Chapitre 17

Cincinnati, Ohio
Mardi 4 août, 15 h 25

Marcus lâcha un petit soupir de soulagement lorsque Scarlett s’engagea dans la rue escarpée où était située sa maison. Il avait craint qu’elle n’ait pas réellement l’intention de l’amener chez elle. Elle avait été troublée et émue par le long baiser qu’ils avaient échangé, au point d’en oublier son travail et son devoir. Même s’il se sentait flatté, il savait que, si elle avait fait demi-tour en chemin pour le ramener à son bureau, il ne s’en serait pas plaint et n’aurait même pas cherché à l’en dissuader. Il aurait respecté son choix.

Car ce baiser ne l’avait pas moins troublé et ému qu’elle. Il voulait qu’elle s’abandonne au plaisir, qu’elle oublie tout dans ses bras, jusqu’à son propre nom. Mais il fallait que ce soit son choix, à elle.

Il soupira tout bas. Ils approchaient de la maison de Scarlett — et donc de celle de sa voisine. Il était donc temps de clarifier un point, pour éviter tout malentendu. Il espérait que ce qu’il s’apprêtait à lui dire n’inciterait pas Scarlett à changer d’avis.

— J’ai… euh… un aveu à te faire, dit-il, rompant le silence qui régnait dans la voiture. Quand je t’ai dit que je suis passé en voiture devant chez toi…

— Quatre fois, selon toi, dit-elle.

— Oui, euh… En fait, j’ai fait un peu plus que passer sans m’arrêter. Comme, à chaque fois, ton gros Land Cruiser était garé dans l’allée, je me suis demandé à qui il était…

— Il est à moi, dit-elle sèchement.

— Je le sais maintenant, mais, sur le moment, j’ai pensé qu’il appartenait peut-être à ton… à quelqu’un que tu fréquentais.

— Comment as-tu appris que le Land Cruiser était à moi ?

Il rassembla tout son courage et avoua :

— J’ai demandé, en quelque sorte, à ta voisine.

Elle haussa les sourcils.

— Tu as demandé à Mme Pepper ? fit-elle d’un ton alarmé. Oh ! mon Dieu… C’est la pire commère du quartier.

— Je n’en avais pas l’intention, en fait… Et je ne suis pas allé sonner à sa porte pour le lui demander. J’ai été un peu plus malin que ça.

— Si tu as réussi à faire bonne impression sur Mme Pepper, tu es plus habile que la plupart des hommes.

Marcus ne se faisait pas d’illusions : il était plus habile que certains hommes, voilà tout. Pendant des mois, son activité réelle et secrète au Ledger l’avait empêché de courtiser la femme qu’il n’arrivait pas à chasser de son cœur. Mais ça, c’est fini. Il n’envisageait pas de l’entraîner dans ce combat brumeux, toujours aux limites de la légalité. Il ne souhaitait pas lui demander de détourner les yeux pendant qu’il enfreignait la loi, même pour une bonne cause. Il ne voulait pas qu’elle trahisse ses fonctions en l’aidant à agir ainsi. Mais il se refusait à renoncer à Scarlett. Il trouverait bien un moyen de conjuguer son amour pour elle et sa mission.

S’il ne lui avait pas plu, il ne se serait pas montré aussi insistant. Il ne serait même pas allé avec elle dans cette voiture. Mais il était sûr, désormais, qu’elle était attirée par lui : elle ne l’avait pas repoussé, loin de là.

Il fallait qu’il la prenne dans ses bras — seul moyen d’apaiser le désir qui le submergeait.

— Je ne suis pas sûr d’avoir fait bonne impression sur Mme Pepper, dit-il. Mais elle se souvient peut-être de moi.

— Ça, je n’en doute pas une seconde, dit Scarlett. Elle est loin d’être gâteuse. Et elle apprécie beaucoup l’anatomie masculine. Elle est peintre, tu sais. Ça ne m’étonnerait pas qu’elle finisse par faire ton portrait.

Ce compliment indirect le flatta.

— Ah bon ? fit-il. Ça ne me déplairait pas.

— Elle ne peint que des nus.

Marcus toussa.

— Merci, Scarlett. Maintenant, je m’imagine tout nu dans son atelier…

— Tu n’avais qu’à ne pas la draguer.

— En fait, je suis simplement sorti de ma voiture pour lire le numéro d’immatriculation du Land Cruiser. Les plaques étaient couvertes de boue.

