CHAPITRE XI
Dès l'aube, Mark et Ray descendirent dans la salle de l'auberge où le patron à peine réveillé leur servit une collation à base de viandes froides et d'un délicieux pâté en croûte.
-Nous comptons nous absenter quelques jours, dit le Terrien à l'aubergiste. Où peut-on acheter des montures ?
Nantis des renseignements désirés, les deux voyageurs franchirent le seuil de l'auberge.
-Attention!
L'exclamation de Ray survint pourtant trop tard. Jaillis de divers renfoncements, une vingtaine de gardiens de l'Ordre armés de lances cernaient de toute part les voyageurs.
-Rendez vos épées, intima un chevalier juché sur son cheval qui commandait le groupe.
Mark jugea rapidement la situation.
-Obéissons, murmura-t-il à Ray. Avec un peu de chance, nous serons conduits dans un temple et nous pourrons nous évader discrètement cette nuit.
Aussitôt deux gardiens leur passèrent des fers autour des poignets et la troupe se mit en route.
Elle ne tarda pas à arriver sur la place du marché aux esclaves. Le chevalier se dirigea vers le directeur des ventes et lui murmura quelques mots à l'oreille tandis que les deux Terriens étaient hissés sur l'estrade au milieu des autres prisonniers.
-La vente commencera par ces deux solides esclaves qui seront certainement de caractère difficile.
Aussitôt un spectateur leva la main en ricanant :
-Moi, j'aime bien dresser les rebelles.
Avec une grimace, Mark reconnut le hobereau avec lequel il s'était querellé et dont le menton s'ornait d'une magnifique ecchymose violette.
L'adjudication se fit avec une célérité remarquable et moins de dix minutes plus tard, les Terriens marchaient enchaînés à la selle du maître, suivis de quatre solides serviteurs armés de fouets.
Avant de se hisser sur sa monture, le hobereau, les yeux luisant de haine, avait lancé à Mark :
-Tu n'auras pas trop de toute ton existence pour regretter amèrement de m'avoir frappé !
La marche se poursuivit toute la matinée puis une grande partie de l'après-midi avec juste une courte halte à midi pour faire boire le cheval.
Bien qu'entraîné, Mark commençait à transpirer abondamment.
-Veux-tu que je les élimine tous les cinq? proposa mentalement Ray.
-Je peux encore tenir, souffla Mark. Je préfèrerais attendre la nuit pour que nous puissions appeler notre navette.
Le soleil était déjà bas sur l'horizon quand une sorte de ferme fortifiée fut en vue. La bâtisse carrée avec de hauts murs était entourée de nombreuses masures.
La troupe franchit un petit pont-levis et pénétra dans une cour. Aussitôt une dizaine d'hommes accoururent. Des gardiens sans doute, car ils étaient correctement vêtus et portaient tous un fouet à la ceinture.
Au milieu de la cour, était dressée une sorte de pilori. Un homme était attaché, torse nu. Son dos n'était plus qu'une vaste plaie couverte de sang séché et de pus. Une nuée de grosses mouches vertes bourdonnait autour du supplicié qui avait perdu connaissance.
-Bienvenu en votre domaine, seigneur Kasi, dit un colosse noir de poils, au front bas, qui semblait être le chef des gardiens.
Le hobereau descendit de cheval sans répondre, se contentant de lancer :
-Conduisez ces deux esclaves dans la chambre ardente. Nous leur rendrons visite après le souper.
Mark et Ray furent poussés brutalement vers une porte basse donnant sur un escalier humide. Ils parvinrent enfin dans une grande cave voûtée où la lumière ne parvenait que par d'étroits soupiraux. Rapidement, ils furent attachés, les bras au-dessus de la tête, à de gros anneaux scellés dans la pierre.
Dès que ses yeux furent habitués à l'obscurité, Mark découvrit que deux autres prisonniers étaient attachés au mur opposé. L'un était une jeune fille à la silhouette très harmonieuse, vêtue d'une robe de toile grise. De grosses larmes roulaient lentement sur ses joues. Son compagnon était jeune également, solidement charpenté, avec un visage aux traits accusés. Ce qui émut le plus Mark fut le regard tendre et désespéré qu'il lançait sur la jeune fille.
-Toi, émit mentalement Ray, tu cherches déjà comment venir en aide à ces tourtereaux! Nous évadons-nous maintenant ?
-Dès que la nuit sera tombée. Je ne voudrais pas que nos exploits aient trop de témoins !
Un peu plus tard, Mark appela l'homme qui était toujours figé par son désespoir.
-Il semble que nous soyons tous en mauvaise posture. Etes-vous ici depuis longtemps?
