Épilogue

Cincinnati, Ohio
Mercredi 12 août, 20 h 30

Scarlett mit les assiettes dans le lave-vaisselle. Puis elle nettoya amoureusement le nouveau four qui était apparu, comme par magie, dans sa cuisine, deux jours après la mort de Sweeney et la délivrance de Gayle. C’était l’appareil Viking, équipé d’une cuisinière à six feux et de deux fours, dont elle avait parlé avec Marcus, la première fois qu’il était venu chez elle.

Au cours de la semaine qui s’était écoulée depuis, ils avaient beaucoup fait l’amour — tantôt sauvagement, tantôt tendrement. Et parfois, tout simplement pour chasser les fantômes que Marcus avait dans le regard. Comme ce soir, songea Scarlett.

— Je crois que c’est tout, dit la mère de Scarlett.

Elle venait de vérifier qu’il ne restait plus de couverts oubliés dans un coin après le buffet qui s’était achevé quelques minutes plus tôt.

— J’ai même demandé à ton frère de regarder sous les lits, ajouta Jackie, au cas où vos chiens auraient fait des réserves d’os.

— Merci, dit Scarlett en souriant. Mais Zat et BB sont restés dehors tout l’après-midi. S’ils ont réussi à grappiller quelques restes, ils ont dû les enterrer dans le jardin.

Les deux chiens avaient suivi Marcus comme son ombre tout au long de la journée. Scarlett embrassa sa mère sur la joue.

— Merci pour ton aide, lui dit-elle. Je n’avais jamais organisé de collation après des obsèques. Grâce à toi, tous les invités en garderont un souvenir très fort.

Ils avaient enterré Cal ce jour-là, et l’humeur générale était sombre… Jusqu’à ce que Jackie s’en mêle et demande à chacun de raconter son meilleur souvenir de Cal. Il y avait eu des larmes, bien sûr, mais aussi beaucoup d’éclats de rire.

— C’est un talent que j’ai perfectionné au fil des années, dit Jackie. Hélas…

Le père et les frères de Scarlett avaient en effet assisté à trop d’enterrements et de cérémonies funèbres. Cela faisait partie du métier de flic. Et de la vie des femmes de flics.

— Bon, Scarlett, je vais rentrer, dit Jackie en tapotant la joue de sa fille.

Puis elle jeta un coup d’œil à Marcus, qui était assis seul sur la terrasse, à l’arrière de la maison, et ajouta :

— Prends soin de lui.

Comme elle avait elle-même pris soin de Jonas toute sa vie.

— J’en ai bien l’intention, dit Scarlett.

Elle verrouilla la porte d’entrée après le départ de sa mère. Et se figea subitement au son de la musique qui venait de la terrasse. Marcus s’était mis à gratter sa guitare. C’était la première fois qu’elle l’entendait jouer en vrai, et pas sur un enregistrement.

Pendant les obsèques de Cal, il avait chanté la ballade de Vince Gill. Scarlett s’était attendue à ce qu’il chante et s’y était préparée émotionnellement. Elle avait été surprise par la douceur de la voix d’Audrey, qui avait chanté en duo avec lui, en parfaite harmonie, sans lâcher la main de Marcus. Le frère et la sœur avaient ainsi chanté a cappella, et tout le monde avait pleuré autour de la tombe de Cal.

Scarlett le rejoignit sur la terrasse et s’assit à côté de lui sur la balancelle. De là, ils avaient une vue magnifique sur la rivière Ohio. Il lui jeta un regard furtif du coin de l’œil et fit mine de poser sa guitare, mais elle l’en dissuada :

— Non, j’ai envie de t’écouter… Qu’est-ce que tu joues ?

Il posa le bras droit sur l’instrument et lui dit :

— C’est chouette, ce que ta mère a fait, cet après-midi…

Il n’avait pas répondu à la question, mais elle ne s’en formalisa pas.

— Oui, dit-elle. Maman est douée pour détendre l’atmosphère dans de telles circonstances.

— Cal détestait Go Rest High on That Mountain… Parce qu’il n’arrivait pas à s’empêcher de pleurer quand il l’écoutait.

Quand Marcus s’était mis à chanter, pendant l’enterrement, Diesel avait craqué. Scarlett avait tenté de le réconforter tandis qu’il pleurait à chaudes larmes.

Mais Marcus n’avait pas versé la moindre larme en chantant et, quand il était venu se rasseoir à côté de Scarlett, il était resté silencieux. Il avait courbé la tête, absorbé par son chagrin, et Scarlett lui avait massé doucement le dos.

