Chapitre 34
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 19 h 15
Ken fit trois fois le tour du pâté de maisons avant de trouver une place à l’arrière de l’immeuble du Ledger. Il repéra la porte de derrière et un quai de chargement, qui semblait ne pas avoir servi depuis de longues années. Il n’avait pas beaucoup de temps pour attirer O’Bannion à l’extérieur. Il fallait qu’il parte pour Toronto le lendemain matin à 10 heures, grand maximum.
Les plages, les palmiers et les vahinés l’attendaient. Et surtout, la liberté…
Stimulé par une montée d’adrénaline, il sortit son attirail du coffre. Il avait deux fusils d’assaut, trois armes de poing et suffisamment de munitions pour abattre au moins une centaine de personnes — même s’il était très improbable qu’il y ait autant de monde dans les locaux du Ledger. La moitié des quatre-vingt-cinq employés du journal travaillaient à l’imprimerie, dans les quartiers ouest de Cincinnati. Et la plupart de ceux qui travaillaient au siège devaient être rentrés chez eux à cette heure. Mais Ken, qui s’était bien renseigné au préalable, savait que quatre membres de l’équipe dirigeante seraient là. Il avait vu leurs voitures garées dans la rue. Gayle Ennis, la secrétaire administrative… Cal Booker, le rédacteur en chef… Stone O’Bannion, grand reporter et frère de Marcus… Et Elvis « Diesel » Kennedy, petit génie de l’informatique et emmerdeur patenté.
Parmi tous les employés du Ledger, Stone et Diesel étaient ses cibles prioritaires. Stone avait écrit l’article sur McCord, et quelqu’un avait piraté l’ordinateur de celui-ci pour y trouver des photos et des vidéos pédopornographiques. Il semblait logique que ce soit le petit génie de l’informatique. Ken était prêt à tuer Cal Booker, si nécessaire, mais il avait plus de soixante ans et approchait de la retraite, et son meurtre semblait inutilement cruel. Quant à Gayle Ennis, Ken l’enlèverait. Il avait remarqué comment Marcus O’Bannion la couvait à l’enterrement de Mikhail. Marcus ferait n’importe quoi pour la sauver, Ken n’en doutait pas.
Toutes les autres personnes se trouvant dans l’immeuble avaient intérêt à ne pas se trouver sur la trajectoire de ses balles.
Ken avait revêtu un gilet pare-balles qui le protégeait du coup aux testicules. Il mit les deux fusils en bandoulière, comme Rambo, et fourra les pistolets dans des holsters, à la taille et à la cheville. Puis il enfila un bleu de travail assez ample pour dissimuler son arsenal, le temps de pénétrer dans l’immeuble. Une fois à l’intérieur, il s’en débarrasserait et passerait à l’action.
Cela faisait plus de vingt-cinq ans qu’il n’avait pas été sur le terrain. À l’époque, Demetrius et lui tiraient leurs principaux revenus du trafic de drogue. C’était le bon temps. Joel tenait déjà les comptes, Ken et Demetrius fixaient les règles. Et les enfreignaient quand bon leur semblait.
Merde… À quel moment sommes-nous devenus vieux ? Sauf qu’il n’y avait plus de « nous ». Demetrius était mort. Pauvre con, tu m’as obligé à te tuer.
Il enfila une cagoule de ski, la retroussa sur le haut de son crâne et la recouvrit d’une casquette de base-ball, dont la longue visière cachait son visage.
Il sortit de sa voiture, en proie à une nervosité mêlée d’excitation, comme s’il se rendait à son premier rendez-vous galant. Il n’aurait jamais dû arrêter l’action directe pour confier ces missions à d’autres gens, dont il avait fini par dépendre. Le jour où il avait cessé de se salir les mains, il avait commencé à s’amollir. À s’avachir. À vieillir, quoi…
Il entra dans l’immeuble par la porte principale. Il prévoyait d’en sortir par celle de derrière.
Il abaissa sa cagoule pour se masquer le visage, ouvrit la fermeture à glissière de son bleu de travail et le retroussa jusqu’à la taille. Il tenait un fusil d’une main et un pistolet de l’autre. Ken sourit en apercevant une femme derrière le bureau d’accueil.
Il avait déjà trouvé Gayle Ennis. Parfait. Il n’avait plus qu’à s’emparer d’elle et à traverser le bâtiment.
— Désolée, dit machinalement la femme, nous ne recevons plus de livrai…
Elle leva les yeux, vit la cagoule, les armes, resta bouche bée un bref instant puis se mit à hurler. Immédiatement, Ken se plaça derrière elle et la ceintura, en appuyant le canon de son pistolet sous son menton.
Un vigile surgit d’un coin du hall d’entrée et se précipita vers Ken, qui ouvrit le feu. L’homme tomba à plat ventre, et Ken l’acheva aussitôt d’une balle dans la tête. Un deuxième vigile sortit d’un bureau en brandissant une arme et connut le même sort que le premier.
Gayle poussait de longs cris pour avertir ses collègues.
— Allez-y, criez, madame Ennis, chuchota Ken. Je veux qu’ils viennent. J’ai une surprise pour eux.
Elle ferma la bouche et serra les dents. Elle tremblait tellement que Ken crut qu’elle allait s’évanouir. Il la traîna jusqu’à la porte du bureau de la direction, où le nom MARCUS O’BANNION était gravé sur la plaque. La pièce était vide.
— Où est-il ? demanda Ken.
— Je n’en sais rien, dit Gayle.
— Ce n’est pas grave, il viendra vous chercher.
