CHAPITRE XXI

Gal de Fask pénétra d'un pas pressé dans la salle du conseil où les membres de l'Ordre de Vork étaient réunis. Sans préambule, il annonça :

-Mes frères, la situation est très inquiétante. A l'aube, j'ai reçu un message de notre vénéré Maître où il indiquait qu'il abandonnait sa charge et avait nommé un nouveau grand Maître dont il n'a même pas donné le nom.

Un murmure de surprise accueillit cette nouvelle.

-Il y a encore pire, poursuivit Gai. Le nouveau nommé n'a qu'un but, dissoudre l'Ordre selon les consignes données par Xer de Sark.

Cette fois, de véritables exclamations indignées fusèrent autour de la table. Le grand Maître attendit que le silence revienne pour poursuivre :

-Pour prendre cette décision, il est certain que l'esprit de notre vénéré grand Maître a été abusé. Seul le démon a assez de puissance pour s'imposer ainsi au plus saint d'entre nous.

Cette explication obtint une approbation immédiate de tous les participants.

-Nous devons donc nous organiser avant que l'imposteur soutenu par Satan arrive à Vork.

Ter de Rak objecta :

-Cette hérésie dont nous triompherons certainement va toutefois affaiblir l'Ordre. Il est alors à craindre que le roi, qui compte encore de nombreux partisans dans le peuple que nous n'avons guère ménagé ces temps derniers, puisse espérer reconquérir un pouvoir qui lui a totalement échappé au fil des années.

-Votre remarque, messire de Rak, est fort pertinente. Aussi devons-nous agir les premiers. Dès ce jour, nous allons regrouper en secret nos forces. Ayant toute autorité au château, je placerai des sentinelles dévouées à notre cause aux portes de celui-ci et demain à l'aube, nous nous rendrons maîtres de la place, arrêterons les chevaliers fidèles au roi et nous nous assurerons de la personne du souverain et de sa fille. Ensuite, nous les forcerons à abdiquer !

Personne dans l'assistance n'osa poser la question qui les tracassait. Gal de Fask ne les laissa pas longtemps dans l'incertitude.

-Compte tenu de l'urgence de la situation, je prendrai la couronne. Réunissant en une seule main le pouvoir spirituel et temporel, je serai à même d'écraser l'hérésie !

Fort de l'approbation unanime du Conseil, le grand Maître commença à distribuer des consignes précises.

Le soleil déclinait à l'horizon lorsque Mark et Ray franchirent les derniers le pont-levis de la commanderie. Cavaliers, hommes d'armes et chariots s'étiraient sur la route en lacets, gagnant la plaine en une aimable pagaille.

Comme prévu, la tour des Kruss s'était effondrée et l'incendie se communiquait lentement au bâtiment principal maintenant désert.

-Gagnons Siniac au galop, dit Mark, j'aimerais y arriver avant que cette cohorte hétéroclite avertisse le grand Maître local.

Grâce à leurs excellentes montures, ils atteignirent les portes de Siniac à la nuit tombée. Sans ménagement, Ray heurta du poing la lourde porte barrant l'accès à la ville.

Une sentinelle parut enfin, escortée d'un gardien de l'Ordre qui s'enquit d'une voix désagréable de ce tintamarre.

-Je veux voir immédiatement le grand Maître de Siniac et le gouverneur, clama Mark.

Un rire narquois lui répondit :

-Tais-toi, vermine ! Avant d'approcher le gouverneur, il faut l'autorisation de l'Ordre. Attends demain et je déciderai si ta requête mérite d'être transmise à mon supérieur !

Mark rejeta alors la grande cape qui le couvrait et découvrit la tunique cerclée de rouge avec les triangles d'or.

Le malheureux gardien devint livide de frayeur et tomba à genoux, n'arrivant plus à articuler un mot.

-Ouvre, répéta sèchement Mark, et conduis-moi à la commanderie.

Une heure plus tard, il pénétra dans la salle où les templiers étaient réunis. Froidement il répéta les consignes de dissolution de l'Ordre.

Le grand Maître de Siniac, un colosse au visage rubicond, qui n'avait rien d'ascétique, hurla :

-Je refuse d'obéir à cet ordre démoniaque. Depuis longtemps, il était prévu que le successeur du grand Maître serait Gal de Fask et non un inconnu qui a su abuser un vieillard.

Les chevaliers opinèrent aussitôt. S'il ne voulait pas avoir une rébellion à mater, Mark devait agir rapidement. Il leva le sceptre du grand Maître en articulant :

-Lors de votre intronisation, vous avez prononcé : je jure d'obéir à l'Ordre, à ses règles, à mes supérieurs. Si je manque un jour à mon serment, que la main du Maître s'abattre sur moi.

En un geste théâtral, Mark abaissa le sceptre visant le visage congestionné. Un éclair jaillit et le grand Maître s'écroula aussitôt, renversant son fauteuil.

Tous les chevaliers restèrent immobiles, pétrifiés par ce dénouement brutal, puis avec un bel ensemble tombèrent à genoux.

-Obéissez, lança Mark et que le silence tombe à jamais sur notre Temple !

Certain maintenant que ses ordres seraient exécutés, il s'enveloppa dans sa cape et gagna le château du gouverneur. Là il eut beaucoup moins de mal à se faire ouvrir la porte. En effet, le garde en faction n'était autre que Ruf. Ce dernier s'inclina aussitôt.

-Seigneur, que je suis heureux de vous revoir !

Il conduisit aussitôt les Terriens dans les appartements du gouverneur de Chask. Le terme était un peu pompeux pour désigner une vaste pièce sommairement meublée. Kent était installé à une table, fort mélancolique, contemplant, sans envie de l'entamer, une volaille étique.

