Chapitre 11
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 9 h 35
Ken bouillonnait de colère en regardant Demetrius arpenter la pièce.
— Qu’est-ce que tu attends ? demanda Ken.
— J’essaie de réfléchir avant d’agir.
Ken se leva en titubant et se pencha vers Demetrius, les mains crispées sur le bois vernis de son bureau.
— Je viens de te dire ce qu’il fallait faire. Va liquider ce connard d’O’Bannion, comme je te l’avais demandé il y a neuf mois, bordel de merde !
Demetrius s’arrêta, le temps de fusiller Ken du regard.
— On n’avait pas besoin de le liquider il y a neuf mois, répliqua-t-il. Il était hors service.
Et ils n’avaient pas eu besoin de lever le petit doigt pour qu’il en soit ainsi. Un tueur en série s’en était chargé à leur place.
— Eh bien apparemment, il est de nouveau sur le pont, dit sèchement Ken. Il est même très actif, et il se mêle de nos affaires. Pourquoi l’apprenons-nous par la presse ? Je croyais qu’on était censés le surveiller.
— On l’a fait. Selon les rapports de Reuben, quand O’Bannion est sorti de l’hôpital, il a passé deux mois chez sa mère pour récupérer. Depuis, il travaille la plupart du temps dans les locaux de son journal.
Ken se redressa et croisa les bras.
— Il n’y était pas cette nuit, dit-il. Il était dehors, avec une de nos marchandises. Dieu seul sait ce que cette petite salope lui a raconté.
Demetrius brandit son portable.
— Je viens de lire ce putain d’article, dit-il. Tu devrais faire la même chose au lieu de parler pour ne rien dire.
Ken inspira profondément.
— Je ne parle pas pour ne rien dire, marmonna-t-il.
— Tant mieux. Essayons d’avoir une conversation rationnelle. Écoute, l’article dit qu’O’Bannion est arrivé quand elle était déjà blessée. Elle ne lui a rien dit.
Ken se cala dans son fauteuil et lut l’article d’un bout à l’autre, mais ne fut pas convaincu. O’Bannion était fourbe. Fourbe et dangereux.
— C’est ce qu’il dit, commenta Ken. Ce mec-là ment comme il respire.
— C’est normal, il est journaliste, cracha Demetrius. Bien sûr qu’il ment. On peut écouter les enregistrements de la transmission audio du bracelet, pour vérifier. La fille n’a peut-être rien dit à O’Bannion. Mais elle a contacté quelqu’un, et lui en a dit assez pour qu’O’Bannion se pointe.
— Pourquoi est-ce qu’il n’était pas surveillé, cette nuit ?
— Parce que Reuben manquait de personnel. Quand il a perdu deux de ses hommes de main dans un accident, il a proposé d’affecter le gars qui surveillait O’Bannion à la protection des cargaisons. On a tous accepté, toi le premier.
Ken grinça des dents. C’était exact.
— Ça devait être provisoire. Reuben était censé engager un nouveau, objecta-t-il.
— Reuben était censé faire plein de choses, répliqua Demetrius d’un ton égal. On sait maintenant qu’il était occupé ailleurs, à se taper les femmes et les filles de nos fournisseurs.
— On a déjà parlé de ça, et on a pris nos dispositions pour s’occuper de lui. Maintenant, là, c’est d’O’Bannion qu’on parle. On aurait dû le supprimer dès sa sortie de l’hôpital.
Demetrius se frotta nerveusement les mains.
— Arrête de répéter ça, dit-il. On ne pouvait pas, à ce moment-là. Pas sans prendre le risque que les flics fassent le lien entre lui et le couple McCord. Et on ne pouvait pas refaire le coup du suicide. Pas juste après avoir organisé ceux de McCord et de sa femme.