Il fouilla les poches de Gayle, trouva son téléphone portable et s’en empara. À cet instant, d’autres employés apparurent à la porte du bureau et Ken les faucha d’une rafale.
Gayle se remit à hurler.
— Très bien, l’encouragea-t-il. C’est exactement ce que je veux… Je tire, vous hurlez, vos amis viennent à votre secours et je les tue…
Il traversa le hall en la poussant devant lui et franchit la porte de la salle de rédaction, compartimentée en son centre par des cloisons. Un troisième vigile ouvrit le feu avant de se retrancher derrière l’une des cloisons. La balle frôla l’oreille de Ken en sifflant.
Elle n’est pas passée loin, celle-là, songea-t-il, furieux.
— Je vais tuer Gayle ! cria-t-il au vigile.
Il resserra son étreinte sur son otage, sans éprouver le moindre scrupule à se servir d’une femme comme bouclier humain.
— Montre-moi ta tête ! appela-t-il.
Il vit une ombre se profiler sur le mur de la salle de rédaction et tira au jugé. Il vit le bras du vigile émerger, puis son corps tout entier, et Ken le cribla de balles, le projetant à terre.
Sur une porte, à sa gauche, il aperçut un nom : STONE O’BANNION.
Ken poussa la porte mais la pièce était vide.
— Où sont-ils, Gayle ? demanda-t-il à voix basse.
Mais elle ne desserra pas les lèvres.
Poussant toujours son otage devant lui, il traversa la salle de rédaction. Derrière l’une des cloisons, il vit une femme d’âge moyen, recroquevillée sous un bureau, tentant désespérément de se faire toute petite. Ken tira une nouvelle rafale vers elle, et Gayle se mit à sangloter.
— Arrêtez, gémit-elle. Que voulez-vous ? Je vous donnerai tout ce que vous voulez.
— Ça, je n’en doute pas, ricana-t-il.
Ce qu’il voulait, c’était la peau de Marcus O’Bannion.
— Ce que je veux, c’est dire un mot à Stone et Diesel, reprit-il. Où sont-ils ?
— Je suis là, dit Stone.
Il venait d’apparaître dans la salle et avançait vers Ken, les bras levés.
— Laisse-la partir. Si c’est moi que tu veux, me voici.
— Jette tes armes par terre et pousse-les du pied vers moi. Ensuite, on pourra discuter.
Stone sortit un pistolet de la poche de son pantalon puis un autre d’un holster de cheville.
— Lâche-la, dit-il. Emmène-moi à sa place.
— Je n’ai aucune envie de t’emmener… C’est ta mort que je veux !
Joignant le geste à la parole, Ken tira une rafale, criblant de balles le large torse, puis les jambes de Stone, qui s’effondra.
— Stone ! hurla Gayle. Oh ! non !
— Où est Diesel ? demanda Ken.
— Je ne sais pas…, haleta Gayle. Pas ici, en tout cas. Ça fait plusieurs heures qu’il est parti…
— Je ne vous crois pas. Sa voiture est garée devant l’immeuble.
— Il la laisse toujours ici…
Gayle saisit le poignet de Ken et tenta de le baisser. Ken lui enfonça le canon de son arme un peu plus fort sous le menton.
Il s’apprêtait à foncer vers la porte de derrière lorsqu’il entendit quelqu’un armer un fusil. Il se tourna vers la droite et vit Cal Booker qui le tenait en joue avec un fusil de chasse.
— Lâche-la ! cria Booker.
Ken lâcha une bordée de jurons en même temps qu’une rafale vers la poitrine de Cal. Celui-ci chancela un instant avant de s’écrouler à son tour. Ken se remit à pousser devant lui Gayle, qui était devenue totalement hystérique. Il parvint ainsi à l’issue de secours.
— Attention à la marche, ma p’tite dame, dit-il en la traînant vers sa voiture.
Il ouvrit la portière du passager, la projeta à l’intérieur et lui ordonna de s’agenouiller sur le plancher et de poser la tête sur le siège. Puis il verrouilla les portières pour l’empêcher de s’échapper et lui menotta les mains derrière le dos. Il jeta une vieille couverture sur son corps tremblant et démarra.
Dès qu’il aurait installé sa nouvelle invitée dans la cage du sous-sol, il appellerait Marcus. Il avait hâte de l’avoir au bout de la ligne.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 19 h 20
Marcus aurait voulu sortir de la salle d’interrogatoire, mais Kate Coppola avait insisté pour qu’il reste. Sans doute parce que sa présence rendait Alice Newman nerveuse — comme le souhaitait Coppola. À en juger par la manière dont elle consultait sans cesse son téléphone, elle attendait visiblement une information importante. Ou, du moins, c’est ce qu’elle voulait faire croire à Alice.
Il espérait que cette information allait bientôt arriver, car il lui tardait de retrouver Scarlett, qui l’attendait de l’autre côté du miroir sans tain. Il ne pouvait pas la voir, mais il savait qu’elle était encore là.
D’ailleurs, il n’avait pas encore jeté le moindre regard en direction de la glace. Il ne pouvait tout simplement pas détourner son regard de la vipère à côté de laquelle il était assis. Elle fixait le vide, une main menottée à la chaise, l’autre recroquevillée et prête à griffer. Marcus ne doutait pas qu’elle saisirait la moindre chance de lui lacérer le visage, voire de lui crever les yeux.
Mais il ne lui en laisserait pas l’occasion. Sa peau et ses yeux appartenaient à Scarlett. Cette pensée le fit sourire, malgré la gravité du moment.
— Tu trouves ça drôle ? marmonna Alice en fixant le reflet de Marcus dans la glace.
