CHAPITRE VIII

Le lendemain matin, Mark et Ray déjeunèrent dans la salle de l'auberge. Voyant que le patron s'apprêtait à sortir, Mark le héla.

-Vous paraissez bien pressé, dit-il.

-Effectivement, seigneur! Je compte d'abord retourner au marché aux esclaves. Si Magda ne s'y trouve pas, je pousserai jusqu'aux portes du temple car c'est le jour où sont exposés ceux qui doivent partir vers le grand Temple des montagnes. Nous saurons ainsi si nous devons perdre tout espoir de la revoir un jour !

Mark repoussa son assiette et se leva.

-Si vous m'y autorisez, maître aubergiste, j'aimerais vous accompagner.

Guidé par le patron, le trio gagna rapidement la place où la vente des esclaves commençait déjà. Avec tristesse, le Terrien constata l'absence de Magda. Il avait donné le signal du départ lorsque son regard fut attiré par une très jeune fille de seize ans environ, brune, vêtue d'une misérable robe en haillons et pieds nus. Dans son visage pâle et amaigri, ses yeux noirs paraissaient immenses. Pour l'heure, un hobereau au visage rubicond lui palpait sans vergogne les seins et les fesses.

Sous l'attouchement brutal, elle esquissa un geste de défense de ses mains enchaînées, ce qui lui valut de recevoir un coup de fouet d'un des gardiens de l'Ordre qui surveillait les esclaves.

Le hobereau esquissa un rictus en affirmant :

-Lorsque tu seras ma propriété, je saurai t'apprendre la docilité, même si pour cela je dois te faire arracher la peau du dos !

Les yeux brouillés de larmes, la pauvre fille jeta autour d'elle un regard éperdu qui se fixa sur Mark. Impulsivement, ce dernier se pencha vers l'hôtelier pour ordonner :

-Achetez-la! Elle remplacera Magda à l'auberge et vous rajouterez son prix sur ma note.

Flairant une bonne affaire, l'aubergiste hocha la tête. Dès l'ouverture de l'enchère, le hobereau clama :

-Deux écus ! Ce souillon maigrichon ne vaut pas plus, mais j'y tiens !

Massif, les deux poings sur les hanches, il défiait les autres acheteurs. Il était clair que son attitude n'incitait pas à surenchérir.

-Trois écus, lança l'aubergiste d'une voix étranglée.

Le hobereau foudroya du regard le malheureux commerçant mais ne surenchérit pas. L'officier de vente, après un long moment, annonça :

-Adjugé ! L'esclave est à vous.

Sur un signe, un gardien de l'Ordre traîna la fille jusqu'à l'aubergiste, lui tendit la chaîne qui entravait les mains, encaissa l'or, puis regagna l'estrade où une nouvelle vente commençait.

-Partons, nous en avons assez vu, dit Mark.

L'hôtelier approuva aussitôt et déjà esquissait un demi-tour lorsqu'une main lourde s'abattit sur son épaule.

-Maudit chien, gronda le hobereau. Qui t'a permis d'enchérir sur moi ? Voilà deux écus et laisse-moi cette esclave sinon je te romps les os !

Mark s'interposa aussitôt.

-Seigneur, dit-il d'une voix ironique, si vous cherchez une querelle, choisissez au moins un adversaire à votre mesure !

-Ne vous mêlez pas de cela, grogna l'homme et laissez-moi donner une leçon à ce faquin !

-Je ne reçois d'ordre de personne, rétorqua sèchement Mark. Maintenant choisissez votre arme : lance ou épée ?

Profitant de l'altercation, l'aubergiste s'empressa de s'écarter tandis que le hobereau dévisageait Mark, le mufle en avant.

-Je ne me bats pas en duel avec des inconnus, je les écrase !

Brusquement il lança son poing, visant le visage de son interlocuteur. Mark qui était sur ses gardes esquiva d'un retrait du buste et contra d'un puissant direct du droit à l'estomac suivi d'un gauche sec au menton.

