CHAPITRE XVII

-Voilà, dit Mark en éteignant un dernier écran, je pense vous avoir donné un aperçu détaillé de l'Union Terrienne, de ses populations et de notre civilisation, avec ses bons côtés et aussi ses défauts.

-Je vous en remercie et ce que vous m'avez fait découvrir emplit mon vieux coeur d'allégresse. Ces deux dernières heures effacent trente ans d'horreur, de souffrance, de lâcheté et finalement prouvent que je n'ai peut-être pas eu tort de vouloir survivre même au prix de toutes les compromissions.

Ray tendit un gobelet empli de liquide rose en disant :

-Vous pouvez boire sans crainte. Pendant que vous écoutiez les explications de Mark, j'ai soumis votre organisme à un certain nombre de vérifications. Votre constitution biologique est très voisine de celle des Terriens. Toutefois, j'ai décelé certaines carences dues probablement à un emprisonnement prolongé et à l'utilisation exclusive de nourriture synthétique. Il vous faudra vous rendre au bloc médical pour un examen plus détaillé.

L'humanoïde but une gorgée, eut un claquement de langue approbateur puis son verre vidé, répondit :

-Nous ferons ces tests un peu plus tard, si vous le voulez bien. Il ne serait pas charitable de laisser votre ami se morfondre de curiosité. Je m'appelle Csis et je suis malheureusement le denier des Zwors. Ma planète d'origine gravite autour d'un soleil situé à deux années-lumière d'ici.

Rapidement, Ray pianota les données sur l'ordinateur du bord et lut à haute voix les résultats.

-Etoile de magnitude F. répertoriée sous le N° BX 3982 de l'annuaire galactique. Trois planètes gravitent autour. Seule la moyenne est située dans les zones tempérées mais l'importance des émissions ultra-violettes du soleil rend peu probable l'existence de vie organique! Sera explorée ultérieurement !

Un triste sourire étira les lèvres de l'humanoïde.

-Les observations sont exactes mais les déductions erronées. Zwor, ma planète, possède une importante couche d'ozone qui atténue notablement les effets des U.V. De plus, notre pigmentation cutanée nous protège.

D'un rapide regard, Mark s'assura que les enregistreurs fonctionnaient correctement, puis il fit signe à l'humanoïde de continuer.

-D'après nos spécialistes, il semble que la vie animale soit apparue il y a 8000 ans. D'abord des êtres monocellulaires puis de plus en plus compliqués. L'évolution a été très voisine de celle de votre planète et les premiers documents découverts remontent à 3500 ans. Notre civilisation progressa régulièrement pour atteindre un stade voisin de votre XXe ou XXIe siècle. Nous avions découvert l'énergie atomique et commencions à explorer l'espace voisin sans cependant, comme vous, utiliser l'anti-gravité et les vitesses supra-luminiques.

« Notre organisation politique s'était rapidement constituée en une fédération unique de républiques relativement autonomes qui avait assuré notre développement sans heurts aussi graves que dans votre histoire. Notre drame a commencé deux siècles auparavant par la sécession d'une importante république de notre hémisphère sud. Inévitablement un conflit a éclaté. Il fut violent, meurtrier et très destructeur car utilisant des projectiles thermonucléaires. Enfin la paix revint et la vie continua sans changement notable. Toutefois, de vastes zones furent interdites car beaucoup trop radioactives. Elles furent abandonnées et malheureusement non surveillées !

Ray, prévenant, tendit un autre gobelet à Csis tandis que Mark, pour calmer sa curiosité, se servait un verre de « Stern », boisson d'origine vénusienne assez alcoolisée.

-Cela fait maintenant juste quatre-vingts ans que les Kruss se manifestèrent sous leur forme actuelle. Un jour ils attaquèrent une petite ville construite en bordure d'une vaste zone interdite. La surprise fut totale et ils capturèrent toute la population. Toutefois, avant de succomber, la police locale avait pu prévenir la capitale fédérale. Lorsque les renforts arrivèrent, les Kruss avaient disparu, ne laissant que quelques cadavres des leurs, abattus par les policiers.

Des patrouilles munies d'équipements antiradiations tentèrent d'explorer la zone radioactive où commençait à repousser une certaine végétation mais elles durent rapidement rebrousser chemin car elles furent attaquées par des « minks », ces curieuses raies volantes, ou s'empêtrèrent dans les « yors », les lianes carnivores.

