Chapitre 14
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 12 h 00
Ken se posta à la fenêtre du salon pour regarder Burton installer délicatement Miriam, endormie, sur un siège de la voiture de celle-ci. Il se demanda si cette délicatesse était due à une sincère affection, ou si Burton craignait simplement de laisser des marques sur son corps. Ken n’était pas convaincu de la loyauté de son employé, mais il lui fallait admettre que c’était un professionnel chevronné.
Le téléphone portable de Ken sonna à l’instant où Burton s’éloignait. C’était Demetrius.
— Je commençais à m’inquiéter, dit Ken d’une voix tendue.
— Pour moi ? demanda Demetrius avec une pointe d’ironie.
— Où es-tu ?
— À Loveland… Tu te rends compte ? À pied, dans un bois… Tu me dois mille cent dollars.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Parce que mes Testoni toutes neuves sont fichues.
Ken grinça des dents. Un de ces jours, il allait lui enfoncer ses chaussures de luxe dans le cul.
— Je voulais dire : qu’est-ce que tu fabriques à Loveland ?
— C’est là qu’O’Bannion est allé. Il est avec une meuf… Une flic.
— Super, marmonna Ken. Qu’est-ce qu’ils foutent dans les bois ?
— C’est moi qui suis dans un bois, pas eux. Quand je suis arrivé au bureau d’O’Bannion, elle y était déjà… Je ne sais pas depuis combien de temps. Elle en est sortie à 11 h 20, elle est restée sur le trottoir, les yeux sur son portable, et puis elle est revenue sur ses pas. Quelques minutes plus tard, elle est ressortie avec O’Bannion. Ils sont montés dans la voiture de la flic, une bagnole banalisée du CPD. Ils ont tourné dans une allée privée. Si je les avais suivis, ils m’auraient tout de suite repéré. Donc, je me suis garé un peu plus loin, et j’ai traversé ce foutu bois. Ne quitte pas, je t’envoie une photo de la flic. Je crois que tu la trouveras… intéressante.
Le téléphone de Ken se mit à vibrer et il activa le haut-parleur tout en ouvrant la photo.
— Pas mal, fit-il.
— Ouais, acquiesça Demetrius. Elle est bien roulée, y a pas à dire.
C’était un euphémisme. La femme était grande, élancée. Et cette longue tresse noire savamment relevée… Elle était tout simplement exceptionnelle.
— Tu penses à ce que je pense ? demanda Ken.
— Sans doute pas, ricana Demetrius. Tu es moins pervers que moi.
Ken leva les yeux au ciel.
— Je me demande combien on pourrait en tirer, dit-il. Elle pourrait faire la paire avec Stephanie, et on les vendrait en un seul lot.
— Tu vends toujours les plus beaux jouets avant qu’on n’ait eu le temps de s’amuser avec, ronchonna Demetrius. Je parie qu’elle a du répondant, au lit. Elle a une démarche de panthère… Je pourrais la tester avant de la mettre sur le marché.
— On verra, dit Ken en examinant la photo de plus près. Sa tête me dit quelque chose… Je la connais ?
— Moi aussi, je me suis dit que je l’avais déjà vue quelque part, dit Demetrius. Alors j’ai demandé à DJ de se renseigner et de trouver d’autres photos d’elle…
Le fils de Demetrius, DJ, s’était montré extrêmement utile et digne de confiance, depuis quelques années.
— C’est une inspectrice de la brigade des homicides, poursuivit Demetrius. Elle enquête sur le meurtre de la fille dans la ruelle. Elle s’appelle Scarlett Bishop. Elle a été affectée à la force conjointe du CPD et du FBI il y a un peu moins d’un an. C’est elle qui enquêtait sur l’affaire du tueur en série, l’an dernier.
— Mais oui… C’est elle qui s’occupait d’O’Bannion à l’hôpital, se souvint Ken. Elle était aussi à l’enterrement du frère de ce connard.
— Ouais. Les photos que DJ a retrouvées sont celles que j’ai prises en novembre, à l’enterrement puis à l’hosto.
— DJ a fait une recherche sur ses antécédents ?
— Oui. Elle est blanche comme neige.
— Aucun flic n’est blanc comme neige. Je vais demander à Sean de se renseigner un peu plus. Et que font Bishop et O’Bannion à Loveland ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, dit Demetrius d’un ton perplexe. Ils sont entrés dans un refuge pour chiens… Ça s’appelle Patrick’s Place.
— Un refuge pour chiens ? O’Bannion a l’intention d’adopter un chien ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas l’impression que cette visite soit en rapport avec l’enquête, en fait… Je crois qu’ils ont une sorte de… liaison. O’Bannion allait rouler une pelle à Bishop quand la femme qu’ils sont venus voir est sortie sur sa terrasse.
— Merde, marmonna Ken. Une flic et un journaleux…
Partenariat dangereux, s’il en est.
— Ouais, ça craint, fit Demetrius. Si on le descend, elle ne nous lâchera pas, elle ira jusqu’au bout. Et là, ce sera vraiment la merde. Sauf si on les liquide tous les deux. On en sait plus sur les Anders ? Et sur le lien entre eux et O’Bannion ? Comment est-ce qu’O’Bannion a été contacté par la fille de la ruelle ?
— Je le saurai bientôt. Les trois Anders sont toujours au sous-sol.
Ken jeta un coup d’œil à l’écran de sécurité sur le comptoir. Les trois captifs tentaient désespérément de se débarrasser de leurs liens, ne parvenant qu’à s’écorcher la peau.
— La mère, poursuivit-il, est le pilier de la famille. C’est elle qui leur donne le courage de résister. Dès qu’elle sera hors circuit, Chip et Stephanie balanceront tout. Stephanie cache quelque chose… Elle et son père sont persuadés que leur disparition va être remarquée par une personne qui préviendra les flics.
— Qui ça ?
— Peut-être la dresseuse du chien… Tu sais, pour les concours canins. Mais ce n’est pas sûr. Decker est retourné chez Anders pour vérifier que personne n’était planqué là-bas. Il y serait allé plus tôt s’il ne lui avait pas fallu plus de temps que prévu pour nettoyer et recoudre la plaie.
— Tu veux qu’on échange ? Tu t’occupes d’O’Bannion et de Bishop… Et moi, de l’interrogatoire des Anders…
— Merci, mais je crois que je peux me débrouiller, dit Ken. Ils sont juste un peu plus entêtés que prévu. J’ai donné deux ou trois coups de jus à Marlene, mais ils n’ont pas craqué. Je leur ai accordé une pause, pour les faire mijoter, pendant que je m’occupais de Miriam.
Il y eut un bref silence, suivi d’un soupir.