Ils s’étaient arrangés pour que McCord meure en prison, et cela n’avait pas été très difficile à organiser. L’homme allait parler au juge, et il les aurait tous dénoncés. Il avait été pendu dans sa cellule, les gardiens avaient constaté son suicide. L’assassinat de son épouse avait été nécessaire, lui aussi, tant elle représentait un danger pour l’entreprise. Ils ignoraient ce qu’elle connaissait des secrets de son mari, mais elle l’avait défendu avec véhémence et ils lui avaient cloué le bec par mesure préventive. Son décès avait été officiellement attribué à une surdose de tranquillisants. Ces deux suicides n’avaient soulevé aucun soupçon, puisqu’ils étaient prévisibles et dans l’ordre des choses, aux yeux des autorités.
On aurait dû appliquer la même méthode contre O’Bannion.
— Le coup du suicide aurait marché, après sa sortie de l’hôpital, insista Ken. O’Bannion était encore sous le choc après la mort de son frère. Tout le monde y aurait cru.
Demetrius soupira.
— Tu as raison, dit-il tout doucement. Et j’ai eu tort. Tout le monde s’est trompé, sauf toi. Voilà, tu es content ?
Ken ouvrit la bouche, prêt à riposter, mais il se ravisa, de crainte qu’il ne lui échappe quelque chose qu’il pourrait regretter par la suite.
— Non, je ne suis pas content, répondit-il en s’efforçant de rester calme. Nous avons fait des erreurs. Nous tous, Demetrius, moi y compris…
Il n’était pas sincère, mais il voulait convaincre Demetrius.
— Et ces erreurs, il faut les réparer, poursuivit-il. À commencer par O’Bannion.
Demetrius esquissa un sourire.
— Ne te fatigue pas, Kenny, dit-il d’une voix presque affectueuse. Tu ne penses jamais que tu as tort. Je ne vois pas pourquoi je te croirais maintenant. Mais oui, il faut réparer ces erreurs. Et il faut en finir avec O’Bannion. Sauf que je n’ai pas envie d’aller en taule, même pour tes beaux yeux. Alors, réfléchissons.
Il se rassit dans son fauteuil et examina l’écran de son smartphone, l’air buté.
— La personne qui a tué la fille a aussi tiré dans le dos d’O’Bannion, fit Ken après avoir relu l’article. Mais sa blessure n’a pas été jugée assez grave pour que quelqu’un l’emmène à l’hôpital. La source de Sean au CPD lui a assuré qu’il avait été soigné sur place et qu’il était reparti libre.
Il plissa les yeux et regarda Demetrius avant de demander :
— Qui a tué la fille ?
— Bonne question. Mais il faut d’abord se demander « avec quoi ». Si on arrive à déterminer quelle arme le tueur a utilisée, on peut se procurer le même modèle et s’en servir pour tuer O’Bannion. Il suffira ensuite de récupérer la balle et, faute d’analyse balistique, les flics se baseront sur la blessure et penseront que c’est le même tireur qui est revenu finir le boulot.
— Tu peux t’en occuper ?
— Tu me le demandes, tu ne me l’ordonnes pas ? ricana Demetrius. Je vois que tu fais des progrès. Mais oui, je peux m’en charger. Certains flics me doivent des services. D’ailleurs, j’ai simplement besoin de connaître le calibre de l’arme. Je guetterai le moment où O’Bannion sera seul. Mais ça veut dire qu’il faut que ce soit toi qui t’occupes de la femme de Reuben. Si tu n’as pas perdu la main…
— Je m’occuperai de Miriam ! dit Ken, piqué au vif. À toi de faire en sorte qu’O’Bannion ne nous cause plus de soucis.
— À vos ordres, mon capitaine, dit Demetrius en exécutant un salut militaire. Puisque tu as compris qu’il ne fallait pas me donner d’ordres…
Ken lui jeta un regard noir.
— Ne dis pas de conneries, Demetrius.
Il se frotta la nuque en soupirant.
— Burton aurait déjà dû rappeler, dit-il.
Il composa le numéro de Burton et demanda sèchement, lorsque celui-ci décrocha :
— On en est où ?
— On a la famille Anders au complet. Il a fallu les attacher et les bâillonner. Aucun d’entre eux n’a eu le temps d’appeler au secours. On est OK par rapport aux flics.
— Et l’alarme ? demanda-t-il.