Assommé, le hobereau se serait écroulé si Ray ne l'avait aussitôt soutenu. Le déroulement de la scène avait été si rapide que les spectateurs crurent à une simple dispute et ne réagirent pas en voyant le trio s'éloigner.

Dès qu'ils eurent atteint le coin de la rue, Mark et

Ray adossèrent le hobereau toujours inconscient à un mur et s'éloignèrent rapidement. Ils ne tardèrent pas à rejoindre l'aubergiste qui, fort gêné par les regards méprisants ou haineux des passants, tenait toujours la chaîne entravant les mains de la jeune fille.

-Défaites ces liens, dit Mark, nous n'allons pas nous exhiber ainsi dans toute la ville !

-Je n'y suis pas arrivé, gémit le tenancier. Il nous faudrait un forgeron pour écarter les menottes de fer qui entourent les poignets.

-Vous vous y êtes certainement mal pris, rétorqua Mark. Mon écuyer va s'en charger.

Pour détourner l'attention de l'hôtelier, le Terrien reprit :

-Voici vos trois écus, patron.

Vivement Ray saisit les mâchoires de fer et apparemment sans effort les écarta. Ce n'est pas la fille, complètement abasourdie qui aurait pu remarquer que de l'index de l'androïde avait jailli un mince faisceau laser qui avait proprement sectionné les deux rivets.

La brunette se frotta un instant les poignets meurtris par les chaînes puis se jeta en pleurant aux pieds de Mark. Ce dernier l'obligea vivement à se relever en disant :

-D'où viens-tu?

-Je m'appelle Perla. Mes parents sont morts et depuis deux ans, je travaillais sur les marchés en aidant les paysans à vendre leurs produits. C'est là que les gardiens de l'Ordre m'ont capturée hier.

-Va nous attendre à l'auberge du Lion Vert où tu travailleras désormais !

Avant que Mark ait pu l'en empêcher, Perla lui saisit la main et l'embrassa.

-Je n'oublierai pas que c'est vous qui m'avez arrachée à ce dégoûtant hobereau !

Quand la fille se fut enfuie en courant, le Terrien demanda :

-Où se trouve le temple ? Je ne l'ai pas vu hier.

-Un peu en dehors de la ville, mais à l’opposé du champ de foire.

Regardant le soleil, il ajouta :

-Dépêchons-nous, car la cérémonie de présentation a lieu à midi juste.

Après une demi-heure de marche d'un pas rapide, l'hôtelier annonça en s'essuyant le front couvert de sueur :

-Voilà le temple î

C'était une vaste construction carrée, sans élégance aucune, avec de hauts murs de pierre percés de rares meurtrières mais non surmontés de créneaux. Sur un côté s'étendait un vaste chantier de construction, couvert d'échafaudages où s'activaient de nombreux ouvriers tous enchaînés !

-L'Ordre construit une nouvelle cathédrale, expliqua l'hôtelier. Les esclaves forment ainsi une main-d'oeuvre bon marché.

Mark contemplait avec intérêt l'édifice en cours d'élaboration. Il avait la forme d'un énorme cylindre de cinquante mètres environ de diamètre et de soixante de haut qui donnait une allure massive à l'ensemble. Une sorte de coupole encore inachevée devait la couronner. Ce qui frappait était l'absence totale de fenêtres.

-Curieuse bâtisse, murmura le Terrien. J'aimerais la visiter.

-C'est absolument interdit, rétorqua aussitôt l'hôtelier. Il faut être membre de l'Ordre. Voyez, il y

a des gardiens qui empêchent les curieux d'approcher. Attention ! la cérémonie va commencer.

En effet, les portes massives du temple s'ouvrirent et une vingtaine de gardiens de l'Ordre, à pied, s'avancèrent et délimitèrent un carré d'une centaine de mètres de côté. Docile, la foule se laissa repousser. Grâce à Ray qui joua habilement des coudes, le trio parvint à rester au premier rang.

