Chapitre 13

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 10 h 45

Scarlett cligna des yeux. Le fauteuil du bureau de Marcus était beaucoup trop moelleux et confortable. Ses oreilles à l’ancienne, légèrement rembourrées, offraient un appui parfait pour la tête, idéal pour faire la sieste. Elle se secoua vigoureusement. Reste éveillée, Scarlett.

Elle réprima un bâillement et se leva brusquement. Marche, ma vieille. Et regarde autour de toi. Sa supérieure lui avait donné pour instruction de vérifier si Marcus O’Bannion ne cachait pas quelque chose de louche. Et puis l’occasion de mieux comprendre Marcus en étudiant le contenu de son bureau ne se représenterait peut-être pas de sitôt.

— J’ai presque fini, dit-il, caché derrière deux énormes écrans d’ordinateur. Deux ou trois minutes…

— Pas de problème, dit Scarlett. J’ai juste besoin de me dégourdir un peu les jambes.

Elle traversa la pièce lambrissée jusqu’au mur du fond.

Couvert du plancher au plafond de premières pages de journaux encadrées, ce mur avait attiré l’attention de Scarlett dès son entrée dans la pièce. Certains cadres ne contenaient que la coupure de presse, d’autres la page entière. Disposés au hasard, ces documents étaient tous tirés du Ledger, sauf un. Le seul autre journal représenté était Malaya, le journal philippin que Marcus avait mentionné. Il avait dit que son grand-père avait servi aux Philippines pendant la Seconde Guerre mondiale, mais le gros titre qui était affiché au mur était beaucoup plus récent. Il annonçait la démission du président Marcos, en 1986. Scarlett se demanda pourquoi il avait trouvé sa place parmi les unes marquantes du Ledger. Elle savait aussi qu’en laissant son esprit vagabonder ainsi elle repoussait le moment d’annoncer à Marcus que Tala avait un bébé. La nouvelle le bouleverserait sûrement, mais il fallait qu’il l’apprenne.

Il pianotait encore sur son clavier. Elle décida de lui laisser terminer la mise en forme de la liste. Ensuite, elle le lui dirait.

Elle reporta son attention sur les manchettes du Ledger : le krach de Wall Street en 1929, l’attaque japonaise à Pearl Harbor en 1941, la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe puis en Asie… Le lancement du satellite Spoutnik puis les premiers pas de l’homme sur la Lune… Les assassinats de John Kennedy et de Martin Luther King… L’explosion en vol de la navette Challenger… La chute du mur de Berlin puis le 11 Septembre… Tous ces événements qui avaient changé la face du monde…

Les nouvelles locales portaient essentiellement sur des exploits sportifs ou des catastrophes climatiques. Un bandeau saluait avec emphase le deuxième titre de champion consécutif remporté par l’équipe locale de base-ball, les Cincinnati Reds, dans les Séries mondiales, au temps glorieux de la « Cincinnati Big Red Machine » dans les années 1970. Disposées l’une à côté de l’autre, deux unes rappelaient les inondations historiques dues aux crues de l’Ohio de 1937 et de 1997.

— Je m’en souviens, murmura Scarlett en désignant la page datée de 1997.  Mon oncle a perdu presque tout ce qu’il possédait. C’était la première fois qu’un article dans la presse me touchait personnellement.

— Moi aussi, je m’en souviens, dit Marcus. J’étais avec le photographe dans l’hélicoptère, quand il a pris cette photo. Le désastre vu du ciel… C’était terrifiant.

— J’imagine…

Scarlett s’efforça d’ignorer le picotement sensuel qu’éveillait en elle la voix de cet homme.

— C’est comme une leçon d’histoire, dit-elle. Là, sous nos yeux, en noir et blanc.

— Je sais, fit-il.

Elle sursauta en se rendant compte qu’il se tenait à quelques centimètres d’elle. Il s’était levé sans un bruit. Elle continua à regarder droit devant elle, inspirant discrètement pour ralentir son rythme cardiaque, mais elle ne put réprimer le frisson qui la parcourut lorsqu’elle sentit l’odeur de Marcus, si proche.

Rien d’extraordinaire à cette odeur. Du savon et de la lotion après-rasage. Des centaines d’hommes dégageaient la même. Elle travaillait avec des hommes et avait six frères… Mais là… C’était différent. C’était Marcus. Elle rêvait de lui depuis des mois, et voilà qu’elle se trouvait à quelques centimètres à peine de lui…

L’envie de le toucher la démangeait tant qu’elle dut enfoncer ses mains tout au fond de ses poches. Ce n’était ni le bon moment ni le bon endroit. Il est temps de t’en aller, Scarlett. Avant de faire quelque chose que tu pourrais regretter… Elle s’apprêtait à lui dire qu’il fallait qu’elle file, avec ou sans la liste, lorsque, sans paraître avoir conscience de la réaction de Scarlett, il lui confia tout doucement, avec une sorte de déférence :

— J’ai passé les meilleurs moments de mon enfance dans ce bureau… Je demandais à mon grand-père de me parler de chacun de ces gros titres, et il m’expliquait tout.

Elle lui jeta un coup d’œil en coin. Les yeux de Marcus, brillant d’un désir intense, étaient rivés sur son visage. Elle comprit qu’il la regardait ainsi depuis qu’il l’avait rejointe.

Elle se força à fixer le mur, sachant que ses joues étaient cramoisies.

— Euh, fit-elle, alors comme ça, toutes ces premières pages appartenaient à votre grand-père ?

— Oui, mais les plus anciennes, comme celle du krach de Wall Street ou l’armistice de 1918, lui venaient de mon arrière-grand-père. Mon grand-père a pris les rênes du journal au début des années cinquante. C’est lui qui a ajouté toutes les unes ultérieures à sa prise de fonction.

— Sauf celle de Malaya. Pourquoi figure-t-elle parmi celles du Ledger ?

— Il s’est lié d’amitié avec un Philippin quand il était dans l’armée, et ils sont restés en contact. Cet homme appartenait à l’opposition et militait pour la destitution de Marcos. Quand ce grand jour est enfin arrivé, il a envoyé un exemplaire de Malaya à mon grand-père. Il était si fier de son ami qu’il l’a accroché dans son bureau, parmi tous ceux du Ledger.

— Votre grand-père était fidèle en amitié.