— Non, Alice, je ne trouve pas ça drôle du tout. Je trouve ça même terrifiant qu’un individu comme toi puisse circuler librement dans la société. Et terrifiant que le mal puisse se cacher sous un joli minois comme le tien et te permettre de tromper les gens vulnérables. Mais je vais tout faire pour que le monde entier sache qui tu es vraiment. Et qui il est…
Il désigna la photo d’Alice avec l’homme d’âge mûr.
— Chaque lecteur, chaque auditeur, chaque téléspectateur saura quel monstre tu es.
Alice haussa les sourcils.
— Quel lyrisme ! persifla-t-elle. Faut-il que je chante ou que je pleure ?
— Ne chante surtout pas, railla-t-il. Ta voix de crécelle m’écorcherait les oreilles.
— Oh ! je suis vraiment navrée…
Et elle lui décocha un sourire angélique, qui transforma instantanément la cruauté haineuse de son expression en innocence juvénile. Elle était redevenue la jeune femme attentionnée qui était venue lui rendre visite à l’hôpital. Elle le narguait.
— Je ne voulais pas t’offenser, minauda-t-elle. Vous, les chanteurs, vous avez les oreilles si sensibles.
Marcus se figea. Il ne lui avait jamais parlé de musique quand elle venait le voir à l’hôpital ou à la salle de sport. Après la mort de Mikhail, il n’avait pas eu le cœur à chanter. Elle avait dû l’entendre grâce au bracelet électronique de Tala Bautista. C’était un nouveau maillon de la chaîne qui la liait à Demetrius. Marcus se promit de prouver ce lien de manière irréfutable — il le devait à Tala.
Le téléphone de Kate bourdonna derrière lui.
— Oui ! jubila-t-elle.
Elle venait de recevoir l’information tant attendue. Dieu merci. Marcus se balança en arrière sur sa chaise, sans quitter Alice des yeux.
— Vous allez la faire chanter ou pleurer, agent Coppola ? demanda-t-il d’un ton sarcastique.
Kate émit un petit gloussement triomphant.
— On va voir, monsieur O’Bannion, répondit-elle. Mais si elle chante, ce sera une marche funèbre…
Elle se leva, vint se placer à côté d’Alice et posa son téléphone sur la table, l’écran bien en vue.
— Votre client conservait des archives, lui dit-elle.
Elle fit défiler quatre photos. Sur la première, on voyait Chip Anders avec l’homme présent lors de la remise du diplôme d’Alice. Sur la deuxième, Chip était en compagnie de Demetrius.
— Vous vous souvenez de ce jour-là, Alice ? demanda Kate en affichant le troisième cliché. Chip Anders est venu vous rendre visite.
Le sourire angélique d’Alice s’était évanoui. Kate lui montra une quatrième photo.
— Et vous voilà avec Demetrius Russell et Kenneth Sweeney.
Alice ne réagit que par un infime battement de cils.
— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas me parler ? demanda Kate d’une voix égale. Une tentative de meurtre commandité, ça vous vaudra déjà, en soi, une très longue peine. Or, désormais, je peux prouver votre complicité dans une association de malfaiteurs, vouée au trafic d’êtres humains, et dans le meurtre de l’agent fédéral Spangler. Vous avez l’air intelligente, vous avez un diplôme de droit… Je vous conseille de bien réfléchir à votre situation.
— Je veux l’immunité, cracha Alice. Vous n’avez pas de preuves matérielles. Ce ne sont que des suppositions.
— Pour l’instant, répliqua tranquillement Kate, mais ça pourrait bien changer. Nous avons trouvé des données dans l’ordinateur de Woody McCord que nous n’avons pas encore exploitées.
Elle se tourna vers Marcus et lui dit :
— Monsieur O’Bannion, vous pouvez partir quand vous voulez. Merci pour votre aide.
Marcus se leva et recula jusqu’à la porte en continuant de regarder Alice.
— Un faisceau de suppositions suffit souvent à convaincre un jury, dit-il. Elle sait que je chante, à mes moments perdus. Or elle n’a pu l’apprendre qu’en ayant accès aux données du bracelet électronique de Tala. Quand vous perquisitionnerez son bureau et son domicile, cherchez ces enregistrements.
Kate esquissa un sourire.
— Encore merci, monsieur O’Bannion. Votre aide a été précieuse.
Marcus sortit de la salle d’interrogatoire et s’arrêta un instant dans le couloir. Il ne voulait pas que Scarlett le voie dans cet état de nervosité. Puisqu’ils ignoraient combien de tueurs ce réseau de trafiquants avait à sa solde, il valait mieux qu’elle ne se laisse pas distraire. Les complices d’Alice n’allaient pas tarder à comprendre l’importance qu’avait Scarlett aux yeux de Marcus, ce qui ferait d’elle une cible de choix.
Au bout d’un moment, il entra dans la salle d’observation et se raidit. Scarlett le regardait, un bras autour de la taille d’un homme plus âgé vêtu d’un uniforme impeccablement repassé. Son père, sans doute, se dit-il. Malgré la pénombre, il vit qu’ils avaient les mêmes yeux — et que ceux du père de Scarlett le fixaient attentivement. Marcus se demandait depuis combien de temps il le regardait ainsi.
Scarlett vint à la rencontre de Marcus, s’arrêtant à bonne distance de lui. Mais il lut dans son regard qu’elle mourait d’envie de le toucher, et cela suffit à le rassurer.
— Ça va ? demanda-t-elle.
Marcus se força à hocher la tête, sous l’œil perçant du père de Scarlett.
— Oui, fit-il.