Elle lui jeta un regard en coin avant de demander :

— C’était quand, ça ?

— Fin mars.

— Ah oui, il venait de neiger… Continue.

— Ta voisine prend son rôle de gardienne très au sérieux… Elle m’a vu me pencher sur les plaques du Land Cruiser et elle a remonté ton allée. « Jeune homme, imita-t-il d’une voix de fausset, puis-je vous demander ce que vous faites dans le jardin de l’inspectrice Bishop ? Attention, cette femme a plein d’armes à feu, mon garçon ! Beaucoup d’armes à feu… »

Scarlett éclata de rire.

— Non ? pouffa-t-elle. Elle a vraiment dit ça ?

Marcus aurait voulu entendre ce rire toute la journée. Et toute la nuit.

— Absolument, répondit-il. Je lui ai dit que je voulais acheter le Land Cruiser et je lui ai demandé si elle connaissait le nom du propriétaire. Elle m’a dit que c’était toi, depuis toujours. Je me suis senti soulagé…

— Tu aurais pu vérifier à partir du numéro, dit Scarlett d’un ton acerbe. Je suis sûre que tu en as les moyens.

— En effet, admit-il. Et je m’en suis servi. La recherche a confirmé ce que Mme Pepper m’avait affirmé. Quoi qu’il en soit, je l’ai fait parce que je voulais savoir si j’avais une chance ou si ton cœur était déjà pris. J’aurais dû demander à Deacon… Je t’en parle au cas où ta voisine se souviendrait de moi.

— Ça, c’est certain. Elle approche des quatre-vingt-six ans mais elle a une mémoire de dingue.

— J’avais cru comprendre. J’aime beaucoup ta maison… Elle a du caractère, dit-il tandis que Scarlett se garait dans l’allée à côté du Land Cruiser.

La vieille maison en bois peint offrait à l’œil un charmant camaïeu de couleurs. Scarlett leva les yeux vers la maison et soupira :

— Elle ressemble un peu à une couverture en patchwork. Les anciens propriétaires la repeignaient en fonction des pots de peinture qu’ils trouvaient en solde. Violet, rose, orange… Et même, à certains endroits, vert pomme. J’aime beaucoup les couleurs vives, mais j’aimerais qu’elle ait un aspect un peu plus classique. Je suis en train de poncer les murs pour les repeindre.

— Quelle couleur as-tu choisie ?

— Bleu, dit-elle en souriant. Un bleu turquoise bien pétant. Et une teinte caramel pour les moulures des portes et des fenêtres. C’étaient les couleurs originelles de la maison, quand elle a été construite en 1880. J’ai trouvé une vieille photo dans les archives de la société historique locale, avec les couleurs inscrites au dos. Les travaux traînent un peu, malheureusement. Je n’aime pas me servir d’une ponceuse, alors je fais tout à la main.

— Tu ponces toi-même ? À la main ? Je croyais que tu avais six frères…

— Deux de mes frères sont mariés et ont des enfants, et ils n’ont pas le temps de m’aider. Il y en a deux autres qui sont flics et qui ne prennent jamais leurs vacances aux mêmes dates que moi. Le cinquième est musicien. Il joue du violoncelle à l’orchestre symphonique de Cincinnati. Il ne peut pas prendre le risque de se blesser à la main, précisa-t-elle en remuant les doigts.

Marcus leva les yeux au ciel. Ils sortirent de la voiture et il la suivit jusqu’à la porte du garage.

— Moi aussi, je joue d’un instrument, dit-il. Ça ne m’empêche pas de faire pas mal de bricolage…

Il remua les doigts à son tour, et elle le gratifia d’un sourire à la fois timide et engageant.

— Je sais que tu joues de la guitare. Je t’ai entendu jouer sur les vidéos. Je… J’ai trouvé ça merveilleux.

Il fut pris d’une envie subite de la couvrir de baisers.

— Ce n’est qu’un loisir, relativisa-t-il. Si c’était mon gagne-pain, je ferais comme ton frère et je prendrais bien soin de mes mains.

— Non, tu as raison. Nathaniel pourrait faire plein de choses pour m’aider, dans cette maison. Mais c’est le benjamin, et maman ne laissera personne lui mettre un outil dans la main…

Elle se pencha légèrement et murmura :

— En fait, il vient quand même, de temps en temps, pour me donner un coup de main dans mon atelier… Mais ne le dis pas à ma mère…

— Tu peux compter sur ma discrétion, dit-il avant de guetter la réaction de Scarlett.

