anonyme… J’en ai déduit que la seule chose qui a pu lui sauver la vie, c’est un lavage d’estomac. Ou que quelqu’un l’ait fait vomir.

— Ce n’est pas moi.

— Vous n’étiez pas attaché à l’épouse de Reuben, Burton ?

— Si, répondit-il posément. Mais pas comme vous croyez… Je l’aimais comme une sœur.

Un bon acteur, décidément, songea Ken.

— Quels autres mensonges nous avez-vous racontés ?

— Je ne vous ai jamais menti.

Ken le frappa sèchement du revers de la main, le projetant vers l’arrière. La corde autour du cou de Burton arrêta sa chute brutalement, et le nœud coulant se resserra brusquement sur son cou. La chaise resta en équilibre sur deux pieds et Ken constata que Burton eut le courage de rester impassible tandis qu’il suffoquait. Il le laissa pendre ainsi pendant une dizaine, puis une vingtaine de secondes. Il mit un terme à ce supplice en redressant la chaise d’un coup de pied.

Burton reprit péniblement son souffle.

— Espèce d’enculé ! dit-il avec hargne. Tu es complètement dingue !

— Essayons une nouvelle fois, dit calmement Ken. Quels autres mensonges avez-vous racontés ?

— J’ai dit la vérité !

Ken le gifla à toute volée, la chaise bascula, le nœud coulant se resserra. Ken n’attendit que quelques secondes pour la remettre d’aplomb et demanda :

— Où est Reuben ?

— Je n’en sais rien !

Ken le frappa de nouveau mais, cette fois, il le laissa suffoquer pendant une minute entière, pendant qu’il ouvrait le placard où étaient rangés ses instruments de torture. Le temps qu’il fasse rouler le chariot jusqu’à l’endroit où était pendu Burton, celui-ci commença à tourner de l’œil. Sa peau avait pris une teinte inquiétante. Ken redressa la chaise et desserra le nœud coulant par-derrière, histoire d’éviter une morsure ou un crachat.

— Les ex-flics comme vous sont des durs à cuire, mais je n’en ai jamais vu me résister, dit-il en passant ses couteaux en revue. Ils finissent tous par craquer.

Il choisit un scalpel à la lame bien effilée et se tourna vers Burton. Constatant qu’il restait muet, Ken tira sur le nœud coulant, lui laissant tout juste assez de mou pour qu’il puisse respirer en restant parfaitement immobile.

Subitement, il trancha le haut d’une des oreilles de Burton. Le cri de douleur qu’il poussa résonna dans le sous-sol. Ken revint à son chariot et y posa le bout d’oreille sanguinolent, bien en vue.

— Où est Reuben, monsieur Burton ?

— Va te faire foutre en enfer ! grinça Burton.

Il tremblait de tout son être et un filet de sang coulait le long de son cou, rougissant la corde. Mais il ne bougea pas d’un millimètre, évitant ainsi la strangulation.

— Je préfère aller me faire foutre en enfer que d’y brûler, dit Ken en souriant. Une fois de plus… Où est Reuben ?

Une demi-heure plus tard, et une oreille entière en moins, Ken dut reconnaître qu’il était impressionné par l’obstination de Burton. Soit il ignorait réellement où était passé Reuben, soit c’était un dur doté d’une incroyable capacité de résistance. Ken venait de lui découper toute une oreille petit à petit, la reconstituant au fur et à mesure, comme un puzzle, sur le plateau du chariot, et il n’avait toujours rien avoué.

Il était temps de s’accorder une pause, avant que Burton ne tourne de l’œil. Ce serait contre-productif. Ken rinça le scalpel et rangea ses couteaux dans la boîte à outils, afin de pouvoir les emporter à l’étage et s’en servir pour interroger Demetrius. À cet instant, la porte de l’escalier s’ouvrit.

— Il est réveillé, monsieur, annonça Decker.

— Excellent timing. J’allais justement faire une pause ici. Pouvez-vous descendre, Decker ?

Ken observa les réactions du garde du corps lorsque celui-ci découvrit l’état de Burton, ligoté sur sa chaise et sanguinolent. Le regard de Decker resta impassible lorsqu’il se porta sur l’oreille tranchée, puis sur le nœud coulant.

— Voulez-vous que je lui fasse un pansement ? proposa-t-il sans ciller.

— Oui, pourquoi pas… Il ne faudrait pas que cette plaie s’infecte, n’est-ce pas ?

Decker esquissa un bref rictus.

— Non, dit-il. Ce serait dommage.

Ken referma sa boîte à outils et demanda :

— Demetrius est-il attaché ?

— Conformément à vos ordres, monsieur.

— Bien.

— Pourquoi ? grogna Burton. Si Demetrius t’a doublé, pourquoi est-ce que tu ne le tues pas, tout simplement ? Une balle dans la tête, et c’est fini. C’est quoi, ce numéro de tortionnaire nazi ?