-J'ai été vendu par l'Ordre il y a six mois et Dana est arrivée le mois dernier. Elle était tellement désespérée que j'ai voulu la réconforter. Malheureusement Saya, la maîtresse, nous a surpris ensemble ce matin et nous a fait conduire ici par les gardiens.
-La vie à la ferme est-elle pénible ?
-L'enfer ne peut être pire ! Nous devons travailler dix-huit heures par jour sous la surveillance des gardiens qui ont le fouet facile, avec seulement deux assiettes de soupe et un peu de pain.
-N'avez-vous jamais tenté de vous évader ?
-C'est impossible ! Le jour, nous sommes trop surveillés et la nuit, nous sommes bouclés dans un infect dortoir. Le dernier qui l'a tenté a été Luk. Il a été rapidement repris et attaché au pilori. Vous avez dû voir en arrivant son cadavre dans la cour. Cinquante -coups de fouet matin et soir, pas de nourriture mais seulement un peu d'eau. Il a mis six jours pour mourir.
Mark sentait une violente colère l'envahir comme chaque fois qu'il était en présence d'une monstrueuse injustice.
-Saya, la maîtresse, ne peut-elle modérer son mari?
-Elle est pire que lui! Elle surveille tout et passe son temps à chercher un motif pour infliger des punitions. C'est elle qui nous a surpris! Tous les soirs, il lui faut voir fouetter un esclave, avant de s'endormir.
La jeune fille surenchérit d'une voix brouillée de larmes.
-De plus, elle est souvent accompagnée d'un « rosk » apprivoisé qu'elle nourrit avec le sang des esclaves.
Ray émit aussitôt à l'intention de Mark.
-Ce sont de curieux animaux de la taille d'un loup avec une fourrure jaune rayée de noir. Ils ont une tête massive, avec une petite bouche triangulaire garnie de dents acérées mais fragiles. Aussi pour maintenir leur proie, ils ont de chaque côté de la gueule une énorme pince chitineuse qu'ils plantent dans la chair de leur victime. Ainsi les dents peuvent déchirer la peau et une langue très râpeuse suce le sang dont ils se nourrissent exclusivement.
Dana poursuivit en désignant son compagnon de chaînes :
-Ruf a été mordu le mois dernier et sa plaie n'est pas encore cicatrisée.
-A quelle heure les gardiens et les maîtres se couchent-ils ? demanda le Terrien.
-Le travail se termine à la nuit tombée. Les esclaves doivent avaler rapidement leur écuelle de soupe et sont enfermés dans leur dortoir. Les surveillants gagnent leur logis à l'exception des quatre ou cinq qui sont de service dans la maison principale.
-Combien sont-ils au total ?
-Douze pour surveiller une cinquantaine d'esclaves.
-N'avez-vous jamais tenté de les attaquer?
-C'est impossible, répondit Ruf, nous sommes enchaînés par petits groupes et ils se méfient. Enfin ils ont été choisis par Kasi pour leur force musculaire.
Ray émit alors :
-La nuit est tombée, comment envisages-tu notre évasion ?
-J'aurais voulu gagner le toit et appeler le module, ce qui nous donnait le plus de chance de passer inaperçus, mais la présence de ces deux malheureux complique les choses.
Ils n'eurent guère le loisir de discuter plus longtemps, car la porte du cachot s'ouvrit. Le colossal gardien-chef pénétra le premier, portant une torche qu'il déposa dans un porte-lumière scellé au mur.
Le hobereau et son épouse le suivirent et s'installèrent sur deux tabourets. Saya dit aussitôt :
-J'ai surpris ces deux esclaves dans les bras l'un de l'autre. J'attendais votre retour pour décider du châtiment qui doit leur être imposé. Cette fille, surtout, mérite une punition exemplaire car elle n'ignore pas que vous seul avez le droit de la toucher quand il vous plaît de lui accorder vos faveurs !
L'épouse était grande, très maigre, avec un visage étroit, un menton recourbé en avant et des petits yeux bleus très pâles, brillant de cruauté.
-Ils seront châtiés tous les deux, chère amie, mais ce soir je veux me consacrer exclusivement à ma dernière acquisition.
-Deux beaux spécimens qui pourront travailler dur!
-L'un n'en aura guère le temps, ricana Kasi avec un mauvais sourire.
Puis s'adressant au colosse, il ordonna :
-Ril, emmène au cachot près du corps de garde ces trois-là. Nous nous occuperons seulement de celui-là, dit-il en désignant Mark.