— La femme de Reuben sait ce qu’on fait vraiment ? demanda Demetrius.
— Ouais… Elle ne s’est pas méfiée de Burton et elle l’a suivi de son plein gré. Mais quand elle a vu où il l’emmenait, elle a essayé de lui échapper. Elle a hurlé qu’elle ne voulait pas voir le démon qui avait corrompu son mari. Elle s’est débattue, elle l’a griffé… J’ai dû lui faire du thé, avec une dose de tranquillisant assez forte pour assommer un bœuf.
— Elle a bu une boisson que tu avais préparée toi-même ? Alors qu’elle a drogué Jason Jackson ?
— Mon couteau sous sa gorge l’a convaincue d’accepter cette preuve de mon hospitalité. Elle s’est calmée, elle m’a dit en gros ce que j’avais besoin de savoir et elle s’est endormie. Burton a pris la voiture de Miriam et il l’a emmenée dans un motel bon marché. Il va la laisser dans une chambre et envoyer du portable de Miriam un message bien senti, mais résigné, à Reuben, en disant qu’elle préfère éviter que ses enfants retrouvent son corps en rentrant de l’école. Puis il laissera la voiture sur le parking du motel. Si Reuben a vraiment installé des balises électroniques sur ses propres voitures, et s’il est toujours en vie, il ne tardera pas à retrouver Miriam… Et alors là, il va exploser de rage.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Que j’étais un salaud qui avait embobiné son mari et fait de lui un pervers comme moi. Elle m’a dit que son détective privé s’intéressait à nous. Je lui ai répondu que son détective était mort. Ça l’a rendue un peu plus coopérative. Burton a pris l’ordinateur portable de Miriam et il a lu ses mails. Elle avait noté tout ce qu’elle sait sur nous dans une sorte de mémo, qu’elle s’est envoyé sur sa propre messagerie. Apparemment, elle ne l’a transmis à personne d’autre. Je suppose qu’elle voulait pouvoir y accéder à tout moment. Elle a réussi à accéder aux données que Reuben conservait sous clé. Elle avait fait un double du jeu de clés… Elle m’a juré qu’elle ne l’avait pas tué… Mais, à ce stade de l’interrogatoire, elle commençait à sombrer dans le sommeil.
— Sean a une idée de l’endroit où Jackson et Reuben pourraient être ?
— Aucune, dit Ken. Il n’a trouvé aucune trace de transactions par carte bancaire, ni d’achat de billets d’avion ou de location de voiture. Mais il va poursuivre ses recherches. Ça prend du temps parce qu’il faut qu’il se renseigne pour tous les noms d’emprunt que Reuben a utilisés.
— Et si Reuben se sert d’un nouveau pseudonyme ? demanda Demetrius.
C’était plus que possible. Ken lui-même avait plusieurs identités de rechange, qu’aucun de ses associés ne connaissait. Au cas où il aurait subitement besoin de disparaître.
— Alors il n’y a plus qu’à espérer qu’il contacte Burton. J’ai chargé le seul membre indemne de l’équipe de Reuben de ne pas lâcher Burton d’une semelle.
— Pour être bien certain qu’il va emmener Miriam au motel ?
— Entre autres. Il y a un lien fort entre Miriam et Burton… Peut-être parce qu’ils se connaissent depuis longtemps, du temps où Burton travaillait avec Reuben dans la police de Knoxville, ou alors c’est plus récent, je ne sais pas. Mais je veux surtout que le garde ramène Burton ici. Il faut qu’il examine la voiture de Reuben.
— On envoie toujours quelqu’un à New York pour suivre la nana que Reuben se tapait ?
— Ça va être difficile. On n’a plus assez de personnel au service sécurité. S’il est parti voir cette fille, il sera occupé un moment et il ne nous gênera pas, tant qu’il est avec elle là-bas. S’il a quitté le pays, Sean finira bien par trouver des traces de ses déplacements sur Internet. Et s’il est mort, le problème est résolu.
— Quel con, marmonna Demetrius. Il pense avec sa bite… Il n’aurait pas pu se retenir ? Et les deux autres bracelets qui ont été endommagés chez Anders ?
— La fille prétend que c’est elle qui les a tranchés, mais je ne la crois pas. Je vais redescendre au sous-sol pour insister un peu. Je n’ai pas envie de perdre trop de temps avec eux. Surtout maintenant qu’on sait qu’O’Bannion est avec une inspectrice de la brigade des homicides. La priorité, c’est de se débarrasser de ces deux-là. Tu as eu le renseignement, pour le pistolet ?
— Oui. La servante d’Anders a été abattue avec un Ruger P89.
— Je vais appeler Decker, puisqu’il est sur place, pour lui demander d’inspecter l’armoire d’Anders et de voir s’il manque un flingue, ou si l’un d’entre eux a servi récemment.
— Dis-lui de chercher dans les munitions. Le Ruger était chargé de balles Black Talon.
— Hein ? Il n’y a que les collectionneurs qui se servent encore de ça…
— J’en avais pendant un moment. Je les ai achetées dans les années quatre-vingt-dix, quand tout le monde croyait qu’elles pouvaient tout traverser, même le kevlar. On les appelait les « tueuses de flics », à l’époque. Ce qui était faux, hélas…
— Mais attends… Comment est-ce qu’O’Bannion a pu se sortir indemne d’un tir à bout portant avec une balle à pointe creuse ?
— Eh bien, justement, il portait un gilet en kevlar, expliqua Demetrius.
Ken plissa les yeux.
— Ah bon ? fit-il. Ce salopard avait pris ses précautions ! Il savait que la fille avait des ennuis… Mais comment ?
— Qu’est-ce que ça peut faire ? Quand je l’aurai tué, il ne pourra plus rien raconter.
— Il en savait assez pour l’attirer dans cette rue. J’ai demandé à Decker d’aller au bureau écouter les enregistrements transmis par le bracelet de la fille, quand il aura fini de fouiller la maison d’Anders. Mais, sachant qu’O’Bannion est avec une flic, je ne veux pas attendre son retour. Je vais demander à Sean de le faire tout de suite. O’Bannion a peut-être déjà dit à d’autres gens ce qu’il savait sur la fille.
— À son frère, sans doute, marmonna Demetrius. Celui-là aussi, il faut s’en méfier.
— On est d’accord. Et puis, même s’il n’en a pas parlé à son frère, il a peut-être tout raconté à Bishop.
— C’est ce que je me suis dit quand je les ai vus roucouler ensemble. Donc, on fait quoi ? Je les liquide tous les deux ?
Il avait posé cette question avec une telle note d’espoir dans la voix que Ken ne put s’empêcher de rire.