« Toutefois, avec les divers éléments recueillis, tous nos savants se mirent au travail et durent rapidement se rendre à l'évidence. L'intense radioactivité, associée à l'action des rayons ultra-violets, avait engendré d'affreuses mutations parmi la faune de notre planète. Les « minks » et les « yors » étaient connus et répertoriés depuis longtemps. Les premiers étaient de petits insectes de deux centimètres dont la trompe provoquait une brûlure très désagréable en raison de la haute teneur en acide de leur salive. Ils avaient pratiquement été éliminés de toutes les contrées à l'exception de quelques forêts. De même les « yors » étaient autrefois de petites plantes carnivores capturant seulement insectes, mouches ou araignées. Leur mutation, pour désagréable qu'elle fût, n'aurait pas été catastrophique, car il s'agissait d'entités assez isolées dont l'intelligence n'avait guère évolué. Seule leur taille les rendait dangereuses. Il allait en être tout différemment des Kruss !

Csis ferma un instant les yeux, tentant d'ordonner des pensées qui se bousculaient dans son cerveau depuis de nombreuses années. Pourtant, au cours de sa très longue captivité, il avait eu maintes fois l'occasion de se remémorer toutes les diverses phases du drame.

-Les Kruss, poursuivit l'humanoïde, étaient à l'origine des insectes d'une dizaine de centimètres, vivant en collectivité comme vos termites. Une reine pondait des oeufs qui ne pouvaient se développer que dans des organismes vivants préalablement paralysés. Cela est courant chez certaines espèces animales mais leur particularité était de choisir leurs proies parmi les mammifères. Aussi leurs victimes habituelles étaient-elles des petites souris sauvages ou des mulots.

« Les radiations avaient augmenté considérablement leur taille mais surtout avaient permis à certains sujets d'accroître leur intelligence. Se développant dans une zone interdite, ils commencèrent par capturer, pour se reproduire, tous les animaux sauvages de grande taille, genre cervidés ou buffles, qui peu à peu avaient repris possession de ces terrains défendus aux hommes.

« Si les Kruss trouvèrent facilement leur nourriture car ils absorbaient indifféremment viande,, insectes ou végétaux de toute nature, même ligneux, ils se heurtèrent rapidement au problème de recrutement d'organismes vivants pour leur reproduction. C'est pourquoi ils commencèrent à attaquer nos villes.

« Malheureusement, à cette époque, nous ignorions tous ces détails. Trois ans s'écoulèrent paisiblement et mes compatriotes oublièrent ce drame à l'exception des quelques entomologistes et botanistes passionnés par le sujet. Le réveil n'en fut que plus brutal. Les Kruss attaquèrent une nuit une ville de plus d'un million d'habitants, située à une centaine de kilomètres de leur zone. Là encore la surprise fut totale ! La résistance fut un peu plus vive car il existait une petite garnison militaire. Elle fut pourtant balayée en quelques heures et les Kruss regagnèrent leur zone protégée, emmenant toute la population. Les très rares habitants qui avaient pu fuir racontèrent pourtant la nuit de cauchemar qu'ils avaient vécue.

« Cette fois, les autorités s'émurent et mirent sur pied une armée. En effet, après le conflit qui avait ravagé notre planète, le désarmement avait été total, les différentes républiques ne conservant que des forces symboliques fort peu armées.

« La guerre contre les Kruss dura vingt ans, marquée par de nombreuses batailles que chaque fois nous perdions.

Csis leva la main pour étouffer les exclamations qui jaillirent de la bouche de Mark.

-Ne nous accablez pas ! Vous ne pouvez savoir ce qu'est de combattre contre des insectes! Ils attaquaient sans trêve ni repos, de jour et de nuit, sans se soucier de leurs pertes, avec un mépris total de la mort. Les soldats en tuaient des dizaines, des centaines, mais des milliers d'autres arrivaient et les submergeaient.

« Plus les combats devenaient fréquents, plus nous fîmes de désagréables découvertes. D'abord, après beaucoup d'hésitations, l'état-major devant la gravité de la situation décida d'utiliser les rares projectiles nucléaires qui nous restaient depuis la grande guerre. Malheureusement si, au point de l'explosion, l'intense chaleur grillait les Kruss, à distance nous nous aperçûmes avec horreur qu'ils étaient insensibles aux radiations, même à dose massive. Ainsi les endroits bombardés devenaient des sanctuaires où ils se regroupaient et où nos propres troupes ne pouvaient pénétrer.

« Puis, dès la deuxième année du combat, nous eûmes la surprise de constater que les Kruss avaient appris à se servir de nos propres armes et même de nos véhicules !

« Ainsi peu à peu submergèrent-ils tous les continents. La vingtième année, la capitale fédérale, dernier îlot de résistance, capitula ! C'est là que je travaillais dans un centre de recherche spatiale. Le gouvernement, devant une défaite qui lui semblait inéluctable, avait pensé construire des fusées pour permettre au moins à quelques dizaines de couples de fuir dans l'espace pour que notre race ne disparaisse pas complètement. Mais nous fûmes vaincus avant même que la première fusée fût opérationnelle !