Une sonnerie de trompes retentit puis, précédé d'un chevalier à pied et encadré de quatre cavaliers, un groupe d'une cinquantaine de prisonniers apparut. Tous portaient pardessus leurs vêtements une tunique blanche cerclée de rouge.

Un des cavaliers annonça d'une voix forte :

-Regardez, regardez tous ceux et celles qui vont avoir l'honneur désormais de servir l'Ordre et les envoyés de Dieu ! Si quelqu'un pense que ce choix

-n'est pas juste, qu'il le dise ! Il affrontera en combat singulier, jusqu'à ce que mort s'ensuive, ce noble chevalier et Dieu jugera.

Mark qui au premier coup d'oeil avait reconnu Magda parmi les prisonniers, hésita un instant. Il désirait encore séjourner dans le royaume de Vork pour poursuivre son enquête et une victoire publique sur un membre de l'Ordre risquait de compliquer sa tâche. Il n'eut pas le loisir de réfléchir plus longtemps. Un homme venait de franchir le cordon des gardiens. C'était un colosse brun, au torse puissant et aux muscles noueux. Il lança :

-Ma femme est parmi ces prisonniers et je ne peux penser que Dieu veuille séparer ce qu'il a uni !

Un des cavaliers qui paraissait commander le groupe leva le bras.

-Qu'on lui donne une épée et que le combat commence.

Un des gardiens tendit son arme au colosse tandis que le chevalier qui avait précédé les prisonniers s'avançait.

Le duel débuta aussitôt. Le colosse, doué d'une force peu commune, frappait sans relâche, obligeant le chevalier de l'Ordre à reculer. Par deux fois, ce dernier n'avait dû son salut qu'à un brusque saut en arrière. A un moment, les deux armes s'entrechoquèrent avec une telle violence qu'un petit éclair en jaillit. Le choc avait été si rude que le colosse resta un instant immobile, ce qui donna le temps au chevalier de lever son épée au-dessus de la tête de son adversaire.

Le crâne fracassé, le colosse tomba lentement sur le sol. Un lourd silence s'était abattu sur la foule, troublé seulement par les hurlements de douleur de l'épouse du malheureux.

-Curieux, émit Ray mentalement. Cet homme est mort électrocuté ! Le coup sur le crâne n'a fait que frapper un cadavre !

-Comment est-ce possible ?

-La poignée de l'épée du chevalier de l'Ordre contient un dispositif que j'arrive mal à identifier même en vision X mais qui ressemble fort à un condensateur; De plus, le colosse est mort alors qu'il marchait dans une petite flaque d'eau. Ce n'est certainement pas un hasard car partout ailleurs, le sol est sec. Ainsi la conduction a été grandement améliorée.

-Décidément, cet Ordre réserve bien des surprises ! J'aurais dû accepter la proposition du grand Maître et en devenir membre !

-En quelques semaines on ne t'aurait pas révélé tous les secrets, ce genre de société est toujours fortement hiérarchisé et on n'accède que difficilement aux différents degrés de la connaissance.

Pendant ces brèves réflexions, le directeur du combat avait annoncé :

-Dieu a jugé ! Dieu est avec l'Ordre !

Une brutale colère envahit l'esprit de Mark devant tant de déloyauté.

-Je lance un défi pour la libération des prisonniers, hurla-t-il.

Une lueur de contrariété brilla dans l'oeil du chevalier de l'Ordre qui répondit cependant :

-Puisque vous désirez aussi mourir, chevalier, avancez et que Dieu juge !

Sans surprise, Mark remarqua que le champion de l'Ordre échangeait discrètement son épée contre celle d'un des cavaliers. Sans doute, le condensateur avait-il besoin de temps pour être rechargé.

-Mon adversaire vient de subir un rude combat. Peut-être désire-t-il se reposer un peu avant l'épreuve ?

-Un chevalier de l'Ordre est toujours prêt pour défendre la vraie foi, rétorqua le directeur d'une voix hautaine.