— Oui, Demetrius. Tous les deux. Et le frère aussi, au cas où. Mais tu récupères tes balles quand tu les auras butés.
— Entendu. Alors, qui a tué la fille, dans la rue ? Anders ?
— Non. Chip et Marlene ont payé un bon prix pour cette esclave. Ça m’étonnerait qu’ils aient risqué de perdre leur investissement. Mais la fille, Stephanie, sait ce qui s’est passé.
Ken jeta un nouveau coup d’œil à l’écran de sécurité. Les trois Anders avaient les yeux fermés. L’épuisement se lisait sur leurs visages.
— On dirait qu’ils font la sieste, dit Ken. Il est temps de les réveiller et d’en finir avec eux.
— Je t’appellerai quand j’aurai réglé son compte à O’Bannion. Ensuite, je m’occuperai de son frère.
— Stone O’Bannion, murmura Ken d’une voix mauvaise.
Il ne se souvenait que trop bien du gros titre dans le Ledger, au-dessus de l’article signé Stone O’Bannion : DU PORNO PÉDOPHILE TROUVÉ CHEZ UN PROF DE LYCÉE. Ken, Demetrius et Reuben avaient été obligés de faire du nettoyage express et de prendre des risques inconsidérés à cause des frères O’Bannion.
— Fais-les souffrir, ces connards d’O’Bannion, cracha-t-il. Beaucoup.
— Ne t’en fais pas, dit calmement Demetrius. Ils vont déguster.
Loveland, Ohio
Mardi 4 août, 12 h 15
Scarlett avait dit vrai : Delores Kaminsky avait bien pour habitude d’enlacer pour saluer. Et cette petite bonne femme avait beaucoup plus de force qu’il n’y paraissait. Marcus lui donna gauchement une petite tape dans le dos tandis qu’elle l’étreignait fermement. Quand elle le lâcha enfin, elle se redressa et lui décocha un sourire qu’il lui rendit de bonne grâce.
— Je suis ravie de vous rencontrer, Marcus, dit-elle.
Elle avait environ trente-cinq ans, des yeux bleu pétrole, une peau très blanche et des cheveux bouclés coupés court. Du haut de son mètre cinquante, elle ressemblait à l’une de ces poupées qu’Audrey collectionnait quand elle était petite. L’énorme molosse, qui surveillait Marcus avec la plus grande vigilance depuis son arrivée, se leva pour l’accueillir.
— Moi de même, Delores. Si j’ai bien compris, je suis le dernier O’Bannion à avoir l’honneur de vous rencontrer.
Les yeux bleus de Delores se mirent à pétiller.
— Il faut dire que nous étions tous les deux très occupés, ces derniers mois, à soigner nos blessures et à nous en remettre, remarqua-t-elle. D’ailleurs je vous pardonne bien volontiers puisque vous êtes venu avec mon inspectrice préférée…
Elle se dressa sur ses orteils pour dire plus bas :
— Mais la prochaine fois, embrassez-la… Je crois que ça lui ferait le plus grand bien.
Du coin de l’œil, Marcus vit le visage de Scarlett passer du rose vif au cramoisi. Marcus sentit ses propres joues rougir aussi.
— Si j’avais su, dit-il, que Stone vous avait offert des fleurs et des chocolats, je vous aurais apporté quelque chose de mieux… La rivalité entre frères, vous voyez ce que c’est…
— Mieux que des fleurs et des chocolats ? Comment est-ce possible ?
Delores gratifia Scarlett d’un sourire et ne se démonta pas quand elle vit celle-ci se renfrogner.
— Ce charmeur va vous couvrir de cadeaux, Scarlett, dit-elle gaiement.
— Je préférerais être couverte d’indices, rétorqua Scarlett d’un ton abrupt.
Delores éclata de rire.
— Voyez-vous ça ! dit-elle. L’inspectrice Bishop qui fait les gros yeux ! Eh bien, au boulot ! Les vidéos sont sur mon ordinateur. Angel, suis-moi !
L’énorme animal obéit sans broncher.
— Ne vous inquiétez pas, dit-elle en aparté à Marcus tandis qu’ils traversaient à pas très lents la cuisine. Scarlett fait toujours cette mine d’enterrement quand elle est contente, mais qu’elle ne veut pas le montrer.
Marcus jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers Scarlett, qui les suivait de près, les bras croisés.
— C’est vrai, inspectrice ?
— Absolument pas, grinça Scarlett.
Marcus émit un petit grognement et suivit Delores dans une pièce encombrée de cages vides et de sacs de croquettes, et qui devait être son bureau.
— Excusez-moi pour le bazar, dit-elle. Je n’ai pas assez d’énergie pour faire le ménage et m’occuper des chiens en même temps. C’est l’un ou l’autre. Je vous laisse deviner ce que je choisis…
Elle désigna l’imposant ordinateur d’un autre âge qui trônait sur son bureau.
— Le fichier est ouvert, ajouta-t-elle. Vous n’avez plus qu’à appuyer sur MARCHE.
— Ça alors, Delores ! s’exclama Scarlett. Il date de quand, ce vieil ordi ?
— Je n’en sais rien. Quatre ans, peut-être cinq. Je l’ai acheté d’occasion.
Scarlett examina d’un œil circonspect l’encombrant écran à tube cathodique.
— Vous avez un penchant pour les antiquités ?
— Ce n’est pas tout à fait ça, fit Delores avec un sourire. Soit j’achète un nouvel ordinateur, soit j’achète de quoi nourrir quinze chiens pendant un mois. L’ordinateur fonctionne encore très bien, c’est la seule chose qui compte. Rapprochez le fauteuil, mettez-vous à l’aise et regardez la vidéo.
— C’est toi qui as vu le caniche, dit Scarlett à Marcus. Vas-y.
Il obéit et s’assit en grimaçant. Le fauteuil était encore plus ancien que l’ordinateur, et très inconfortable. Visiblement, Delores gérait son chenil avec un budget infime. Il se demanda combien d’argent Audrey avait réussi à rassembler, et comment Delores l’avait dépensé. La réponse se trouvait sans doute dans les sacs de croquettes qui étaient entassés du sol au plafond.
Il agita légèrement la souris, faisant disparaître le fond d’écran qui représentait un chat et un chien. Il mit la vidéo en marche. Au même instant, Scarlett se pencha pour la regarder et Marcus se raidit, de nouveau grisé par le parfum des fleurs sauvages.
Un enclos en plein air s’afficha à l’écran. Quelques personnes arborant des cocardes indiquant qu’elles étaient juges se trouvaient à l’intérieur. Suivait un plan panoramique des spectateurs, rassemblés par petits groupes autour de l’enclos.