Ses yeux bleu nuit clignèrent, et son sourire s’évanouit.

— Je crois bien que oui, murmura-t-elle.

Marcus sentit son cœur se soulever dans sa poitrine.

Ils avaient déjà échangé pareils propos, quand il était à l’hôpital. Sauf que leurs répliques avaient été inversées. Elle s’était souvenue non seulement des mots exacts qu’il avait prononcés, mais aussi du ton qu’il avait employé ce jour-là et qu’elle venait d’imiter, exprimant ainsi sa confiance.

C’est ce qui était en train de naître en eux : une confiance mutuelle. Une connivence. C’était un bon début. Excellent, même.

Elle se pencha brusquement et, d’un coup sec, ouvrit en grand l’un des battants de la porte du garage, avant même qu’il n’ait le temps de proposer son aide. Il attendit qu’elle se soit redressée pour dire :

— Ça fait cinq, seulement.

Elle cligna des yeux.

— Comment ? fit-elle.

— Tu m’as dit que tu avais six frères… Mais tu n’en as mentionné que cinq.

— Phin a fait la guerre en Irak, et il en est revenu transformé. Il est devenu une autre personne… Il est parti s’installer dans le Sud, il y a quelques années, mais nous ne savons pas où il se trouve. Il ne donne jamais de nouvelles.

— C’est dur. C’est arrivé à beaucoup de mes camarades, là-bas. Je suis désolé.

— Merci. C’est mon frère jumeau, et j’ai grandi avec lui jusqu’à ce que j’entre à l’université et qu’il s’engage dans l’armée. Maintenant qu’il est loin, il me manque terriblement…

Elle se racla la gorge et changea de sujet :

— La visite guidée commence par le garage.

— Scarlett !

À ce cri, ils se retournèrent et virent la voisine, debout sur sa terrasse, qui leur adressait de grands gestes de la main.

— Tu as oublié de me présenter ton jeune visiteur ! dit-elle.

— Je ne voulais pas vous déranger, Mme Pepper.

La vieille dame lui décocha un regard sévère.

— Foutaises ! s’exclama-t-elle. Venez par ici, vous… Plus près !

Elle lui fit signe d’approcher et Marcus obéit, traversant la pelouse.

— Encore ! Mes pauvres yeux ne sont plus ce qu’ils étaient.

— Hum ! fit Scarlett, qui n’était pas dupe mais qui le suivit néanmoins.

Marcus leva la tête et découvrit une paire d’yeux perçants, respirant l’intelligence. Il se demanda si elle se souvenait de lui. Les yeux de la vieille dame pétillèrent de malice, lui fournissant sur-le-champ une réponse.

— Celui-ci, je l’aime bien, dit-elle à Scarlett. Il est bien mieux que l’autre. Il a une belle aura. Alors que l’autre…

Elle grimaça avant de déclarer, catégorique :

— Je suis bien contente que tu l’aies fichu dehors.

Marcus jeta un regard intrigué à Scarlett.

— L’autre ? murmura-t-il.

Les joues de Scarlett étaient cramoisies.

— Je ne voudrais pas paraître impolie, madame Pepper, mais nous sommes pressés, dit-elle. Je ne fais d’ailleurs que passer… Je suis venue promener Zat.

— Bien sûr. Mais fais attention, Scarlett… J’ai un mauvais pressentiment. Je sens que tu vas avoir des ennuis.

— Ne vous en faites pas, je serai très prudente.

— Vous ne m’avez pas dit votre nom, jeune homme, dit brusquement Mme Pepper.

— O’Bannion, madame. Marcus O’Bannion.

— J’ai été ravie de vous rencontrer. Revenez quand vous voulez.

— Oui, madame.

Il la gratifia d’un hochement de tête courtois puis suivit Scarlett dans son garage. Il jeta un coup d’œil autour de lui et s’extasia :

— Génial !

La moitié du garage était vide. Une tache d’huile noirâtre souillait le sol à l’endroit où elle garait habituellement sa petite Audi. L’autre moitié était remplie de planches et de tasseaux, d’outils en tout genre — scies électriques, défonceuses, tours à bois —, mais aussi de verre. Des morceaux de verre colorés, de toutes les teintes et de toutes les formes, étaient alignés sur des étagères. Un mobile, composé d’une dizaine de fragments fragiles aux couleurs de l’arc-en-ciel, pendait au plafond, bercé par le souffle que produisait un ventilateur.