En reconnaissant Mark, il sursauta et un large sourire éclaira son visage amaigri.

-Ami, je suis enchanté de vous recevoir !

Se tournant vers le garde, il demanda :

-Dis à Dana de nous servir un pichet de vin et ordonne au cuisinier de nous apporter des victuailles. J'espère, chevalier, que vous me ferez l'honneur de partager mon souper que je m'apprêtais à prendre, comme chaque soir, en solitaire.

-Très volontiers, mon cher Kent, car depuis la nuit dernière, j'ai été fort occupé et je n'ai même pas pris le temps de déjeuner.

Dana, le visage rayonnant de joie, apporta deux gobelets et versa le vin.

Quand l'agitation se fut un peu calmée, Kent demanda :

-Je meurs de curiosité, cher Mark. Je me morfondais comme à l'accoutumée dans ce sinistre castel lorsqu'une nouvelle me parvint. Vous aviez été arrêté par l'Ordre et vendu comme esclave. C'est Magda, la servante de votre hôtel, qui est venue me l'annoncer. Lorsqu'elle est arrivée ici, la pauvre fille était à demi-morte d'épuisement. Elle avait marché depuis Vork, jour et nuit, pratiquement sans prendre de repos.

-La malheureuse! sourit Mark. Je reconnais bien là son dévouement.

-Sachant que vous aviez été acheté par cette brute de Kasi, j'allais immédiatement me mettre en route pour vous racheter si cela était possible, sinon pour défier Kasi et au besoin le trucider. Peu avant mon départ, un curieux couple est arrivé, se réclamant de la protection de Will de Klark. La chose me parut curieuse, car nous n'entretenions aucune relation. Heureusement, je me suis souvenu que Will vous avait prêté son armure lors du dernier tournoi et j'ai aussitôt désiré leur parler. Lorsque nous fûmes seuls, Ruf me raconta une histoire extraordinaire. Votre écuyer semble l'avoir beaucoup impressionné. Je le savais un rude gaillard, mais je n'ai pas encore compris comment il avait pu se débarrasser de ses chaînes et mettre à mal autant de gardiens. J'ai engagé Ruf comme garde et sa femme est chambrière au castel. Quoi qu'il en soit, je vous savais libre et je pensais que vous aviez regagné votre lointain pays. Je constate avec plaisir qu'il n'en est rien. Toutefois, il faudra vous méfier car je sais que le grand Maître a donné ordre de signaler votre présence. J'espère que vous avez eu la prudence de ne pas donner votre nom en arrivant ici. Mes pouvoirs sont très théoriques et je ne pourrais guère vous protéger contre l'Ordre.

Mark acheva de ronger la cuisse de sa volaille avant de répondre :

-Depuis mon évasion mouvementée du domaine du seigneur Kasi, il m'est arrivé de curieuses aventures. Malheureusement, je ne puis tout dire, même à un ami très cher. J'ai rencontré Xer de Sark et après une intéressante discussion, il m'a nommé grand Maître de l'Ordre.

Mark écarta les pans de sa cape et montra les insignes de sa tunique.

Kent se leva brusquement, le visage crispé et porta la main à la garde de son épée. Mark le tranquillisa aussitôt et lui expliqua son rôle de liquidateur de l'Ordre.

-Si je suis venu vous trouver, ami, c'est que je vais avoir besoin de votre bras. Gal de Fask n'admettra pas facilement sa défaite et tentera tout pour garder le pouvoir. A mon sens, votre roi et la princesse Narda sont en danger et je compte sur vous pour les aider.

Kent retomba sur son siège et soupira.

-Vous savez que mon aide vous est tout acquise.

-C'est bien pourquoi je suis venu. Nous devrons nous mettre en route demain à l'aube. Rassemblez tous les hommes d'armes dont vous pourrez disposer, même si vous devez laisser cette minable citadelle sans défense ! L'Ordre de Siniac est dissous et vous devez pouvoir récupérer les gardes désormais sans emploi.

Le chevalier de Chask se leva vivement, le visage rayonnant de joie.

-Tout sera prêt demain ! affirmat-il. Désirez-vous autre chose ?

-Un lit serait le bienvenu, car cela fait fort longtemps que je n'ai pas dormi !

-Dana va vous indiquer votre chambre, dit Kent en agitant une sonnette.

La jeune femme conduisit le Terrien à travers un dédale de couloirs et lui ouvrit une porte.

-J'espère que vous serez satisfait, seigneur, dit-elle avec une gracieuse révérence. Votre écuyer couchera dans la chambre voisine.

Mark pénétra dans la pièce faiblement éclairée par une chandelle déposée sur une table. Il commença à se dévêtir puis se laissa tomber sur le lit.

Ce n'est qu'à cet instant qu'il aperçut la tête qui émergeait des draps.

-Magda, s'exclamat-il, comment es-tu arrivée ici?

-Le seigneur de Chask m'a conservée parmi le personnel du château. Dana, avec qui je parlais souvent de vous, m'a avertie de votre retour et je me suis glissée dans votre chambre. Désirez-vous que je me retire ?

Mark éclata de rire, sentant sa fatigue se dissiper.

-Ton dévouement mérite une récompense ! s'écria-t-il en l'embrassant.

Rapidement les dernières pièces de ses vêtements s'envolèrent. Ils roulèrent sur le lit et un grand nuage rose les submergea.

Dans la pièce voisine, Ray sentit une série d'ondes envahir ses circuits et malgré les consignes de ses constructeurs, il arrêta les enregistrements.