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UN VIEIL HABIT

 

À COQUELIN CADET

 

Qui a joué ce poème partout et ailleurs.

 

 

Ô vieil habit, relique orde de temps anciens,

Quel Nestor des marchands d’habits sait d'où tu viens ?

Quel centenaire nous contera les années

Que tu passas parmi les hardes surannées

D’une arrière-boutique, où de fades parfums

S’entassent dans les plis des vêtements défunts ?

Et quel Homère enfin, dénombreur de batailles,

Dira les abdomens, les dos, les reins, les tailles

Qui luttèrent avec ta laine, et les assauts

Que tu subis, depuis les baisers roux et chauds

Du soleil qui mûrit le drap, jusqu’à l’averse

Aiguisée en aiguille insensible qui perce ?

Qui sait les froids grêlons et les rayons ardents

Dont sur ton cuir tanné s’ébréchèrent les dents ?

Qui sait le nom des vents dont la farouche horde

Pour se suicider s’est pendue à ta corde ?

Ô vieil habit, relique orde des temps anciens,

Te rappellerais-tu toi-même d’où tu viens ?

 

À coup sûr, ce n’est pas de cette maison neuve

Qui vend pour vingt-neuf francs des complets à l’épreuve,

Qui par les voix de la réclame a convoqué

La basse gomme, et qui NEST PAS au coin du quai.

Non, non, vieil habit, toi dont la coupe est austère,

Tu n’eus pas pour berceau ce banal phalanstère

Qui fait sur l’acheteur planer comme un condor

Dans une écharpe rouge un grand calicot d’or.

Non, tu viens du bon temps où le tailleur sincère,

Tirant le fil, soignant le nœud sage qui serre,

Ignorant la machine à coudre et les tramés

Laine et coton, faisait des pantalons aimés,

Et lui-même cousait jusqu’aux ourlets futiles,

Et repliait sous lui ses jambes inutiles.

 

Ah ! je voudrais les voir nos habits nouveaux-nés,

Faits sur mesure en vingt-quatre heures, façonnés

Sans âme, comme on fait la cuisine à prix fixe,

Eux dont l’étoffe est brève et l’affiche prolixe,

Oui, je voudrais les voir souffrir ainsi que toi,

Vivre en plein air au dos d’un vagabond sans toit,

Avoir des entretiens avec la belle étoile,

Des souffles de l’hiver s’enfler comme une voile,

Se soûler de printemps mouillé, d’été cuisant,

Je voudrais les y voir, nos habits d’à présent,

Les voir durer le temps qu’on a mis à les faire,

Et se fondre, noyés dans ce bain d’atmosphère !

Car vous ne supportez ni le froid, ni le chaud,

Ô Belle Jardinière, ô Pont-Neuf, ô Godchau !

 

Mais toi, sublime habit, toi, malgré tes reprises,

Tes lambeaux reliés par des ficelles grises,

Tes pans déchiquetés en scie, et tes revers

Où des taches sans nom font des ordres divers,

Malgré ton bras qui, pris de spleen, bâille à l’aisselle,

Malgré ta couleur vague aux tons d’eau de vaisselle,

Malgré tout, tu sais vivre encore, et tu tiens bon,

Aïeul de vêtement, tissu chauve et barbon,

Cuit dans des Saharas, gelé dans des Islandes,

Vétéran, éternel honneur des houppelandes !

Cambronne des habits, en face du trépas,

Tu lui diras : Je meurs, mais je ne me rends pas !

Et je t’ai salué, triste mais toujours digne,

Sur le dos incliné d’un pécheur à la ligne.