— Je ne m’attendais pas à ça, commenta Scarlett. Je croyais que les gens seraient assis sur des gradins, comme à la télé.
— Ce n’est qu’un concours local, expliqua Delores. Ceux qu’on voit à la télévision sont des grands concours nationaux. Celui-ci a été organisé par un petit club de l’Indiana, il y a deux ans. Tous les chiens de concours des environs y participaient. J’y ai assisté parce que l’une de mes clientes faisait concourir son caniche royal. Mais c’était un mâle, et celui que vous recherchez est visiblement une femelle. Si le caniche que vous recherchez appartient à des gens de la région, et qu’il est encore jeune, il y a de bonnes chances pour qu’il ait concouru ce jour-là.
— Pourquoi le départ de la lecture n’est-il pas réglé au début de la vidéo ? demanda Marcus.
— Parce que tout ce qui précède ne montre que des catégories qui ne vous intéressent pas : les chiots et les très jeunes chiens. Regardez, les voilà… Il y a douze caniches de cette catégorie. Chacun d’entre eux va faire le tour de l’enclos pour qu’on puisse bien l’admirer. Vous cherchez une femelle blanche à coupe « lion continental », la plus courante, avec des pompons aux pattes et à la queue. Vous avez de la chance parce que, ce jour-là, quatre des femelles étaient à toison noire ou beige et trois des concurrents blancs sont des mâles.
Marcus chassa Scarlett de ses pensées pour se concentrer uniquement sur les chiens qui défilaient dans l’enclos. Il élimina d’emblée deux des cinq femelles blanches restantes, qui lui parurent trop grandes. Il dut regarder à plusieurs reprises les trois autres parcourir l’enclos avant de se décider à en éliminer une autre. Il en restait donc deux.
Il se redressa, manquant heurter le nez de Scarlett.
— Je n’arrive pas à faire la différence entre ces deux-là, dit-il. Mais ils ressemblent à celui que j’ai vu dans le parc.
— Les numéros 121 et 130, dit Delores. Je ne me souviens pas d’eux, mais on peut vérifier les noms de leurs propriétaires. Avancez la lecture de vingt et une minutes.
Marcus mit la vidéo sur pause au moment où la caméra filmait une brochure ouverte à la page où tous les chiens étaient répertoriés par catégories, avec leurs noms et celui de leurs propriétaires.
— Vous avez filmé la liste des participants, constata-t-il d’un ton approbateur. Très intelligent de votre part.
— Pas tant que ça, gloussa Delores. En fait, je n’ai jamais été très ordonnée. Même avant mon… accident. J’ai filmé la brochure parce que je savais que j’allais finir par l’égarer… En tout cas, on peut trouver le nom des propriétaires sur cette page. Ensuite, c’est à vous de jouer.
Scarlett posa une main sur l’épaule de Marcus pour se pencher un peu plus vers le vieil écran.
— Tu peux agrandir, Marcus ? Je n’arrive pas à lire.
Marcus s’exécuta, puis lâcha un soupir.
— Le numéro 121 habite à Chicago. Mais le numéro 130 appartient à Marlene Anders, domiciliée à Cincinnati. Et le chien s’appelle Coco. En plein dans le mille.
— Pouvons-nous emporter une copie de cette vidéo, Delores ?
— Bien sûr.
Delores ouvrit un tiroir et farfouilla un instant avant d’en extirper une clé USB, qu’elle tendit à Marcus tandis que Scarlett appelait un membre de son équipe pour se renseigner sur Marlene Anders.
Lorsque Marcus eut achevé la copie, il se leva et se baissa pour enlacer Delores avant qu’elle n’ait le temps d’en prendre l’initiative.
— Merci, murmura-t-il.
Elle lui rendit son étreinte.
— Il n’y a pas de quoi, dit-elle. Je ne sais pas pourquoi vous cherchez le propriétaire de ce chien, mais je vois que ça vous tient à cœur.
— C’est exact, se sentit-il obligé de répondre.
— Mais pourquoi ? insista-t-elle.
Marcus échangea un regard avec Scarlett, qui secoua la tête.
— Croyez-moi, Delores, il vaut mieux que vous ne le sachiez pas, murmura-t-elle.
Delores se tourna vers elle et hocha la tête presque imperceptiblement. Puis elle leva les yeux vers Marcus.
— Si c’est pour réparer vos fautes que vous faites tout cela, sachez que vous n’avez pas à payer pour ce qui s’est passé il y a neuf mois. Vous étiez une victime, tout autant que moi.
Il la regarda en clignant des yeux, abasourdi. Qu’est-ce qu’elle raconte ?
— Pardon ? fit-il.
— Vous êtes rongé par le remords, Marcus O’Bannion, déclara Delores. C’est palpable…
Marcus jeta un regard en coin à Scarlett, prêt à lui reprocher son indiscrétion, mais il s’aperçut qu’elle était aussi surprise que lui. Avant qu’ils n’aient le temps de dire quoi que ce soit, Delores poursuivit :
— L’inspectrice Bishop ne m’a rien confié qui vous concerne personnellement. Tout ce que je sais de vous, c’est que vous avez perdu votre frère, Mikhail, et que vous avez une sœur et un frère qui éprouvent, eux aussi, un sentiment de culpabilité prononcé…
Il ouvrit la bouche pour protester, mais elle lui tapota doucement l’épaule et demanda :
— Vous savez qu’on fabrique des gilets pare-balles plus légers que celui que vous portez en ce moment ?
Ce brusque changement de sujet le prit une nouvelle fois de court.
— J’en ai un plus léger, mais il a été un peu… esquinté, la nuit dernière, avoua-t-il.
— Je vois, fit-elle. J’ai l’impression que vous menez une vie très dangereuse, Marcus. Moi qui espérais que vous étiez plutôt du genre tranquille, et qu’avec vous Scarlett pourrait se détendre en dehors de ses heures de travail…
Marcus n’eut pas besoin de se tourner vers Scarlett pour savoir qu’elle avait de nouveau rougi.
— Je veillerai sur elle, promit-il calmement à Delores. Et je réfléchirai à ce que vous venez de me dire.
— Merci, dit-elle.
Puis elle prit Scarlett dans ses bras et la gratifia à son tour d’une étreinte appuyée.
— Il est plutôt mignon, lui dit-elle en aparté. Si vous décidez que vous ne voulez plus de lui, je saurai m’en contenter.
— Je… Vous…
Scarlett était visiblement incapable de trouver ses mots, comme Marcus quelques instants auparavant, mais elle y renonça vite et éclata de rire.
— Je ne sais pas quoi dire. Ça me laisse sans voix.
