JEAN-PIERRE GAREN
CHAPITRE PREMIER
La sonnerie stridente annonçant l'émergence du sub-espace tira Mark Stone du lourd sommeil hypnotique dans lequel il était plongé. C'était un solide jeune homme d'une trentaine d'années, à la chevelure brune.
D'un coup d'oeil machinal, il vérifia les multiples cadrans placés au-dessus de sa couchette. Satisfait de son examen, il se leva lentement, la cervelle parcourue d'élancements douloureux. A tâtons, il absorba un verre de liquide reconstituant et deux comprimés antalgiques.
-Ouf! Cela va mieux, murmura-t-il quelques minutes plus tard. Je ne m'habituerai jamais à ces séances d'induction d'une langue étrangère pendant le sommeil.
Les douleurs s'estompant, Mark se leva et, d'un pas encore incertain, quitta sa cabine, traversa une étroite coursive et parvint au poste de commande.
Avec un soupir, il se laissa tomber sur le fauteuil du pilote. Le siège voisin était occupé par un gaillard massif aux traits réguliers, vêtu d'une combinaison noire. Pour tous, il ressemblait à n'importe quel astronaute que l'on croise par dizaines sur tous les spatioports. Il fallait un oeil très averti pour découvrir qu'il s'agissait en réalité d'un androïde très perfectionné, d'un modèle exclusivement réservé au Service de Surveillance des Planètes Etrangères.
-As-tu bien dormi, Mark ? demanda la créature d'une voix très légèrement métallique.
-Il est difficile d'appeler sommeil cet état d'abrutissement dans lequel tu me plonges avant chaque mission, bougonna le jeune homme.
-Tu sais bien que ce sont les ordres! Nous devons mettre à profit le temps de passage dans le sub-espace pour te donner tous les éléments nécessaires à ton prochain travail.
Il y a six ans déjà, Stone avait été affecté au Service de Surveillance des Planètes Etrangères et faisait équipe avec Ray. Il avait beau se répéter qu'il ne s'agissait que d'une machine très perfectionnée, il s'était créé entre lui et le robot une entente intime, presque une sorte d'amitié.
-Où sommes-nous, Ray?
-Nous gravitons sur orbite très haute autour de la planète que les indigènes nomment Tor, troisième satellite d'un soleil répertorié dans l'atlas galactique sous le numéro BX 2957.
Par habitude, Mark examina les données de l'ordinateur de vol, mais il savait que Ray ne pouvait commettre d'erreur. Rapidement, il abandonna sa besogne et se laissa aller contre le dossier de son fauteuil relaxe.
-Résume-moi toutes ces données, Ray.
L'androïde répondit de sa même voix tranquille :
-Tor est une planète terramorphe. Sa masse est de 0,9 de Terre I. Rotation sur elle-même en 23 h 14 mn, et autour du soleil en 323 jours locaux ! L'axe de rotation est moins incliné que celui de Terre I et les saisons sont peu marquées. Les pôles sont recouverts de glaces et la température à l'équateur est de 37° en moyenne.
-Quelle est la disposition géographique ?
-Les trois quarts du globe sont recouverts par des océans. Il existe un continent principal qui s'étend du nord au sud, divisé en deux par une chaîne de montagnes également orientée nord-sud. De nombreuses îles, certaines importantes, émergent des océans mais ne semblent guère peuplées. En fait, une seule zone comporte un embryon de civilisation. Elle est située dans l'hémisphère nord, à l'est de la chaîne montagneuse. C'est la région que nous avons pour mission d'explorer.
Cela faisait maintenant dix siècles que les Terriens avaient découvert les voyages dans le sub-espace et avaient pratiquement exploré la majeure partie de la galaxie. Après une vigoureuse expansion et la conquête très rapide de nombre de planètes, le Grand Conseil Terrestre avait décidé de mettre un terme à des conquêtes qui avaient posé de graves problèmes d'intégration. Seules les planètes vierges étaient autorisées à la colonisation. En revanche, celles qui étaient peuplées d'humanoïdes étaient répertoriées et classées réserves protégées, interdites à toute pénétration pour ne pas risquer de compromettre l'évolution naturelle des races indigènes, comme cela s'était produit lors des premières conquêtes. Des populations primitives plongées brutalement au contact d'une technologie sophistiquée n'avaient pu s'intégrer et avaient dégénéré misérablement. Le Service de Surveillance des Planètes Etrangères avait seul l'autorisation d'approcher des planètes peuplées. En fait, il se contentait d'envoyer un observateur deux fois par siècle pour surveiller l'évolution des humanoïdes et faire rapport au Conseil Terrestre. Une seule fois, en deux siècles, les Terriens étaient intervenus pour sauver une race victime d'une épidémie de bactéries mutantes, particulièrement virulentes, qui auraient anéanti toute la race humanoïde.
Les explorations par satellite s'étant révélées insuffisantes pour des populations ne disposant que de peu de sources d'énergie et ignorant les communications hertziennes, le Service avait formé des agents qui pendant quelques semaines se mêlaient à la population pour amasser des renseignements précis.
Mark Stone faisait partie des quelques dizaines de sujets d'élite chargés de ce genre de missions.
-Quelle besogne avons-nous à accomplir cette fois ? demanda Mark.
L'androïde répondit calmement :
-Il existe un seul royaume, s'étendant à l'est de la montagne jusqu'à l'océan, approximativement entre le 40e et 60e parallèle, avec une ville principale appelée Vork et qui a donné le nom au royaume. La civilisation est de type médiéval ou du moins l'était il y a cinquante ans lors du passage de nos prédécesseurs.
