De retour à la maison, Étienne n’y est pas. Elle présume qu’il est allé jouer au pool et prendre une bière au village. Ça lui arrive quand il a besoin d’éventer leur relation. Elle ressent une forte pulsion de se confier à son cher journal.
Je vais faire comme Étienne, je vais agir
avec lui comme si je n’avais pas de petit-fils ni de gendre, comme
si je n’étais pas allée à Toronto. Je lui sers sa propre médecine
jusqu’à ce qu’il craque et m’avoue… son homophobie. Tant qu’il est
dans le déni, rien n’avance. Je vais lui refiler des livres, des
articles que j’ai découpés sur les gais. Il est intelligent, il va
comprendre. J’ai tellement aimé mon séjour chez Claude, dans son
townhouse. Le premier soir, c’est juste si j’ai mangé, occupée que
j’étais à prendre soin de Gabriel, qui, lui, a tout un appétit.
Claude croit qu’il a dû manquer de nourriture pour manger autant.
Avec lui, pas besoin de «l’avion rentre dans le garage». Il saute
sur la cuillère, tout juste s’il ne l’avale pas. C’est Francis qui
avait fait le souper. Un bien bel homme. Son gigot d’agneau était
succulent, servi dans des assiettes carrées et noires. A-t-on idée
de manger dans des assiettes carrées noires! J’ai donné le bain au
petit Gabriel et l’ai couché. J’ai lu une histoire à mon bel ange.
Il s’est endormi rapidement et je l’ai regardé longtemps pour me l’approprier. Francis est retourné
au travail ce soir-là. Il prépare un défilé de mode. Je n’ai pas
trop bien compris sa fonction. J’étais plus à l’aise seule avec
Claude. Il a débouché une bouteille de champagne pour fêter mon
courage de contrer son père. On a parlé, parlé. On avait du retard
à rattraper. Il m’a raconté sa vie, sa course à l’argent et les
difficiles démarches de l’adoption, son grand bonheur d’être papa.
Il ne m’a pas caché sa déception de ne pas avoir ses deux parents
près de lui pour partager sa joie. Je n’ai pas l’habitude du
champagne alors j’ai aussi beaucoup parlé. Francis est revenu vers
une heure du matin et on était encore là à placoter. Ces deux-là
ont l’air de s’aimer très fort. Ils font attention l’un à l’autre,
ils s’admirent. Cela se voit qu’ils se respectent. Et puis on
s’habitue à la peau noire. Au début, je ne voyais que sa peau
tissée plus serrée, plus luisante aussi, et noire presque bleue.
Ses mains me fascinaient. Le dessus noir, l’intérieur blanc. Et ses
dents d’un blanc qu’aucun dentiste ne peut copier. Claude devait
souvent me traduire ce qu’il me disait. Que sa mère d’origine
jamaïcaine est décédée quand il avait cinq ans et de moi qu’il
voudrait… comme mère. Je n’ai pas pu m’empêcher de brailler. Je me
suis jetée dans ses bras en disant: «Yes! Yes! Yes! Me mother, you
son. My son!» J’espère que j’ai pas eu l’air trop ridicule. C’est à
cause du champagne. J’étais légère quand je me suis couchée dans le
grand lit de leur belle chambre d’invités. Francis et Claude ne
sont pas que gais, ce sont deux belles personnes! Ils s’aiment et
ils ont un enfant, une famille: ma famille. Personne ne va
m’empêcher de les aimer.
— Hum!
— Étienne! Tu m’as fait peur!
— C’est rien. Mais quand j’écris…
— À Claude?
— Non.
— Tu écris jamais à Claude?
— J’écris pas à Claude là.
— Tu lui as déjà écrit?
— J’écris mon journal.
— Tu me mens!
— Et toi, tu me mens jamais?
— Il y a que les menteurs pour répondre à une accusation par une question. Les menteurs et les lâches.
— Oui, j’ai écrit à mon fils. Et je lui ai téléphoné pour garder le contact. Et quand l’ordinateur est entré dans la maison, je lui ai envoyé des courriels, mais avant d’aller à Toronto, je l’avais pas revu puisque tu me le défendais.
— Et sur Skype?
— C’est pas comme le VOIR pour vrai! Je peux pas le toucher, ni le prendre dans mes bras, ni l’embrasser.
— Donc tu m’as menti tout ce temps-là!
— Tu m’y as forcée en me défendant de le voir. Entre te trahir et le trahir lui, j’ai choisi le mensonge. Pour te garder parce que je t’aime, pour le garder lui parce que c’est mon enfant, mon fils unique.
— Je le savais que tu me jouais dans le dos!
— Toi aussi tu me mentais puisque tu faisais semblant que tu le savais pas. T’es pas mieux que moi.