Au ton lugubre sur lequel Burton lui avait répondu, Ken se doutait déjà de la réponse.
— On a retrouvé les bracelets coupés au sous-sol. Apparemment, c’est là qu’elles dormaient. Elles ont disparu.
* * *
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 9 h 50
Scarlett Bishop… Depuis combien de temps était-elle arrivée ? Qu’avait-elle entendu ? Rien de grave, décida Marcus. Au pire, elle avait pu l’entendre reprocher à Gayle d’avoir laissé Jill accéder à son ordinateur. Au mieux, elle n’avait surpris que les reproches que Gayle lui avait faits quant à son imprudence, qui avait failli, une fois de plus, lui coûter la vie… Il combattit son angoisse et la confina dans un petit recoin de son esprit, qui commençait à être diablement encombré d’émotions refoulées. Cette pensée ridicule suffit à faire naître un sourire sur ses lèvres.
— Stone ? appela-t-il. Fais entrer l’inspectrice, s’il te plaît.
Stone ouvrit la porte en grand. Il était taillé comme un videur de boîte de nuit, et sa mine renfrognée aurait suffi à intimider n’importe quel criminel. Mais Scarlett semblait tranquille, presque sereine. Et elle était si belle que Marcus faillit en oublier qu’elle venait d’espionner une conversation privée.
— Inspectrice, la salua-t-il froidement.
Elle avait troqué son débardeur affriolant et son jean moulant contre un sage chemisier et un pantalon ample. Une veste couvrait le holster d’épaule qu’il avait trouvé si sexy. La tresse brune qui lui balayait une épaule avait été remplacée par un chignon, expertement coiffé en spirale — Marcus se demanda combien il fallait d’épingles pour le maintenir en place. Il s’imagina en train de les enlever une à une. Elle était à tomber.
— Elle écoutait à la porte, gronda Stone.
— Il n’y avait personne à l’accueil et j’en avais assez d’attendre, se défendit Scarlett en haussant les épaules.
— Vous n’avez pas appelé ! s’indigna Gayle. Je serais venue tout de suite.
— C’est la spécialiste, grinça Stone. Elle aime bien débarquer à l’improviste.
Scarlett et Deacon avaient piégé Stone la première fois qu’il les avait rencontrés. Ils s’étaient introduits chez lui lorsqu’il avait dit « entrez », croyant que c’était le mari de Jeremy qui avait frappé à la porte. Ils ne s’étaient présentés comme policiers qu’une fois la porte franchie. Juridiquement, ils avaient violé les droits civiques de Stone, mais Stone détenait alors des preuves cruciales qu’il avait refusé de communiquer, ce qui était également interdit — d’autant qu’il s’agissait, en l’occurrence, d’élucider plusieurs meurtres. Du coup, ni Stone ni Deacon et Scarlett n’avaient eu recours à la justice. Et voilà que Scarlett débarquait à nouveau sans s’être annoncée. Une vraie récidiviste. Visiblement, cela ne la dérangeait pas d’enfreindre les règles quand cela l’arrangeait. Ce vilain défaut n’aurait pas dû aiguiser le désir de Marcus — et pourtant…
Ignorant ostensiblement Stone et Gayle, Scarlett fixait Marcus avec un calme imperturbable. Je devrais lui montrer que je suis en colère, se dit-il. Mais il se rendit compte qu’il était plus intrigué qu’irrité.
— Je vais raccompagner l’inspectrice, dit Gayle.
Marcus l’en empêcha d’un geste de la main.
— Ça ira, Gayle. Que puis-je faire pour vous, inspectrice ?
— Je suis venue voir si tout va bien pour vous. Puisque vous ne prenez pas la peine de me rappeler…
Il se retint de grimacer. Que pouvait-il dire pour sa défense ? J’ai ignoré vos messages parce que j’étais trop occupé à trafiquer la liste que je dois vous envoyer ? A priori, ce n’était pas une bonne idée.
— Désolé de vous avoir inquiétée, mais rassurez-vous : je vais très bien, comme vous pouvez le constater. J’ai tout simplement beaucoup de travail.