Il ne put ignorer les yeux gonflés de Scarlett. Sans se soucier des regards indiscrets, il lui prit le menton entre le pouce et l’index.
— Tu as pleuré, constata-t-il. Ça va ?
— Oui, dit-elle en se penchant vers lui.
Elle sourit, et il sut qu’elle était sincère.
— Ça va encore mieux, ajouta-t-elle, depuis que tu n’es plus assis à côté de ce monstre. Viens…
Elle se retourna et posa une main sur les reins de Marcus. Ce n’était qu’un petit geste affectueux, mais, là, dans les entrailles du siège du CPD, c’était osé.
— Marcus, je te présente mon père, le lieutenant Bishop, dit-elle. Papa, voici Marcus.
Marcus tendit une main cordiale à Jonas.
— Lieutenant, c’est un honneur de vous rencontrer. Scarlett m’a dit tellement de bien de vous.
L’homme n’hésita pas : il serra la main de Marcus fermement, mais sans chercher à l’intimider.
— Pareillement, dit Jonas de sa voix bourrue.
Marcus savait que le moment était crucial. Cette première impression pouvait façonner l’opinion du père de Scarlett pour les années à venir. Il préférait donc que cette impression ne soit pas celle d’un homme ne sachant pas s’affirmer.
— Pareillement ? fit-il. Est-ce un honneur pour vous de me rencontrer ? Ou bien Scarlett vous a-t-elle dit beaucoup de bien de moi ?
Jonas esquissa un sourire.
— Les deux, répondit-il.
— Bon, d’accord, dit Marcus en lâchant la main du père de Scarlett. Comment dois-je vous appeler ? Lieutenant ? M. Bishop ? Jonas ? Et ne me répondez pas : « Les trois. »
Jonas jeta un regard amusé à sa fille.
— Vous pouvez m’appeler Jonas, dit-il. Je crois qu’il fera l’affaire, Scarlett. Il faut que je rentre à la maison. Ta mère a préparé un carré de porc à la cocotte. Si vous voulez vous joindre à nous, vous êtes les bienvenus… Tous les deux.
Scarlett secoua la tête.
— J’ai des fichiers à analyser, dit-elle. Mais quand j’aurai fini, on viendra peut-être boire le café, s’il n’est pas trop tard. J’aurai sans doute besoin de décompresser après avoir analysé les fichiers de l’ordinateur de McCord.
— Il n’est jamais trop tard, Scarlett, dit Jonas. Tu peux débarquer à toute heure du jour et de la nuit. Appelle-moi.
— Je n’y manquerai pas.
Sans l’ombre d’une hésitation, elle enlaça son père en murmurant :
— Merci.
Jonas la serra bien fort, comme s’il craignait qu’elle ne s’échappe.
— Pas la peine de me remercier, Scarlett Anne, chuchota-t-il. Tu pourras toujours compter sur moi.
Marcus ne savait pas ce qu’ils s’étaient dit, et pourtant il sentit sa gorge se contracter. Il fit un pas en arrière et se réjouit d’entendre bourdonner son téléphone portable, ce qui lui donnait un prétexte pour laisser au père et à la fille un instant d’intimité.
Il fut soulagé de découvrir que c’était Diesel qui l’appelait. Il n’avait pas donné de ses nouvelles depuis qu’il était sorti précipitamment du Meadow quelques heures plus tôt.
— Salut Diesel, ça va ? demanda Marcus.
— Marcus…
La voix de Diesel était tremblante et hachée.
Il pleure… Oh ! mon Dieu…
Marcus sentit ses genoux vaciller et le sang se glacer dans ses veines. Il se laissa tomber sur une chaise.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il à Diesel.
Scarlett se tourna brusquement vers lui, alarmée par la panique qui imprégnait sa voix. Elle s’arracha aux bras de son père et s’agenouilla à côté de Marcus.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas…
Il n’entendait que les sanglots rauques de Diesel.
— Diesel, qu’est-ce qu’il y a ? Parle-moi. Où es-tu ?
— Au Ledger. Ils sont morts, Marcus. Ils sont tous morts…
— Attends, je mets le haut-parleur, dit-il. Scarlett est avec moi. Qu’est-ce que tu dis ? Qui est mort ?
— Cal… Bridget… Et Stone…
Marcus se sentit suffoquer. Dans le lointain, il entendit la voix de Scarlett demander à son père d’envoyer des secours. Puis il sombra dans un trou noir.
Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 août, 19 h 30
— Marcus !
Scarlett lui serrait la main de toutes ses forces.
— Respire, dit-elle.
Les yeux de Marcus étaient vitreux. Il était pétrifié, incapable de faire le moindre geste. Elle lui martela la poitrine de coups de poing.
— Respire, nom de Dieu ! hurla-t-elle.
Il aspira un mince filet d’air, puis un autre. Toujours privé de l’usage de la parole, il lui pressa le poignet si fort qu’elle tressaillit, mais elle ne lui lâcha pas la main.
Son père s’était agenouillé de l’autre côté de la chaise de Marcus.
— J’ai prévenu Isenberg, dit-il. Des voitures de police et des ambulances sont en route.
Elle le remercia d’un signe du menton.
— Diesel, dit-elle calmement dans le téléphone de Marcus, c’est Scarlett. Vous avez entendu ? Les secours arrivent. Ne raccrochez pas. Tout d’abord, êtes-vous blessé ?
— Non, je suis venu pour aider Cal à boucler l’édition de demain…
Il étouffa un sanglot et se racla la gorge.
