Chapitre 16
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 14 h 30
Scarlett boucla sa ceinture de sécurité, puis elle appuya la nuque contre le repose-tête et ferma les yeux. Elle avait gardé son sang-froid tout au long de l’épreuve mais, maintenant qu’ils étaient seuls, elle revivait toute la terreur de ces instants où les balles sifflaient à quelques centimètres de leurs têtes.
— Tu as failli mourir, dit-elle. Une fois de plus.
— Mais j’ai survécu, fit doucement Marcus.
Sa voix fit frissonner Scarlett, malgré la chaleur étouffante qui régnait dans la voiture banalisée noire, qui était restée longuement exposée au soleil du mois d’août.
— Une fois de plus, ajouta-t-il un ton plus bas.
Un nouveau frisson parcourut l’épiderme de Scarlett, accompagné d’un picotement à l’entrejambe. Ravalant un soupir, elle serra les cuisses et ses mains se crispèrent sur le volant. Les mots qui lui venaient à l’esprit s’égaraient avant d’atteindre ses lèvres.
— Mais il est possible, dit Marcus au bout d’un moment, que je meure d’un coup de chaud si tu n’allumes pas la clim.
Cette plaisanterie tira Scarlett de sa langueur. Elle activa la climatisation.
— Je suis désolée, fit-elle en regardant droit devant elle.
— Pas moi.
Elle tourna la tête pour le fixer et soupira en découvrant le désir ardent qui luisait dans ses yeux.
— Il ne faut pas que tu me regardes comme ça, lui reprocha-t-elle.
— Pourquoi ? demanda-t-il en esquissant un sourire diablement sexy. Je ne suis pas flic. Nous n’enfreignons aucune règle… Je ne suis pas considéré comme un suspect, au moins ?
— Non, pas du tout.
Elle avait voulu répondre d’un ton ferme et sérieux, mais sa voix était rauque, fébrile. Il serra les dents avant de répliquer :
— Alors, il ne faut pas que tu me parles comme ça…
Elle inspira, exécuta rapidement un demi-tour et s’éloigna de la file de voitures de police.
— D’accord, murmura-t-elle.
Du coin des yeux, elle le vit sourire à moitié.
— D’accord avec quoi ? demanda-t-il.
— Je ne te parlerai plus comme ça, et tu ne me regarderas plus comme ça.
Le petit sourire de Marcus s’estompa.
— Alors, quand est-ce que je pourrai te regarder ? Et où ?
Elle ne feignit pas d’ignorer où il voulait en venir. Elle savait qu’il fallait répondre, et aussi qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin avant que l’enquête ne soit bouclée. Ou peut-être qu’ils n’iraient jamais plus loin. En tout cas, pas tant qu’elle ne saurait pas exactement quel genre de journaliste il était. Elle devait d’abord s’assurer de sa droiture et de sa loyauté. Mais elle n’en dit rien.
— Pas sur une scène de crime, en tout cas, lâcha-t-elle. Et pas en public, tant que l’enquête est en cours.
Elle sentit qu’il l’observait attentivement.
— Pourquoi as-tu examiné la porte du sous-sol avec autant d’attention ? demanda-t-il.
Prise au dépourvu, elle cligna des yeux avant de répondre :
— Je voulais voir l’emplacement des impacts, expliqua-t-elle. Si tu n’avais pas plongé au sol, tu serais mort.
— J’ai eu le bon réflexe, et ce salaud nous a ratés. Mais il a bien failli nous tuer tous les deux.
Elle jeta un coup d’œil au visage de Marcus, puis son regard glissa plus bas. Non, il n’est pas mort… Loin de là. Elle serra fermement le volant pour résister à la tentation de glisser la main sur son pantalon.
— Mon Dieu, ce n’est pas du jeu, Marcus…
— C’est bien ce que je pense, murmura-t-il avant de changer de position en grimaçant. Alors, Scarlett, où ? Et quand ?
— Je… Je ne sais pas. Je n’avais pas prévu ça…
— Moi, si, dit-il. Allons chez toi.
Elle tourna brusquement la tête pour le regarder. Il ne plaisantait pas. Jamais elle n’avait vu un homme aussi sérieux. Un coup de klaxon rageur l’incita à se concentrer de nouveau sur la route, juste à temps pour éviter un accident.
— Tu veux dire tout de suite ?
— Oui.
— Enfin, Marcus, on ne peut pas faire ça maintenant… Il faut que je promène mon chien et que je retourne au boulot…
— Voyons, Scarlett, dit-il d’un ton pince-sans-rire, tout ce que je veux, c’est te regarder… Tu sais, comme ça… Ce que je peux très bien faire pendant que tu promènes ton chien. Qu’avais-tu en tête ? demanda-t-il avant de faire claquer sa langue. Espèce de coquine, va !