— Tu devrais faire percer une fenêtre ici, suggéra-t-il. Le mobile brillerait encore plus.

— Il étincelle quand j’ouvre les portes du garage.

Elle ouvrit en souriant une deuxième porte.

— C’est toi qui les as soufflés, les morceaux de verre du mobile ? demanda Marcus.

— Oui, mais ceux-là, c’est du rebut, des morceaux bullés… Mais je les aime comme ils sont. Il m’arrive même de faire exprès de souffler du verre bullé.

— Moi aussi, ils me plaisent bien comme ça. Et tout ça ? dit-il en désignant les outils de menuiserie. C’est à toi ?

— Oui. J’en ai hérité de mon grand-père, en même temps que du tank… du Land Cruiser, quoi. J’étais la seule, dans la famille, à m’intéresser à la menuiserie. Ça m’aide à évacuer le stress après le travail.

Il prit sur l’établi un barreau de chaise élégamment tourné et demanda :

— Tu fais des meubles ?

— J’en ai fabriqué quelques-uns. J’en retape pas mal, aussi. Des fois, les gens jettent des meubles qui sont encore en bon état. Il suffit de leur redonner une seconde jeunesse. Un peu de ponçage, un pied ou une garniture à changer… Une couche de patine ou de vernis… Et ils sont comme neufs.

— Que fais-tu de ces meubles rénovés ?

— Je donne la plupart à des bonnes œuvres. J’en garde certains. Et j’en offre à mes amis…

Elle désigna un vieux bureau à cylindre qu’elle avait décapé et poncé, et dont les tiroirs venaient d’être teintés.

— Je vais l’offrir à Deacon et à Faith comme cadeau de mariage. Il aura de l’allure quand il sera fini.

— Faith va l’adorer, prédit Marcus.

Il connaissait la passion de sa sœur pour les antiquités. Elle avait passé les neuf derniers mois à dresser l’inventaire de celles que lui avait léguées sa grand-mère, puis à les vendre au bénéfice d’un fonds de soutien aux victimes du tueur qui avait ôté la vie à Mikhail et à plusieurs autres personnes.

— Elle l’aimera d’autant plus que tu as passé tout ce temps à le faire renaître, ajouta-t-il.

Scarlett haussa les épaules modestement, puis tira sur un cordon pour allumer une ampoule avant de refermer les deux battants de la porte du garage. Marcus était fasciné par ses mouvements gracieux. Après avoir fermé le second battant, elle se tourna vers Marcus, visiblement consciente de l’effet que ces gestes innocents mais suggestifs avaient produit sur lui.

— Nous ne sommes pas sur une scène de crime, dit-il en la dévorant des yeux.

Comme il l’avait déjà vue frissonner quand il parlait d’une voix plus grave, il baissa d’une octave pour ajouter :

— Et nous ne sommes pas en public. Nous sommes à l’abri des regards.

— C’est vrai, dit-elle d’une voix faible et rauque qui ne fit qu’accroître l’excitation de Marcus.

Il s’approcha d’elle, mais elle fit un pas de côté et dit :

— Allez, viens, il faut que je promène le chien.

Marcus relâcha bruyamment son souffle et la suivit dans la buanderie, refermant la porte derrière eux.

— Tu veux ma mort ? marmonna-t-il.

Mais il sourit en la voyant pouffer de rire.

— Un peu, peut-être, dit-elle. Mais tu sauras te défendre, j’en suis sûre.

Elle mit un genou à terre en entendant le pas saccadé d’un chien.

— Salut, toi ! s’écria-t-elle tandis qu’un bulldog à trois pattes s’approchait d’elle en claudiquant.

Elle mit ses mains autour des joues flasques de l’animal et lui gratta les oreilles du bout des pouces.

— Je t’ai bien eu, hein ? lui murmura-t-elle. Je ne suis pas entrée par la porte principale. Tu as mis un peu de temps à me trouver.

Le chien leva mollement la tête et émit, pour la forme, un vague grondement à l’intention de Marcus.

— Il ne vaut pas grand-chose comme chien de garde, dit-elle en riant. Mais ce n’est pas grave. Zat, je te présente Marcus. C’est un ami…

Elle regarda Marcus du coin de l’œil et lui dit :

— N’aie pas peur, il ne te mordra pas.