— C’est Jerry que j’ai trouvé en premier… Dans l’entrée… Mort… Abattu d’une balle dans le dos… Et Bridget… Elle était sous son bureau… Et Cal, j’ai glissé dans son sang…
Scarlett s’efforça de lui parler calmement, pour qu’il reste concentré et qu’il maîtrise ses émotions.
— Vous avez pris leur pouls ?
— Non… Pas encore…
Il inspira profondément et cessa de sangloter.
— C’est ce que je suis en train de faire, reprit-il au bout d’un moment.
Il semblait s’être un peu calmé.
— Je prends celui de Cal, dit-il. Non… Rien… Stone, maintenant… Oh ! mon Dieu… Oui ! Je sens des pulsations.
Scarlett ôta sa main de celle de Marcus pour lui saisir le menton.
— Tu as entendu ? demanda-t-elle en le forçant à la regarder dans les yeux. Stone est vivant !
Marcus fit visiblement un effort surhumain pour parler et demanda :
— Qu’est-ce qui s’est passé, Diesel ?
— Je n’en sais rien ! gémit-il, complètement perdu. Un mec s’est pointé et s’est mis à tirer sur tout le monde.
Marcus se leva, écartant la main de Scarlett lorsqu’elle tenta de le forcer à se rasseoir.
— Et les vigiles ?
— Ils sont morts.
— Tous les trois ?
— Ouais…
Un bruit de tissu qu’on déchire se fit entendre à l’autre bout de la ligne.
— Il faut que j’arrête l’hémorragie, dit Diesel. Stone ? Hé, Stone ! Réveille-toi, mon pote. Je vois ses yeux bouger sous ses paupières. Il essaie de me parler…
Marcus attendit, raide comme un piquet. Scarlett l’attira vers elle pour que sa tête repose sur son épaule.
— Respire, mon chéri, murmura-t-elle. Stone est solide comme un roc.
— Merde ! s’exclama Diesel d’une voix paniquée. Stone vient de me dire que le tueur a emmené Gayle ! Il a tiré sur tout le monde, sauf sur elle, et il est parti avec elle…
Marcus se rassit lourdement sur sa chaise, exsangue.
— Quoi ! Où l’a-t-il emmenée ?
— Je ne sais pas. Personne n’est…
Diesel s’interrompit et reprit :
— Attends… il y a quelqu’un…
Ils entendirent des bruits de pas, une porte qui s’ouvrait.
— Ah, c’est vous ! soupira Diesel, soulagé. Venez, j’ai besoin d’aide !
Pendant de longues secondes, on n’entendit plus que des cris d’horreur et des lamentations.
— Oh ! s’écria Diesel. J’ai dit que j’avais besoin d’aide. Liam, arrête de pleurer et va chercher une couverture et un oreiller pour Stone… Ne regarde pas par là ! Regarde-moi. Va chercher le coussin du fauteuil de Stone. Vas-y !
— Ça y est, murmura Marcus, Diesel est en mode opérationnel.
Il se leva de nouveau. Scarlett le saisit par la chemise.
— Où vas-tu ? demanda-t-elle.
— Au Ledger, pardi !
— N’y pense pas, Marcus ! répliqua-t-elle. Quelqu’un a enlevé Gayle. C’est peut-être ce Sweeney… Et c’est toi qu’il veut ! Rassieds-toi et réfléchissons. Isenberg a envoyé des collègues sur place.
— Novak et Tanaka, précisa Jonas.
— Tu as entendu ? Deacon est en route. S’il y a le moindre indice, il le remarquera. S’il y a un cheveu par terre, Tanaka le trouvera… Alors, reste avec moi pour l’instant.
— Elle a raison, intervint Diesel. L’ambulance est arrivée. Merde, je…
Il commençait à hyperventiler.
— Calme-toi, lui dit Marcus. Va dans mon bureau et attends les flics. Qui sont les rescapés ?
— Non, je ne vais pas me planquer ! Ça ira… Jill est indemne… Ainsi que Liam, le gars qui bosse avec Lisette…
— Je sais qui est Liam, grogna Marcus.
— Ouais, mais pas ta fliquette. Il y a aussi Donna, de la compta, et Frank, le gars de l’entrepôt. Ils sont descendus aux archives quand ils ont entendu les coups de feu. Ils sont sains et saufs. Stone respire. Les urgentistes sont en train de le soigner. Voilà, c’est tout…
— J’arrive, dit Marcus d’un ton résolu.
— Non. Fonce à l’hôpital. Stone va avoir besoin de toi. Ainsi qu’Audrey et ta mère.
— C’est Marcus ? fit une voix féminine à l’autre bout de la ligne. Marcus, c’est Jill…
Scarlett fut étonnée par le changement de ton de la nièce de Gayle. Sa voix, humble et respectueuse, était très loin de celle, pleine d’aigreur, de la jeune femme en colère qui s’en était prise à Marcus dans la salle d’attente, la veille.
— Stone est conscient, dit Jill. Il portait un gilet pare-balles, qui le protégeait jusqu’aux genoux. Liam et moi, nous avons découpé ses vêtements pour essayer d’arrêter l’hémorragie. Il a été criblé de balles, et le gilet ne les a pas toutes arrêtées. Mais il ne saigne pas abondamment. Je vous dis ça pour que vous ne vous inquiétiez pas trop.
Scarlett coupa le son et dit tout bas à Marcus :
— Elle est trop calme. Elle ne sait pas que Gayle a été enlevée.
Marcus redressa les épaules lorsque Scarlett réactiva le son.
— Jill, où étiez-vous ?
— Au sous-sol avec Cal, dans la salle des archives… Marcus, Cal est…
Sa voix se perdit dans un murmure.
— Je sais, dit Marcus en grimaçant. Que s’est-il passé, Jill ?