— Je sais, dit Delores en arborant un sourire satisfait qui lui donnait l’air d’un lutin malicieux. C’est mon talent caché.
Elle les poussa vers la porte, ajoutant :
— Il faut que je nourrisse les fauves. La prochaine fois que vous venez, amenez Zat. Dites-lui bonjour de ma part et donnez-lui ceci…
Elle extirpa de la poche de sa blouse un sachet en plastique orné de dessins d’os et rempli de friandises pour chiens.
— Merci, je n’y manquerai pas, dit Scarlett.
Elle tourna la tête vers Marcus et ajouta :
— Lui aussi, il a un chien. Une chienne, en fait… Elle aimerait peut-être avoir un petit quelque chose, elle aussi.
— Ah, c’est donc pour ça que je l’aime bien, celui-là. C’est un ami des chiens…
Delores fouilla dans sa poche et en sortit un autre paquet qu’elle remit à Scarlett.
— Dites aussi bonjour à sa chienne de ma part. Et n’oubliez pas d’embrasser son maître… J’ai eu honte de vous interrompre, tout à l’heure. Et puis, Faith et Dani ne me croiront jamais si je ne leur montre pas une photo. Tiens, si vous l’embrassiez maintenant, je pourrais en prendre une, très discrètement.
Marcus eut la sagesse de ravaler son ricanement tandis que Scarlett, furieuse, fusillait Delores du regard.
— Vous ne vous arrêtez jamais ? lui demanda-t-elle.
Delores cligna des yeux d’un air innocent.
— Non, dit-elle avec un sourire carnassier, je suis comme un requin…
— Requin, mon œil, rétorqua Scarlett en levant les yeux au ciel. Vous me faites plutôt penser à un poisson-clown.
— Hélas, vous avez sans doute raison, dit-elle d’un ton légèrement vexé.
— Delores a voulu dire, intervint Marcus, que si elle s’arrêtait, elle en mourrait.
Delores lui jeta un petit regard en coin, accompagné d’un sourire de connivence presque invisible, et Scarlett regretta aussitôt ce qu’elle venait de dire.
— Pardonnez-moi, Delores, murmura-t-elle. Les gaffes et moi…
Delores lui tapota le bras avant d’ouvrir la porte d’entrée.
— Ne vous en faites pas. Je sais que j’y vais un peu trop fort, parfois. Je n’arrête pas d’oublier que, même si vous êtes amie avec Dani et Faith, vous n’êtes pas comme elles.
— Elles sont beaucoup plus drôles que moi, acquiesça modestement Scarlett.
Trop modestement, songea Marcus. Et cela l’agaça un peu. Cette humilité excessive ne lui plaisait guère.
— On dit que les requins meurent quand ils s’arrêtent de nager, poursuivit Scarlett. Mais ce n’est pas tout à fait exact. Certains requins sont capables de respirer en restant immobiles. Le requin-nourrice, par exemple. Et le requin-bouledogue… Je trouve que ces deux espèces vous correspondent bien, Delores.
Delores resta bouche bée un instant avant d’éclater de rire.
— Bravo ! s’exclama-t-elle. Ça, c’est envoyé !
Scarlett sourit, satisfaite de sa revanche.
— Bon, je vais vous dire au revoir avant de me remettre à gaffer, dit-elle. Merci pour votre aide, Delores.
Elle se pencha vers elle pour ajouter :
— Personne ne saura d’où vient cette vidéo. Vous n’avez rien à craindre.
— Je vous fais confiance, dit Delores.
Elle les salua de la main, son énorme molosse toujours à ses côtés, et les regarda s’éloigner.
Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 12 h 45
Ken venait de redescendre au sous-sol lorsque son téléphone portable sonna. Impatient de reprendre sa séance avec les Anders, il hésita à répondre mais se décida en voyant que c’était un appel de Decker.
— Vous avez du nouveau ? demanda Ken.
— Non, monsieur. Il y a un problème. Quelqu’un a dû appeler la police. Il y a au moins six voitures de patrouille devant la maison, ainsi que quelques voitures banalisées et une camionnette de la police scientifique. Qu’est-ce que je fais ?
— Dégagez de là, grinça Ken. Vous ne pouvez rien faire d’autre. Je vais demander à Sean de se renseigner sur ce qui se passe là-bas. Retournez au bureau et écoutez les enregistrements. Les Anders vont cracher le morceau.
Il rangea son téléphone et jeta un regard glacial à Chip Anders, toujours étendu par terre sur sa chaise renversée. Il dormait. Il ronflait, même. Ken le réveilla brusquement en le relevant sans ménagement.
— Que… Quoi…, bredouilla Chip, les yeux écarquillés.
— Ne lui faites pas de mal ! hurla Stephanie.
Ken agrippa une mèche de cheveux de la jeune femme et tira de toutes ses forces.
— Arrêtez ! gémit-elle. Arrêtez !
— Ferme ta gueule, si tu veux rester en vie, l’avertit Ken.
Il la lâcha et gifla Chip à pleine volée, mais sans renverser la chaise, cette fois.
— Espèce de crétin ! En jouant les Rambo, vous avez attiré les flics chez vous !
Marlene ouvrit de grands yeux. Elle était toujours bâillonnée mais ses yeux jetaient des éclairs de haine.
— Les flics, murmura Anders. Chez moi ?
— Oui. Qu’est-ce qu’ils vont trouver dans la baraque ? De la drogue ? Du porno ? Des armes à feu illégales ? Cette fameuse bonne femme qui va leur dire que vous avez été enlevés ? Des indices qui vont les mener à moi ?
Chip resta silencieux et ferma les yeux. Ken fut pris d’un nouvel accès de fureur.
— Très bien, éructa-t-il. Si vous voulez la jouer comme ça…
Il se munit d’un petit couteau bien aiguisé et se plaça derrière Marlene. Il lui saisit une poignée de cheveux et tira d’un coup sec pour faire basculer sa tête en arrière. Il ôta le nœud coulant et le jeta sur la table avant de presser la pointe de la lame sous l’oreille de Marlene.
— Ouvrez les yeux, Chip. Il est temps de dire adieu à votre chère conjointe.
Chip ouvrit les yeux juste à temps pour voir le sang jaillir de la gorge de sa femme. Le premier jet gicla jusqu’à son visage, le deuxième aspergea son épaule. Chip poussa un cri strident tandis qu’un troisième jet maculait le chemisier en soie de Marlene.
— Espèce de monstre ! hurla Chip. Vous l’avez tuée ! Vous l’avez tuée…
Il cessa subitement de crier et murmura :
— Enculé…
Ken l’ignora et fit pivoter la chaise de Marlene pour que Stephanie puisse la voir de face. Comme prévu, les yeux de la fille étaient fermés. Son visage était blême, et elle tremblait des pieds à la tête.