Elle ne put s’empêcher de rire, puis reprit son sérieux et soupira.
— L’essentiel, c’est que tu sois vivant, dit-elle.
— Dommage que tu ne m’aies vu que dans des situations tendues. Je ne passe pas ma vie à éviter les balles qui sifflent autour de moi, tu sais.
— Tu portes un gilet pare-balles, tu reçois tous les jours des menaces de mort…
— Et toi, tu es flic, rétorqua-t-il. Tu passes ton temps à te faire tirer dessus.
— En fait, c’est plutôt rare. Je crois que tu es mieux classé que moi dans la catégorie « cibles mouvantes »…
Elle tapota son gilet pare-balles. Sachant qu’un tueur traquait Marcus, elle ne tenait pas à être la victime collatérale de la prochaine fusillade.
— Pourquoi ne veux-tu pas m’emmener chez toi ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas dit ça !
Il se frotta la tempe et tendit sa main souillée de sang pour qu’elle puisse la voir sans quitter la route des yeux.
— Il faut soigner cette plaie, dit-il. Ce sont les éclats de béton…
Ceux qu’il lui avait évités, en lui servant de bouclier. Il saignait alors qu’elle n’avait pas la moindre égratignure.
— Allons chez toi pour que tu puisses nettoyer la plaie et me faire un pansement, proposa-t-il.
Elle se mordit la lèvre.
— J’aurais dû demander aux infirmiers de vérifier que tu n’étais pas blessé.
— Ils étaient trop occupés avec Tabby.
— Tu sais bien qu’on aurait pu appeler une autre équipe pour t’examiner… Marcus, je t’emmène à l’hôpital.
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Je n’aime pas les hôpitaux.
— Je comprends… Après ce qui s’est passé, l’année dernière… Moi non plus, je ne les aime pas trop.
Scarlett prit la première rue sur la droite.
— Où va-t-on ? s’enquit Marcus d’un ton suspicieux.
— Je vais jeter un coup d’œil à ta blessure. Si ça dépasse mes faibles compétences, je t’emmène chez un médecin… Et pas à l’hôpital, s’empressa-t-elle d’ajouter.
Elle entra sur un parking attenant à une église. À cette heure de la journée, il était presque désert. Scarlett se gara et fit le tour de la voiture pour aller ouvrir la portière de Marcus.
— Allez, debout, ordonna-t-elle en lui tendant la main. On n’y voit pas assez clair dans la voiture… On est en sûreté, ici. Personne ne peut nous tirer dessus sans se montrer à découvert.
Il suivit ses ordres et s’adossa au capot, les jambes écartées.
— Baisse la tête ! ordonna-t-elle.
— Tu es bien autoritaire, ronchonna-t-il tout en obéissant docilement.
— C’est maintenant que tu t’en rends compte !
Elle se pencha pour mieux inspecter la plaie qu’il avait au crâne. Subitement, il la saisit par les hanches et l’attira tout contre lui, l’enserrant entre ses cuisses.
— Tu voulais jeter un coup d’œil ? murmura-t-il d’une voix caressante qui la fit frissonner des pieds à la tête. Eh bien, vas-y…
Scarlett l’ignora et, d’une main mal assurée, écarta les cheveux poisseux de sang séché autour de la plaie.
— Ce n’est pas profond, annonça-t-elle. Je crois que je vais y arriver.
— Tant mieux.
Il enfouit son visage dans le cou de Scarlett en inspirant profondément.
— Tu sens si bon, murmura-t-il.
Son souffle était aussi chaud et doux que sa voix.
— Je pourrais rester dans tes bras toute la journée, ajouta-t-il. Et toute la nuit…
Toute tremblante, elle s’imagina collée à lui sur le lit de sa chambre.
— Marcus ! Arrête ! protesta-t-elle, mais sans la moindre conviction.
Car chaque atome de son corps la pressait de le serrer plus fort encore. Il leva la tête et lui dit avec le plus grand sérieux :
— Nous ne sommes pas sur une scène de crime, et personne n’est en train de nous tirer dessus. Je crois que nous avons assez attendu, Scarlett…
Sur ces mots, il lui glissa une main derrière la nuque, pressa ses lèvres contre les siennes et l’embrassa à pleine bouche. Scarlett ne put résister plus longtemps : elle l’enlaça et lui rendit son baiser. Les mains de Marcus parcouraient impatiemment son dos, et elle maudit le gilet pare-balles qui l’empêchait de sentir cette caresse sur sa peau nue. Les mains de Marcus glissèrent vers le bas et s’attardèrent sur ses fesses.