— Oui. Il était aussi atteint de collectionnite aiguë. Il y a des cartons remplis de coupures de presse dans le sous-sol de la maison de ma mère. Toute cette paperasse présente un gros risque d’incendie, mais je n’arrive pas à me décider à jeter tout ça.

Scarlett perçut toute la nostalgie qu’il y avait dans la voix de Marcus.

— Vous l’aimiez beaucoup, votre grand-père, dit-elle.

— Oui. Il pouvait être dur, mais je l’aimais. Et il nous aimait de tout son cœur, à sa manière…

Long silence.

— Je crois, reprit-il au bout d’un moment, que toutes les horreurs qu’il avait vues pendant la guerre l’avaient transformé si profondément qu’il avait du mal à s’ouvrir aux autres. Mais, de temps en temps, il nous montrait quel homme il était vraiment.

— Et cela vous a fait du bien ? demanda-t-elle, sans être certaine de vouloir connaître la réponse. De voir qui il était vraiment ?

— Parfois. Certains jours, il pouvait être drôle. Mais la plupart du temps, il était assez morose. Heureusement, on ne découvrait pas souvent cet aspect de sa personnalité… Enfin, pas avant qu’on emménage chez lui.

— À quelle époque ?

— J’avais huit ans, murmura-t-il.

— Où viviez-vous avant ? demanda-t-elle en s’efforçant de ne pas sembler trop indiscrète.

— N’essayez pas de me tirer les vers du nez, inspectrice, dit-il.

Elle se sentit rougir à nouveau.

— Pardonnez ma curiosité. Ça doit être l’habitude… Vous savez ce que c’est…

— Oui…

Subitement, il eut l’air incroyablement triste.

— Je suis né à Lexington, comme Stone. On vivait assez près de Cincinnati, alors on allait lui rendre visite régulièrement, mais on ne restait jamais très longtemps. Et je crois qu’il était capable de cacher son humeur maussade pendant ces courtes périodes. Quand nous sommes allés habiter chez lui, nous n’avons pas tardé à déchanter. Certains jours, il était le grand-père que nous avions connu avant, chaleureux et plein d’humour. Il jouait au ballon avec nous et nous portait sur ses épaules. Mais, le plus souvent, il était grognon et invivable.

— Il vous frappait quand il était de mauvaise humeur ? demanda Scarlett d’une voix inquiète.

— Vous m’auriez protégé s’il avait levé la main sur moi ? demanda-t-il, avec un petit sourire en coin.

Elle plissa les yeux.

— Oui, fit-elle.

Le sourire de Marcus s’élargit, et Scarlett se trouva momentanément tétanisée. Le visage de Marcus était un peu trop rugueux pour être qualifié de charmant, mais quand il souriait… Mon Dieu, ce qu’il est beau !

— Vous aviez trois ans, à l’époque, dit-il, mais je vous remercie pour votre sollicitude.

— À trois ans, j’étais déjà une dure, affirma-t-elle d’un ton badin. Je n’avais pas le choix : j’avais six frères.

— Plus jeunes ou plus âgés que vous ? demanda-t-il.

— Trois plus jeunes et trois plus âgés.

— Pas de sœur ?

— Non. Je suis la seule fille, mes parents ont fait de leur mieux, mais ils n’ont jamais réussi à avoir une autre fille. Ma mère a fini par y renoncer. Et n’esquivez pas ma question.

Il secoua la tête.

— Je ne me le permettrais pas, dit-il. Eh bien, non, il ne nous a jamais frappés. Quand il s’énervait, il se tenait à l’écart du reste de la famille. Il avait une salle de sport au sous-sol, avec des sacs de sable, un ring de boxe, des haltères… Les fois où il était en colère, il descendait se défouler pour dompter la violence qui était en lui… Chaque fois qu’il remontait du sous-sol, on savait qu’on ne reverrait pas sa vraie personnalité avant un bout de temps.

— Il voulait vous protéger contre lui-même, murmura Scarlett. Et se protéger contre vous.

En prononçant ces mots, elle se rendit compte qu’elle était allée trop loin. Marcus pivota, de sorte que leurs épaules ne se frôlaient plus, et les quelques centimètres qui les séparaient parurent subitement être un infranchissable fossé, à en juger par l’expression glaciale qu’il affichait.

— Comment pouvez-vous dire ça ? demanda-t-il d’une voix pleine de mépris. Vous ne l’avez pas connu. Vous ne savez pas quels étaient nos rapports. Nous ne lui aurions jamais fait le moindre mal. Jamais.

— Je le connais peut-être mieux que vous, dit-elle posément.

Elle imaginait facilement cet homme tourmenté s’épuiser à cogner dans un sac de sable plutôt que de s’en prendre à des enfants.

— Mais vous avez raison, reprit-elle. Je n’aurais pas dû dire ça. Vous m’avez mal comprise. Pardon…

Au fond de sa poche, sa main se crispa autour de ses clés de voiture.

— Je dois partir, dit-elle. Pas la peine de me raccompagner.

Elle s’écarta pour ne pas avoir à le frôler en passant devant lui.

— Soyez prudent, ajouta-t-elle. Et n’hésitez pas à me contacter en cas de besoin.

Marcus la dépassa et lui bloqua le passage.

— Scarlett, je… Je vous demande pardon, fit-il.

Elle arbora son expression la plus professionnelle.

— Vous n’avez pas à vous excuser, dit-elle. Maintenant, si vous voulez bien me laisser passer… Il faut que je file. Je ne pensais pas rester ici aussi longtemps. L’agent Novak m’attend, et je suis déjà en retard.

Les pieds de Marcus ne bougèrent pas d’un millimètre, mais il posa sa main sur l’épaule de Scarlett — délicatement et prudemment, comme s’il craignait de lui faire peur.

— Ne partez pas, murmura-t-il. Ne soyez pas fâchée. Expliquez-moi ce que vous vouliez dire.

Elle sentit la chaleur de sa main et, cette fois, elle céda à l’envie de se laisser toucher — juste un peu. Puis elle frissonna lorsqu’elle sentit le pouce de Marcus lui effleurer la nuque. Il lui caressa le bras puis, du bout des doigts, la main. Sa respiration était hachée, sa voix rauque lorsqu’il dit :

— Je sais qu’il voulait nous protéger contre lui-même. Je le savais déjà quand j’étais gamin. Mais pourquoi est-ce qu’il aurait eu besoin de se protéger contre nous ? Comment aurions-nous pu lui faire du mal ?

