CHAPITRE XIX
Mark marchait nerveusement de long en large dans l'étroit poste de pilotage guère prévu pour servir d'exutoire physique. Trois jours entiers s'étaient écoulés sans que le général Khov se fût manifesté.
-Calmez-vous, mon jeune ami, dit doucement Csis en galactique.
Le Zwor était détendu et son teint ardoisé paraissait presque mauve. Les quelques heures passées au bloc médical lui avaient redonné une nouvelle jeunesse. Il avait ensuite été soumis à l'inducteur psychique et son esprit avait absorbé sans difficulté le langage des Terriens.
-Je comprends votre impatience, mais songez à ce que je peux ressentir après vingt-cinq ans de captivité ! J'espère que votre gouvernement comprendra le problème et vous autorisera à agir.
Le visage crispé, Mark rétorqua :-Quelle que soit la décision de mes chefs, je ne laisserai pas les Kruss envahir Tor comme ils l'ont fait de votre planète, même si pour cela je dois écraser mon aviso sur cette tour de malheur !
L'appel strident du vidéophone l'interrompit brutalement. Une seconde plus tard, le visage sévère du général Khov paraissait sur l'écran.
-Stones, voici vos instructions ! Le grand conseil de l'Union Terrienne s'est réuni, après avoir recueilli l'avis de tous les spécialistes. Il apparaît nettement, de votre rapport, que les Kruss, envahisseurs venus de l'espace, font courir un grave péril à la population de Tor. En raison de l'urgence de la situation, vous interviendrez seul. Toutefois, à la demande des partisans de la non-immixtion, vous agirez avec la plus grande discrétion. Les habitants de ce monde devront toujours ignorer le péril qui les a menacés et l'origine extra-planétaire de leur sauvetage. Ils ne sont pas encore assez évolués pour apprendre qu'il existe d'autres civilisations dans l'univers. Toujours avec la même obligation de réserve, vous êtes autorisé à éliminer les « minks » et les « yors », éléments étrangers à cette planète. J'ai répondu de votre conduite, j'espère ne pas être déçu !
Un large sourire illumina le visage de Mark.
Merci, mon général. Je vous promets que vos ordres seront ponctuellement exécutés.
-Encore un détail! Votre mission terminée, vous ramènerez à la base votre ami Zwor. Nos savants seront enchantés de faire sa connaissance et ne désespèrent pas d'arriver à lui donner une descendance par recombinaison génétique à partir de ses propres cellules. Enfin une mission d'exploration sera envoyée sur Zwor pour étudier ces Kruss et éventuellement récupérer des Zwors survivants, s'il en reste! Allez, j'attends avec impatience votre prochain rapport, même s'il me parvient de nuit !
Dès l'appareil éteint, Ray tendit un verre à son ami.
-Tu l'as bien mérité, ironisa-t-il. C'est la première fois qu'on entend le général faire preuve d'un soupçon d'humour.
Csis se manifesta alors. Ses joues étaient sillonnées de grosses larmes.
-Merci, mon Dieu, sanglota-t-il. Toutes mes lâchetés n'auront pas été vaines. Peut-être, grâce à vous, la race des Zwors ne s'éteindra-t-elle pas avec moi !
Après s'être essuyé le visage, il reprit :
-Comment envisagez-vous votre tâche? N'oubliez pas que le temps travaille contre nous.
-Pendant notre inaction forcée, j'ai réfléchi au problème. Il faut non seulement détruire les Kruss, mais également effacer la conséquence de leur venue en supprimant cet Ordre qui subjugue la population et a réintroduit l'esclavage. Pour cela, votre aide m'est indispensable car vous êtes le seul à avoir communiqué avec le grand Maître.
-Naturellement, ma collaboration vous est acquise. Cela sera pour moi d'un grand réconfort de pouvoir un peu contribuer à réparer le mal que j'ai causé.
En silence, trois ombres se posèrent sur le toit-terrasse de la Commanderie. La nuit était tombée depuis plusieurs heures lorsque le module avait déposé les trois visiteurs à flanc de montagne. Grâce aux réacteurs dorsaux, quelques minutes de vol avaient suffi pour atteindre la terrasse. Csis, conseillé par Ray, s'était rapidement accoutumé au maniement des instruments terriens. Le Zwor désigna une fenêtre située au 1er étage, encore éclairée malgré l'heure tardive.
-Ce sont les appartements du grand Maître. Ils jouxtent la tour des Kruss et il existe une porte de communication par laquelle nous lui rendions régulièrement visite.