C’était si bon. Elle ne put s’empêcher de gémir de plaisir quand il colla ses hanches contre les siennes. Elle avait déjà senti son érection lorsqu’il s’était allongé sur elle, dans la maison. Et il lui avait fallu toute sa volonté — et la peur que le tueur arrive — pour lutter contre la tentation. Mais à présent, il n’y avait plus que Marcus qui lui caressait les fesses, et le renflement qu’elle sentait grossir à mesure qu’il se frottait contre elle.
Pour moi. Cette pensée acheva de la griser. Et accrut son désir. Elle se frotta contre lui, levant la jambe pour enserrer la cuisse de Marcus. Encore. Il lui en fallait encore.
Marcus émit un grognement rauque en se décollant juste assez pour la laisser respirer, tout en lui mordillant fébrilement les lèvres.
— J’ai envie de toi, murmura-t-il d’une voix âpre et râpeuse. Tu le sais, hein ?
— Oui…, chuchota-t-elle en souriant, emportée par une vague de bonheur. J’avais deviné.
Il lui rendit son sourire.
— Et donc ? fit-il.
Elle recula la tête pour mieux voir son visage et revint subitement à la réalité. Ils étaient garés sur le parking d’une église et se comportaient comme deux adolescents.
Le sourire de Marcus s’évanouit.
— Qu’y a-t-il ?
— Moi aussi, j’ai envie de toi, avoua-t-elle tout bas. Tellement fort que ça me fait peur.
Marcus se raidit. Ses mains étaient toujours plaquées sur les fesses de Scarlett, comme s’il refusait de lâcher sa proie. Ce qui n’était pas pour lui déplaire.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Parce que je me suis tellement emballée que j’en ai oublié d’être prudente. Tu es à découvert et j’ai cessé d’être attentive. Il aurait pu se passer n’importe quoi…
Il se détendit un peu.
— Alors, il faut que tu m’invites chez toi, dit-il. On sera en sécurité là-bas.
— Oui. Mais on ne pourra pas rester longtemps, ni se remettre à faire… ça, même si c’est très agréable. Il faut que je retrouve Annabelle et le bébé de Tala. Et les salauds qui t’ont tiré dessus.
— S’ils ne méritaient pas d’être punis, j’aurais presque pitié d’eux. Je n’aimerais pas être sur ta liste noire.
Non sans réticence, il se décolla d’elle.
— Alors, tu as trouvé ça agréable ? demanda-t-il, sous-entendant que le mot était bien faible.
Scarlett ne sut pas quoi répondre. Elle se força à se séparer de Marcus, remonta dans la voiture, s’assit sur le siège du conducteur et boucla sa ceinture, regardant droit devant elle.
— Oui, dit-elle d’un ton ferme lorsqu’elle entendit la ceinture de Marcus cliqueter. Agréable. Il ne faudrait pas que tu prennes la grosse tête.
— Trop tard, inspectrice, répliqua-t-il platement. Elle est déjà très grosse.
Scarlett tourna la tête vers lui et s’esclaffa lorsqu’elle découvrit son air innocent.
— Qu’est-ce que je vais faire de toi ? fit-elle.
— Ne t’en fais pas, j’ai plein d’idées à ce sujet, dit-il en souriant.
Elle démarra et se dirigea vers l’autoroute.
— Je n’en doute pas, monsieur O’Bannion. Pas un instant.
* * *
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 14 h 35
Ken descendit au sous-sol, une assiette de lasagnes bien chaudes dans une main et un verre de thé glacé dans l’autre. Il avait dû prendre un peu de temps pour se calmer après l’appel de Demetrius. Et pour remettre de l’ordre dans ses idées. Mais aussi pour se préparer de quoi manger.
Ce salaud, irresponsable et arrogant… Ken avait activé le logiciel de traçage sur son téléphone afin de localiser Demetrius tout en réchauffant son plat. Demetrius était bien en route pour la rédaction du Ledger. Ken avait réglé une alarme qui lui signalerait tout changement d’itinéraire. Il huma l’assiette appétissante, savourant d’avance son contenu. Il n’avait senti sa faim que lorsque son estomac s’était mis à gargouiller. Il avait dû se retenir d’étrangler Stephanie, et cela lui avait coûté beaucoup d’énergie.
L’odeur de la nourriture servait aussi à rappeler à ses captifs qu’ils étaient à sa merci, pour la nourriture, l’eau… Pour leur survie. Chip et Stephanie devaient avoir faim et soif, à l’heure qu’il était — si toutefois l’odeur du sang de Marlene Anders et le spectacle de la plaie béante ne leur avaient pas coupé l’appétit à jamais.
Le père et la fille levèrent la tête à son approche et lui jetèrent des regards haineux. Cette pause leur avait permis de reprendre un peu de forces. Il lui faudrait davantage de temps pour les briser. Ce connard de Demetrius… S’il avait appelé trente secondes plus tard, Ken aurait déjà extorqué l’information à Stephanie.