— Nous avons entendu des coups de feu dans le hall d’entrée, et avant qu’on puisse réagir, Stone nous a poussés dans l’escalier, Donna, Liam, Frank et moi. Cal y était déjà. Stone nous a dit de ne pas bouger et il est remonté en fermant la porte derrière lui. Mais Cal n’a rien voulu entendre…
Sa voix se brisa de nouveau.
— Heureusement que tante Gayle était déjà partie, ajouta-t-elle au bout d’un moment.
Il y eut un lourd silence et le visage de Diesel dut trahir la vérité, car Jill se mit à geindre :
— Non, non… C’est impossible ! Elle était rentrée chez elle !
— Jill ! hurla Diesel. Attends !
Le cri strident que poussa Jill couvrit tous les bruits de fond à l’autre bout de la ligne.
— Le sac à main de Gayle est sur son bureau, dit Diesel d’une voix sombre. Il faut que j’y aille. Un agent de police vient d’empêcher Jill de le prendre. Ne viens pas ici. Va à l’hosto. Scarlett… ? Empêchez-le de venir ici.
— Vous pouvez compter sur moi, dit Scarlett.
Elle coupa la communication et, sans lâcher la chemise de Marcus, composa le numéro de Jeremy de sa main libre.
— Jeremy, c’est Scarlett Bishop. Marcus est indemne, s’empressa-t-elle de dire. Mais Stone est blessé…
Elle le mit rapidement au courant de la situation, sans cesser de regarder Marcus droit dans les yeux.
— Où êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Chez moi. Avec Keith.
C’est-à-dire à plus de trois quarts d’heure de route.
— Je vous écoute, inspectrice, dit Keith. J’ai mis le haut-parleur et j’ai tout entendu. Dans quel hôpital Stone a-t-il été admis ?
— Je ne le sais pas encore. Sans doute à celui du comté. C’est là qu’il y a le meilleur service de traumatologie.
— Nous nous mettons en route immédiatement. Appelez-nous quand vous saurez précisément où il est.
— Attendez, intervint Jeremy. Della est-elle au courant ?
— Pas encore. Je vais appeler Audrey. Si elle n’est pas chez elle, je demanderai à parler à Mme Yarborough.
— Merci, inspectrice. Marcus ?
— Je t’écoute, papa, dit Marcus d’une voix blanche.
— J’avais seulement besoin d’entendre le son de ta voix. On arrive.
Scarlett raccrocha.
— Tu veux appeler Audrey ? demanda-t-elle.
Il hocha la tête et passa l’appel, au cours duquel sa voix se brisa à plusieurs reprises.
— Elle va se mettre en route pour l’hôpital, avec ma mère, dit-il en raccrochant.
— Ta famille a besoin de toi, dit Scarlett.
Il secoua la tête. La souffrance qu’elle lut dans son regard était infinie.
— Ma famille, c’est aussi Gayle… Quand je pense qu’elle est aux mains de ce salaud… Salopard… Je vais le tuer, je le jure !
Scarlett posa son front contre celui de Marcus.
— N’y pense même pas. Tu ne peux rien faire. Il faut se concentrer sur l’endroit où il a pu l’emmener. Nous savons déjà pourquoi il l’a enlevée… Il veut t’attirer dans un piège. Mais je ne le laisserai pas faire. Parce que je t’aime, Marcus. Tu as compris ?
— J’ai compris. Allons-y. Mais reste avec moi, s’il te plaît.
— Essaie un peu de te débarrasser de moi ! répliqua-t-elle en lui passant un bras autour de la taille.
Elle leva la tête vers son père et lui dit :
— Merci, papa.
— Je n’ai rien fait, dit-il. C’est toi qui as contrôlé la situation.
Ils s’apprêtaient tous les trois à sortir de la salle d’observation lorsque Marcus se figea sur place. Dans la salle d’interrogatoire, Alice Newman arborait un petit sourire narquois.
Marcus se détacha brusquement de Scarlett en poussant une sorte de rugissement.
— Et merde, marmonna Scarlett qui se lança à sa poursuite et tenta de le ceinturer.
Mais il était fou de douleur et de colère. Il saisit Alice par le cou et la plaqua contre le mur, entraînant la chaise à laquelle elle était menottée.
— Marcus ! s’écria Scarlett. Arrête ! Si tu la tues, elle ne pourra rien nous dire.
Ce fut son père qui l’empêcha de commettre l’irréparable. Il le saisit par les épaules et le fit pivoter. Marcus heurta le mur. L’agent de police qui était de garde dans la salle lui fit une clé de bras pour le maîtriser, mais Marcus sembla ne pas s’en apercevoir.
— Arrêtez ! tonna Jonas, qui vint se placer entre Marcus et Alice. Je vous interdis d’agir ainsi !
Il se tourna vers l’agent et lui ordonna :
— Faites-le sortir d’ici. Passez-lui les menottes, si nécessaire… Et attendez qu’il se soit calmé pour les lui enlever.
Scarlett prit le visage de Marcus à deux mains et lui dit :
— Elle ne vaut pas que tu perdes ta liberté, Marcus. Et moi, j’ai besoin de toi…
— Je veux la tuer, dit-il en tremblant de tout son être.
— Je te comprends. Mais si tu le fais, nous serons séparés pendant très longtemps… Je t’en supplie… Fais-moi confiance pour que je fasse mon boulot…
Il la dévisagea pendant un long moment. Sa respiration devint plus régulière.