Il ne s’était pas changé en revenant à la maison après les obsèques et portait encore son costume noir. Il n’avait pas enlevé sa cravate non plus, et s’était contenté d’en desserrer le nœud.

Brusquement, il frappa le bois verni de sa guitare.

— Je n’aurais pas dû chanter ça, regretta-t-il. J’aurais dû en choisir une que Cal aimait… Une chanson plus joyeuse.

— Je crois que cette chanson a fait du bien aux amis de Cal, murmura-t-elle. Cela fait partie du rituel, en quelque sorte. Les enterrements sont faits pour apaiser le chagrin des survivants.

Il haussa les épaules et resta muet. Scarlett sentit qu’elle n’avait pas fourni la bonne réponse. Elle se blottit contre lui.

— Quelle était la chanson préférée de Cal ? demanda-t-elle.

— What a Wonderful World, murmura-t-il tristement.

Et Scarlett reconnut la mélodie qu’il venait de jouer.

— J’ai envisagé de la chanter à l’enterrement, ajouta-t-il. Mais j’ai eu peur de manquer de respect aux familles de ceux que nous avons perdus. Et finalement, je me demande si ce n’est pas à Cal que j’ai manqué de respect…

— Je crois que Cal t’aimait, Marcus. Et il t’aimait tant qu’un tel détail ne l’aurait pas dérangé. Et tu as sans doute raison : les autres familles auraient été froissées. Mon grand-père disait souvent qu’il vaut mieux ne rien faire plutôt que de risquer de heurter les autres. Mais, maintenant, tu peux la chanter… Pour lui. Et pour moi.

— D’accord.

Il se remit à jouer, et Scarlett se rendit compte qu’elle retenait son souffle, tant elle était impatiente de l’entendre. La voix de Marcus était aussi limpide et veloutée que celle de Louis Armstrong était rauque et bourrue. Mais la version de cette ode à la joie de vivre que Marcus chanta ce soir-là était tout aussi belle.

Lorsqu’il s’arrêta, elle lui prit le visage à deux mains et l’embrassa avec une douceur infinie. Il lui rendit son baiser, posant en même temps la guitare contre le mur pour laisser Scarlett s’asseoir sur ses genoux. Quand leurs lèvres se séparèrent, ils étaient tous les deux haletants.

— J’en avais besoin, murmura-t-il.

— Moi aussi.

— Nous avons de la compagnie, dit-il avec un sourire en levant les yeux vers le jardin de la voisine.

Mme Pepper se tenait de l’autre côté de la clôture et les épiait d’un air extatique. Lorsqu’elle s’aperçut qu’ils la regardaient, elle les salua d’un petit geste de la main.

— Je vous ai fait des petits gâteaux, Marcus, cria-t-elle. Je vais les laisser sur mon perron. Vous pourrez passer les prendre quand vous voulez.

— Merci, madame Pepper, cria-t-il.

Elle s’éclipsa précipitamment tandis que Marcus disait en souriant à Scarlett :

— Elle va me faire grossir avec tous ses gâteaux…

— Ne t’en fais pas pour ça, rétorqua-t-elle. J’ai l’intention de te faire travailler dur pour rénover cette baraque. Avec moi, tu ne manqueras pas d’exercice physique…

Il ouvrit la bouche mais Scarlett la lui ferma en lui posant un doigt sur les lèvres.

— Et pas de blagues de collégiens sur le genre d’exercice physique que tu préférerais faire avec moi, ajouta-t-elle. Tu es pire que Stone et Diesel.

— Où crois-tu que Stone a appris à dire des bêtises ? C’est la faute de Diesel, qui est né avec l’esprit mal placé.

Elle gloussa, heureuse d’être assise sur les genoux de son homme. Ils se balancèrent ainsi, collés l’un à l’autre, en regardant le ciel se teinter d’or et de cuivre.

— Ça m’a fait plaisir de revoir Tabby Anders, cet après-midi, dit Scarlett. Elle est venue avec Annabelle Temple. Elle s’est installée chez elle, avec les Bautista, jusqu’à ce qu’ils puissent prendre un nouveau départ. Leur demande de visa de séjour temporaire est en bonne voie.

— Je sais. J’ai discuté un peu avec elles après la cérémonie. Phillip aurait aimé pouvoir venir, ainsi qu’Edgar.

— Le plus important, c’est qu’ils soient vite rétablis. Et j’ai revu Kate, aujourd’hui…

— Je l’ai aperçue, mais je n’ai pas trouvé l’occasion de lui parler. Et toi ?

— Elle m’a appris que Davenport est sorti du coma ce matin. Dès qu’il ne sera plus sous respiration artificielle, elle ira lui poser quelques questions. Les médecins ont pronostiqué une rémission lente mais complète.