D’un geste nonchalant, il posa l’assiette sur le chariot, à côté de sa chaise, s’assit et se mit à manger et à boire, toisant Chip et Stephanie qui observaient ses moindres gestes. Il acheva son repas et lâcha un rot.
— Mmm… c’était vraiment bon. Ça fait du bien de manger un morceau, ça retape. C’est épuisant la torture, vous savez…
Il se leva, s’étira et dit :
— Tu es prête, Stephanie ? Ça va recommencer.
Il ôta le bâillon de sa bouche et demanda de but en blanc :
— Qui a emmené le bébé ?
— La tante de papa, Tabby, répondit-elle posément. C’est le diminutif de Tabitha. Elle a soixante-dix-neuf ans, les cheveux blancs, elle est à peu près aveugle. Elle marche avec un déambulateur… Elle n’a pas pu aller bien loin.
Eh bien ! On dirait que la petite Stephanie a décidé de se mettre à table. Il avait prévu qu’elle finirait par se montrer raisonnable. Mais ce qu’elle venait de lui apprendre était extrêmement contrariant.
Ken se souvint que Burton avait mentionné la présence probable d’un véhicule à l’arrière de la maison d’Anders. Tante Tabby était peut-être déjà loin, si on était venu la chercher en voiture.
— En plus, papa lui a foutu une telle raclée que vos hommes n’auront aucun mal à la retrouver, ajouta Stephanie.
Si ça pouvait être vrai, songea sombrement Ken. Mais de nouvelles pièces du puzzle étaient en place. Il aurait parié gros que c’était pour soigner Tabby que les flics avaient appelé les secours, et non pas parce que O’Bannion avait été blessé. Demetrius l’avait raté. Et maintenant, les flics ont mis la main sur la tante de Chip. Jamais il ne m’avait dit qu’elle vivait chez lui. Super. De quoi avait-elle été le témoin ? Que pouvait-elle révéler aux flics ?
Il envoya un texto à Sean, Decker et Burton afin de leur transmettre le nom et la description de la tante de Chip, avec pour instructions de la faire taire à tout jamais. Ils avaient déjà éliminé des témoins gênants dans des prisons. Dans un hôpital, ce ne serait pas du gâteau, mais c’était loin d’être impossible.
— Merci, Stephanie. Je viens d’envoyer mes collaborateurs à sa recherche.
Il croisa les jambes et reprit d’un ton intrigué :
— Si ton père a tabassé sa tante, comment a-t-elle eu la force d’emmener le bébé ?
— Elle l’a emmené avant de se faire massacrer. C’est pour ça que papa s’est fâché. Elle l’a donné à quelqu’un. Je ne sais pas à qui et, là, je vous jure que c’est vrai. Je croyais qu’elle ne connaissait personne en dehors de la maison. Papa ne la gardait que pour encaisser les chèques de sa pension de retraite.
Médusé, Ken se tourna vers Chip, toujours bâillonné, dont les yeux jetaient des éclairs en direction de sa fille.
— Non, je n’y crois pas ! fit Ken. Tu as tout ce fric, et tu dépouilles ta vieille tante ! Ça fait combien ? Cinq cents dollars par mois ? Tu es vraiment un phénomène, toi !
— Il a fait la même chose avec sa mère, précisa Stephanie. Jusqu’à ce qu’elle menace de le dénoncer. Et là, il lui a cloué le bec… définitivement.
— Comment a-t-il fait ?
— Un oreiller sur le visage, je pense. J’étais à la fac, à l’époque. C’est pour ça, vous savez, qu’il a acheté Mila. La mère de Tala… Elle est infirmière. Elle était chargée de soigner sa mère avant que la vieille se révolte.
Ken observa brièvement Stephanie. Ses yeux étincelaient de haine.
— Sa mère n’était pas ta grand-mère ? s’étonna-t-il.
— Non, je ne suis pas sa fille, en fait.
Chip émit un grondement furieux, étouffé par son bâillon. Mais ses yeux trahissaient sa surprise. Soit il n’en avait rien su, soit il avait cru qu’elle n’était pas au courant.
— Qui est ton vrai père ? demanda Ken.
Stephanie haussa les épaules autant que ses liens le lui permettaient.
— Son meilleur ami, répondit-elle. Quand il y avait un dîner ou une réception à la maison, maman se marrait bien pendant que papa bavardait avec l’homme qui se tapait sa femme. Leur liaison a duré longtemps. Maman a failli plaquer Chip quand il a fait faillite, mais il a réussi à éviter la soupe populaire…
Elle inclina la tête et ajouta :
— Sans doute grâce à vous.
Elle ne se trompait pas. Ken avait vendu à Chip ses premiers esclaves quand ses affaires menaçaient de s’effondrer, et cette main-d’œuvre gratuite lui avait permis de repartir de zéro.