— D’accord, fit-il enfin. Je t’attends dehors…
Scarlett se tourna vers Alice, qui affichait un large sourire. Scarlett garda son calme et sourit, elle aussi — et son rictus méprisant n’avait certes rien d’amical. Elle soutint le regard d’Alice jusqu’à ce que son sourire railleur s’estompe.
— Nous n’avons pas été présentées, Alice. Je suis l’inspectrice Bishop.
Elle tira la chaise d’Alice vers la table et menotta prestement sa main libre à la chaise, en tirant sèchement sur la chaîne — juste assez pour lui faire mal sans que les caméras filment un geste brutal prohibé. Puis Scarlett s’assit à côté d’Alice, sachant que son père l’observait. Il me protège, songea-t-elle. C’était sans doute inutile, en l’occurrence, mais elle ne s’en réjouit pas moins.
— Vous êtes censée m’impressionner ? M’intimider ? la nargua Alice.
— Vous savez ce qui vous attend, Alice ? Au cas où vous auriez oublié ce qu’on vous a appris à la fac de droit, je vous rappelle que vous allez être incarcérée. D’abord en garde à vue, en attendant de passer devant le juge pour qu’il vous signifie l’acte d’accusation. Ensuite, vous irez en détention… Et, croyez-moi, l’orange ne vous ira pas bien au teint…
— Très drôle, dit Alice en levant les yeux au ciel. Qu’est-ce qu’on se marre…
— Si vous aimez la rigolade, vous adorerez la prison, dit Scarlett sans cesser de sourire. Vous allez même vous éclater. Surtout quand vos codétenues apprendront que vous êtes pédophile. Et que vous avez acheté et vendu des êtres humains… Des femmes et des enfants… Pour en faire des esclaves sexuels.
Alice secoua la tête et afficha un sourire hautain.
— Jamais vous ne pourrez m’inculper de pédophilie, ricana-t-elle. Vous essayez de me faire peur, mais ça ne marchera pas. Vous bluffez. Vous n’avez aucune preuve, et vous le savez.
Scarlett lisait dans le regard d’Alice qu’elle était ébranlée.
— Je n’ai pas besoin de preuves car même si vous n’êtes pas inculpée de ces crimes, il me suffira de faire courir la rumeur en détention… Je ferai croire que vous êtes impliquée dans une affaire de pédophilie, mais que vous avez négocié avec le procureur pour éviter ce chef d’inculpation. Comme vous êtes juriste, toutes vos codétenues croiront sans peine que vous avez réussi à magouiller.
La mâchoire d’Alice se crispa.
— Vous n’avez aucune preuve, répéta-t-elle.
— Ah bon ? On a des photos de vous avec Demetrius, Anders et Sweeney…
— Je leur servais le café, c’est tout.
— Peu importe votre rôle exact, ce qui compte, c’est ce que dit la rumeur…
Scarlett se pencha vers Alice et ajouta :
— Vous allez être une proie de choix. Avec vos cheveux blonds et votre peau laiteuse, vos codétenues vous détesteront d’emblée… Alors, quand elles apprendront que vous êtes pédophile… Là, vous allez bien vous marrer, je vous le garantis. Vous serez la reine du bal. Mais vos nouvelles copines ne vous tueront pas… Non, elles tiendront à garder leur jouet le plus longtemps possible… Réfléchissez-y, Alice. Tous les jours, elles s’occuperont de vous. Elles voudront toutes en profiter. Tous les jours et toutes les nuits…
La peur était maintenant visible dans le regard d’Alice.
— Vous ne m’effrayez pas, inspectrice, dit-elle sans conviction.
— Pourquoi auriez-vous peur de moi ? Je n’ai pas porté la main sur vous, sauf pour vous passer les menottes. Je connais quelques filles en taule qui me sont redevables. Elles se feront un plaisir de me renvoyer l’ascenseur. Vous êtes tellement jolie… Pour l’instant.
Alice se tourna vers son avocat.
— Vous allez la laisser me menacer comme ça ? lui demanda-t-elle d’une voix furieuse.
— Quelle menace ? demanda l’homme platement. Elle n’a fait que vous complimenter en vous disant que vous êtes jolie. Elle ne vous a pas menacée du tout.
— Il est bien, votre avocat, Alice. Il me plaît beaucoup, dit Scarlett.
Elle se leva. Un coup d’œil vers la porte lui apprit que Kate Coppola avait assisté en silence à la scène.
— Agent Coppola, dit Scarlett, je crois qu’elle est prête à aller en cellule. Je vais demander à un agent de l’y amener. À plus tard, Alice. Vous passerez le bonjour à vos nouvelles copines. Je suis sûre qu’elles vous plairont beaucoup…
— Je ne vous dirai rien, cracha Alice. Vous ne m’intimidez pas.
— Oh ! mais je n’espérais pas y arriver. DJ nous fournira les informations dont nous avons besoin. Mon but, Alice, c’est que vous viviez en prison une expérience… extraordinaire.
— DJ est dans la salle d’interrogatoire numéro 6, précisa Kate. Et, cette fois, c’est vrai… On vient de l’amener.
Le regard d’Alice trahit sa fureur. Elle avait cru Marcus lorsqu’il avait prétendu que DJ était déjà en garde à vue.
— Il sera déçu, dit-elle à Scarlett tandis que celle-ci se tournait vers la porte.
— Qui ça ? demanda Scarlett, sachant très bien ce qu’Alice allait dire.
— O’Bannion. Vous lui avez promis que vous me feriez parler, hein ?
— Pas du tout, répliqua Scarlett en souriant. Je lui ai dit que je ferais mon boulot. L’un de mes devoirs est de faire en sorte que les victimes obtiennent justice. Il arrive parfois que la justice porte un uniforme orange.
