CHAPITRE XIV
Gal de Fask, grand maître de l'Ordre de Vork, pénétra d'un pas nerveux dans la grande salle de la Commanderie et s'installa dans le fauteuil à haut dossier situé à l'extrémité d'une longue table.
A son entrée, les vingt chevaliers s'étaient levés et figés dans une immobilité respectueuse. Gal de Fask les dévisagea longuement de ses yeux noirs puis d'un geste du bras leur fit signe de s'asseoir. Bien qu'habitués au cérémonial de ce genre de réunions, les templiers ne pouvaient se défendre d'un certain malaise ; le visage du Grand Maître paraissait encore plus étroit, ses lèvres s'étaient amincies pour n'être qu'une fine bordure autour de la bouche et les traits du visage étaient par instants animés de tressaillements, trahissant l'énervement mal contenu du Maître.
Enfin ce dernier lança d'une voix glaciale :-Je viens de m'entretenir avec notre vénéré Grand Maître. Il est fort mécontent !
Un lourd silence suivit cette affirmation. Chacun retenait son souffle. Les gardiens de l'Ordre savaient pourtant que leur Maître à tous avait possibilité de donner des ordres à distance à chaque Maître de Commanderie. Toutefois ils ignoraient le moyen employé qui leur semblait surnaturel et la preuve de la bienveillance de Dieu à l'égard de leur supérieur.
Enfin Gal de Fask reprit :
-Le vénéré Grand Maître nous accuse de paresse et de laisser-aller. La construction de notre temple ne progresse pas assez vite. Les envoyés du ciel souhaitent que le bâtiment soit terminé selon le plan prévu, dans un mois !
Puis, négligeant la stupeur de ses interlocuteurs, il poursuivit :
-Nous étudierons d'abord les causes de notre retard avant d'envisager les remèdes qu'il faudra apporter.
Se tournant vers le chevalier assis à sa droite, il demanda :
-Frère Zank, vous avez la responsabilité de l'ensemble de la construction. Pourquoi les délais n'ont-ils pas été respectés ?
Le chevalier interpellé se leva. Il était grand, solidement charpenté avec un visage carré. Sa voix tremblait imperceptiblement mais il osa répondre.
-Qu'il vous plaise de vous souvenir, Grand Maître, qu'à plusieurs reprises, j'ai attiré l'attention du Conseil sur le retard que prenaient nos travaux. Il y a deux semaines encore j'ai manqué de bois de charpente et le chantier a été arrêté plusieurs jours. Enfin les esclaves sont épuisés et ne travaillent que fort lentement. Même les plus sévères punitions ne parviennent plus à stimuler leur zèle! Si nous voulons terminer dans les délais fixés, il est indispensable que la totalité du bois de charpente et des plaques de cuivre soit livrée avant une semaine et il faut tripler le nombre des esclaves pour constituer des équipes qui devront travailler la nuit, éclairées par des torches tenues par d'autres travailleurs.
Le Grand Maître hocha doucement la tête, tandis que le chevalier reprenait place sur son tabouret.
-Qui est responsable de l'approvisionnement en bois?
-Moi, Grand Maître, dit un chevalier situé en bout de table. Toutefois, j'ai éprouvé les plus grandes difficultés à me ravitailler. Il n'y a plus actuellement une seule planche disponible à Vork. D'ordinaire, les poutres proviennent des deux forêts situées à l'est et au nord de la ville. J'avais passé commande en temps voulu aux deux grandes exploitations forestières qui approvisionnent la ville. Malheureusement les autres commanderies du pays qui ont également des chantiers en cours, ont fait de même, surtout celles qui n'avaient pas de forêt à proximité.
Après une courte inspiration, le chevalier reprit :
-Bien que pénible à rapporter, il est de mon devoir de vous signaler que certains de nos frères des autres commanderies n'ont pas hésité à proposer de nombreux écus aux propriétaires des scieries pour être approvisionnés en priorité, alors que nous avons toujours considéré, ici, que la fourniture des poutres était une contribution volontaire des bourgeois à notre grande oeuvre, en échange de la bienveillante protection que nous leur accordions.
Le visage de Gal de Fask resta impassible à ce rappel. Pourtant c'était lui qui, lorsque la construction avait été mise en chantier, avait décidé de ne rien payer, préférant consacrer les ressources de l'Ordre à augmenter sa puissance et à équiper de nombreux hommes d'armes.
-Nous verrons plus tard à châtier ces ingrats cupides. Qu'invoquent-ils pour expliquer leur manque de parole ?
-Ils se plaignent de la rareté et des prix qu'atteignent maintenant les esclaves. En fait, ils n'ont aucune envie de dépenser de l'argent pour acheter une main-d'oeuvre qui sert uniquement à fabriquer des produits qu'ils doivent ensuite nous livrer gratuitement.