— Voilà d’excellentes nouvelles, dit Marcus avec soulagement.

D’autant que Sean, le fils de Sweeney, n’avait pas survécu à ses blessures. Il était mort deux jours après avoir échoué à s’emparer de l’entreprise de son père. Scarlett espérait que ses souffrances avaient été insupportables. Mais elle ne voulait pas salir ce moment en prononçant son nom, alors qu’ils ne voulaient songer qu’à tout ce qui rendait ce monde aussi merveilleux que dans la chanson de Louis Armstrong.

— Tu as remarqué le couple qui est venu me parler après la cérémonie ? demanda Marcus au bout d’un long moment de silence serein.

— Non… Il y avait une telle foule…

— La femme était enceinte jusqu’aux yeux…

— Ah oui… Je me souviens. Qui est-ce ?

— Cette femme est l’une de celles que nous avons aidées à se séparer de leurs maris violents, il y a quatre ans. Elle a emmené ses gamins et a refait sa vie. Elle a repris ses études supérieures et a obtenu un diplôme. L’homme avec qui elle est venue à l’enterrement, c’est son nouveau mari. Le bébé doit naître dans quelques semaines. Elle m’a dit que c’était un garçon et m’a demandé la permission de l’appeler Cal.

Scarlett se décolla juste assez pour voir le visage de Marcus.

— C’est fantastique, dit-elle.

— C’est ce que je leur ai dit. Ensuite, j’ai demandé à son nouveau mari s’il ne préférerait pas que son fils porte le même prénom que lui. Il m’a répondu que c’était lui qui avait eu cette idée, et qu’il n’aurait ni femme ni enfant aujourd’hui, si nous n’avions pas délivré sa femme il y a quatre ans.

— C’est… C’est merveilleux, murmura-t-elle, les larmes aux yeux.

Marcus lui décocha un sourire où la fierté se mêlait à la joie.

— Ensuite, reprit-il, le mari m’a avoué qu’il préférait l’appeler Cal plutôt que Diesel… Il a été encore plus sûr de son choix quand je lui ai appris que le vrai prénom de Diesel était Elvis.

Scarlett éclata de rire.

— Je le comprends ! dit-elle.

— Donc, le monde peut être merveilleux, soupira-t-il. Pour eux, en tout cas…

— Tu ne peux pas être partout, Marcus. Il se passe parfois des choses horribles, et nous ne pouvons pas toujours les empêcher. Il y aura toujours des assassins qui échapperont à la justice… Et des femmes et des enfants martyrisés par des maris abusifs… Tu ne peux pas sauver chaque femme battue, ni chaque enfant maltraité… Pas plus que je ne peux arrêter tous les meurtriers…

— Nous ferons de notre mieux, murmura-t-il. Mais si j’arrête de faire ce que je faisais avant, comment est-ce que…

— Comment est-ce que tu vas continuer à aider les faibles par des moyens légaux, pour que ta petite amie n’ait pas à t’expédier derrière les barreaux ? dit-elle d’un ton pince-sans-rire.

— Exactement, dit-il en lui embrassant le bout du nez.

— Je n’ai pas de conseils à te donner, mais je ne doute pas que tu imagineras bien un moyen d’y arriver. Et souviens-toi que tu n’es pas seul. Tu ne seras plus jamais seul. C’est compris, Marcus O’Bannion ?

— C’est bien compris, inspectrice. Je crois que je vais construire un petit belvédère dans le jardin, demain… Avec des écrans pour empêcher les moustiques de me dévorer. Et pour éviter les regards indiscrets…

— Mme Pepper nous épie encore ?

— Du haut de sa fenêtre, répondit-il en souriant.

— Alors, on va lui en donner pour son argent, dit-elle en lui rendant son sourire.

Il l’embrassa avec fougue avant de dire :

— J’ai bien peur que son cœur ne tienne pas le choc si elle nous voit faire tout ce dont j’ai envie.

Elle éclata de rire tandis qu’il se levait en la prenant dans ses bras.

— Je te parie qu’elle rêve de toi la nuit, le taquina-t-elle.

— Tant mieux pour elle… Et toi ?

— Moi, je rêve de toi depuis la première fois que j’ai entendu ta voix. Chante-moi une chanson, et tu pourras faire de moi tout ce que tu voudras. Joue-moi de la guitare… Et là… on verra si ton cœur tient le choc.

Il la fit basculer sur le côté pour saisir sa guitare par le manche et dit :

— Je crois que je suis prêt à prendre le risque.