— Allez, Stephanie, dit Ken d’un ton cajoleur. Regarde le nouveau sourire de maman.
Stephanie détourna la tête et vomit. Un peu sur le sol, et beaucoup sur son chemisier. L’odeur était infecte. Ken détestait ça.
Il laissa Marlene sur sa chaise. Le sang coulait lentement, à présent, de sa gorge tranchée. De ses mains gantées, il arracha le chemisier de Stephanie, faisant voler les boutons. Elle se retrouva en sous-vêtements, un minuscule soutien-gorge en dentelle qui ne cachait pas grand-chose. Il fourra le chemisier souillé dans un sac-poubelle, qu’il referma soigneusement. Puis il enleva ses gants et les posa sur le sac.
Il alla se laver les mains dans l’évier, derrière le comptoir, et revint avec une autre chaise et du désodorisant, qu’il utilisa pour atténuer l’odeur nauséabonde qui flottait dans la pièce. Il retourna la chaise et s’assit dessus à califourchon, croisant les bras et posant les coudes sur le dossier.
— Alors, Chip… Vous avez essayé de me baiser. Vous m’avez causé beaucoup de problèmes, aujourd’hui. Vous avez attiré l’attention des autorités sur moi.
— Non, haleta Chip. Je vous jure que je n’ai rien fait.
D’une chiquenaude, Ken ôta une peluche du revers de sa veste.
— En fait, je m’en fous de savoir qui a fait quoi, dit-il. C’est le résultat qui compte. En tant que chef de famille, vous auriez dû empêcher votre femme et votre fille de faire des conneries.
La respiration de Stephanie était rapide et hachée. Elle n’avait toujours pas ouvert les yeux.
— Bon, reprit Ken. Il est hors de question que vous sortiez d’ici vivant, Chip. Alors, abandonnez cet espoir. Mais vous pouvez rendre la vie de votre fille un peu moins horrible.
Hagard et paniqué, Chip respirait profondément. Le sang de son épouse dégoulinait sur son visage effaré.
— Vous la laisseriez partir ?
Ken éclata de rire.
— Elle est bien bonne, celle-là ! s’exclama-t-il. Non, Chip, ça aussi, c’est hors de question. Mais je ne la tuerai pas.
— Vous la vendrez… Comme si c’était une de vos putes.
— Vous êtes bien placé pour le savoir… Vous m’en avez acheté plusieurs, fit Ken en haussant les épaules. Oui, je la vendrai, mais je peux lui épargner certains… inconvénients. Mon associé aimerait bien que vous me résistiez. Ça lui donnerait un prétexte pour tester votre fille avant que je la vende aux enchères. Si on en arrive là, je vous promets que vous serez aux premières loges. Mon associé n’est pas très délicat…
Chip déglutit.
— Enculé, lâcha-t-il.
— Allons, allons… Tout de suite, les grands mots. Évitez d’user de ce langage avec moi. Je m’attendais à plus d’élégance de votre part. Mais bon, je vous comprends. À vous de choisir… Ou vous passez à table, ou je laisse mon associé s’en donner à cœur joie avec votre fille.
Les yeux de Chip luisaient d’une haine impuissante.
— Espèce de sale tordu…
— Je vous conseille de peser vos mots, le coupa Ken. Trois de mes hommes ont été blessés en allant vous chercher. Je suis sûr qu’ils aimeraient bien se venger. Alors, dites-moi tout ce que vous savez. Comment votre servante a-t-elle réussi à sortir de chez vous, cette nuit ?
— Je n’en sais rien ! grinça Chip, rouge de colère. Stephanie m’a dit qu’elle était sortie avec elle.
— Pourquoi ?
— Je n’en sais rien ! Rien du tout !
— Stephanie ? demanda Ken d’une voix insistante en se tournant vers elle. Pourquoi es-tu sortie de la maison avec la servante de ton père ?
— Parce que j’avais besoin d’elle, dit froidement Stephanie.
— Enfin, nous faisons des progrès ! Mais encore ?
— Elle achetait de la coke pour moi.
Chip écarquilla les yeux.
— Tu m’avais dit que tu avais arrêté ! s’écria-t-il.
— J’ai menti, cracha Stephanie. Alors, vas-y, papa, punis-moi ! C’est toi qui l’as fait venir chez nous… Tu n’as pas pu t’en empêcher. Comme tu n’as pas pu te retenir de coucher avec elle. Tout ça, c’est ta faute ! C’est à cause de toi qu’on est dans cette merde !
— Je l’ai fait pour toi, rétorqua Chip d’une voix furieuse. J’ai acheté ces esclaves pour toi et ta mère.
— Et regarde où ça a mené maman ! Va te faire foutre !
Les traits de Stephanie se crispèrent tandis qu’elle s’efforçait de serrer le plus possible les paupières.
— Comme c’est charmant, dit Ken d’un ton badin. Ça fait plaisir de vous voir enfin communiquer entre vous. Maintenant, il faut me parler à moi. J’imagine, Stephanie, que cette escapade dans un quartier de dealers n’était pas la première…
— Non.
— Pourquoi prendre un tel risque ? demanda-t-il, sincèrement intrigué.
— Parce que, si je m’étais fait prendre une nouvelle fois avec de la coke, je me serais fait virer de la fac et que j’aurais perdu mon argent de poche.
En dépit de l’aberration de ce motif, Ken la crut.
— D’accord, fit-il. Mais pourquoi se servir de cette fille ? Si elle s’était fait prendre, elle aurait ramené les flics chez vous.
— Elle ne s’est jamais fait prendre. Pas avant cette nuit, en tout cas…
— Qui l’a tuée, Stephanie ? C’est toi ?
— Non.
— Alors, qui ?
— Je ne sais pas, dit-elle d’un ton maussade. Sans doute un connard qui voulait lui voler la thune que je lui avais filée pour acheter de la coke. Je n’en sais rien.
— Je pense au contraire que tu le sais très bien, Stephanie, dit Ken.
Il se leva, ôta sa veste et l’accrocha à une patère. Il l’inspecta un instant et y trouva quelques taches de sang. Heureusement qu’Alice fait des prodiges quand il s’agit de nettoyer les traces.
Il retroussa ses manches et se tourna vers Stephanie, qui l’observait d’un œil de bête traquée.
— Qu’allez-vous faire ? murmura-t-elle.
— Eh bien, j’ai besoin de connaître la vérité, mais tu n’es pas très coopérative… Je sais comment te faire très, très mal sans laisser la moindre marque…
— Je vous ai dit la vérité.
— Non, ma chère. Pas toute la vérité.