-Comment n'a-t-il jamais eu la curiosité de regarder ce qui se passait derrière vous lorsque vous pénétriez ?
-C'était impossible. Il y a en réalité un vaste sas fermé du côté tour par une porte blindée et du côté commanderie par un mur de pierre coulissant, dont nous connaissions seuls le secret.
Mark ordonna alors :
-Ray, regarde si des sentinelles sont postées dans la cour.
-Il y en a seulement deux, juste sous la fenêtre qui nous intéresse.
-Endors-les par projectiles anesthésiants !
Sans bruit, l'androïde se laissa glisser le long du mur et leva le bras armé d'une sorte de pistolet à canon court. Les deux imperceptibles sifflements ne troublèrent guère le silence de la nuit. Aussitôt après, Ray émit :
-La voix est libre, ils dorment comme des bienheureux !
Mark prit son élan et gagna d'un bond le rebord de la fenêtre. Le grand Maître leur tournait le dos, assis à une table couverte de parchemins.
Silencieusement, les trois compagnons pénétrèrent dans la pièce. Si Mark et Ray avaient revêtu un costume local dont le manteau dissimulait les réacteurs dorsaux, Csis avait conservé la tenue qu'il avait toujours portée.
Le Zwor avança d'un pas décidé. Le grand Maître sursauta en l'apercevant, se leva précipitamment pour aussitôt tomber à genoux.
Xer de Sark était grand, très maigre, avec un visage pâle d'ascète. Ses yeux très noirs, surmontés d'épais sourcils blancs, luisaient étrangement.
-Seigneur, dit-il en se prosternant devant Csis, je n'attendais pas votre visite si précocement. J'ai oeuvré de toutes mes modestes forces pour que tout soit terminé dans un mois comme vous l'aviez souhaité.
-Relève-toi ! ordonna Csis. Maintenant le moment est venu de t'apprendre une atroce vérité.
Le Zwor inspira profondément, puis dit très rapidement :
-Depuis vingt-cinq ans maintenant, je t'ai menti! Je ne suis ni Dieu ni son envoyé mais un simple humain comme toi avec seulement une pigmentation de peau un peu différente, car je viens d'une contrée très lointaine !
Le grand Maître, toujours agenouillé, secoua lentement la tête.
-Vous me soumettez à l'épreuve du doute, Seigneur, mais je ne succomberai pas car ma foi est plus solide que le roc de ces montagnes. De plus, vous nous avez donné trop de preuves de votre toute-puissance pour que mon âme hésite un seul instant !
Irrité, Csis frappa du pied les dalles de pierre.
-Les belles preuves ! ironisa-t-il. Des épées un peu trafiquées, le moyen de communiquer à distance avec les autres temples et un sceptre pour affirmer ta puissance ! Cela n'est pas magique, mais seulement le résultat d'une technologie plus perfectionnée que celle que tu connais.
Se tournant vers Mark et Ray, il ajouta :
-Regarde ces deux hommes. Qui crois-tu qu'ils sont?
-Un chevalier de notre pays et son écuyer !
-Erreur ! Ils en ont seulement l'apparence. Ce sont des hommes qui viennent d'un pays encore plus lointain que le mien. Seulement leur science est très évoluée.
Saisissant un lourd chandelier, Csis le souleva et l'abattit sur la tête de Mark qui avait augmenté la puissance de son écran. Le fer forgé rebondit à quarante centimètres et tomba sur le dallage.
Ray étendit le doigt et le rayon laser sectionna une à une les cinq branches. Eberlué, le grand Maître contempla les débris avant de lancer un regard implorant sur Csis.
-Si vous n'êtes qu'un homme, pourquoi m'avoir menti si longtemps ?
-Parce que j'y étais contraint par les deux créatures au casque brillant qui m'escortaient sans cesse. J'étais leur prisonnier et promis à une mort atroce si je leur désobéissais! Ce sont ces deux hommes qui m'ont délivré pour qu'enfin je puisse clamer la vérité !
Xer de Sark se redressa lentement. Les affirmations du Zwor pénétraient progressivement dans son esprit.
-Quel but poursuiviez-vous donc ?
-D'abord piller vos richesses-puis préparer le plus atroce des esclavages. Tu vas voir ce à quoi mes geôliers vous destinaient !