Marcus n’y avait pas songé, trop absorbé qu’il était par la contemplation du visage de Scarlett tandis qu’elle parlait à son chien. En vérité, l’animal l’aurait mordu qu’il ne s’en serait même pas rendu compte. Jamais il ne l’avait vue aussi douce et attentionnée. Il éprouva une pointe de jalousie à l’égard du bulldog, heureux bénéficiaire de ces attentions. Lentement, il se laissa glisser à côté d’elle, posa un genou sur la dalle. Leurs hanches se frôlèrent, et les joues de Scarlett se teintèrent du plus joli rose.

— Tu l’as adopté au refuge de Delores ? demanda-t-il.

— Oui. Mais pas la première fois que j’y suis allée, ni même la deuxième. Quand j’y suis retournée une troisième fois, il y était encore, le pauvre. J’avais espéré qu’une famille avec des enfants finirait par l’adopter, mais personne n’en voulait, visiblement… Alors, je me suis dévouée… Ces crétins n’ont pas compris que tu étais le chien le plus sympa de tout le refuge, hein, Zat ? Et, finalement, c’est moi qui ai eu la chance de te recueillir.

Marcus sentit sa gorge se serrer en songeant à tout ce qu’il avait en commun avec Scarlett, et il se demanda si elle s’en doutait elle-même. Elle réparait des meubles cassés. Le considérait-elle comme un être brisé ? Il espérait que non, même s’il savait que ce n’était pas faux.

— Pourquoi l’as-tu appelé Zat ? demanda-t-il en grattant, lui aussi, les oreilles du chien, pour le seul plaisir de frôler la main de Scarlett.

— C’est un diminutif de Zatôichi… C’est le titre d’une série. Zatôichi est un voyageur aveugle qui manie le sabre… Mes frères aiment beaucoup les films d’arts martiaux japonais. Surtout Phin… Je lui ai envoyé une photo de Zat quand je l’ai adopté, en espérant que ça lui rappellerait les bons moments que nous avons passés à nous gaver d’épisodes de la série. Mais il ne m’a donné aucune nouvelle.

— Quand l’as-tu envoyée ?

— Il y a un mois.

— Envoie-la une deuxième fois, suggéra-t-il. Il a peut-être envie de reprendre contact avec toi, mais il est possible qu’il en soit empêché. Il peut toujours dire qu’il n’a pas reçu le premier message. Ou les vingt premiers… Mais ne laisse pas tomber.

— Je ne laisserai pas tomber. Je ne l’abandonnerai jamais.

Elle le regarda dans les yeux et ajouta :

— Comme toi, avec Stone.

— Oui. Il… Il a besoin de moi.

— Pourquoi ?

Marcus hésita avant de répondre :

— Ça, je te le dirai un autre jour.

Il s’attendait à ce qu’elle le prenne mal, mais elle l’étonna, une fois de plus.

— Je vois, fit-elle. Libre à toi de garder certains secrets… Mais pas tous.

Elle se leva précipitamment et pénétra dans sa cuisine, décorée dans le style des années 1970.

— La rénovation de cette cuisine est prioritaire, dit-elle comme pour s’excuser. Mais la cuisinière et le micro-ondes marchent toujours, donc je peux encore faire à manger… en attendant de m’acheter le four dont je rêve.

— C’est-à-dire ? demanda-t-il, intrigué.

Elle ouvrit un tiroir et en sortit un catalogue.

— Ça, dit-elle.

Marcus ne put retenir un sifflement en découvrant la photo d’un imposant fourneau à six feux et deux fours.

— Mais c’est un monstre, dit-il. Tu fais souvent la cuisine ?

— Ma mère travaillait à plein temps, et mes six frères et moi, nous savons tous nous débrouiller… Mais moi, je sais vraiment cuisiner, ajouta-t-elle fièrement.

— J’ai le même four chez moi, dit-il. Il n’a jamais servi.

— Mais c’est un crime !

Scarlett rangea le catalogue et dit :

— À propos de crime, il faut que je sorte un peu Zat, que je te ramène à ton bureau et que je retourne faire mon boulot.

Non, pas déjà… Encore quelques minutes.

— Et ma plaie à la tête ? demanda-t-il. Tu ne devais pas la nettoyer ?

Elle tressaillit légèrement.