-Poursuivons, dit sèchement le Grand Maître.
Sur un signe, un autre chevalier se leva.
-Le problème est exactement le même pour la fourniture des plaques de cuivre.
-Pourtant, objecta Gal de Fask, nous contrôlons les mines.
-Pas entièrement! Les autres commanderies enlèvent également leur part suivant le partage qui avait été décidé lors de l'agrandissement des exploitations déjà existantes. Mais nous nous sommes laissés aller contre mon avis, à une certaine facilité et avons revendu à des marchands du cuivre pour fabriquer des objets.
-Reste le problème des esclaves, trancha le Grand Maître. Pourquoi ne sont-ils pas plus nombreux?
Le responsable de ce secteur, un solide gaillard au torse puissant et au visage rubicond, répondit :
-Nous avons écumé toute la population marginale et les pauvres sans abri. Maintenant les habitants de Vork se terrent dans leurs demeures dès la nuit tombée. Plus personne ne fréquente les tavernes ni les hostelleries. Même sur les marchés et les places publiques, les gens jeunes évitent de se montrer et fuient éperdument toutes nos patrouilles. Enfin le regrettable incident des derniers jours du mois précédent a tout désorganisé. La libération imprévue des cinquante serviteurs destinés à la commanderie principale a été une catastrophe. En deux jours, j'ai dû retrouver cinquante autres esclaves. Les arrestations n'ont pas suffi et j'ai dû puiser dans le stock des esclaves destinés à nos propres travaux. Sans compter que dans moins de trois semaines, nous devons encore envoyer un nouveau contingent au vénéré Grand Maître supérieur! Malgré tous mes efforts, je ne puis fournir d'autres esclaves à notre frère architecte Zank.
Ce dernier réagit aussitôt.
-Naturellement, vous préférez fournir le marché de la ville sur lequel vous n'omettez pas de prélever votre coquet bénéfice. S'il le faut, je me plaindrai directement au Maître Supérieur.
Gal de Fask, qui prélevait la moitié des sommes perçues sur la vente des esclaves, détourna aussitôt la conversation.
-J'aimerais régler rapidement un détail. Comment se fait-il que cet étrange chevalier qui prétend venir d'un pays lointain ait réussi à vaincre un chevalier de l'Ordre ?
-J'ai longuement interrogé notre frère blessé, répondit le responsable des esclaves. Il semble que son épée magique n'ait pas fonctionné correctement. L'hypothèse la plus vraisemblable est que par une négligence coupable, elle n'a pas été suffisamment exposée aux rayons du soleil. Pourtant le frère qui la portait et l'a donnée à notre champion affirme qu'il l'avait laissée le temps voulu au râtelier d'armes !
-Avez-vous fait le nécessaire pour que nous n'entendions plus parler de ce Mark de Stones ?
Le visage déjà rouge du chevalier devint pourpre.
-Dès que possible je l'ai arrêté avec son écuyer et l'ai personnellement conduit au marché aux esclaves. Là, il a été immédiatement vendu au seigneur Kasi, un hobereau borné et sadique à qui j'ai fortement conseillé de le faire disparaître rapidement! Je pensais être tranquille, car cet individu était réputé pour la manière brutale dont il traitait les esclaves. C'était notre meilleur acheteur tant il avait besoin de renouveler sa main-d’oeuvre !
-Vous êtes-vous assuré de la bonne exécution de vos consignes ?
Les participants à cette réunion eurent l'impression que leur camarade allait être frappé d'une crise d'apoplexie tellement ses joues viraient au violet foncé!
-Il s'est produit un grave incident au domaine du seigneur Kasi, le soir même de l'arrivée des prisonniers. II semble que ce dernier soit mort brutalement et qu'à ce moment des esclaves se soient révoltés, massacrant leurs gardiens et incendiant le castel.
Le Grand Maître tressaillit et lança sèchement :
-Pourquoi n'ai-je pas été informé plus tôt ?
-J'attendais... j'attendais... bafouilla le malheureux, d'avoir un rapport complet et détaillé à vous remettre. Aussitôt averti de cette révolte servile, j'ai envoyé mon meilleur lieutenant pour rétablir l'ordre. J'ai le plaisir de vous faire savoir qu'il s'agissait d'un incident isolé et que les autres fiefs n'ont été aucunement affectés par ce type de rébellion. Toutefois, j'ai averti les différents seigneurs des environs d'avoir à se montrer prudents et de surveiller étroitement leurs esclaves.
Le templier aspira une large bouffée d'air qui tempéra un peu le caractère carmin de sa peau.