Il prit une paire de gants en latex mais hésita avant de l’enfiler.
— J’espère que tu n’es pas allergique au latex, dit-il.
— Non, dit-elle d’un air hébété. Pourquoi ?
— Parce que je ne veux pas que tu fasses de l’urticaire. Tu serais trop moche, donc invendable…
Il glissa ses doigts dans les gants puis alla se placer derrière elle. Elle se mit à trembler de plus belle. Bon début, songea-t-il.
— Ne me tuez pas, implora-t-elle d’une voix rauque. Pitié !
— Ôtez vos sales pattes de ma fille ! grogna Chip.
Ken lui adressa un large sourire.
— Désolé, Chip, dit-il. J’espère que vous allez apprécier le spectacle.
Il couvrit la bouche de Stephanie d’une main et lui pinça le nez de l’autre. Puis il attendit qu’elle suffoque. Au bout d’une vingtaine de secondes d’asphyxie, il la lâcha. Stephanie aspira de grandes bouffées d’air.
— Oh ! mon Dieu, mon Dieu, haleta-t-elle.
Ken la laissa reprendre son souffle puis se pencha pour lui chuchoter à l’oreille :
— Qui a tué la fille, Stephanie ?
Elle se mura dans le silence, et il dut admirer son courage. Quand les acheteurs verraient la vidéo qu’il était en train d’enregistrer, son prix monterait en flèche.
— Bon, allez, dit-il. On recommence…
Il se remit à l’asphyxier et attendit qu’elle pousse des gémissements, étouffés par la main qu’il plaquait fermement sur sa bouche. Il la lâcha et la laissa se remplir les poumons d’air, puis recommença.
— Dis-moi tout, Stephanie, susurra-t-il. Hoche la tête si tu es décidée à parler. N’essaie pas de me raconter n’importe quoi, ma chérie, ça me mettrait en colère. Et quand je suis en colère, je perds beaucoup de mon charme. Qui a tué la fille ? C’est toi ?
Elle secoua la tête frénétiquement.
— Alors, c’est qui ? Tu vas me le dire, oui ou non ?
Elle hocha la tête, domptée, et il libéra sa bouche mais pas son nez, qu’il continuait de pincer fermement.
— Drake, haleta-t-elle. C’est Drake qui l’a tuée !
Ken recula d’un pas et se rassit sur sa chaise.
— Drake… Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Ce petit salaud ! cracha Chip. J’aurais dû me douter qu’il était derrière ce coup-là !
Ken se tourna vers Chip, puis de nouveau vers Stephanie.
— Qui est Drake ? répéta Ken en articulant bien distinctement.
— Mon petit copain…, répondit Stephanie, haletante. Drake Connor. C’est lui qui l’a tuée.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle parlait à un homme.
— Tiens donc… Eh bien, Drake avait du bon matos, fit Ken en regardant Chip. Il a abattu la fille avec un Ruger chargé de balles Black Talon.
Le visage de Chip devint écarlate.
— Il vous l’a volé ? devina Ken.
— Je le tuerai…, marmonna Chip, ignorant la question.
Mais son expression furieuse valait toutes les réponses du monde.
— Non, vous ne le tuerez pas, dit Ken. Mais ne vous faites pas de bile, je m’en chargerai à votre place. Et où est-il, ce Drake, ma chérie ?
— Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas revu depuis cette nuit, quand on est revenus du centre-ville.
— Qu’est-ce qu’il a, comme voiture ?
— Il n’en a pas. On prend toujours la mienne.
— On le retrouvera, dit Ken en espérant que ce serait effectivement le cas.
Si Drake a un peu de bon sens, il s’est taillé en vitesse de la ville, songea Ken. Et il a déjà plusieurs heures d’avance sur nous.
— Qu’est-ce que Drake vient faire dans cette histoire ? demanda-t-il.
Stephanie jeta un regard haineux à son père et pâlit en découvrant le corps de sa mère.
— Mon Dieu, balbutia-t-elle. Maman…
— Ta maman va aller nourrir les asticots, dit posément Ken. Si tu ne veux pas qu’il t’arrive la même chose, il faut que tu m’en dises plus, Stephanie. Drake t’accompagnait, cette nuit ? Pourquoi ? Et pourquoi est-ce qu’il avait l’arme de ton père ?
— C’est un quartier qui craint, expliqua-t-elle. On y est allés pour acheter de la coke. On la sniffait ensemble. Quand il a vu que Tala tardait à revenir, il s’est fâché.
Fâché… Intéressant, ce choix des mots.
— Tu as dit qu’il lui avait tiré dessus parce qu’elle parlait avec un homme. C’était qui, cet homme ? Un flic ?
— Drake pense que non. Il pense que ce mec voulait payer Tala pour… pour coucher avec elle.
— Ton petit ami a cru que cet inconnu prenait Tala pour une prostituée ? Mais pourquoi est-ce qu’il ne lui a pas dit de dégager ? Pourquoi a-t-il tiré sur la fille et sur ce type ? Ça ne tient pas debout, Stephanie.
Elle se mordit la lèvre et Ken comprit qu’elle réfléchissait à une réponse plausible.
— Et si tu me disais la vérité, tout simplement ? suggéra-t-il.
— Il était…
Stephanie ferma les yeux avant de reprendre :
— Il était jaloux.
— Ah bon ?
— Il pensait qu’elle sortait en douce pour rencontrer ce type. Il pensait qu’ils étaient amants. Drake était jaloux parce que Tala était… à lui.
— Elle n’était pas à lui ! gronda Chip.
— Tala… C’était son prénom ? Pourquoi est-ce que Drake pensait qu’elle était à lui ?
— Il couchait avec elle depuis pas mal de temps, lâcha Stephanie en redressant le menton. Elle était son jouet.
Chip plissa les yeux, ses narines se dilatèrent.
— Petite ingrate ! Petite merde ! Petite salope !
Ken haussa les sourcils. Intéressant.
— Et toi, Stephanie, ça ne te dérangeait pas ? C’était ton petit ami, quand même.
— Je participais, dit Stephanie en jetant à son père un regard de défi. On faisait ça ensemble. À trois.
— Je vois, murmura Ken.
Et il commençait en effet à se faire une idée du tableau. Chip écumait de rage. À l’évidence, le fait que Drake et Stephanie aient abusé de son esclave ne lui plaisait pas. Pas du tout, même.
— Pourquoi as-tu regardé ton père comme ça ? demanda Ken.
— Comment ça ?
— Comme si tu lui faisais un bras d’honneur.
— Parce qu’il voulait la garder pour lui, cracha Stephanie. Il l’aimait.
De plus en plus intéressant.
— C’est-à-dire ?