— Désolée, j’avais oublié. Je m’en occuperai dès que j’aurai promené le chien. Allez, Zat, viens, on va faire un tour.

Le regard de Marcus se posa sur les fesses de Scarlett lorsqu’elle se courba pour mettre sa laisse à Zat. Et il dut enfoncer ses mains tout au fond de ses poches pour se retenir de caresser ses courbes.

— Mets-toi à l’aise, dit-elle. Mais ne t’assieds que sur le canapé bleu ou dans le fauteuil à bascule, dans le salon… Tout le reste est en réparation.

Marcus la suivit jusqu’à la porte de derrière et la regarda attendre patiemment que le chien à trois pattes ait descendu l’escalier en claudiquant. Puis il la vit sortir son téléphone portable de sa poche tandis que Zat arrosait copieusement le jardin.

— Tu laisses s’échapper tout l’air conditionné ! cria-t-elle à Marcus. Ferme la porte ou tout le voisinage va en profiter. Il faut que je regarde mes mails. Je reviens tout de suite.

Il obtempéra, non sans regret. C’était peut-être un peu fleur bleue, mais il s’en fichait. Maintenant qu’il avait décidé d’aller de l’avant dans leur relation, il semblait incapable de se refréner. Il la désirait — et il la désirait tout de suite.

Mais Scarlett, quant à elle, paraissait vouloir y aller plus lentement. Il faudra que je suive son rythme, songea-t-il. Il n’était pas question qu’il la force à faire quoi que ce soit. Peu importe si son désir le torturait.

Il se dirigea vers le salon pour s’asseoir sur le canapé, mais s’immobilisa sur le seuil de la pièce. Elle ressemblait plus à un magasin de meubles qu’à un salon. Il y avait des bureaux et des tables de nuit, et même deux têtes de lit double appuyées contre l’un des murs. Des sièges de toutes les tailles, et de tous les styles, étaient empilés les uns sur les autres. Certains étaient visiblement très abîmés. D’autres étaient en cours de réparation. Et d’autres encore paraissaient en parfait état. Il y avait des fauteuils rembourrés, des sièges de bureau, des chaises de salle à manger et… trois fauteuils à bascule, identiques et flambant neufs.

Ils attirèrent son attention et il s’accroupit à côté de l’un d’eux, passa la main sur le bois verni, l’examinant sous toutes les coutures. Le travail de restauration était remarquable. C’était un meuble élégant, sans fioritures. Il aperçut une inscription gravée sur l’un des patins courbés : SAB.

Scarlett A. Bishop… C’est elle qui les a faits.

— Génial ! murmura-t-il, admiratif. Elle se débrouille vraiment bien.

— Merci, dit-elle derrière lui.

Il se retourna et la vit le surplombant, son téléphone portable dans une main et la laisse du chien enroulée dans l’autre. Elle avait ôté son gilet pare-balles et ne portait plus qu’un débardeur qui mettait en valeur ses formes harmonieuses.

— La lettre A, à quoi correspond-elle ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas apparu quand tu as vérifié sous quel nom le Land Cruiser était enregistré ?

— J’aurais pu le savoir, mais j’étais tellement soulagé d’apprendre qu’il t’appartenait que je n’ai pas poussé mes recherches plus loin.

Elle esquissa un sourire avant de répondre :

— Anne. « A » comme Anne.

— Un prénom typiquement catholique, dit-il.

Et il eut la surprise de voir son demi-sourire s’évanouir aussitôt et ses yeux se perdre dans le vide.

— Oui, les Bishop sont de bons catholiques, dit-elle avec aigreur.

Puis elle tourna les talons et disparut dans l’entrée, le laissant seul à se demander quelle gaffe il avait commise. Il avait à l’évidence touché une corde sensible.

Il entendit de l’eau couler et, trente secondes plus tard, elle réapparut avec une trousse de premiers secours.

— Assieds-toi sur le canapé, je vais m’occuper de ta plaie. Ensuite, il faut vraiment que je me mette sur la piste d’Annabelle. J’ai fait une recherche sur tous les lieux de culte dans un rayon de trois kilomètres autour de la maison des Anders, en partant du principe qu’Annabelle fréquentait un temple voisin. Il y en a plus d’une quarantaine. Et plusieurs centaines dans toute l’agglomération…

Marcus se garda bien de lui dire qu’il avait déjà chargé Gayle d’appeler tous les temples, pour leur demander s’ils comptaient parmi leurs paroissiens une certaine Annabelle. Jusque-là, Gayle n’avait rien trouvé. Mais il avait pensé à une autre piste, pendant le trajet en voiture. Tandis que Scarlett posait la boîte de secours sur une petite table au vernis écaillé, au bout du canapé bleu, il sortit son téléphone portable pour faire une recherche. Il remarqua au passage que le contenu de la trousse de secours de Scarlett n’avait rien à envier au matériel dont disposaient la plupart des urgentistes.