-Encore des coups d'épée à donner et à recevoir, grimaça Mark. Si j'avais su, je me serais spécialisé dans les civilisations contemplatives !
Habitué à ce genre de récriminations, Ray rétorqua :
-Dans ce cas, tu n'aurais jamais été sélectionné par le Service.
Mark éclata de rire.
-Comme toujours, tu as raison, mon vieux! C'est mon aptitude aux sports de combat, à l'escrime et à l'équitation qui m'ont permis de réussir au concours.
-De plus, tu ne risques rien avec ta ceinture protectrice.
C'était un des nouveaux équipements des agents en mission. Il avait l'apparence d'une ceinture avec une grosse boucle d'allure métallique, contenant un petit générateur atomique à fusion contrôlée qui induisait autour du porteur un champ protecteur, imperméable aux coups, projectiles divers et même jets thermiques. Seuls les projectiles nucléaires d'une puissance supérieure à celle de la pile pouvaient en venir à bout.
-Je sais que je suis à l'abri, mais tu sembles oublier que pour ne pas attirer l'attention des populations, je suis obligé de garder le champ au minimum d'intensité. Compte tenu de l'élasticité du champ, je ressens les coups bien qu'atténués. A notre dernière mission, un sauvage m'a assené un coup de hache sur le crâne. Certes, je n'ai pas eu la tête fendue jusqu'au cou comme il l'espérait mais j'ai eu une bosse de la taille d'un oeuf !
-C'est ta faute, rétorqua l'androïde, tu n'avais pas voulu que je t'accompagne car tu espérais rencontrer une femelle, fort jolie au demeurant !
-Tu sais que tu es conditionné par le service pour enregistrer tout ce que tu vois et entends, et les grosses têtes du service n'aiment guère que les agents en mission s'ébattent avec les beautés locales !
Indifférent, le robot reprit :
-Il va être temps de nous préparer !
-As-tu terminé l'étude géologique de la planète ?
-Les cartes se superposent pratiquement à celles des prédécesseurs. Il n'y a donc pas eu de grosses exploitations minières en cinquante ans. En fait, il n'y a qu'une faible discordance. Au nord du royaume, dans la montagne, se trouve une accumulation de métal qui n'était pas notée. Comme elle est minime, cela signifie que le précédent sondage était passé à côté ou que les indigènes ont érigé une petite construction métallique. Où veux-tu débarquer?
-Le plus près possible de la capitale ! C'est là où nous avons le plus de chances de recueillir rapidement des renseignements et cela nous évitera des longues journées de marche. J'aimerais terminer rapidement cette mission, car avant mon départ j'ai fait la connaissance d'une petite blonde et elle risque de ne pas m'attendre éternellement !
-Moi, j'aime bien être en mission avec toi, dit Ray.
Une fraction de seconde, Mark fut interloqué. Il lui avait semblé percevoir une intonation presque affectueuse dans la voix de l'androïde.
Il rejeta aussitôt cette idée absurde! Ray n'était qu'une machine simplement plus perfectionnée que les robots ordinaires! Mark faisait équipe avec l'androïde depuis six ans et il n'avait jamais pu le considérer comme un simple ordinateur à l'instar des autres agents. Etait-ce simplement la ressemblance parfaite avec un être humain ou quelque chose d'indéfinissable comme une sorte de communion intellectuelle ?
Mark secoua rapidement la tête et demanda un peu trop sèchement :
-Qui sommes-nous censés représenter ?
-L'équipe précédente s'était fait passer pour des marchands venus de l'autre côté des montagnes, mais je crains que cela ne soit pas une bonne couverture pour toi. Tu méprises le négoce et tu es trop prompt à te battre. Mieux vaudrait te donner l'identité d'un jeune chevalier étranger suivi d'un serviteur. J'ai préparé équipement et argent d'après les documents précédents.
-Espérons que la mode n'a pas trop changé en un demi-siècle.
-Aucune importance ! Les habitants de Vork considèrent ceux d'au-delà des montagnes comme des arriérés.
Mark examina un long moment les télescopes et centra l'image sur les environs de la ville puis il désigna un point situé à une trentaine de kilomètres de la cité.
-Nous nous poserons de nuit avec le module de liaison sur ces escarpements rocheux. Des nuages se dirigent vers lui et il est probable qu'il y aura un orage. Nous nous abriterons dans cette minuscule cabane jusqu'au jour.
Après une dernière série de vérifications, Mark brancha le pilotage automatique et gagna la soute du vaisseau, escorté de Ray. Minutieusement suspendue à un cintre, il trouva une chemise de lin grossièrement tissée, une culotte de peau, un pourpoint de cuir fauve et des bottes montant jusqu'au genou. Naturellement les vêtements étaient exactement à ses mesures puisqu'ils avaient été confectionnés par l'ordinateur durant le voyage.
Enfin, au ceinturon protecteur étaient suspendues une épée à large lame et une solide dague. Mark ne put retenir un sourire en voyant la juxtaposition d'armes primitives avec un des éléments les plus sophistiqués de la galaxie. Enfin une grande cape de laine complétait l'équipement.
Ray avait une tenue similaire mais moins richement brodée, comme le voulait son rôle subalterne. Puis les deux voyageurs prirent place dans le module de liaison, sorte de sphère transparente à l'exception du plancher.