La jeune femme parlait avec assurance, mais Ken remarqua qu’elle évitait soigneusement de regarder le corps ensanglanté de sa mère, toujours assise entre le père et la fille. Stephanie devenait trop sûre d’elle-même et Ken décida de la secouer un peu.
— Soit tu es la meilleure actrice du monde, soit tu es la pire garce que j’aie jamais rencontrée. Tu parles de l’adultère de ta mère devant son cadavre…
Stephanie ferma les yeux, un accès de douleur déforma brièvement les traits de son joli visage.
— Elle aurait voulu que je sorte vivante d’ici. Et elle aurait été d’accord pour que je vous dise tout ce que je sais, si c’est la seule manière d’y arriver.
— Tu ne sortiras pas libre d’ici, en tout cas. J’espère que tu en es consciente.
Les yeux toujours fermés, elle hocha la tête. Sa peau blêmit un peu plus.
— Oui, fit-elle. Ça, je l’ai pigé.
— Je te rappelais ça simplement pour qu’il n’y ait aucun malentendu, dit-il aimablement.
— Mais vous avez dit que vous pourriez me faciliter les choses…
— C’est vrai, je l’ai dit. Voici donc la règle du jeu : plus tu seras franche avec moi, plus je me montrerai charitable. Promis juré. Mais, dis-moi, pourquoi Tabby a-t-elle donné le bébé à quelqu’un ?
— Je ne sais pas. Elle a peut-être appris que Tala était morte, et elle a eu peur qu’il n’y ait personne pour le nourrir. Maman et moi, on n’allait quand même pas lui acheter du lait… Et Tabby n’était pas autorisée à avoir de l’argent. Donc elle a dû avoir peur que le bébé crève de faim, parce que Tala l’allaitait encore. Ou bien elle a pensé que maman allait en profiter pour se débarrasser du gosse… Qui sait ?
La maison des Anders était un sacré nid de vipères. Ken éprouvait presque de la pitié pour tante Tabby. Mais pas assez pour annuler l’ordre qu’il venait de donner à Sean et aux autres. La vieille dame devait mourir. Elle serait d’ailleurs sans doute soulagée d’en finir avec une telle vie.
— Est-ce Tabby qui a permis aux deux autres esclaves de s’évader ? demanda-t-il.
— C’est possible. En tout cas, ce n’est pas moi. Et maman n’aurait jamais libéré volontairement ses propres servantes.
Ken fronça les sourcils. Stephanie collaborait, mais il y avait quelque chose de bizarre. Quelque chose de louche. Elle avait lâché trop facilement le nom de la tante, alors que cette femme était leur unique planche de salut…
Drake ! Mais bien sûr ! Le petit copain… Le type qui a tué Tala. Ken s’en voulut, subitement. L’histoire de la tante et du bébé l’avait éloigné du sujet. Il en avait oublié ce maudit petit ami de Stephanie, dont le nom de famille était… Il fouilla sa mémoire. Ah oui, Connor. Drake Connor.
— Stephanie, dit-il d’un ton doucereux. Où est Drake ?
La jeune femme pâlit, ses traits se crispèrent.
En plein dans le mille, songea Ken. Mais une sombre pensée lui traversa l’esprit.
— Tu l’as appelé quand mes hommes ont débarqué chez vous ? Tu lui as dit qu’on allait t’enlever ?
— Non, dit Stephanie d’une voix chancelante.
Ken se leva et lui assena brusquement une gifle. Sa tête bascula en arrière tandis qu’elle poussait un cri strident.
— Ne me mens pas, cracha-t-il.
Secouée, Stephanie leva les yeux vers lui.
— Faisons un nouvel essai, dit Ken en se rasseyant. Lui as-tu dit, oui ou non, que des gens venaient te kidnapper ?
Elle baissa les yeux, mais son regard tomba sur le cadavre de sa mère et elle eut un haut-le-cœur. Heureusement qu’elle avait déjà vomi tripes et boyaux.
— Oui, murmura-t-elle.
— Où était-il quand tu lui as dit ça ?
— En route vers chez moi, pour venir me chercher.
— Et donc, tu penses qu’il aurait pu nous suivre jusqu’ici ?
Elle déglutit puis hocha timidement la tête.
À côté d’elle, Chip leva les yeux au ciel. Ken se mit à ricaner.