Tandis que le gardien déliait ses compagnons, le Terrien intervint d'une voix forte :
-Seigneur Kasi; je suis chevalier étranger et fils de roi. J'ai été capturé par traîtrise au mépris de l'hospitalité que m'avait accordée le roi Walik. Toutefois, je suis persuadé que le roi mon père, acceptera de payer une rançon de cinq cents écus!
L'importance de la somme fit briller l'oeil glauque de Saya qui se pencha vers son époux. Les espoirs de Mark furent de brève durée, car il entendit Kasi murmurer à l'oreille de son épouse :
-L'offre est certes tentante, mais l'Ordre souhaite que je débarrasse très rapidement le royaume de ce chevalier. Vous savez comme moi que, même pour une somme dix fois supérieure, il serait imprudent de ne pas obéir aux instructions du Grand Maître.
Saya approuva aussitôt mais demanda :
-Tout doit-il être terminé ce soir ?
-Nous pouvons nous amuser quelques jours de lui, puis il remplacera au pilori la charogne qui y pourrit.
Le gardien achevait de détacher Ray et il fallait prendre une décision rapide. En effet, s'il se laissait fouetter, Kasi ne manquerait pas de s'étonner de voir que les lanières ne pouvaient entamer la peau.
-Je les tue tous les trois, émit Ray.
Mark hésita devant une solution aussi radicale.
-Il y a peut-être une autre solution, répondit mentalement le Terrien. Vise Kasi avec un fin laser au niveau du thorax. Il faut que cela ressemble à une rupture spontanée d'anévrisme de l'aorte. Cela devrait nous apporter un sursis et cette nuit, nous nous évaderons !
Puis à voix forte, il reprit :
-Seigneur Kasi, une dernière fois, je vous conjure d'accepter mon offre.
Le hobereau ne répondit que par un haussement d'épaule méprisant.
Discrètement, Ray tendit son index et personne ne put voir le mince faisceau qui traversait le sternum et créait une plaie minime de la crosse de l'aorte.
-C'est fait, émit l'androïde, toutefois je souhaite que nous restions en communication permanente. Au moindre soupir j'arrive, même si pour cela je dois faire sauter cette baraque. A trop vouloir être discret, tu vas te retrouver avec la médaille que le Service décerne à titre posthume à ses agents ! De tout temps, dans toutes les civilisations des différentes planètes, il y a eu des phénomènes inexpliqués qui n'ont pas pour autant bouleversé l'évolution naturelle des peuplades.
Sans ménagement, le colosse poussa les trois prisonniers hors du cachot, n'hésitant pas à faire usage de son fouet. Comme la jeune fille trébuchait sous les coups, Ray s'interposa entre elle et son tortionnaire, encaissant sans broncher une dizaine de coups de lanière.
Ils traversèrent une vaste salle, puis pénétrèrent dans une pièce où quatre surveillants jouaient aux cartes autour d'une table. Ces derniers n'apprécièrent que médiocrement le fait d'être dérangés mais s'empressèrent d'obéir quand le colosse ordonna :
-Bouclez-moi ces trois-là dans la petite cellule. Moi, je dois retourner près du Maître !
Bientôt Ray se retrouva allongé à même le sol, solidement enchaîné aux deux autres prisonniers. La pièce était minuscule, sans aération, plongée dans une obscurité profonde. Cela ne gênait aucunement l'androïde qui s'efforçait de ne pas bouger pour ne pas meurtrir les chairs des humains auxquels il était relié.
Un gémissement étouffé frappant ses détecteurs manqua cependant de le faire tressaillir.
-Que se passe-t-il, Mark ? émit-il aussitôt.
-Un pépin imprévisible, répondit aussitôt le Terrien. Le gardien sur l'ordre de Kasi, me frappe de son fouet. Par un malheureux hasard, la lanière vient de toucher le curseur de réglage du champ protecteur qui était déjà très faible et vient d'en diminuer encore l'intensité. Pratiquement, je ne suis plus protégé !
-J'arrive, répondit aussitôt Ray.
-Un instant, dit Mark. Kasi vient de porter la main à sa poitrine et il s'effondre. C'est un peu la panique et le colosse, sur l'ordre de sa maîtresse, vient d'emporter le corps du hobereau. J'espère que nous allons être tranquilles jusqu'au milieu de la nuit.
Effectivement, la mort subite du seigneur semblait créer une certaine animation. Grâce à son acuité auditive ultra-sensible, Ray percevait des bruits de pas, des chuchotements. Il entendit même la voix aiguë de Saya, qui ne semblait guère affectée, ordonner de transporter Kasi dans sa chambre, puis l'effervescence se calma. Bien qu'impatient d'agir, Ray décida d'attendre, car il percevait encore des bruits de pas dans la bâtisse.