— Tu te prépares pour la fin du monde ? demanda-t-il.

— Quelque chose dans ce goût-là, répondit-elle en enfilant une paire de gants en latex. Je suis la baby-sitter préférée de mes nièces et neveux. Ils se font parfois mal en jouant, et j’ai une formation de secouriste. Quand je suis avec eux, je soigne tous leurs bobos… Tu n’es pas allergique au latex ?

— Non, mon corps le tolère très bien, notamment ses parties érectiles, plaisanta-t-il en levant les sourcils d’un air suggestif, ce qui la fit rire.

Scarlett s’aperçut qu’il avait sorti son téléphone et lui demanda :

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je pensais à Annabelle et à Tabby… Je me demandais comment Tabby faisait pour la contacter.

— Elles fréquentaient le même temple, et Tabby a dû se servir du téléphone qu’elle essayait d’attraper quand tu l’as trouvée sous le lit.

— C’est possible. Probable, même. Mais si c’était encore plus simple que ça ?

Elle s’assit sur l’accoudoir du canapé, à quelques centimètres de lui.

— Où veux-tu en venir ? demanda-t-elle.

Il s’efforça de se clarifier les idées, troublé par la proximité du corps de Scarlett.

— Les gens qui ont enlevé les Anders n’ont apparemment pas fouillé la maison pour chercher Tabby… Ils ne savaient pas qu’elle était là, sinon ils n’auraient jamais laissé un tel témoin derrière eux… Ce qui signifie que Chip cachait soigneusement la présence de sa tante. Tu crois qu’il l’aurait laissée sortir pour aller au temple ?

Scarlett se mordit la lèvre et Marcus ravala un petit grognement.

— Non, tu as raison, fit-elle. Vince Tanaka a demandé à notre expert en informatique de se renseigner sur Tabby. J’ai lu son mail en promenant Zat. Le domicile de Tabitha Anders est censé se trouver dans la banlieue de Boston, mais c’est visiblement une adresse bidon. Chip la cachait, en effet, mais pour quelle raison ? Et, si ce n’est pas au temple qu’elle a rencontré Annabelle, où est-ce que…

— « Temple », c’est peut-être le nom de famille d’Annabelle, l’interrompit Marcus.

Il entra le nom « Annabelle Temple », suivi du code postal des Anders, dans le moteur de recherche. Quinze secondes plus tard, une occurrence s’afficha.

— Annabelle Temple vit à trois pâtés de maisons de chez Anders, et c’est une joueuse de golf inscrite au country club…

Marcus tourna son téléphone pour que Scarlett puisse lire l’article et la photo qui l’illustrait.

— Elle a remporté le tournoi des séniors, l’année dernière.

Scarlett se pencha sur le petit écran, frôlant Marcus. Mais, absorbée dans la lecture de l’article sur Annabelle Temple, elle ne parut pas se rendre compte de l’effet qu’elle lui faisait.

— Elle a gagné le tournoi malgré des troubles épileptiques qui l’empêchent de conduire une voiture. Elle va au terrain de golf avec une voiturette, en empruntant la piste cyclable…

Scarlett enleva ses gants et chercha une carte du quartier d’Anders sur son propre téléphone portable.

— La piste traverse les bois près de la maison d’Anders, dit-elle. Tu avais raison. C’est moi qui me suis laissé induire en erreur.

— Ce n’était qu’une supposition, Scarlett.

— Oui, mais elle était excellente. Je vais transmettre ce nom à Isenberg. Elle enverra une employée du service d’aide à l’enfance chercher le bébé, et un collègue pour ramener Annabelle Temple au CPD, pour qu’on recueille son témoignage… Bien raisonné, Marcus. Merci.

Ce compliment réchauffa le cœur de Marcus. Sa tension physique s’atténua lorsqu’elle recula pour passer son appel et il lâcha un profond soupir, sachant qu’il venait de laisser passer l’occasion de la prendre dans ses bras.