Elle le regarda dans les yeux et comprit l’agitation contenue qu’elle y lut, car elle était en proie aux mêmes émotions. Elle regretta d’en avoir trop dit ou pas assez. Marcus O’Bannion était un être perspicace. La réponse qu’il exigeait d’elle risquait de mettre à nu ses pires faiblesses.

Mais peut-être avait-il besoin de les voir exposées ainsi. Peut-être voulait-il savoir où il mettait les pieds avant d’aller plus loin…

Elle repensa à la première page de Malaya, accrochée au mur derrière elle.

— Vous m’avez dit qu’il a fait la guerre aux Philippines, à Bataan… Il a dû voir et vivre des choses terrifiantes.

— Là et ailleurs. Il a aussi été correspondant de guerre en Corée…

— Ça vous change de voir la mort de près… Et la souffrance… Surtout quand on sait qu’on ne peut y apporter aucun remède et qu’on se sent impuissant. Ça vous marque, ça vous fait des bleus à l’âme. On en arrive à ne plus distinguer le bien du mal. Mais j’ai l’impression que votre grand-père avait encore en lui beaucoup de bonté et de sens moral… et aussi de dévouement. Avec sa force d’adulte, il craignait de faire du mal à ses petits-enfants. Je trouve son aptitude à se maîtriser vraiment admirable. Peu de gens sont capables de contrôler leurs pulsions, et ils finissent par faire souffrir ceux qu’ils sont censés aimer le plus. Physiquement, parfois… Et, bien plus souvent, émotionnellement.

Le regard de Marcus s’était fait plus chaleureux. Moins distant.

— En tout cas, nous n’aurions pas pu lui faire mal, physiquement, dit-il. Nous étions tout petits. Et on n’aurait jamais cherché à le faire souffrir émotionnellement. Même quand on est devenus adultes.

— Je sais. Et je crois qu’il le savait aussi. Mais ce qu’on sait n’a parfois aucune influence sur notre comportement. L’angoisse est si profonde qu’on se raccroche à ce qui reste d’humain et de généreux dans son âme. Et on préserve jalousement ce petit reste d’humanité en l’enfouissant tout au fond de soi. On le cache même aux gens qu’on aime le plus, de peur qu’il ne s’abîme encore plus au contact d’autrui. Et sans ça, qu’est-ce qui nous reste ?

— Rien, murmura-t-il.

— Exactement. Le besoin de se protéger n’est pas rationnel, c’est instinctif, un peu comme quand on défend par réflexe l’endroit du corps où on a été blessé pendant une bagarre. On aimerait ouvrir son cœur aux autres, ou en tout cas à ceux qu’on aime et dont on est sûr qu’ils ne chercheront pas à nous faire du mal. Mais, quand on se confronte à la réalité, on se referme sur soi-même. Et à force d’ouvrir et de fermer son cœur, on finit parfois par perdre espoir.

Il détourna les yeux et dit :

— Et la porte du cœur se referme pour toujours.

— Oui, ça arrive, dit-elle doucement.

Elle se demanda si c’était toujours du grand-père de Marcus qu’ils parlaient.

— Et il arrive aussi, poursuivit-elle, qu’on la laisse toujours fermée, parce qu’on a honte d’ouvrir son cœur à qui que ce soit. Parce qu’on continue d’être confronté aux horreurs du réel au quotidien. Et l’âme se replie encore plus sur elle-même.

— C’est un cercle vicieux, dit-il d’un ton impassible. Comme une métastase.

— Ouais. On ferme la porte à double tour. Pour contenir la métastase. Pour être sûr qu’elle ne se propage pas à quelqu’un d’autre.

— Alors pourquoi ne pas changer de quotidien avant d’être entièrement dévoré ? demanda-t-il d’un air songeur, comme s’il pensait à voix haute.

— Je crois que c’est à chaque homme de répondre à cette question selon sa conscience.

Il lui jeta un regard perçant et dit :

— Et à chaque femme…

Scarlett hocha la tête.

— Et à chaque femme, répéta-t-elle.

— Alors pourquoi, Scarlett ? Pourquoi continuez-vous à vous confronter aux horreurs du réel ?

La question la prit au dépourvu.

— Parce que je ne sais rien faire d’autre, répondit-elle en toute franchise.

— Laissez quelqu’un d’autre le faire à votre place, répliqua-t-il avec une pointe de colère.

— Ce n’est pas mon genre, dit-elle en souriant tristement.

Elle se racla la gorge et ajouta :

— Et voilà que je suis encore plus en retard… Deacon doit s’impatienter. Il faut que j’y aille. Envoyez-moi la liste par mail quand vous aurez fini de la mettre en forme.

— Elle est prête. Et imprimée.

Il revint à son bureau et ramassa une feuille de papier.

— Je vous l’enverrai aussi par mail, au cas où vous voudriez en transmettre une copie à Deacon.

Elle prit la feuille de papier et parcourut la liste de noms. Il n’y en avait que huit. Marcus avait ajouté la date des lettres ou des mails, une copie de leur contenu, et un bref résumé de l’article à l’origine de chaque menace.

Scarlett plia soigneusement la feuille et la rangea dans la poche de sa veste.

— Merci. Et merci de m’avoir appelée la nuit dernière. Je regrette seulement de ne pas être arrivée plus tôt.

Le regard de Scarlett tomba sur la une de Malaya et elle se rendit compte qu’elle n’avait toujours pas parlé du bébé à Marcus.

— Je ne crois pas que Tala serait partie avec vous, dit-elle. Ni même avec moi. Elle comptait bien revenir à l’endroit où elle était séquestrée.

— Comment le savez-vous ? s’étonna-t-il.

— Quand elle a dit « Malaya », ce n’était pas seulement une manière de vous demander de libérer sa famille. Je crois que Malaya est le prénom de son enfant.

— Son enfant ? Elle avait un enfant ?

— Oui.

— Quel âge ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— Le médecin légiste estime que Tala a pu accoucher il y a trois ans maximum. Mais l’enfant ne doit pas avoir beaucoup plus d’un an. On a trouvé sur elle un anneau pour bébé qui fait ses dents et une tétine. Et on sait qu’elle allaitait encore le jour de sa mort…

La gorge de Marcus se contracta.