Après un rapide salut, Mark engagea le fer. Son adversaire se contentait de parer les coups sans chercher à les rendre. Le duel se poursuivit pendant de longues minutes car le Terrien se faisait un malin plaisir de ne pas marcher dans la flaque d'eau où l'autre cherchait à l'attirer.

Le chevalier de l'Ordre faiblissait et des rigoles de sueur coulaient sur son visage. D'un revers puissant, Mark parvint à zébrer la poitrine de son adversaire qui recula précipitamment tandis qu'une longue acclamation jaillit de la foule.

Jugeant que le spectacle avait assez duré, Mark marcha délibérément dans l'eau. La lueur de triomphe qui brilla dans l'oeil de son adversaire ne lui échappa pas.

Bien qu'attendue et considérablement amortie par l'écran protecteur, la décharge électrique fut nettement perceptible. A l'instant où le chevalier, sûr de son triomphe, levait son épée, Mark lui transperça l'épaule d'un furieux coup de pointe.

Le représentant de l'Ordre surpris lâcha son arme et tomba lentement à genou, la main gauche crispée sur son épaule d'où sourdait un épais filet de sang.

Le Terrien appuya la pointe de son épée sur la gorge de son adversaire et lança dans un silence incrédule :

-Je respecte trop l'Ordre pour le priver d'un aussi vaillant chevalier. Qu'il reconnaisse sa défaite et je l'épargnerai.

Le visage crispé par la surprise et la colère, le directeur du combat se retourna vers l'austère bâtisse et fit un geste de la main.

Malheureusement pour lui, Ray avait suivi son mouvement. En une fraction de seconde, sa vision exacerbée enregistra le geste d'un arbalétrier dissimulé derrière une meurtrière qui déjà levait son arme. Ray tendit l'index et le faisceau laser qui en jaillit frappa l'arbalète qui se rompit avec un claquement sec tandis que le carreau, inoffensif, tombait doucement le long de la muraille.

Quelques spectateurs remarquèrent la scène et crièrent :

-Félonie ! Félonie !

Aussitôt la clameur fut reprise par la foule qui montrait le poing et commençait à presser le cordon des gardiens de l'Ordre. Peu désireux de déclencher une émeute populaire contre l'Ordre, le directeur du combat cria :

-Dieu a jugé ! Que les prisonniers soient libérés !

Cette annonce calma le peuple qui hurla aussitôt de joie tandis que les captifs arrachaient précipitamment leur tunique blanche et s'élançaient vers la foule où les attendaient leurs parents. Mark happa le bras de Magda délirante de bonheur.

-Disparaissons avant que l'Ordre change d'avis et envoie contre nous toute une armée.

Echappant aux autres prisonniers qui tenaient à lui témoigner leur gratitude, Mark et ses amis se perdirent dans la foule. Ils ne s'arrêtèrent qu'après avoir franchi les portes de la ville. Profitant d'un instant où Ray marchait devant avec Magda, l'hôtelier murmura en soupirant :

-Voici les dix écus que vous m'aviez confiés, seigneur.

-Gardez-les, maître aubergiste ! En échange, je vous demande seulement de détacher Magda auprès de moi pendant toute la durée de mon séjour qui sera très bref. Ensuite, conservez-la à votre service et veillez à ce qu'elle ne manque de rien.

Un large sourire éclaira le visage rond de l'hôtelier.

-Je vous le promets, seigneur !

-Si je devais un jour apprendre que vous avez manqué à votre parole, dit le Terrien d'un ton sec, il me serait très désagréable d'avoir à revenir uniquement pour vous couper les oreilles !

Ils parvinrent bientôt à l'auberge où Perla les attendait tremblante dans un coin.

-Faites-moi porter à boire dans ma chambre, ordonna Mark. Je ne tiens pas à rester dans la salle à la merci de la première patrouille des gardiens de l'Ordre ! Ce soir, j'ai convié à souper un chevalier. Vous me le conduirez directement et vous nous ferez servir là-haut.