Chez Mireille et Robert, l’excitation est à son comble. Ils sont à feuilleter les nombreux dépliants et publicités de véhicules récréatifs.
— Pour commencer nos vacances, on va aller dans les campings du Québec, et quand on sera à la retraite, on ira visiter les Rocheuses aux États.
— C’est au Canada les Rocheuses, sa mère!
— Ils parlent pas français.
— C’est au Canada pareil. Et puis aller voir Céline! Penses-tu toi qu’elle va encore donner son show à Vegas au moment de notre retraite?
— Ben oui, elle aime ça chanter! Puis moi je vais en profiter pour jouer au poker.
— Un VR, c’est pas trop de ménage à faire. Sans compter qu’on va pouvoir voir du pays en masse. Ça va être ben le fun.
— La motoneige, c’était le fun aussi…
— Me vois-tu comme un pack-sac dans ton dos? Merci ben.
— Ouais. C’est moi qui vas le conduire le VR. Y a pas grand monde qui te dépasse, t’es gros sur l’autoroute.
— Au moins, on pourra se partager la conduite. L’autre sera l’aide-pilote.
— Te vois-tu, ma pauvre fille, conduire un gros truck comme ça! Non non, c’est une job de gars.
— T’es ben macho!
— Bon, O.K. d’abord!
— Sûr? T’es content?
— Ouain. Je suis content.
— Moi aussi, je suis contente. Clara aussi va être contente.
Ils se taisent. Clara est un sujet tabou depuis quelque temps.
— Tu devrais aller t’excuser.
— J’ai rien fait de mal. Pis je le savais pas que son fils était gai. Si on peut plus dire ce qu’on pense. On est dans un pays libre…
— Bullshit! Tu dis pas ce que tu penses, tu dis ce que les gars de ta gang disent pour faire viril. Tel que je te connais, t’en as pas de préjugés sur les gais, mais il faut que tu te moques des gais pour être accepté par ta gang de machos. Le pire est que c’est avec les gais que tu t’entends le mieux.
— Ça, je lui ai dit à Clara, des gais j’en connais une tonne…
— Je te vois faire au salon. Avec qui tu ris le plus, un gai. À qui tu te confies le plus, un autre gai. T’es pas un saint. Tu les traites juste comme ils doivent être traités. Comme des êtres humains. C’est juste avec ta gang de niaiseux que tu fais ces jokes-là.
— Je le ferai plus.
Elle craque quand son gros nounours lui dit: «Je le ferai plus.» Il est trop cute! Elle lui lance un regard plein d’amour. Il lui sourit, heureux.
— Je t’aime.
— Moi titou!
— Ben, si tu m’aimes, tu vas aller lui faire tes excuses.
— J’en ai comme peur de Clara. Je me sens toujours jugé par elle. Tu peux pas t’excuser à ma place?
— Non!
Son ton est tranchant. Il sait pertinemment qu’elle ne changera pas d’avis.
«Sans Clara, sa sagesse, son expérience de vie, sa générosité, son ouverture d’esprit, moi je suis une femme perdue. C’est sûr que ses conseils, je les suis pas tout le temps, mais au moins j’ai quelqu’un qui m’écoute vraiment. C’est une vraie psy gratos.
«À moins qu’on ait comme projet de rénover la maison, de changer tous les meubles? Il voudra pas et il aura raison. La rénovation, c’est une nique à chicane et je veux plus me chicaner avec lui. Je veux que ça marche nous deux, que ce soit doux et tendre nous deux, qu’on ait une belle retraite, une belle vieillesse comme Clara avec son Étienne. J’ai assez hâte à l’été prochain! Je me vois dans notre motor home tout chromé sur les routes, dans les campings. Visiter le Québec, rencontrer du monde nouveau. On a fini d’attendre après la visite des enfants! S’ils veulent nous voir, ils auront juste à courir après nous autres! Un projet à nous deux, c’est ça qui nous manquait. Elle avait-tu raison, la Clara!»