— Elle n’avait que dix-sept ans, Scarlett, murmura-t-il au bout d’un moment.

— Je sais, dit-elle tout doucement.

— Ça veut dire qu’elle serait tombée enceinte à quinze ans…

— Je sais.

— Elle a dit que l’homme la possédait…

Il détourna les yeux sans prononcer la question qu’ils se posaient tous les deux : la grossesse de Tala résultait-elle d’un viol ?

— Comment savez-vous que le prénom de l’enfant est Malaya ? demanda-t-il plutôt.

— Sur la tétine, on a retrouvé la trace d’une inscription. L’encre est à moitié effacée, mais je crois qu’il y a marqué « Malaya ».

— Alors, le bébé est encore là-bas, quelque part, dit Marcus d’une voix crispée. Sans sa mère, sans protection…

Brusquement, il tourna les talons et revint s’asseoir à son bureau. Il déverrouilla un tiroir et en sortit un Glock d’un modèle ancien et un holster d’épaule à double étui.

Scarlett voulut lui demander si c’était l’arme qu’il portait sur lui, la nuit précédente, quand il pourchassait l’assassin de Tala, mais elle décida de reporter cette question à un moment où il serait moins agité.

Il endossa le holster élimé, la mettant au défi du regard de s’y opposer. Elle lui jeta un regard inquiet tandis qu’il se penchait pour examiner brièvement la chambre du Glock et ôtait le cran de sûreté. Puis il glissa le pistolet dans l’étui de gauche et remplit de munitions celui de droite.

— J’ai un permis, lâcha-t-il entre ses dents.

— Je suis au courant, dit-elle posément. Mais j’aimerais bien savoir où vous allez comme ça…

Il releva la tête et lui décocha un sourire carnassier.

— Je vais retrouver le bébé. Vous venez avec moi ?

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 11 h 10

Marcus fixa Scarlett, attendant la remontrance qu’elle allait certainement lui faire. Et qu’il méritait sans aucun doute. Elle lui avait confié une information qu’elle aurait très bien pu — et sans doute — garder pour elle. Et il avait réagi en s’armant d’un pistolet et en se comportant comme un demeuré.

Mais… Bon Dieu, un bébé !

Quand Scarlett lui avait appris que Tala portait un bracelet, il s’était demandé pourquoi la jeune fille avait pris de tels risques pour le rencontrer. Maintenant, il comprenait.

Du fond de la pièce, Scarlett l’observait d’un œil bleu nuit, et Marcus se demanda ce qu’elle pensait de lui. Une tête brûlée, un irresponsable, qui avait tendance à se faire tirer dessus… Certainement pas quelqu’un à qui elle puisse se fier.

Mais il était fermement décidé à ne pas reculer. Il ne pouvait pas se dérober. Tala avait sollicité son aide, et il n’avait pas réussi à la sauver. Cela ne se reproduirait pas avec ce bébé innocent. Non. Pas tant qu’il lui resterait un souffle de vie.

— Je vais au parc, déclara-t-il. Quelqu’un a dû voir Tala promener le caniche.

— Des agents de police ratissent le quartier depuis ce matin. Ils n’ont encore trouvé aucun témoin…

— Parce que ce sont des flics. Les gens préféreront peut-être se confier à quelqu’un d’autre.

Il crut que cette phrase la hérisserait, mais il n’en fut rien. Elle conservait son calme, coûte que coûte.

— À un journaliste, par exemple ? suggéra-t-elle.

— Oui. Les gens ne nous aiment pas beaucoup, c’est vrai… Mais il y a toujours un narcissique qui rêve de passer aux infos, même dans les beaux quartiers.

— Vous ne travaillez pas pour la télé, mais pour la presse écrite, remarqua-t-elle posément.

Marcus sortit une caméra numérique du tiroir de son bureau.

— Ceux qui rêvent d’avoir leur quart d’heure de célébrité ne sont pas si regardants, dit-il.

— Vous essayez de me contrarier, Marcus ?

— C’est possible. Mais je veux surtout vous voir telle que vous êtes. Je sais que la vraie Scarlett est quelque part là-dedans, dit-il en pointant un doigt vers elle.

Elle resta silencieuse, le temps de quelques battements de cœur trop rapides. Puis elle hocha sèchement la tête.

— Vous avez raison, dit-elle. Mais je ne peux pas me permettre de laisser la Scarlett dont vous parlez faire ce qu’elle veut et jouer les justicières pour vos beaux yeux. Je ne peux pas vous empêcher d’interroger les riverains du parc mais, si vous franchissez la ligne rouge, je n’hésiterai pas à vous coffrer.

Marcus imagina Scarlett en train de jouer les justicières et de distribuer des baffes — cette pensée le fit saliver et provoqua même une subite érection. Cette réaction était ridicule et parfaitement déplacée, étant donné la gravité de la situation. Mais elle était indéniable. Il bascula subrepticement d’une jambe sur l’autre pour atténuer la pression qui s’exerçait sur sa braguette.

— Message bien reçu, parvint-il à articuler.

Puis il haussa les sourcils et ne put s’empêcher de lancer une dernière pique.

— Dois-je comprendre que vous ne venez pas avec moi, inspectrice ? demanda-t-il d’un ton mielleux.

— J’aurai tout entendu ! fit-elle en levant les yeux au ciel. Essayez de ne pas vous faire descendre, cette fois. Promis ?

— Je ferai de mon mieux.

Elle secoua la tête et fit un pas vers la porte, avant de se raviser, la main sur la poignée.

— Merci pour la liste, dit-elle. Et pour les vidéos.

— Il n’y a pas de quoi, dit-il. Merci de m’avoir appris que Tala avait un bébé. Je sais que rien ne vous y obligeait.

Elle se renfrogna.

— Et je n’aurais pas dû le faire, dit-elle. Rendez-moi un service : n’en parlez pas dans votre journal, même si c’est comme ça que vous gagnez votre vie. J’aimerais garder mon emploi encore un peu.

— Je vous le promets.

— Et si vous trouvez un narcissique qui rêve d’avoir son quart d’heure de célébrité…

— Je ne manquerai pas de vous transmettre toutes les informations que je vais recueillir. Où est-ce que je peux vous joindre ? Je vous demande ça simplement pour savoir où vous trouver pour vous communiquer le résultat de mes recherches.

Elle lui jeta un regard apitoyé.