— Je crois que ton père a raison, pour une fois, Stephanie. Drake ne va pas venir te sauver. À l’heure qu’il est, il ne doit plus être loin de la frontière…
Il s’interrompit pour envoyer un texto à Sean, Burton et Decker, leur ordonnant de retrouver Drake Connor le plus vite possible. Il se tourna ensuite vers Stephanie et reprit :
— Étant donné qu’il a commis un meurtre cette nuit, je doute fortement qu’il aille demander de l’aide à la police. Et au cas encore plus improbable où il tenterait de te libérer tout seul, on l’attrapera dès son arrivée. Mais n’y compte pas, ma chérie. Tu as plus de chances d’être frappée par la foudre ou de gagner le gros lot à la loterie.
Ken décela enfin une lueur de défaite dans les yeux de Stephanie. Elle avait tenu pendant des heures, dans le fol espoir que Drake viendrait la libérer. C’était presque touchant. Mais surtout ridicule.
Il se leva, épousseta son pantalon et dit :
— Bon, eh bien, je crois que je n’ai plus grand-chose à vous demander, à toi et à ton cher petit papa, dit-il en regardant les instruments de torture sur le chariot.
Stephanie lâcha un petit cri de terreur lorsqu’elle comprit quelles étaient ses intentions.
— Attendez ! s’écria-t-elle. Vous m’avez promis de m’aider, si je parlais.
— Ça, c’était avant que tu me fasses perdre la moitié de la journée. Je travaille, moi, tu sais. Et tu m’as empêché de faire mon boulot. Il va sans doute falloir que je travaille jusqu’à ce soir, à cause de tes conneries. Mais ne t’inquiète pas, je ne vais pas te tuer. Cela dit, je vais le tuer, lui, annonça-t-il en désignant Chip. Il n’a aucune valeur marchande. C’est toi qui as déclenché toute cette affaire en sortant avec Tala sans y être autorisée. Mais considérant que c’est lui qui t’a impliquée, au départ, en achetant Tala et sa famille, je vais te faire une faveur. À toi de choisir sa mort. Pistolet ou couteau ?
Un rictus hargneux vint déformer les lèvres de Stephanie.
— Qu’est-ce qui fait le plus souffrir ? demanda-t-elle.
Ken éclata de rire.
— Oh ! toi, j’aimerais tellement te garder ! dit-il d’un ton admiratif. Mais tu essaierais de t’enfuir et il faudrait que je te tue, toi aussi.
Elle redressa le menton, mais sa peur était palpable.
— J’essaierai de m’enfuir quelle que soit la personne qui m’achète, déclara-t-elle d’un ton qui sonnait terriblement faux et qui fit sourire Ken.
— Ça, ce sera son problème, dit-il. Mais n’oublie pas que Tala a tenté de s’évader… Et regarde où ça l’a menée…
Il claqua des mains avant de demander :
— Alors, ma chérie, que choisis-tu ? Le couteau le fera plus souffrir… Mais, évidemment, c’est plus sale…
Stephanie esquissa un regard en direction de sa mère mais détourna vivement les yeux au dernier moment.
— Ça ne me dérange pas si c’est plus sale, du moment qu’il souffre beaucoup, dit-elle. Et j’ai une faveur à vous demander…
Une fois de plus, Ken fut impressionné par son cran, mais aussi par l’intensité de son désir de vengeance.
— Laquelle ?
— J’ai quelque chose à lui dire… Quelque chose que je veux lui dire les yeux dans les yeux. Mais je ne veux pas avoir à regarder ma mère. Vous pouvez le mettre face à moi ?
Il fit mine d’y réfléchir un instant avant de hocher la tête.
— D’accord, dit-il.
Il traîna la chaise de Chip jusqu’à un endroit où elle pouvait le regarder sans voir le corps de Marlene.
Elle fixa Chip d’un œil plus que glacial, avec un petit sourire cruel.
— Vous ne voulez pas lui enlever son bâillon ? proposa-t-elle. Vous allez voir, sa réaction sera intéressante…
Le couteau bien en main, Ken ôta le chiffon de la bouche de Chip et esquiva prestement le crachat qu’il avait anticipé.
— Vas-y, Stephanie, et dépêche-toi, dit-il. Je n’ai pas que ça à faire.
— Cette petite bâtarde n’est pas ta fille, déclara Stephanie à Chip avec une joie mauvaise. C’est celle de Drake.
Le visage de Chip prit une teinte de cendre.
— Tu mens ! s’écria-t-il.
Elle continua de lui sourire avec une haine glaciale.
— C’est la pure vérité, rétorqua-t-elle. Quand elle a accouché, j’ai fait faire un test ADN, pour en avoir le cœur net. C’est la fille de Drake. Aucun risque d’erreur.
Chip avait l’air de vouloir dire quelque chose, mais sans savoir quoi, exactement. Stephanie se tourna vers Ken et lui dit :
— Vous pouvez le tuer, maintenant. J’en ai fini avec lui.
— Attendez ! dit Chip d’une voix rauque. Ta mère… elle me l’aurait dit…
— Elle ne le savait pas. Je ne lui en ai pas parlé.