Csis se dirigea vers l'extrémité de la pièce et fit pivoter une rosace de pierre. Aussitôt un pan de mur glissa, découvrant une vaste enceinte. Une lampe d'assez faible puissance, suspendue au plafond, éclaira la pièce tandis que la muraille reprenait sa place.
Tremblant, le grand Maître suivit Csis qui s'était approché de la porte blindée qui barrait l'accès à la tour. Le Zwor appuya sur un bouton en hurlant :
-Voilà le sort réservé à tes compatriotes, Xer de Sark!
Aussitôt apparut l'intense activité des insectes, dans l'affreux éclairage rougeâtre. Les hommes restèrent à contempler quelques instants le spectacle fascinant par son excès d'horreur !
Mark recouvra le premier ses esprits car cette fois les Kruss les plus proches, sentant instinctivement un danger, agitaient leurs pinces et se rapprochaient.
-Ray, les grenades, émit-il en sortant de dessous sa tunique son pistolaser.
Un éclair rougeâtre jaillit de l'arme, sectionnant par son milieu la monstrueuse reine. Aussitôt un liquide verdâtre s'échappa à flot des blessures et ruissela sur la pierre.
Ce fut le signal d'une intense agitation. Au même instant, Ray avait lancé avec précision et rapidité des grenades incendiaires devant toutes les issues qu'il avait auparavant soigneusement repérées grâce aux indications de Csis.
Aussitôt l'enfer se déchaîna ! Dix foyers d'incendie s'élevèrent en même temps, encerclant les Kruss. Ces derniers voulurent se lancer sur le groupe des humains mais Mark, le doigt crispé sur ta détente de son arme, balayait sans cesse tout ce qui se présentait devant lui.
Malgré les pertes énormes, inlassablement les
Kruss poursuivaient leur attaque et une sueur glacée couvrit le front de Mark, car il voyait le moment où il allait être débordé. A cet instant, il comprit ce qu'avaient pu ressentir les soldats Zwors qui avaient eu à lutter contre une invasion de ce type. Un véritable mur de cadavres s'élevait devant lui mais les Kruss obstinés attaquaient toujours, escaladant les victimes ou tentant de les contourner, dans un bruit affreux de carapaces s'entrechoquant et de claquement de pinces.
Heureusement Ray lâcha une grenade à moins d'un mètre de Mark. Aussitôt un rempart de feu s'interposa entre les humains et les insectes.
Prestement Mark augmenta l'intensité de son écran protecteur pour ne pas être atteint par les flammes. Les plus jeunes Kruss tentèrent de s'envoler pour gagner l'étroite cheminée au sommet du dôme, mais la chaleur intense dégagée par les grenades calcina leurs ailes et ils retombèrent sur le sol agitant en vain leurs terribles pinces.
Avec son calme habituel, Ray dégoupilla encore une dizaine de grenades, puis après s'être assuré qu'aucun Kruss ne pouvait s'échapper, il fit signe aux humains de reculer et referma la porte métallique.
Deux minutes plus tard, ils avaient regagné le bureau du grand Maître. Ce dernier s'affala dans un fauteuil, secoué par un intense tremblement. Son teint ordinairement pâle était devenu livide et des rigoles de sueur coulaient sur ses joues.
-L'enfer, l'enfer, répéta-t-il.
Csis posa la main sur l'épaule du grand Maître. Doucement, avec des mots très simples, il entreprit de lui expliquer les malheurs des Zwors puis l'arrivée des Kruss sur Tor.
-Par ma faute, conclut-il, vous avez favorisé leur développement, mais de toute façon, même sans nous, ils seraient parvenus à leurs fins. Grâce à nos amis étrangers, le cauchemar est terminé et votre peuple sauvé! Dans quelques heures, sous l'effet de la chaleur, la Tour s'écroulera, ensevelissant les dernières traces des Kruss !
Mark murmura alors à l'oreille du Zwor :
-L'aube ne devrait pas tarder à apparaître. Il serait souhaitable que vous disparaissiez à votre tour, pour ne pas intriguer les autochtones. Montez maintenant sur la terrasse avec Ray qui appellera le module. Il est programmé pour regagner automatiquement l'aviso. Nous vous rejoindrons quand nous aurons achevé notre besogne. Cela ne devrait prendre que quelques jours. J'espère que vous ne vous ennuierez pas trop.
Csis secoua la tête en souriant :
-J'ai tellement de choses à apprendre sur votre civilisation que le temps me paraîtra bien court ! Bonne chance !
Le grand Maître était trop abasourdi pour s'étonner de l'envol des deux hommes par la fenêtre.