— Mon pauvre Marcus, vous n’êtes pas capable de faire mieux ? Si vous voulez vraiment savoir où je vais, il vous suffit de me le demander.

— Je vous l’ai demandé, protesta-t-il, mais vous m’avez regardé de travers et vous m’avez répondu : « Je vais faire mon boulot. »

Elle esquissa un sourire, si ténu qu’il aurait échappé à Marcus s’il n’avait fixé son visage avec une telle intensité.

— C’est de bonne guerre, murmura-t-elle. Redemandez-le-moi. J’essaierai d’être un peu plus aimable.

Il contourna son bureau et s’approcha tout près de Scarlett, qui n’avait pas lâché la poignée. Il se pencha jusqu’à frôler son front et huma une fois de plus le parfum des fleurs des champs.

— Inspectrice Bishop, où est-ce que vous allez comme ça ? demanda-t-il solennellement.

— Je vais rejoindre Deacon au parc. Nous espérons que Tala, sachant qu’elle était écoutée, a laissé un message écrit, que Deacon doit être en train de chercher sous les buissons ou dans un arbre.

— Il ne trouvera rien.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai déjà cherché. J’ai passé des heures à fouiller. Comme elle refusait de répondre quand je lui parlais, j’ai pensé qu’elle était terrorisée, qu’elle craignait d’être suivie. Ou même qu’elle était muette. Alors je me suis dit qu’elle avait peut-être laissé un message quelque part dans le parc. J’ai cherché, cherché… Mais je n’ai rien trouvé.

— Vous avez fait vos recherches de nuit ou de jour ?

— Les deux.

— Vous avez peut-être piétiné des indices…

— Je ne savais pas qu’elle allait se faire tirer dessus, se défendit-il.

— C’est vrai.

À la grande stupéfaction de Marcus, Scarlett lui enfonça brusquement l’index dans le plexus solaire.

— N’oubliez pas de porter un gilet pare-balles, lui ordonna-t-elle. Et faites bien attention à vous.

Et sur ces paroles, elle s’éclipsa, le laissant seul face à la porte ouverte.

Il tendit l’oreille pour entendre les pas de Scarlett dans l’entrée, puis il se tourna vers l’écran de sécurité qui se trouvait sur son bureau. Il la vit sortir du bâtiment et ouvrir aussitôt son téléphone portable.

Lorsqu’il sentit sa nuque s’engourdir, il se rendit compte qu’il fixait l’écran depuis plus d’une minute. Il ne voyait que le dos de Scarlett, et pourtant il se sentait irrésistiblement attiré par elle. C’était ridicule, digne d’un collégien. Mais il se consola en se disant que cela semblait réciproque.

Ils auraient tout le temps d’explorer les possibilités sentimentales qui s’ouvraient à eux. Mais il fallait d’abord localiser le bébé de Tala et identifier le couple qui l’avait réduite en esclavage.

Marcus ôta son holster puis en vida le contenu sur son bureau. Il sortit du tiroir le gilet pare-balles que Stone était allé chercher en début de matinée. Celui que Marcus portait dans la ruelle était d’un modèle plus récent et plus léger, qu’il pouvait mettre sous un T-shirt sans attirer l’attention. Mais il se trouvait en ce moment au CPD et, de toute façon, le choc qu’il avait subi le rendait inutilisable. Son vieux gilet pare-balles était beaucoup moins confortable. Et il fallait porter une chemise à manches longues pour le dissimuler.

Il grimaça. Un gilet bien lourd et une chemise à manches longues, en plein mois d’août… Super. J’aurai crevé de chaud avant d’être abattu, songea-t-il amèrement en enlevant son T-shirt.

On frappa sèchement à la porte et celle-ci s’entrouvrit aussitôt.

— Marcus ? fit Gayle d’une voix tendue.

Il se retourna vivement, tournant le dos au mur. Il ne fallait surtout pas que Gayle voie l’énorme hématome sur son dos.

— Je ne suis…

La porte s’ouvrit en grand et Gayle dut laisser le passage à Scarlett Bishop, qui pénétra dans le bureau et s’arrêta net en voyant Marcus.

— Elle n’a rien voulu entendre, dit Gayle, furieuse. Je n’ai jamais vu une personne aussi impolie. Stone est sorti. Dois-je appeler la police ?

Scarlett n’avait rien dit pour sa défense car elle avait les yeux rivés sur Marcus ou, plus précisément, sur sa poitrine dénudée — ce qui donna à Marcus l’envie de rouler des mécaniques et de se pavaner. Il s’en garda bien, évidemment, et conserva toute sa dignité — extérieurement, du moins.

— Ce n’est pas grave, Gayle, dit-il. Laisse-la passer. Et referme la porte derrière toi, s’il te plaît.

Gayle lui jeta un regard noir et s’exécuta, claquant la porte rageusement. Le bruit que fit la porte tira brusquement Scarlett de sa catalepsie de lapin pris dans des phares. Elle se retourna vivement, mais Marcus eut le temps de voir que ses joues étaient rouges comme des pivoines.

— Excusez-moi, bredouilla-t-elle. Je… Vous vous êtes rhabillé ? Vous êtes… présentable ?

— Mais bien sûr, dit-il.

Il ne put s’empêcher de sourire quand elle se retourna et qu’elle vit qu’il était toujours torse nu. Il étendit les bras, pour mieux permettre à Scarlett de l’observer.

— Je suis tout à fait présentable. Quand je suis sur une plage, je m’exhibe bien plus que ça. Et puis, c’est vous qui avez fait irruption dans mon bureau et qui violez mon intimité. Une fois de plus… Vous auriez mérité de me trouver tout nu en entrant !

Le rougissement des joues de Scarlett s’étendit à tout son visage.

— Vous n’avez pas l’intention de vous habiller ? demanda-t-elle d’une voix crispée.

Son embarras était si grand que Marcus dut contenir son hilarité.

— Parce que, là, j’ai besoin de vous, ajouta-t-elle.

Instantanément, Marcus redevint sérieux.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il en enfilant avec aisance un bras dans l’une des manches du gilet.

Il eut plus de difficulté avec l’autre manche : son dos était tellement endolori qu’il avait le plus grand mal à exécuter les gestes les plus simples.

— Rien de grave, répondit-elle.

Elle s’approcha de lui et entreprit de l’aider à revêtir son gilet pare-balles. Elle lui prit l’avant-bras et le glissa doucement dans la manche. Puis elle ajusta le gilet et le boutonna.