— Vous m’avez promis une liste des personnes qui vous ont adressé des menaces. Ça fait des heures que je l’attends.
Elle se tourna vers Gayle et lui dit :
— Je suppose que vous êtes l’assistante de M. O’Bannion. Il m’a dit que vous conserviez cette liste. Comme il est visiblement trop occupé pour s’en charger lui-même, pourriez-vous m’en imprimer une copie ?
Seul un léger raidissement des épaules indiqua que Gayle ignorait jusque-là que Scarlett connaissait l’existence hautement confidentielle de cette liste.
— J’ai bien peur de ne pas savoir de quoi vous parlez, inspectrice…
— Inspectrice Bishop, répondit Marcus à la place de Scarlett. Scarlett Bishop.
— De la brigade des homicides, compléta Scarlett.
— Inspectrice, je vous présente Gayle Ennis, mon assistante personnelle.
— C’est vous qui avez enquêté sur le meurtre de Mikhail, dit Gayle d’une voix subitement enrouée.
L’expression de Scarlett s’adoucit.
— Oui, madame, dit-elle respectueusement. Vous le connaissiez bien ?
Gayle hocha la tête.
— J’ai été sa nourrice, parvint-elle à articuler.
Ce fut au tour de Scarlett d’être prise au dépourvu.
— Mes condoléances, murmura-t-elle. J’enquête sur le meurtre d’une jeune fille, survenu ce matin. Elle aussi, elle a une famille, et cette famille a le droit de savoir pourquoi elle est morte. Cette liste pourrait nous être d’une grande utilité, et chaque minute qui passe est précieuse.
Perplexe, Gayle consulta Marcus du regard.
— Je m’en occupe, déclara-t-il.
Il effleura l’épaule de Gayle d’un geste rassurant et traversa son bureau jusqu’à la porte, où se tenait toujours Scarlett. Il dut résister à l’envie de se pencher vers elle pour humer son parfum. Elle sentait bon les fleurs sauvages, comme au temps où elle venait s’asseoir à son chevet, à l’hôpital.
— Vous avez vu les vidéos ? demanda-t-il doucement.
Elle le regarda droit dans les yeux.
— Oui, fit-elle. Plusieurs fois chacune.
— Et vous pensez encore que vous avez besoin de cette liste ?
— Vous demandez si je pense encore que vous étiez la cible des tirs de cette nuit ? La réponse est non. Mais il faut que j’en aie le cœur net. Je le dois à Tala… et à vous.
Cette réponse la fit remonter dans l’estime de Stone et de Gayle. Et dans la mienne, reconnut-il non sans réticence.
— D’accord, fit-il. Si vous estimez en avoir vraiment besoin, je vais vous la faire parvenir le plus tôt possible. Et maintenant, si vous n’avez rien d’autre à me demander, Stone va vous raccompagner…
Stone affichait un air un peu moins bourru depuis que Scarlett avait parlé avec tant de tact à Gayle.
— Inspectrice ? Par ici, je vous prie, dit-il poliment.
Scarlett ne bougea pas d’un pouce et continua à fixer Marcus.
— Je peux attendre ici que la liste soit imprimée, dit-elle d’une voix ferme. D’ailleurs, je voudrais vous parler de deux ou trois autres choses.
Marcus plissa les yeux.
— De quoi s’agit-il ?
— Du caniche, pour commencer. J’ai peut-être trouvé une piste pour identifier ce chien et son propriétaire. Comme les photos que j’ai tirées de la vidéo sont plutôt sombres et floues, j’aimerais que vous m’accompagniez pour tenter de le reconnaître dans un album photos dont dispose l’une de mes sources. Vous êtes le seul témoin à avoir vu ce chien. Là aussi, chaque seconde est précieuse… Donc si vous pouviez trouver le temps d’y aller ce matin, je vous en serais très reconnaissante.
Passer plus de temps avec elle ? Il y avait du pour et du contre. Marcus consulta pour la forme son agenda électronique sur son portable.
— Oui, je peux vous accorder une ou deux heures. Gayle, peux-tu…
— À condition qu’on ait l’exclusivité, l’interrompit Stone.