Ken recula d’un pas, décidant qu’un ou deux instants de plus ou de moins ne changeraient rien, alors que cela redevenait intéressant.
— Pourquoi ? demanda-t-il. Tu as dit que la vue de ce bébé lui faisait du mal…
Stephanie déglutit avant de répondre :
— Elle m’a engueulée quand je me suis fait arrêter avec de la coke. Elle m’a dit que si ça se reproduisait, elle me priverait d’argent de poche et de voiture… C’est pour ça que j’ai gardé ce secret… Comme monnaie d’échange, au cas où…
— Tu te serais servie de ce secret pour garder ta voiture ?
— Et mes cartes de crédit, marmonna-t-elle. Qu’est-ce que ça fait, maintenant ?
Ken lâcha un profond soupir.
— Eh bien… Tu m’as fendu le cœur avec toute cette histoire. Mais le temps presse… Si tu ne veux pas voir ce bon vieux Chip se faire saigner, ferme les yeux.
Mais Stephanie garda les yeux résolument ouverts tandis que Ken tranchait la gorge de Chip. Il s’y prit lentement, et le sang gargouilla horriblement dans la bouche de sa victime.
Il essuya la lame du couteau et ôta ses gants en latex.
— Qu’est-ce qui t’a poussée à faire un test ADN ? demanda-t-il ensuite à Stephanie, sincèrement intrigué.
— Le bébé avait une tache de naissance sur la fesse droite, comme Drake, dit-elle en savourant les derniers râles d’agonie de l’homme qui l’avait élevée. J’avais déjà appris qu’il n’était pas mon père biologique, quand on a déterminé mon groupe sanguin, au collège. J’ai d’abord cru que j’avais été adoptée et j’ai demandé des explications à ma mère. Elle m’a avoué que Chip n’était pas mon père et qu’elle l’avait trompé. Elle m’a demandé de ne pas en faire un drame…
Elle secoua la tête avant d’ajouter :
— Moi, je comptais bien le leur faire payer… Mais, là aussi, j’attendais l’occasion. Quand les parents s’engueulent, ils oublient de s’en prendre à leurs enfants. Pour révéler que Drake était le père du bébé, j’attendais le jour où ça chaufferait vraiment. Je savais que Chip voulait d’autres enfants…
— Tu savais que ça le blesserait, hein ?
Ken ne put s’empêcher de l’admirer. Peu de filles de l’âge de Stephanie pouvaient garder un secret de ce genre pour des raisons aussi machiavéliques. Alice en est capable… Mais bon, elle, c’est ma fille… Et de cela, Ken, lui, était certain. Il avait fait effectuer des tests de paternité sur Alice comme sur Sean.
Elle hocha la tête.
— Il était tellement heureux d’avoir ce môme, dit-elle. Il croyait que c’était sa fille… Tala ne restait en vie que parce qu’elle l’allaitait. Ma mère l’aurait étranglée sans le moindre scrupule. Elle ne supportait pas l’amour que Chip avait pour cette fille. Je pense qu’elle l’aurait tuée si Drake ne l’avait pas fait avant elle. Le bébé n’aurait pas été nourri au sein éternellement… C’est peut-être pour ça qu’elle a pris le risque de nous doubler…
Elle s’interrompit, le regarda droit dans les yeux et reprit :
— Vous n’avez pas un bureau à Singapour ou à Bangkok, une succursale à l’étranger quelque part, où vous avez besoin de main-d’œuvre qualifiée ? Bora Bora, peut-être ? Ou le Cameroun ? Je parle parfaitement français.
Il ne put réprimer un petit rire.
— Je regrette maintenant de ne pas en avoir, dit-il. Mais non, désolé. Et j’ai du nettoyage à faire… comme le regretté Chip ici présent a blessé plusieurs de mes collaborateurs, je manque de personnel. Et, pour ne rien te cacher, les flics ont sauvé tante Tabby et l’ont emmenée à l’hôpital. J’ai demandé à mes hommes de la faire taire.
Stephanie encaissa le coup avant de demander :
— Donc, personne ne serait venu à notre secours, hein ?
— Eh non. Désolé.
Il le regrettait vraiment, en quelque sorte. Il éprouvait même une certaine réticence à la laisser seule, attachée sur cette chaise. Mais il avait une autre question à lui poser.
— Pourquoi Drake a-t-il emporté le flingue de Chip dans la ruelle ? demanda-t-il. Je veux la vérité, là aussi.
Elle haussa les épaules.
— Tala avait rencontré un mec au parc, dit-elle. J’étais censée promener le chien mais je détestais cette corvée. Ce caniche débile… Donc je le faisais faire par Tala. Je l’envoyais au parc avec le chien vers 2, 3 heures du matin. Il y a quelques jours, je l’ai surprise en train de chanter, et ça m’a paru louche. Drake et moi, on a vérifié sur le logiciel de traçage, et on s’est aperçus qu’elle restait parfois cinq minutes au même endroit…
Le sourire de Stephanie se fit reptilien.