— Cet hématome doit vous faire un mal fou. Vous avez mis de la glace dessus ?

— Non, avoua-t-il.

Son cœur bondissait en tous sens dans sa poitrine. Les gestes de Scarlett étaient sûrs et précis, et il savoura les quelques secondes où elle l’aida à enfiler son vêtement.

Elle ramassa le T-shirt qu’il venait d’enlever et demanda :

— Vous vouliez remettre ça ?

Marcus mit un bon moment avant de réussir à calmer son pouls et à répondre.

— Non. Il y a une chemise à manches longues dans le placard de la salle de bains. Par là…, dit-il en pointant le doigt vers la droite.

Elle ouvrit la porte de la salle de bains et y entra. Soudain, il l’entendit s’écrier :

— Ça alors ! Cette salle de bains est deux fois plus grande que la mienne !

Elle ressortit un instant plus tard, tenant une chemise bleu marine à la main.

— Celle-ci, ça ira ? demanda-t-elle.

— Très bien.

Il aurait sans doute réussi à s’habiller tout seul, mais il préféra la laisser faire, humant voluptueusement son parfum tandis qu’elle lui boutonnait sa chemise.

— C’est vous qui avez fait installer cette salle de bains ou vous en avez hérité ? demanda-t-elle.

— J’en ai hérité. Mon grand-père aimait son petit confort.

— Ça se voit, dit-elle.

Elle recula d’un pas et reprit son air professionnel.

— J’ai une tâche à vous confier. Je crois que ce serait plus utile que de sonner aux portes des riverains du parc. Ça vous intéresse ?

Si ça me permet de passer plus de temps avec elle ? Et comment !

— Oui, dit-il d’un ton calme qui masquait son excitation.

— Je viens de recevoir un texto d’une amie qui avait un salon de toilettage pour chiens.

— Celle qui a des photos de caniches à me montrer ?

Elle cligna des yeux, perplexe et légèrement embarrassée. Marcus sentit revenir son envie de se pavaner : il avait déstabilisé la pragmatique et rationnelle inspectrice Bishop.

— Ah oui, se souvint-elle. C’est vrai que je vous en ai parlé. Elle a trouvé des vidéos où l’on voit des caniches qu’elle avait filmés dans un concours canin local. Selon elle, la qualité de l’image n’est pas trop mauvaise. Vous êtes la seule personne qui ait vu ce chien. Voulez-vous venir avec moi pour visionner ces vidéos ?

— Bien sûr, dit-il en glissant un bras dans l’une des bretelles du holster.

Il s’efforça de rester concentré lorsqu’elle l’aida pour l’autre bras.

— Et Deacon ? demanda-t-il. Vous ne deviez pas le rejoindre au parc ?

— Il n’a toujours rien trouvé, et il pense aussi que cette piste est plus prometteuse. Il est l’heure de déjeuner, les gens avec des chiens commencent à être plus nombreux dans le parc et il va les interroger. Il va leur montrer la photo de Tala et leur demander s’ils se souviennent de l’avoir vue. Mais ça, il peut s’en charger tout seul. Il vaut mieux que j’aille voir la toiletteuse pendant ce temps-là. Alors ? Vous avez une ou deux heures à me consacrer ?

Marcus désigna la porte.

— Après vous, inspectrice, fit-il galamment.

Elle secoua la tête et désigna le holster d’épaule en haussant les sourcils.

— Vous avez vraiment l’intention de vous balader en public sans veste ? Si vous n’en mettez pas une, vous ne pourrez pas m’accompagner. Je ne tiens pas à avoir l’air d’enquêter avec l’inspecteur Harry.

— Merde, lâcha Marcus. Il fait chaud, dehors ?

— Plus de 35 degrés, et le taux d’humidité est de 85 %… Si vous portez une veste par-dessus la chemise et le gilet, vous aurez du mal à neutraliser qui que ce soit, car vous vous retrouverez aux urgences avant, pour un coup de chaleur. Pourquoi ne pas vous servir du holster de poche que vous aviez ce matin ?

Il plissa les yeux.

— Holster de poche ? Quel holster de poche ? fit-il ingénument.

— Je suis persuadée que vous ne vous seriez pas aventuré dans une rue fréquentée par des dealers avec un pistolet bien en évidence à la ceinture. Sauf si vous aviez eu envie de les provoquer… Ce Glock, c’est celui que vous aviez sur vous, la nuit dernière ?

Il savait qu’elle était observatrice, mais là… Il allait falloir qu’il soit encore plus sur ses gardes.

— Si vous saviez que j’avais un autre pistolet, pourquoi ne l’avez-vous pas confisqué, comme le couteau ? Couteau que j’aimerais bien récupérer, d’ailleurs…

— Je n’en étais pas certaine, mais je m’en doutais. Ça ne vous ressemblait pas de poursuivre un tueur avec un pistolet de poche. Comme vous n’aviez pas de résidus de poudre sur les mains, je n’ai pas insisté… Et on vous rendra votre couteau quand les techniciens de la police scientifique auront fini de l’examiner. Pour l’instant, ils ont d’autres priorités.

Sans dire un mot, Marcus troqua le holster d’épaule contre celui de poche.

— On prend ma voiture ou la vôtre ? demanda-t-il.

— La mienne, dit-elle. C’est une visite officielle, pas une promenade en amoureux.

Pas dupe, Marcus se retint de sourire. Il ouvrit la porte et dit :

— Après vous, inspectrice.

Loveland, Ohio
Mardi 4 août, 12 h 00

Scarlett jeta un coup d’œil à Marcus, assis sur le siège passager. Il avait rabattu sa casquette de base-ball sur son visage et ronflait doucement. Il s’était endormi moins de cinq minutes après être monté dans la voiture.

Il avait l’air complètement épuisé. Et pourtant, elle ne doutait pas qu’il aurait trouvé assez d’énergie pour partir à la recherche des ravisseurs de Tala, comme il avait eu la ferme intention de le faire lorsqu’il avait sorti son Glock de son tiroir. Il aurait sonné aux portes de tous les riverains et interrogé tous les promeneurs au parc.

Et, d’ailleurs, elle pouvait encore lui demander de le faire, si la piste des toiletteurs ne donnait rien.