Scarlett se retourna et jeta un regard exaspéré à Stone.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire, à vous ? lui demanda-t-elle.
Stone haussa les épaules.
— Son temps vaut de l’argent. Les exclusivités, ça rapporte. Et puis, si vous prouvez qu’il y avait bien un caniche et que ses propriétaires sont des salauds, ça ne fera que renforcer la version de Marcus. Il a pris un sacré risque en vous appelant la nuit dernière. Beaucoup de gens pourraient penser qu’il se trouvait dans cette rue avec une mineure pour des raisons peu honorables, malgré l’article qu’on a publié ce matin. Toute possibilité de découvrir la vérité sera utile à mon frère.
Scarlett fronça les sourcils d’un air pensif.
— Bon, d’accord, dit-elle au bout d’un moment. Je vous accorde l’exclusivité, à condition que je puisse relire tous vos articles sur cette affaire avant leur publication. Jusqu’à ce qu’on ait arrêté le meurtrier de Tala, s’empressa-t-elle d’ajouter lorsque Stone voulut protester. Je ne tiens pas à ce que vous rendiez publics des éléments qui pourraient renseigner l’assassin et saboter l’enquête.
— Marché conclu, dit Stone, comme si Marcus ne s’était pas trouvé dans la pièce.
— Quels sont les autres sujets dont vous vouliez me parler ? demanda Marcus, qui désirait secrètement que Scarlett lui accorde plus d’attention qu’à Stone.
Scarlett se tourna vers Gayle et lui demanda :
— Qu’est-ce qui vous fait croire que Leslie McCord n’est plus un danger pour M. O’Bannion ?
Marcus lui jeta un regard contrarié.
— Ça n’a rien à voir avec votre enquête, protesta-t-il.
Elle se tourna vers lui et soutint son regard, sans manifester le moindre regret.
— Ce n’est pas à vous que j’ai posé cette question, c’est à Mme Ennis.
— Ne lui réponds pas, Gayle, intervint Stone, qui avait repris son air patibulaire. Elle vous espionnait, toi et Marcus. Dis-lui d’aller demander un mandat chez un juge avant de t’interroger comme ça.
— Elle n’en aura pas besoin, dit Gayle d’un ton las. Elle peut trouver la réponse à sa question en deux clics sur Internet. Leslie McCord est morte. Elle a avalé le contenu d’un flacon de tranquillisants. Elle ne pourra plus faire de mal à personne. C’est pourquoi je ne voyais pas l’intérêt d’en parler. C’est une affaire classée.
Elle se dirigea vers la porte en ajoutant :
— Si vous avez besoin de moi, je serai dans mon bureau.
— Satisfaite, inspectrice Bishop ? demanda Marcus d’un ton sarcastique.
— Je ne le serai que lorsque vous m’aurez remis cette liste, répliqua Scarlett en s’asseyant à la place de Gayle.
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 9 h 50
Ken s’efforçait de contrôler son rythme cardiaque. Les deux autres femmes qu’Anders retenait chez lui avaient réussi à s’échapper. Trois évasions d’esclaves en moins de douze heures. Trois !
Demetrius, calé dans son fauteuil, regardait Ken d’un œil perplexe.
La situation s’aggravait d’heure en heure. Si Miriam n’a pas tué Reuben, pensa Ken, il regrettera qu’elle l’ait épargné quand j’en aurai fini avec lui.
Il se força à parler calmement.
— Comment ça ? Les deux femmes ont disparu ? demanda-t-il à Burton.
Demetrius, lui, ne maîtrisait plus sa colère.
— Vos hommes étaient censés surveiller cette baraque quand l’alarme s’est déclenchée ! vociféra-t-il. C’est si dur que ça de choper deux bonnes femmes ?
Un moment de silence tendu, à l’autre bout de la ligne.
— J’ai ordonné à mes hommes d’intervenir dès que j’ai reçu l’appel de Sean, expliqua Burton. Ils ont dû défoncer la porte d’entrée et plusieurs portes intérieures. La maison d’Anders est équipée de fenêtres et de portes blindées. Il y a eu un échange de coups de feu. Anders était très bien armé.
