CHAPITRE VII

Mark, en franchissant le pont-levis du château royal, avait une mine sombre contrastant avec le pourpoint richement décoré sur lequel était posée une cape écarlate. Une fois de plus, c'est le malheureux Will qui avait vendu au Terrien cette tenue de cour qu'il n'aurait pas l'occasion de porter avant longtemps. C'est avec un serrement de coeur qu'il avait vu s'éloigner son nouvel ami mais sa déception était tempérée par le tas d'écus que Mark lui avait laissé et qui le mettait à l'abri du besoin pour une année.

Avant de se rendre au palais, Mark avait tenu à repasser à l'auberge où une vive déception l'attendait. Le patron avait passé sa journée au marché aux esclaves sans voir Magda. Il était donc à craindre qu'elle ne reparaisse jamais.

Un capitaine de la garde royale secondé d'un gardien de l'ordre arrêta le Terrien à l'extrémité du pont-levis.

-Traversez la cour, la salle d'honneur est en face, dit-il après que Mark se fut nommé. Votre écuyer vous attendra au corps de garde.

Avant de se séparer, Ray émit :

-Parle le plus souvent possible, grâce à ton laryngophone, je saurai que tu es toujours vivant !

Dans la cour, le Terrien fut abordé par Kent de Chask, un large sourire aux lèvres.

-Je vous attendais, messire Mark. D'abord, je voulais vous féliciter. Vous êtes le premier chevalier à m'avoir désarçonné depuis bien longtemps.

-Je crois me souvenir que la même aventure m'est arrivée cet après-midi, ironisa Stone. Sur ce chapitre, nous sommes donc quittes !

Kent reprit en baissant la voix :

-Je tenais également à vous escorter dans le palais. Je connais votre vaillance sur le terrain, mais peut-être les habitudes royales ne vous sont-elles pas familières ! De plus, je sais que le chevalier Ter de Rak doit assister au dîner. Or, il n'a pas admis la défaite que vous lui avez infligée. Toutefois, en ma présence, il n'osera pas vous provoquer, même s'il se sait soutenu par l'Ordre.

Mark fut frappé par la sincérité qui se dégageait du visage de son interlocuteur.

-Messire Kent, j'apprécie à sa juste valeur votre aimable proposition. Sachez que mon amitié vous est désormais acquise. En toutes circonstances, vous pourrez compter sur mon aide.

Kent remercia d'une inclinaison de tête et saisit le bras du Terrien.

-Venez, il ne faudrait pas que nous soyons en retard.

Après avoir traversé la cour grossièrement pavée, ils pénétrèrent dans la salle d'honneur, vaste pièce dont les voûtes étaient supportées par une série de hautes colonnes et éclairée par de nombreuses chandelles.

Kent présenta Mark à une dizaine de jeunes chevaliers qui posèrent de nombreuses questions auxquelles il répondit avec patience.

-Attention, voici Ter de Rak, chuchota Kent en désignant un grand type aux larges épaules et au visage poupin devant lequel les autres chevaliers s'écartaient comme s'ils ne désiraient pas lui adresser la parole.

Rak s'arrêta devant Mark et laissa tomber d'une voix glaciale :

-Je vous félicite de votre victoire, messire Mark. Possédez-vous donc un talisman ?

L'adversaire ne perdait pas de temps et essayait de placer la conversation sur le plan de la sorcellerie où il savait pouvoir avoir l'appui de l'Ordre.

-Si comme vous le suggérez si élégamment, rétorqua Mark, j'avais pactisé avec les puissances infernales, la lance de messire Kent ne m'aurait pas envoyé à terre !

Kent éclata bruyamment de rire, imité aussitôt par quelques chevaliers. Voyant que sa ruse avait échoué, Rak s'éloigna avec un sourire méprisant.

-Vous n'êtes pas tombé dans le piège, souffla Kent à l'oreille du Terrien. Bientôt vous serez aussi habile dans une cour que dans un tournoi.

Le sénéchal annonça l'arrivée du roi et les convives se dirigèrent vers une table disposée en fer à cheval. Le roi, toujours entouré de la princesse Narda et du Grand Maître, s'assit le premier. Mark avait Kent à sa gauche et se trouvait relativement près de la princesse dont il ne manquait pas d'admirer la beauté.

Les plats somptueusement garnis circulèrent, portés par des serviteurs. Les convives mangeaient avec les doigts, ne se servant qu'occasionnellement de leurs poignards pour découper des tranches.

Ce n'est que vers la fin du repas que le roi s'adressa au Terrien.

-Nous sommes honorés d'accueillir à notre table un aussi vaillant chevalier venu d'un pays lointain.

Le Grand Maître intervint alors :

-J'ai appris que derrière les montagnes qui bordent le royaume, il en existait d'autres encore plus élevées.

-Loin de moi l'idée de mettre votre parole en doute, très vénéré Maître. Je sais seulement que du royaume de mon père, le soleil se couche sur d'immenses plaines. Des marchands venus au château nous ont affirmé qu'après de très nombreux jours de marche vers l'ouest, ils atteignaient un océan, mais ils n'ont jamais parlé de montagnes.

A la mine déçue du représentant de l'Ordre, Mark comprit qu'il venait de passer avec succès un premier examen. Peu de temps après, le Grand Maître reprit :

-Nous avons pu juger de votre vaillance, messire Mark. Puisque votre long voyage vous a conduit à Vork, ne désirez-vous pas servir la plus noble cause qu'il soit sur Tor, celle de l'Ordre ?

Mark réfléchit rapidement avant de répondre :

-Cela serait mon plus cher désir si j'étais libre de ma destinée. Malheureusement, j'ai donné ma parole à mon père de revenir lui conter tout ce que j'aurai appris au cours de mes longues pérégrinations.