— Reuben ne vous a jamais parlé de mes… hobbies ? La gestion financière et industrielle n’est pas le seul domaine où j’exerce mes talents, dit-il en souriant. Demetrius impressionne, intimide, terrifie. Reuben est un tacticien, un planificateur… Mais moi, je suis le monstre du placard, celui dont votre mère vous disait qu’il n’existe pas… Je suis tortionnaire, et j’aime ça. Je saurai vous soutirer ce que j’ai besoin de savoir. Tout le monde finit par parler…

Sur ce, il laissa Burton aux bons soins de Decker et monta à l’étage. Il trouva Demetrius dans l’une des chambres d’amis, celle que Ken réservait à ce genre d’entretien.

Decker avait enchaîné les pieds et le poignet du bras valide de Demetrius aux montants métalliques du lit, tandis que son bras blessé, ses cuisses, son bas-ventre et son torse y étaient liés par trois sangles en cuir bien tendues. Un nœud coulant lui entourait le cou, et Ken reconnut une fois de plus l’œuvre de sa fille.

Les narines de Demetrius se dilatèrent lorsque Ken entra dans la pièce. À la vue de la boîte à outils, il ouvrit de grands yeux, où se mêlaient la stupeur et l’effroi.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écria-t-il.

Ken lâcha un soupir.

— Si je te disais que ça va me faire plus de mal qu’à toi, je te mentirais, évidemment. Mais je ne vais pas le faire de gaieté de cœur. Je voulais que tu le saches.

— Tu es fou…

Ken posa la boîte à outils sur la table de chevet.

— Et toi tu es un drogué, qui a mis mon entreprise en danger, répliqua-t-il. Tu pourrais nous faciliter les choses, à tous les deux, en me disant tout de suite où tu as planqué ton iPad. Où sont tes données ?

Demetrius se tassa sur le lit.

— Va te faire foutre…, souffla-t-il.

Sans se démonter, Ken choisit une paire de tenailles dans sa boîte à outils et s’en servit pour pincer l’auriculaire de Demetrius, avant de tourner l’outil.

Le corps de Demetrius sursauta puis se figea lorsque le nœud coulant se resserra.

— Qu’est-ce que tu fais, Kenny ? murmura-t-il.

— J’ai besoin de tes données… De la liste de tes fournisseurs… Et des contrats que tu as signés.

— Qu’est-ce que tu mijotes ?

— Je vais prendre ma retraite. Dès que j’aurai appris ce que je veux que tu me dises, je me tire. J’emporte l’argent et je laisse le boulot quotidien à la génération suivante. Dis-toi bien qu’en répondant à mes questions, tu assures un avenir à ton fils DJ.

— Et moi ? Si je te donne ce que tu veux, tu me laisseras partir ?

— Absolument, fit Ken.

— Je ne suis pas drogué. Je ne sais pas qui t’a dit ça.

— Alice. Elle m’a dit que tu sniffais la coke que tu es censé vendre.

— C’est faux.

— Des containers de marchandises ont disparu. Ainsi que de grosses sommes d’argent. Reuben et toi, vous croyiez vraiment pouvoir m’arnaquer aussi facilement ?

— Je ne vois vraiment pas de quoi tu veux parler, dit Demetrius en fronçant les sourcils.

Ken sortit un coupe-boulon pliant de sa boîte et le déplia. Il examina un instant le corps de Demetrius et dit :

— Commençons par une question simple… Où est ton iPad ?

— Dans ma voiture.

Ken effleura l’un des gros orteils de Demetrius du bout du coupe-boulon.

— Faux. Nous avons fouillé la voiture.

— Il y est, pourtant.

Il coupa l’extrémité de l’orteil de Demetrius et attendit que son hurlement s’arrête.

— J’avais oublié que tu criais aussi fort, dit-il en faisant mine de se déboucher les oreilles. Tu vas finir par péter les vitres. Essayons une nouvelle fois… Où est l’iPad ?

— Dans la voiture. Regarde dans le coffre… Sous le tapis.

— Ah, je vois qu’on progresse…

Ken appela Alice, lui donna pour instruction de récupérer la tablette tactile et de l’apporter à Sean, dans son bureau du centre-ville, où il couchait sur un lit de camp. Il aurait été plus simple que Sean vienne à la maison, mais son fils, qui était un peu excentrique et introverti, ne sortait presque jamais de chez lui. Ken avait bien essayé de le secouer, mais Sean avait sombré dans la dépression. Et comme il était le seul à s’y retrouver dans les réseaux informatiques qu’il avait mis en place, Ken le laissait tranquille.

Sean et Alice allaient pouvoir accéder à la majeure partie des données de Demetrius en analysant le contenu de la tablette, mais Ken savait que son vieil ami emmagasinait beaucoup d’autres informations dans son cerveau.

Il passa l’extrémité du coupe-boulon entre les cuisses de Demetrius. Son ami était si fier de cette partie de son anatomie…

Il adressa un grand sourire à Demetrius, qui frissonnait et dont les narines se dilataient comme les naseaux d’un taureau prêt à charger.

— Et si on parlait de tes mots de passe ? dit Ken.