— Marcus, dit-elle en lui donnant un petit coup de coude. Nous sommes presque arrivés.

Il se réveilla en sursaut, se raidit un instant puis se détendit. Il rejeta sa casquette en arrière et se tourna vers la vitre.

— J’ai dormi combien de temps ?

— À peu près vingt-cinq minutes. Je voulais vous préparer avant notre visite à Delores.

— Me préparer ? Que voulez-vous dire ?

— J’ai rencontré Delores il y a neuf mois. Elle était dans le même hôpital que vous. À cause du même criminel.

— Salopard, marmonna Marcus. Oui, je me souviens, c’est la survivante.

— Oui, dit Scarlett en esquissant un sourire. Et elle déteste qu’on l’appelle comme ça. Ça lui donne l’impression d’être un Harry Potter au féminin1.

— D’accord, fit-il en riant, je ne l’appellerai pas comme ça en sa présence… J’ai su qu’elle avait été blessée quand je suis sorti de l’unité de soins intensifs. Je voulais faire quelque chose pour l’aider. Jeremy a appris qu’elle dirigeait un refuge pour chiens. Il a suggéré qu’on lui fasse un don. Et il a envoyé quelques-uns de ses étudiants s’occuper des animaux jusqu’à ce qu’ils soient placés. Ça tombait bien, parce que certains de ses élèves préparent l’école vétérinaire. Les animaux ont été soignés et les étudiants ont obtenu des points en travaux pratiques.

— C’était sympa de sa part. Quand Delores est sortie du coma, sa première pensée a été pour les chiens du refuge.

— Jeremy est un type bien. Il a été un vrai père pour Stone et moi. Il nous a élevés comme ses propres gosses.

— Je l’ai appelé, ce matin, avoua Scarlett. Je vous cherchais.

— Je sais, il m’a appelé pour me le dire. Il m’en voulait de vous laisser sans nouvelles. Il m’a dit que vous aviez l’air inquiète.

— Je l’étais. Et pas seulement parce que je craignais qu’il ne vous soit arrivé quelque chose… J’avais surtout peur de lui parler, en fait. Peur de raviver de mauvais souvenirs… Mais il n’en a rien montré et il m’a répondu tout à fait cordialement.

— Je ne crois pas que vous puissiez raviver de mauvais souvenirs, Scarlett. Nous n’avons pas oublié Mikhail et nous n’avons pas surmonté notre chagrin depuis sa mort. Il est présent dans nos cœurs tous les jours…

Il marqua une longue pause, sans quitter Scarlett des yeux, avant de conclure :

— Donc, si c’est la raison pour laquelle vous ne m’avez pas appelé depuis neuf mois, elle n’a aucun sens.

— C’est bon à savoir, murmura-t-elle. Mais revenons à Delores.

— Ah oui… Elle sait que je vous accompagne ?

— Oui. Elle m’a dit qu’elle attendait avec impatience de faire votre connaissance. Vous êtes le seul O’Bannion qu’elle n’ait pas encore rencontré.

— Quoi ! s’exclama-t-il, médusé. Vous voulez dire… Elle ne connaît pas seulement Audrey, mais aussi Stone ?

— Oui.

Scarlett avait elle aussi été stupéfaite quand elle avait appris tout ce que Stone avait fait pour Delores.

— Audrey lui a rendu plusieurs visites depuis qu’elle est sortie de l’hôpital, reprit-elle. Elle a même ouvert une souscription pour financer le refuge. Cette fille s’y connaît en collecte de fonds.

— C’est ma mère qui lui a tout appris, dans ce domaine. Elle a été à bonne école… Mais Stone ?

— Il est allé la voir à l’hôpital puis au refuge, quand elle l’a rouvert. Il lui a apporté des fleurs, des chocolats, et même une peluche… Elle m’a dit qu’il était mignon tout plein.

— Mignon tout plein ? Stone ? s’étrangla Marcus.

— Moi aussi, ça m’a fait sourire… En tout cas, Delores est toujours convalescente. La balle qu’elle a reçue a causé moins de dégâts que sa chute brutale sur la route. Elle était presque morte quand on l’a retrouvée, elle avait perdu beaucoup de sang. Son élocution est encore un peu défaillante, et elle ne se déplace pas avec la même aisance qu’avant son agression, mais elle est très active. Quand on essaie de l’aider à marcher, elle se vexe. Elle est très indépendante. Et, je vous préviens, elle enlace les gens pour les saluer. Si ce n’est pas votre habitude, il faudra vous y faire.

— Ce n’est pas mon habitude, mais je peux faire une exception. Quoi d’autre ?

— Elle s’effraie encore facilement. Il ne faut surtout pas la surprendre par-derrière. C’est comme ça que son agresseur l’a attaquée dans le parking.

— C’est noté. Mais comment est-il possible qu’elle soit toujours en vie ? Il lui a tiré une balle dans la tête… C’est rare de survivre à ce genre de blessure.

— Il lui a tiré dessus à bout portant, ce qui a été, paradoxalement, un facteur de rémission. Un miracle. La sœur de Deacon travaillait aux urgences, à l’époque. Elle m’a dit que même le médecin chef des urgences n’avait vu ça que cinq ou six fois en trente-cinq ans de carrière. Elle a sans doute incliné la tête vers la gauche au dernier moment, ce qui fait que la balle n’a pas pénétré le crâne mais a ripé dessus, entre l’os et le cuir chevelu, et est sortie au niveau de la tempe. Mais le crâne n’a pas été atteint, ni le cerveau.

— Vous me faites marcher, dit Marcus d’un ton incrédule.

Scarlett secoua la tête.

— Je vous jure que c’est vrai. Demandez à Deacon. Mais n’en parlez pas à Delores. Elle n’est pas encore assez remise pour aborder ce sujet.

— Pas de problème. Comment avez-vous fait la connaissance de Delores ? Vous êtes allée lui rendre visite à l’hôpital, vous aussi ?

— Une seule fois. J’avais du boulot, moi, pendant que vous vous prélassiez tous dans vos lits d’hôpital en vous gavant de bonbons… Il y a eu plusieurs corps à identifier après l’arrestation du tueur…

Elle se racla brusquement la gorge avant de poursuivre :

— J’ai sympathisé avec Delores à sa sortie de l’hôpital, quand elle a rouvert son refuge. Dani et Faith voulaient adopter des chiens abandonnés et m’ont traînée là-bas avec elles. Je me suis fait embobiner et je suis revenue chez moi avec mon propre chien.