— Je lui ai filé une de ces corrections ! Elle a failli y passer.
— Comment savais-tu qu’elle avait rencontré cet homme ? demanda-t-il avant de revenir sur sa propre erreur. Ah oui… Grâce aux enregistrements audio…
— Oui. Drake était furax quand il a compris qu’elle tournait autour de ce mec, au parc. Il l’a piégée en lui annonçant qu’on allait en ville acheter de la coke. Il a laissé son blouson dans la pièce où elle était, avec son téléphone dans la poche. Il voulait qu’elle l’utilise, et c’est ce qu’elle a fait. Elle a retrouvé le mec dans la ruelle et… vous connaissez la suite.
— Merci, dit-il sincèrement.
Il rangea son chariot d’instruments de torture et d’armes dans un placard qu’il ferma à clé. Puis il se dirigea vers l’escalier. Il avait gravi la moitié des marches lorsqu’il l’entendit l’appeler :
— Vous ne m’avez pas dit votre nom.
— Tu n’as pas besoin de le connaître.
Il l’entendit lâcher un soupir contrarié.
— Quel prix allez-vous demander, pour moi ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas. Ce sera une vente aux enchères. Mais je te promets que l’acheteur auquel tu seras adjugée ne te maltraitera pas.
— Tu parles d’une consolation ! fit-elle d’un ton sarcastique. À combien fixeriez-vous l’option « achat immédiat » ?
— Comme sur eBay ? Notre méthode de vente est un peu plus compliquée que ça, ricana-t-il.
Mais comme Stephanie excitait sa curiosité au plus haut point, il lui donna un chiffre extrêmement exagéré :
— Deux millions.
Elle réfléchit un instant avant de dire :
— Bon, eh bien, je voudrais m’acheter moi-même.
Stupéfait, il redescendit au sous-sol et s’arrêta à deux mètres de sa captive, prenant garde de ne pas patauger dans la mare rouge et poisseuse où se mêlaient le sang de Chip et celui de Marlene.
— Et avec quel argent ? demanda-t-il.
— Je connais les mots de passe bancaires de Chip.
— Tu mens ! dit-il, tout en admirant cet ultime effort. Si tu les connaissais, tu n’aurais pas eu peur de perdre tes cartes de crédit…
Il remonta l’escalier, riant tout bas des injures obscènes qu’elle lui criait.
— Je t’aurais bien prise comme esclave, ajouta-t-il, mais je ne pourrais jamais dormir tranquille. Dès que je fermerais les yeux, tu me planterais un pic à glace dans le cœur.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle, furieuse.
— Que tu es beaucoup trop jeune pour moi, Stephanie, répondit-il en riant. Quelqu’un viendra te voir bientôt.
Il ferma la porte à clé et envoya un texto à Alice pour lui demander de venir immédiatement. Assistée de Burton, elle s’occuperait de nourrir Stephanie et de la rendre présentable. Puis il chargerait Burton de se débarrasser des corps.
Pendant un instant — très bref —, il avait été tenté de permettre à Stephanie de racheter sa liberté. Mais c’était une folle idée, et Ken Sweeney n’était pas fou. De temps en temps, il aimait se détendre en compagnie d’une jolie femme et oublier ses soucis… Mais pas avec celle-là… Celle-là, c’était une source de dangers, avec un D majuscule.
Il se força à s’éloigner de la porte de l’escalier du sous-sol, entra dans son bureau et s’assit. Mais, au lieu de se mettre au travail, il ouvrit son téléphone portable et activa son logiciel de traçage. Toujours aucun signe de Reuben et de son bras droit, Jason Jackson. Demetrius se trouvait devant la porte d’entrée du Ledger. Burton était en route pour la maison de Ken, afin d’inspecter la voiture de Reuben. Joel était chez lui, dans son propre bureau, sans doute en train de travailler sur les comptes. Sean et Alice étaient au siège de la société, dans le centre-ville.
Et Decker était arrivé à l’hôpital du comté, où il devait faire taire tante Tabby. Ken espérait qu’il ferait preuve d’efficacité dans cette mission délicate.
Tout le monde était à son poste — sauf Reuben et Jackson. Ken leur envoya un texto groupé pour les convoquer un peu plus tard à une réunion, précisant que leur présence était obligatoire.
Son entreprise partait à vau-l’eau. Il fallait redresser la barre. Si cela tournait mal, Ken les liquiderait tous — tous les membres de son prétendu groupe de confiance. Et il recommencerait sa vie sur une plage des Caraïbes.