« Avec des centaines de milliers de compatriotes, je fus emprisonné dans de gigantesques camps de concentration. Toutefois, les Kruss ne surent pas dominer leur victoire! Depuis leur apparition, ils avaient fondé de nombreuses colonies dans lesquelles des reines étaient en pleine période de production.

« Comme tous les insectes en milieu favorable, ils se développèrent, pillant les ressources naturelles mais sans se préoccuper de les reconstituer! Notre agriculture était relativement peu importante, l'essentiel de notre alimentation provenant de synthétiseurs. Depuis notre défaite, les usines s'étaient arrêtées et les Kruss n'avaient guère songé à les maintenir en activité. De plus, le chiffre de notre population décroissait très rapidement, puisque chaque jour des milliers d'hommes et de femmes étaient prélevés pour servir à la reproduction des Kruss.

« Chaque colonie Kruss, groupée autour d'une reine, était pratiquement indépendante et uniquement préoccupée de s'agrandir, si bien que moins d'un an après notre défaite des Kruss se battirent entre eux, pour tenter de voler dans la colonie voisine la réserve de nourriture et surtout des prisonniers humains pour la reproduction.

« Des Kruss plus évolués et plus intelligents que leurs congénères s'étaient regroupés dans notre capitale. Un ingénieux système électronique mis au point par un de mes amis avait permis de transformer les vibrations des antennes en signaux sonores et une ébauche de dialogue avait pu s'établir entre les maîtres et les prisonniers. Ils avaient même tenté de se faire expliquer le fonctionnement de certaines machines. Toutefois cette tentative avait rapidement avorté en raison-de leur inculture foncière. Un primitif intelligent peut en quelques semaines apprendre à se servir d'un fusil, à conduire un véhicule mais ne peut absorber les lois de la balistique ni les théories atomiques fondamentales.

« Toutefois, ces Kruss qui subissaient à leur tour les attaques de leurs propres frères de race comprirent qu'à plus ou moins longue échéance, ils étaient condamnés à disparaître en raison du développement anarchique des colonies qui ne voulaient mettre aucune entrave à leurs habitudes ancestrales.

« Aussi, ayant découvert une fusée pratiquement achevée, conçurent-ils un plan démentiel. Puisqu'ils ne pouvaient plus vivre sur Zwor, ils iraient conquérir une autre planète ! Ainsi un jour, avec plusieurs techniciens, je me retrouvai devant un Kruss qui nous exposa son projet et nous ordonna de terminer la fusée.

« Nous tentâmes bien de lui expliquer la folie d'un tel projet. D'abord le plus proche soleil était à deux années-lumière, ce qui supposait un voyage d'au moins trois ans. Ensuite nous n'avions aucune certitude qu'une des planètes gravitant autour serait habitable. Il ne voulut rien entendre de ces objections. Certains d'entre nous refusèrent tout net cette collaboration. Devant nos yeux, ils furent paralysés et immédiatement conduits au centre de reproduction.

Mark demanda alors une précision :

-Comment les Kruss procèdent-ils pour immobiliser ainsi leurs victimes ?

-Vous avez pu remarquer qu'ils possèdent de chaque côté de la bouche un petit crochet. Ils piquent leurs proies et injectent un venin, sorte de curare très particulier qui n'agit que sur les muscles périphériques, respectant le coeur et les muscles respiratoires.

-Mais alors les victimes ne perdent pas conscience ! s'exclama le Terrien horrifié.

-Hélas non ! Les premiers jours, au moins, ils perçoivent la pénétration des oeufs et la distension des chairs.

-Ils doivent souffrir atrocement! Etre rongé vivant par ces larves semble le plus horrible des supplices.

Csis hocha doucement la tête.

-Il est toutefois probable qu'après quelques jours, le manque d'alimentation et surtout de boisson doit les faire tomber dans un miséricordieux coma dont seule une douleur fulgurante les fait émerger par instants !

Mark, très impressionné, lui demanda de poursuivre son récit.

-Par lâcheté, reprit Csis, j'avoue avoir cédé. Un mois plus tard, la fusée était prête. Le Kruss m'avait désigné, ainsi qu'un pilote et deux techniciens, pour accompagner l'expédition. Une jeune reine fécondée fut installée dans une soute aménagée pour elle tandis que seulement dix Kruss, les plus intelligents, prirent place à bord. Au jour décidé, nous décollâmes, abandonnant Zwor aux monstres qui déjà s'entre-déchiraient.