— C’est sympa de votre part, dit-il. Vraiment sympa.

— Pas vraiment. Zat m’apporte plus de réconfort que je ne lui en donne.

— Ouais, je vois ce que vous voulez dire. BB, la chienne que je promène au parc, appartenait à Mikhail. Au début, je ne voulais pas d’elle, mais personne ne voulait la recueillir… Stone dit qu’il est allergique aux chiens, et Audrey n’est pas assez fiable. Elle aurait oublié de promener BB, voire de la nourrir. Et Jeremy a fort à faire avec Keith… Quant à maman… Même sans avoir bu, elle ne peut pas regarder BB sans se mettre à pleurer.

Ce n’était pas la première fois qu’il mentionnait les problèmes d’alcoolisme de sa mère qui, de toute évidence, l’affectaient profondément.

— Donc, vous vous y êtes collé, dit Scarlett d’un ton apaisant.

— Oui. Et puis, ça fait du bien d’être accueilli quand on rentre chez soi le soir, avoua-t-il. Ne serait-ce que par un chien.

Scarlett quitta la route pour s’engager dans une allée mal pavée. Elle grimaça lorsque la voiture passa sur un nid-de-poule.

— Désolée, dit-elle. Cette allée est à peine praticable. J’aurais dû prendre le tank.

— Ce tas de ferraille roule encore ? s’étonna Marcus. Sans blague ?

Stupéfiée par ce qu’elle venait d’entendre, Scarlett s’arrêta devant la maison de Delores. Elle se tourna vers Marcus et le fixa d’un œil furieux. Il évita soigneusement son regard.

— Marcus ? fit-elle. Regardez-moi !

— Je ne préférerais pas, marmonna-t-il d’une voix contrite.

— Vous plaisantez ? Regardez-moi ! Qui vous a parlé de mon tank ?

— Euh… Je l’ai peut-être vu… Dans votre allée… Une ou deux fois…

— Vous êtes passé devant chez moi ? fit-elle, ébahie. Deux fois ?

— Deux ou trois fois, peut-être un peu plus.

— Où est-ce que vous avez eu mon adresse ?

Le remords céda la place à l’agacement dans les yeux de Marcus.

— Je vous en prie, dit-il. Un enfant de cinq ans pourrait trouver votre adresse. Je ne vous ai pas suivie. Je ne suis pas resté posté devant chez vous pour vous espionner. Je suis simplement… passé devant chez vous.

Elle était tiraillée entre la consternation et une excitation un peu bête.

— Combien de fois, au juste, Marcus ? demanda-t-elle.

— Quatre fois en neuf mois. C’est tout.

— Mais pourquoi ?

Il baissa les yeux et resta silencieux pendant un long moment. Puis il laissa échapper un long soupir.

— J’étais curieux, avoua-t-il.

— Curieux de quoi ?

Il releva la tête, la fixa droit dans les yeux. Et son regard fit à Scarlett l’effet d’un coup de poing au sternum.

— D’en savoir plus sur vous, fit-il.

Un sourire se dessina sur les lèvres de Marcus, à peine esquissé — mais si charmant qu’elle ne put détacher les yeux de son visage.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Vous n’étiez pas curieuse de moi, de votre côté ? Même un tout petit peu ?

Scarlett se rendit compte que ses joues étaient brûlantes, malgré l’air frais que propulsait la climatisation dans l’habitacle.

— Peut-être un peu, concéda-t-elle.

Elle ferma les yeux avant d’ajouter :

— Peut-être beaucoup, même.

Les yeux toujours fermés, elle sursauta lorsque le pouce de Marcus lui effleura la joue. Mais, quand il lui prit tout doucement le menton entre deux doigts, elle se laissa faire.

— Bon, d’accord… Énormément, en fait, finit-elle par avouer d’une voix rauque.

Il émit un petit rire, profond et velouté.

— Tant mieux, je mourais d’impatience de le savoir.

Elle ouvrit les yeux.

— Ne meurs pas, murmura-t-elle. Je t’en supplie.

Le sourire de Marcus s’estompa.

— Je n’en ai aucune intention.

Il lui caressa les lèvres du bout du doigt, puis ôta sa main précipitamment en disant :

— Je crois que ton amie sait qu’on est là.

Scarlett sursauta avec une telle vivacité que son dos heurta l’accoudoir de la portière. Son visage reflétait le plus grand embarras. Elle avait complètement oublié où ils étaient, ainsi que la raison de leur présence. Et il avait raison : Delores était adossée, les bras croisés, à l’un des piliers de sa terrasse couverte et les regardait d’un air bienveillant. À ses pieds était assis un énorme chien dont la tête dépassait la hanche de Delores. Sa maîtresse, qui ne mesurait guère plus d’un mètre cinquante, paraissait minuscule par rapport à lui.

— Nom de Dieu, lâcha Scarlett. Toute la ville sera au courant cinq secondes après notre départ.

Marcus se redressa sur son siège en fronçant les sourcils.

— Tu comptais me cacher ? demanda-t-il.

— Non, répondit-elle d’une voix nerveuse. Mais je… Marcus, je tiens beaucoup à ma vie privée. Même si ça ne m’arrive pas souvent d’avoir un petit ami, ajouta-t-elle en le regrettant aussitôt.

— Mais ça t’est quand même arrivé, dit-il.

— Deux fois, avoua-t-elle.

Elle haussa les épaules avant d’ajouter :

— Et demie.

Car sa liaison épisodique et fort peu sentimentale avec Bryan ne comptait pas vraiment. Cette relation avait simplement été… commode à un certain moment. Et peu bénéfique, pour l’un comme pour l’autre.

— Et demie ? fit Marcus, intrigué. C’est quoi, une demi-fois ?

— N’essaie pas d’en savoir plus. Allez, viens, on a du pain sur la planche.

— Oui, inspectrice ! À vos ordres, inspectrice ! aboya-t-il.

Puis il la gratifia d’un grand sourire, et elle se sentit fondre à nouveau comme une idiote.

— Nous finirons cette conversation après, ajouta-t-il tout doucement. De toute façon, si je comprends bien, toute la ville sera déjà au courant.

— Merde, marmonna-t-elle. Tant pis. Commençons par essayer de savoir qui est le propriétaire de ce maudit caniche.