— Je voulais juste que tu me dises la vérité pour que t’arrêtes de me jouer dans le dos.
— Je te jouais dans le dos parce que je connaissais pas les raisons de ta haine des gais.
— Il y a pas de raison. Je suis de même, c’est tout. Tu me changeras pas. Si tu peux pas m’accepter tel que je suis…
— Je veux pas te changer. Je sais que je pourrais pas, mais toi tu peux changer.
Étienne se calme, il lui parle doucement.
— O.K., je te demande plus de pas voir ton fils ni de pas lui écrire, ni de pas lui parler sur ta damnée patente de fous… De toute façon, t’écoutes pas. Tout ce que je te demande, c’est de pas m’en parler.
Il la quitte. Elle reste interdite. Elle ne le reconnaît plus.
— Attends! Étienne!
Elle le rejoint, l’entoure de ses bras.
— Mon cœur est assez grand pour toi et eux!
Il la repousse.
— Si tu penses que t’es pas capable de faire ce que je te demande…
— On va se séparer, c’est ça?
— C’est pas moi qui l’aura voulu!
Elle est atterrée. Comment, eux qui s’aiment depuis si longtemps, eux qui partagent une vie douce et pleine de tendresse, ont-ils pu en arriver là? Elle sort dans le jardin et va se réfugier dans la balancelle pour sangloter tout son soûl. Elle ne voit pas un homme dans la belle cinquantaine qui avance vers elle. Elle ne sent qu’une main légère sur son épaule. Elle lève les yeux sur l’étranger. Elle a pendant un instant cru que c’était son mari.
— Je faisais une marche de santé et je vous ai entendue pleurer. Je suis votre voisin.
C’est un homme aux tempes grisonnantes, les cheveux courts et frisés. Les sourcils et la barbiche poivre et sel. Un teint presque transparent. De taille moyenne, mais sûrement un adepte des poids et haltères. Il est vêtu d’un ensemble de jogging bleu ciel. Il a l’allure d’un romantique du XIXe siècle.
— C’est rien, c’est fini, je pleure plus…
La surprise lui a coupé les larmes. Elle essuie ses yeux avec ses doigts, lisse ses cheveux, se mouche. Il sourit en s’assoyant avec elle.
— La vérité est que je tournais autour de la maison. J’hésitais. Ma femme est venue vous voir l’autre nuit. Vous lui avez fait tellement de bien que je me disais que j’aimerais aussi rencontrer sa bonne fée.
— Johnny?
— Je m’appelle Jean-Christophe. Je déteste qu’on m’appelle Johnny.
— Savez-vous, c’est pas le bon moment…
«Et puis, pourquoi pas? Il y a rien comme les malheurs des autres pour me faire oublier le mien.»
Elle respire profondément, un brin mal à l’aise.
— Je peux revenir un autre jour, mais je vous avoue que, quand j’ai entendu votre chagrin… Est-ce que je peux vous aider?
— OUI!
Clara se surprend de son gros «oui». Un «oui» comme un cri lui venant des tripes.
— J’ai tellement besoin de parler à quelqu’un.
— Vous pouvez tout me dire.
Elle lui renvoie un sourire tristounet tout en jetant un œil vers les fenêtres de la maison. Non, Étienne n’y est pas. Il doit être au lit. Elle, qui est plutôt habituée à écouter les autres, est au début désarmée. Mais vite, elle en vient à raconter son mariage, la naissance de Claude, jusqu’au dilemme dans lequel elle est plongée. Ses mots déboulent comme une avalanche. Il ne la quitte pas des yeux, il ne l’interrompt pas. Quand elle en a terminé, elle regarde l’heure à sa montre: deux heures du matin.
— Excusez-moi, Jean-Christophe. Je sais pas ce qui m’a pris. Je vous connais même pas. Pardon. Que je suis folle! Jamais au grand jamais je me suis ouverte à quelqu’un de cette façon-là. Tout ce que j’avais sur le cœur, c’est sorti, comme ça! Je m’excuse.
— Cela vous a fait du bien?
— Je suis soulagée. Merci. Ça règle pas mon problème, mais je l’ai sorti de ma tête, où il tournait en rond, et je l’ai déposé dans vos oreilles. Ça soulage. Merci. Tout le monde se confie à moi, j’ai jamais eu la chance de déballer mes états d’âme, mais ce soir… Je sais vraiment pas ce qui m’a pris.
— Votre mari va peut-être s’inquiéter.
— Il dort. Jean-Christophe?
— Je suis une tombe. Bonne nuit, Clara.
Il prend sa main et y dépose un baiser galant pour ensuite s’éloigner dans la nuit. Seule, elle s’en veut de ses confidences faites à un pur inconnu. Elle reconnaît cependant qu’elle se sent légère et apaisée. Si Étienne savait comme la parole est libératrice.