— Des blessés ? demanda Ken.
— Un de mes hommes a pris une balle dans la jambe, mais la balle a traversé le mollet. Rien de grave… Il faudra le recoudre, c’est tout. Decker a dit qu’il pouvait s’en occuper. Il a été infirmier en Irak.
— Décidément, ce Decker a tous les talents, murmura Ken.
S’il y a eu des coups de feu, un voisin les a forcément entendus et a dû s’empresser d’appeler les flics.
— Et Anders ? demanda-t-il. Je veux que vous me l’ameniez indemne, ainsi que sa femme et sa fille. J’espère qu’ils ne sont pas trop amochés…
— Et que vous nous les avez gardés bien au chaud, compléta Demetrius d’une voix féroce.
— Chip Anders est blessé, mais c’est superficiel, dit Burton. Il hurle comme un cochon qu’on égorge. Sa femme a une marque sur le visage. Elle a mordu Decker et il lui a collé une baffe pour la calmer.
Demetrius ne put s’empêcher de sourire. Ken lui jeta un regard noir et demanda à Burton :
— Et la fille ? Vous l’avez frappée aussi ?
Mlle Anders constituerait sans doute le plus puissant moyen de pression sur son père.
— Pas au visage, mais ses fesses vont rester rouges quelques heures, dit Burton. C’est une vraie furie. Elle m’a lacéré le visage, la garce. Nous les avons maîtrisés, ligotés et bâillonnés. Ensuite on les a emmenés dans la camionnette, où ils sont menottés entre eux et aux portières.
— Et la police ?
— J’ai envoyé un homme faire le guet. On avait des silencieux, mais pas Anders. Avec Decker, on a cherché les deux femmes partout dans la maison, puis dans le bois de derrière. Rien. Apparemment, un véhicule les attendait à l’arrière de la maison. Mais il fait tellement sec depuis quelques jours qu’il n’y a aucune trace de pneus dans la rue.
— Un véhicule ? Qui a organisé leur évasion ?
— Aucun des trois Anders n’a voulu répondre à cette question.
— Alors amenez-les-moi, dit Ken calmement. À moi, ils me le diront.
— On sera là dans vingt minutes, après quelques détours pour s’assurer qu’on n’est pas suivis.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que vous pourriez l’être ? demanda Demetrius.
— Moi, je n’ai rien vu, mais Decker a cru repérer une voiture suspecte derrière nous… Il a fini par admettre que son imagination aurait pu lui jouer un tour. Mais on n’est jamais trop prudent… Vous voulez qu’on vous les amène où ? Chez vous ?
— Oui. Amenez-les directement au sous-sol. Vous avez pris leurs ordinateurs ?
— Bien sûr. Ainsi que leurs téléphones portables, leurs tablettes, leurs portefeuilles et leurs clés de voiture. Il y avait un coffre-fort mural mais Anders a refusé de nous donner la combinaison. Et on ne pouvait pas rester sur place assez longtemps pour tenter de l’ouvrir quand même.
— Je saurai le convaincre, dit Ken avant de raccrocher.
— Quel âge a la fille ? lui demanda Demetrius.
— Vingt ans. Elle est inscrite à la fac Brown Mackie.
Ken se tenait toujours très informé sur ses clients.
— Pourquoi est-ce que tu t’intéresses à ça ? demanda-t-il à Demetrius.
— Parce que j’ai un acheteur qui serait très intéressé par une étudiante blanche, bon chic bon genre, jeune et jolie.
Ken n’y avait pas pensé.
— Combien ? fit-il.
— Cinquante mille dollars, voire plus. Ça dépend… Si elle est très jolie, je pourrai organiser une autre enchère…
— On verra. Cette menace à elle seule suffira peut-être à les faire parler.
— À ton avis, qui a aidé les deux femmes à s’enfuir ? demanda Demetrius.
— Je parie que c’est la fille d’Anders. Sa femme est une vraie hyène.
Demetrius se leva.
— Bon, je vais m’occuper d’O’Bannion. Garde-moi un des Anders.