— Il lui a fait un bébé, répondit Stephanie avec amertume. Il n’arrêtait pas de s’extasier : « Ma petite fillette ! Comme elle est mignonne ! Comme elle est douée ! » On aurait cru que c’était la huitième merveille du monde… Cette sale môme pleurait tout le temps. Je crois que Tala la pinçait exprès pour la faire pleurer et faire enrager maman…
Ken sentit son estomac se nouer et se leva.
— Nous n’avons pas trouvé de bébé, dit-il.
— Parce qu’elle l’a emmenée, dit Stephanie.
— Tu parles de Tala ? demanda Ken.
Stephanie secoua la tête en souriant d’un air féroce.
— Ou de l’une des deux autres femmes ? insista Ken.
Le sourire de Stephanie se fit carnassier.
— Vous rêvez, là ! ricana-t-elle.
* * *
Loveland, Ohio
Mardi 4 août, 12 h 45
Lorsqu’ils furent hors de vue de la maison, Marcus et Scarlett sortirent leurs téléphones portables. Scarlett posa le sien sur le tableau de bord, enfonça un écouteur dans son oreille gauche et utilisa la fonction mains libres pour appeler Deacon.
De son côté, Marcus activa le site Internet dont il se servait habituellement pour ses investigations en ligne, et entra « Marlene Anders » dans le moteur de recherche. Juste au cas où Scarlett déciderait de ne pas partager ce que les fichiers administratifs allaient lui apprendre sur cette personne.
— Salut, Deacon, c’est moi, fit Scarlett. Tu as reçu mon texto ?
Elle écouta un instant ce que Deacon disait à l’autre bout du fil avant de hocher la tête.
— Entendu, dit-elle alors. Ne m’attends pas, mais n’y va pas seul… Je sais qu’on n’a pas de mandat. Je croyais que tu allais faire ton numéro de charme à la juge… Lynda s’en occupe ? Tant mieux. Elle a plus de poids que nous. Et les juges lui doivent plus de services. Je te rejoins là-bas dès que possible…
Elle jeta un coup d’œil à Marcus avant de dire à Deacon :
— D’accord, envoie-moi ça. De toute façon, je suis avec Marcus et je suis sûre qu’il s’est déjà renseigné en ligne sur Anders. Il me transmettra l’info… Mets ton gilet pare-balles, Novak. Ils ont déjà tiré sur deux personnes, cette nuit.
Elle s’arrêta au bout de la longue allée et ôta l’écouteur de son oreille.
— Deacon vient d’arriver devant le domicile de Marlene Anders. Passe-moi le gyrophare. Il est dans la boîte à gants.
Marcus le lui donna et elle le fixa sur le toit.
— Accroche-toi, dit-elle en s’engageant sur la route et en appuyant à fond sur la pédale de l’accélérateur.
— Il vous faudrait des moteurs turbo, dans la police, observa Marcus.
— Il nous faudrait beaucoup de choses, déclara Scarlett d’un air sombre. Un mandat, par exemple.
— C’est pour ça que tu voulais que Deacon fasse son « numéro de charme » ?
— Ça a déjà marché, figure-toi.
— Ah bon ? C’est son arme secrète ?
— Il peut se montrer charmeur.
— Tu crois qu’il va intervenir sans mandat ?
— Deacon ? Ça m’étonnerait, il est trop réglo.
Marcus se cala sur son siège. Scarlett roulait très vite depuis qu’elle avait mis le gyrophare, mais elle maîtrisait parfaitement son véhicule. Il pouvait donc se détendre un peu.
— Et toi ? demanda-t-il.
— Moi ? Si j’ai déjà pénétré dans une maison sans mandat ? C’est possible… Il m’est déjà arrivé de faire de petites entorses au règlement.
— Comme entrer sans permission dans les locaux d’un journal et écouter aux portes ? demanda-t-il, ne plaisantant qu’à moitié.
— Non, ça, ce n’est pas du tout mon genre, répliqua-t-elle d’un ton pince-sans-rire.
Marcus esquissa un sourire. Tant pis si elle se trouvait moins amusante que ses amies. Lui, il appréciait beaucoup son humour sarcastique.
— Ce serait d’une grossièreté impardonnable, renchérit-il.
— Tout au fond de moi, j’espère que Deacon m’attendra, avoua-t-elle. Mais ce délai risque de nuire aux victimes.
Marcus aurait préféré qu’elle dise « nous attendra » mais il ne s’en formalisa pas. Lui aussi songeait avant tout aux victimes.
— Surtout au bébé, dit-il. Cette pauvre gosse doit mourir de faim, à l’heure qu’il est.
— Tu sais que je ne peux pas te laisser entrer avec moi, dit-elle.
Il haussa les épaules.
— Je finirai bien par savoir comment ça s’est passé.
Elle resta silencieuse un long moment.
— Je ne te voyais pas comme ça, Marcus, finit-elle par lui confier.
— C’est-à-dire ?
Elle ne détourna pas ses yeux de la route.
— Tu m’as dit que tu gagnais ta vie en enquêtant pour ton journal. Et là, il s’agit d’une grosse affaire… J’aurais imaginé que tu aurais déjà appelé ta rédaction pour qu’elle envoie un journaliste, avec une caméra, à l’adresse que tu as déjà trouvée sur Internet.
— Comment est-ce que tu sais que je ne les ai pas prévenus ? J’aurais pu envoyer un texto.
— Mais tu ne l’as pas fait, n’est-ce pas ?
— Non, dit-il.
Et il remarqua qu’à cette réponse les épaules de Scarlett s’étaient légèrement détendues. Elle avait bluffé avec un aplomb admirable. Mais elle avait réellement espéré qu’il ne réponde pas par l’affirmative.
— Pourquoi ? demanda-t-elle. Un journaliste d’un autre média pourrait très bien avoir suivi Deacon jusqu’au domicile de Marlene Anders et profiter du scoop avant toi.
— Il ne connaîtrait rien du contexte, et j’aurais quand même l’exclusivité que tu nous as accordée. Mais un bon article compte parfois moins qu’une bonne action.
— Je m’attendais à ce que tu dises ça, cette nuit, quand tu es revenu dans la ruelle, mais ce n’est pas ce que tu as donné comme explication… Tu as dit que tu ne voulais pas la laisser seule dans la nuit. Pourquoi ?
Il aurait dû prévoir qu’elle remarquerait cette nuance.
— Parfois, dit-il, un cigare n’est rien d’autre qu’un cigare1.
— D’accord, dit-elle prudemment. N’en parlons plus. Je comprends que tu aies envie de garder certaines choses pour toi. Parle-moi plutôt de Marlene Anders.