-Assuré de la sécurité de notre contrée, j'ai ordonné de pourchasser les rebelles. Deux seulement, à ce jour, ont été retrouvés. Je les ai interrogés énergiquement mais que ce soit sous la torture ou à l'instant de comparaître devant notre créateur, ils n'ont pu m'apprendre beaucoup de choses. Ils étaient enfermés pour la nuit dans leur dortoir. Ils ont toutefois vu arriver ce Mark de Stone et son écuyer, couverts de chaînes. Le Seigneur Kasi les a fait conduire dans la prison qu'il avait aménagée dans la cave de son bâtiment principal. Il semble qu'il se trouvait là-bas également un couple d'esclaves. Pour le reste, c'est seulement les rumeurs parvenues jusqu'à leurs dortoirs qui ont appris aux esclaves que leur propriétaire était mort d'une crise cardiaque. Quelques heures plus tard, ils eurent la surprise de voir un esclave et l'écuyer les libérer de leurs chaînes et de leur conseiller de fuir. Ces deux-là se sont enfuis aussitôt à cheval et il m'a été impossible de savoir si Mark de Stone était en leur compagnie ou s'il avait brûlé dans le bâtiment principal avec tous les gardiens !
-Qui était l'esclave qui les a libérés ?
-Un certain Ruf. J'ai retrouvé l'enregistrement de sa vente et je sais qu'il a un oncle à Vork qui n'avait pas pu payer pour le racheter. J'ai fait établir une surveillance étroite de ce dernier mais, jusqu'à présent, elle n'a rien donné. J'ai également averti tous nos postes d'avoir à appréhender éventuellement Mark de Stone mais il n'a été signalé nulle part. Si, ce qui est probable, il est encore en vie, il ne pourra ni approcher du roi, ni même regagner son lointain pays sans tomber sur une de nos patrouilles !
Gal de Fask accueillit ce compte rendu par un silence glacial de mauvais augure.
-Ainsi ce misérable Stone parcourt peut-être en ce moment le royaume à la tête d'une bande d'esclaves révoltés et vous ne savez rien ! Ce dernier épisode ne met que trop en évidence votre incapacité... Vous êtes relevé de vos fonctions ! Les bénéfices que vous avez réalisés sur la vente des esclaves sont confisqués! Vous vous mettrez aux ordres de notre frère Zank et surveillerez sous sa direction, jour et nuit, le travail des esclaves. Vous pouvez vous retirer.
Cette brutale disgrâce fit apparaître des plaques livides sur le visage coloré du chevalier qui se leva, salua profondément et gagna d'un pas chancelant la sortie.
Lorsque la lourde porte fut refermée, le grand Maître reprit sèchement :
-Le chevalier Ter de Rak, nouveau membre de notre confrérie, remplacera cet incapable. J'espère qu'il se montrera digne de la confiance que nous lui accordons.
L'ancien adversaire malheureux de Mark au tournoi avait profité de l'éloignement du chevalier de Chask pour faire une cour pressante à la princesse Narda, mais s'était heurté à un refus aussi intraitable que méprisant. Sur les conseils du grand Maître, il avait donc opté pour le Temple.
-Voici mes ordres, poursuivit Gal de Fask d'une voix tranchante. Le marché aux esclaves sera fermé. Ils ne pourront plus ni être vendus ni même être rachetés par leur famille. Tous les hommes d'armes disponibles, organisés en patrouille, sillonneront la ville de jour comme de nuit et captureront tous ceux qu'ils pourront prendre. Les filles seront envoyées à la fin du mois, comme prévu, à la Commanderie Mère et les hommes iront dans nos chantiers. Si le ratissage est insuffisant, vous pénétrerez dans les maisons pour arrêter tous les hommes de 18 à 30 ans.
Ter de Rak se leva :
-Vos ordres seront fidèlement exécutés, vénéré Grand Maître.
-Ce n'est pas tout, reprit brutalement ce dernier. Vos hommes ramasseront également tous les objets de cuivre, plateaux, casseroles, bassines, amphores qu'ils pourront trouver et les enverront ici pour être laminés et transformés en plaques pour la toiture.
Se tournant vers le responsable des charpentes, il ajouta :
-Vous irez personnellement trouver les directeurs des scieries pour obtenir le bois nécessaire. Proposez autant d'or qu'ils le voudront. Nous trouverons un moyen pour le leur faire rendre plus tard. S'ils évoquent le manque de main-d'oeuvre, fournissez les esclaves. Enfin, s'ils se montrent encore rétifs, n'hésitez pas à les menacer du bûcher et au besoin brûlez-en un en place publique pour l'exemple.
« Allez, mes frères. Dès demain, je veux voir des files entières d'esclaves pénétrer dans la Commanderie et après-demain au plus tard les équipes de nuit doivent être au travail ! Aucun retard, aucune négligence ne seront tolérés. Je saurai récompenser le zèle, mais également châtier sans faiblesse tout relâchement !