De crainte de céder à l’irrésistible envie de rouer Alice de coups, Scarlett s’empressa de sortir de la pièce. Elle s’adossa au mur du couloir, dans lequel l’attendait son père.
— Où est Marcus ? lui demanda-t-elle.
— Ici, dit Marcus en sortant de la salle d’observation. Je suis désolé pour tout à l’heure.
Il semblait épuisé et abattu.
— Tu n’as pas à t’excuser. Et moi, je regrette qu’on ait été obligés de te retenir.
— Tu vas interroger DJ ? demanda-t-il.
— Oui. Toi, il faut que tu ailles à l’hôpital. Quoique… Oh ! merde… Ces salauds t’attendent peut-être là-bas.
— Je porte un gilet pare-balles, lui rappela-t-il.
— Ils viseront la tête.
— Je porterai un casque de combat. Fais-moi confiance. Tu l’as dit toi-même… Ma famille a besoin de moi. Je ne vais pas me terrer ici, et il n’est pas question que j’abandonne Stone. Il faut qu’il sache que je suis à ses côtés.
Scarlett acquiesça à contrecœur. Il avait raison, et elle le savait. Il comptait sur elle pour faire son boulot. Il fallait en retour qu’elle compte sur lui pour qu’il fasse preuve de bon sens et qu’il tienne parole.
— Ce qui m’inquiète aussi, dit-elle, c’est que ces salauds vont aussi mettre la vie d’autres gens en danger. Des infirmières, des patients, des visiteurs…
— Merde, c’est vrai, ça, admit-il en pâlissant.
— Attends, dit-elle. Il y a peut-être une solution…
Elle se tourna vers son père et lui demanda :
— Que pourrait-on faire pour sécuriser entièrement l’hôpital ? Parce que, même si Marcus n’y va pas…
Elle leva la main pour balayer l’objection qui naquit aussitôt sur les lèvres de Marcus et lui dit :
— Je sais que tu vas y aller, mais même si tu n’y vas pas, ils te guetteront peut-être là-bas. Papa ? Serait-il possible d’assurer une sécurité maximale sur place ?
— Nous pouvons poster des agents à chaque entrée, répondit Jonas, et autour du service des urgences et du bloc opératoire, et contrôler chaque visiteur avec des détecteurs de métaux, pour s’assurer qu’aucune arme ne rentre dans l’hôpital. Nous coopérerons avec le service de sécurité privé de l’établissement.
— Ça suffira, dit Scarlett. Je vais interroger DJ. Peut-être qu’il me dira où est ce Kenneth Sweeney. Anders ayant disparu et Demetrius étant mort, c’est peut-être lui qui dirige le réseau, maintenant…
— Je vais emmener Marcus à l’hôpital, proposa Jonas.
— Merci, Jonas, dit Marcus. Pouvez-vous nous laisser seuls un instant, s’il vous plaît ?
— Bien sûr. Rejoignez-moi devant l’ascenseur.
Scarlett prit Marcus par la main et le conduisit dans une salle de réunion inoccupée. Elle referma la porte derrière elle et le prit dans ses bras. Il frissonna et se blottit contre elle.
— Que vais-je faire sans Stone ? Et sans Gayle ? murmura-t-il.
— Pour l’instant, tu dois te dire que tu vas les revoir vivants.
— Et sinon ? Quand Mikhail a été assassiné, j’ai failli en mourir. Si je perds Stone…
— Arrête ! Tu as entendu ce qu’a dit Jill… Stone est conscient. Il va s’en tirer. Il est trop têtu pour céder face à la mort.
— Espérons. Il nous reste à retrouver Gayle…
— Exactement.
— J’aurais dû fermer le journal en attendant qu’il n’y ait plus de danger, regretta-t-il d’une voix rauque. Quel con je fais !
— Tu ne voulais pas mettre tous tes employés au chômage technique. En faisant grimper les ventes du Ledger, tu leur as procuré une sécurité financière et tu te sens responsable de leur bien-être. Tu crois vraiment qu’un seul d’entre eux serait resté chez lui si tu leur avais laissé le choix ?
— Je ne sais pas, et je ne le saurai jamais…
Il resta silencieux un long moment avant de reprendre :
— Je connais Cal depuis que je suis gamin. Quand j’allais voir mon grand-père, à l’époque où on habitait encore à Lexington, Cal était toujours à ses côtés. Il ne m’a jamais traité comme un rival… C’est ma faute, Scarlett. Je n’avais pas prévu qu’un de mes employés puisse être victime de mon activité.
— Écoute, Marcus, tout ce que je sais, moi, c’est que chaque membre de ton équipe m’a dit, les yeux dans les yeux, qu’il assumait le risque… Y compris Cal.
— Ce n’est vrai que pour ceux de l’équipe restreinte, ça ne l’est pas de Bridget ou de Jerry…
— C’est pourquoi tu as engagé des vigiles pour les protéger.
— Tu ne veux vraiment pas que je culpabilise, hein ?
— Ta famille a besoin de toi, Marcus. Tes employés aussi. Ils vont être écrasés de chagrin. Si tu veux honorer la mémoire de Cal, continue à faire vivre le Ledger.
— Tu es si calme…
— Mais je ne le serai pas toujours. Et, quand je ne le serai pas, ce sera à ton tour de l’être à ma place. Quelqu’un m’a dit que c’est comme ça que ça marche.
— Ton père ?
— Oui.
Elle se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la bouche.
— Allez, il faut que tu y ailles. Je te rejoindrai au plus vite.
— D’accord, dit-il en se redressant. À tout à l’heure, à l’hôpital.