En fin de journée, Mireille tente encore de convaincre son mari de se rendre chez Clara pour s’excuser.
— Elle te mangera pas!
— Je trouve ça enfantin, s’excuser.
— C’est pas enfantin, c’est poli. C’est même un signe de maturité.
— Ouais. Je vais avoir l’air d’un vrai fou. «Je m’excuse madame de t’avoir parlé contre les gais.»
— Allez ouste! Je vais aller te reconduire.
Une heure plus tard, Mireille gare la voiture derrière la rangée de peupliers qui borde la ferme. Robert soupire. Il n’a absolument pas le cœur à s’excuser comme un enfant d’école.
— Je t’attends. Out!
— Ils sont pas là, on dirait.
— Ils sont là. Leur camionnette est garée devant la grange. Regarde!
À regret, il descend de l’auto et s’avance lentement dans le petit chemin menant à la maison. Il cogne une fois à la porte moustiquaire. Aucune réponse. Soulagé, il tourne vite les talons, mais la porte s’ouvre sur la maîtresse de maison, un peu agacée.
— Où est Mimi?
— Je suis venu tout seul…
— T’as besoin de légumes? J’ai des betteraves blanches…
— Non. Je suis venu pour…
— Entre donc, c’est pas chaud ce soir.
Gêné, il la suit jusque dans la cuisine, où elle l’invite à s’asseoir avec elle à la table de réfectoire. Elle lui sourit doucement, amusée tout de même par sa maladresse.
— J’ai des petits paniers de rattes tout prêts si tu veux. Mimi, elle est folle de ça!
— Je… veux pas de rattes ni de betteraves. Je veux…
— Oui?
— Je m’excuse.
— Pourquoi?
— Ben, tu sais. L’autre fois…
— Ah… Tes jugements sur les gais que j’ai trouvés totalement stupides?
— Je suis pas contre les gais. Tout le contraire, mais je suis souvent lâche devant ma gang de chums.
— T’es pas le seul, malheureusement.
— Je savais pas que ton fils était gai. On l’a jamais vu…
— Il vit à Toronto depuis des années. En couple d’ailleurs… avec un autre.
— T’es pas fâchée contre moi?
— Ben, je ne le suis plus. On a tous des préjugés, faut juste essayer de comprendre, de se mettre à la place de l’autre, puis ils s’en vont. Les préjugés, vois-tu, ça le dit, c’est juger avant de savoir. Faut juste pas les perpétuer, les préjugés. Mon fils est né gai, ç’aurait pu être moi ou toi.
— Ouais… C’est ben que trop vrai! En tout cas, je me suis excusé pis je le ferai plus. Je suis assez content que tu sois pas trop en crisse contre moi.
— Si on veut être heureux, faut choisir ses chicanes. Se demander avant de se choquer: «C’est-tu si important?» Quatre-vingt-dix fois sur cent, ça l’est pas. Bon, je te mets dehors. Vite, va rejoindre Mimi qui t’attend dans l’auto. Pis prends quelques fines herbes au moins…
— Comment tu sais ça qu’elle est dans l’auto?
— Parce que tout seul, tu te serais pas excusé. L’orgueil mâle, je connais!
Sur le chemin du retour, Robert est intarissable sur Clara, au point où Mireille en est un brin ennuyée.
— Tu sais ce qu’elle a dit d’intelligent? Se demander avant chaque prise de bec: «Est-ce que c’est important? Est-ce que ça vaut la peine qu’on se chicane pour ça?» C’est ça qu’elle m’a dit, en gros.
— Tu vois, s’excuser ça tue pas.
— Tu me le dis! Ça fait que excuse-toi des fois toi aussi!
Elle rit puis hausse le volume de la radio. Une chanson de Presley. Et c’est en chœur qu’ils chantent tout faux les paroles de Don’t Be Cruel. De bons souvenirs pour le couple.