Vous comptez donc repartir rapidement? demanda alors la princesse en lançant un regard lumineux sur le Terrien.

-Si Sa Majesté le Roi m'y autorise, j'aimerais rester quelques semaines dans cette ville pour admirer son architecture et l'adresse de ses artisans.

-Séjournez aussi longtemps qu'il vous plaira ! dit le roi, et n'omettez pas, lorsque l'heure de votre départ aura sonné, de m'en avertir. J'aimerais vous confier un message d'amitié pour votre père !

Le repas terminé, Kent et Mark s'avancèrent vers la princesse pour recevoir le prix du tournoi, puis les invités, tout au moins ceux qui pouvaient encore marcher, se retirèrent.

Dans la cour, Kent dit au Terrien avec un peu d'acrimonie dans la voix :

-La princesse vous a beaucoup regardé ce soir !

-Moins que vous, mon cher Kent. Etant étranger, il était normal que sa curiosité soit piquée au vif. Mais lorsque ses yeux se posaient sur vous, il me semblait y voir s'allumer une flamme nouvelle.

-Le croyez-vous vraiment ? demanda le chevalier, le coeur plein d'allégresse.

-Pour moi, c'est une certitude ! Vous semblez oublier que dans un mois, je serai loin d'ici !

Ils arrivèrent au pont-levis où Ray attendait stoïquement. Etonné de voir Kent le franchir, Mark demanda :

-N'habitez-vous pas au château ?

-Autrefois, j'y avais un appartement mais le Grand Maître a décidé que ma place était ailleurs. Aussi ai-je dû prendre une modeste chambre en ville qui m'empêche de vous offrir l'hospitalité. Autrefois, les revenus de mon père étaient considérables. Malheureusement, mal avec l'Ordre, il a vu fondre ses biens et actuellement il végète dans son château. Moi-même je n'ai plus de fonctions officielles à la cour et ne dispose pour vivre que des prix remportés dans les tournois. Vous-même, où êtes-vous descendu ?

-Tout simplement à l'auberge du Lion Vert où je suis fort bien traité.

Ils arrivaient sur une petite place chichement éclairée par une torche fumante lorsque Ray lança mentalement :

-Attention! Un groupe d'hommes armés nous encercle !

D'une bourrade, Mark bouscula Kent à l'instant où un poignard jailli de la nuit allait se ficher entre ses épaules. L'attaque-surprise ayant échoué, une douzaine de malandrins se lança à l'assaut.

Mark et Kent combattaient côte à côte tandis que Ray assurait leurs arrières. Quatre spadassins, croyant avoir affaire à un vulgaire serviteur, l'assaillirent en même temps. Ils ne durent comprendre leur erreur qu'en enfer! D'un même coup d'épée, l'androïde fit sauter deux têtes, embrocha le troisième et enfin d'un coup de poing fracassa le crâne du dernier! Cette action se déroula en moins d'une seconde.

Pendant ce temps, Mark avait paré en quinte un coup destiné à lui fendre la tête et riposté d'un vigoureux coup de pointe qui blessa son adversaire. En résumé, l'essentiel de l'attaque portait sur Kent qui avait affaire à trois adversaires dont il parait difficilement les coups. Déjà une lame avait déchiré son pourpoint et zébré le thorax.

-Ray, soutiens Kent, ordonna Mark, en attaquant vigoureusement un spadassin qui avait eu l'imprudence de s'approcher.

L'androïde réagit avec sa promptitude électronique. D'un revers fulgurant, il trancha un poignet à l'instant où le chevalier vivement pressé par deux adversaires, allait être proprement embroché. Puis d'un geste coulé de la pointe, il ouvrit la gorge d'un autre malandrin.

Enfin libéré, Kent put se consacrer au dernier spadassin qu'il assomma d'un magistral coup d'épée. Cette dernière victime donna le signal d'une fuite éperdue des agresseurs qui s'évanouirent dans la nuit.

Kent hors d'haleine chancela. Aussitôt Ray et Mark le saisirent sous les bras.

-Filons rapidement, dit le Terrien. Je n'ai aucune envie de voir arriver une patrouille des gardiens de l'Ordre !

Quelques minutes plus tard, ils allongèrent Kent sur la couche qu'il occupait dans une misérable chambre. Avec douceur, Ray écarta le tissu déchiré et nettoya la plaie avec de l'eau dans laquelle il avait fait dissoudre discrètement un antiseptique et un activateur de la cicatrisation.

Lorsqu'il fut pansé, Kent éclata de rire.

-Messire Mark, nous avons échappé à un grand péril. Ces malandrins en voulaient certainement à nos bourses.

Le Terrien secoua la tête, car il avait reconnu dans un des spadassins un des agresseurs du pauvre ermite !

-Je ne le pense pas ! C'est vous que les agresseurs visaient. Vous avez de puissants ennemis !

Kent désemparé ferma un instant les yeux et murmura :

-Je suis tout dévoué à la princesse Narda et à notre roi !

-Réfléchissez un peu, ricana Mark. Votre présence à la cour et l'intérêt que vous porte la princesse gêne quelqu'un. Au tournoi, on escomptait bien que vous seriez vaincu et c'est sûrement dans ce but que le chevalier de Rak s'est inscrit. Ma présence a ruiné cet espoir.

-Vous ne pensez tout de même pas qu'il aurait monté cet infâme piège ! protesta Kent.

-Je crois, hélas ! que vous devez chercher plus haut! Pour ce soir, dormez paisiblement. Votre blessure est légère et demain il n'y paraîtra plus. Mon écuyer et moi retournons à notre auberge où vous pouvez toujours me joindre, si vous le désirez. De toute façon, je serais honoré si vous acceptiez de partager mon souper demain !