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Un lit double, des draps fleuris, des oreillers pêle-mêle et deux corps nus que l’on dirait morts. Samuel et Magali, épuisés par l’amour, reprennent leur souffle à la faible lueur d’un film pornographique.

— La télécommande!

— Je l’ai pas!

— C’est toi qui l’avais!

— C’est pas moi, c’est toi!

— Ah merde, Magali, enlève ces tétons-là à la télé.

— C’est toi qui voulais ça.

— Parce que après quatre fois un gars a comme besoin d’inspiration.

— Tu m’aimes pas assez pour t’inspirer de moi?

— Qu’est-ce que tu veux, je suis un visuel!

Elle se lève d’un bond, s’enroule dans le drap comme elle a vu faire dans les films, puis éteint la télévision.

— Ouais, t’es aussi romantique qu’une patate!

Né en Abitibi, Samuel a vingt-cinq ans. Il est le petit dernier d’une famille de six gars, tous bossant dans les mines, comme leur père. Sa mère, qui espérait une fille, l’a gâté pourri jusqu’au moment où son père l’a mis à la porte un soir de brosse en lui criant qu’il ne voulait pas de tapette dans sa maison. Samuel est hétéro, mais sa grande sensibilité peut porter à confusion. En fait, il ne ressemble pas à ses frères qui, eux, croient que la virilité, c’est sacrer, se soûler et se battre. Le cadet de la famille est lui passionné par les séries dramatiques, les téléromans, le théâtre. Il a fait partie de toutes les pièces de théâtre de son primaire et de son secondaire. Son rêve est de devenir comédien.

Arrivé dans la grande ville montréalaise à dix-neuf ans, il a dû gagner sa pitance, son logement et les frais de cours privés d’art dramatique en travaillant dans les bars. Heureusement que sa mère lui envoyait régulièrement des vingt dollars qu’elle piquait à son mari quand il était trop soûl pour s’en rendre compte. Samuel chérit une grande ambition: prouver à son paternel qu’on peut réussir sa vie sans violence. Ses professeurs d’art dramatique lui ont affirmé que sa sensibilité à fleur de peau et sa beauté physique allaient beaucoup le servir comme acteur.

Samuel est élancé, ni trop viril, ni trop féminin. Des allures de gars branché. Il pourrait être la tête d’affiche pour un parfum masculin ou encore pour des slips sexés. Il se voit jouer les jeunes premiers à la télé. Il espère ardemment le contrat qui lui vaudra reconnaissance et célébrité. Qu’il veuille à tout prix devenir acteur a confirmé la perception de son père et de ses frères: un métier de tapettes. En attendant le grand rôle, comme celui qu’a décroché François Arnaud dans Les Borgias, il va de jobine en jobine en essayant très fort de se démarquer dans ses cours privés.

Le jour de sa rencontre avec Magali – un mercredi de mars autour de seize heures –, il faisait cru, le ciel était bas, incertain. Allait-il neiger, pleuvoir, ou le vent ferait-il le grand ménage du printemps en balayant débris et saletés accumulés dans les rues? Des plaques de glace sournoises attendaient les passants qui, sans bottes d’hiver, allaient glisser et grossir encore la file d’attente des urgences. En espadrilles, col relevé de son imper usé, pâlot, cheveux noirs gras et barbe de trois jours, Samuel avait un petit air de mafioso. Devant le bar Valpaia, rue Saint-Laurent, une envie subite lui tordit l’intestin. Et c’est là, dans ce bar, qu’il a rencontré l’amour. Il s’en souvient comme si c’était hier. Il venait d’être congédié d’un bar très fréquenté, rue Saint-Denis, où il était barman. Il filait morose et se demandait si, finalement, se faire constamment mettre à la porte n’était pas son karma.

Le bar était vide, sombre, et les relents de bière de la veille empestaient. À une table du fond, trois serveuses se faisaient les ongles et rigolaient des propos de Magali, la plus sexée d’entre elles. Puis celle-ci est devenue muette et a fixé le grand jeune homme qui, dans l’entrée du bar, cherchait à repérer les toilettes des hommes. Avec une démarche de danseuse de tango, elle est venue l’accueillir tout en battant l’air de ses doigts pour faire sécher son vernis bleu marine, de la même teinte que sa jupe ras le bonbon.

Devenu statue de sel, Samuel a plongé son regard dans le sien. Et il s’y est carrément ancré. Son intestin même se calmait. Ils restaient là, face à face, à s’imprégner l’un de l’autre. Les autres serveuses les observaient, envieuses. D’instinct, elles savaient que l’instant était magique. Magali et Samuel vivaient le moment miraculeux de la révélation du désir réciproque, là où le système social qui sépare les sexes est renversé. Ils se sont sentis isolés des autres, vraiment seuls au monde. Elle veut ce garçon et rien d’autre. Il la veut et personne d’autre. Pas pour demain ou après-demain, mais now. Rien d’autre ne compte. Ils ne sont nulle part. Ils flottent sur le désir, ils sont noyés dans leur désir réciproque.

Il reste persuadé qu’ils se sont fixés ainsi pendant une minute tout au plus. Elle affirme que leur extase a duré dix bonnes minutes. Les serveuses, elles, jurent qu’elles ont senti la flèche de Cupidon traverser leurs deux cœurs.

Il a dû s’asseoir, ses jambes ne le portaient plus. Il n’avait jamais vu une telle beauté: des yeux veloutés, des lèvres charnues et si bien dessinées, un corps si… parfait. Magali se croyait dans un film romantique.

— Le patron… est là?

— C’est moi! Qu’est-ce que je peux faire pour vous?

Il a eu envie de dire: «Coucher avec moi», mais ce qui est sorti est:

— Je cherche du boulot.

«Je peux quand même pas lui dire que je cherche les toilettes.»

— Quel genre vous conviendrait?

Jamais au grand jamais elle n’avait vouvoyé un garçon de son âge.

— Je suis comédien…

«C’est lui mon fantasme!»

«Elle a des seins, des fesses et puis des jambes… Je bande!»

— Justement, j’ai besoin de quelqu’un pour…

Elle réfléchit un peu à quoi elle l’emploierait pour le garder près d’elle. Il lui vient vite une idée. Le désir stimule les neurones aussi.

— Vous pourriez faire les commissions. Vous savez conduire une auto?

— Non.

— Pas grave. Je vais vous montrer… Demain matin, chez moi, à onze heures. Je me couche tard, je suis pas en forme avant. Vous prendrez votre premier cours de conduite avec moi. Je vous donne mon adresse.

«Comment je vais faire avaler ça à ma patronne? Je vais trouver. Je peux juste pas le laisser partir, c’est l’homme de ma vie.»

«Il y a rien au monde qui va m’empêcher de baiser avec elle. Je la veux! J’espère que ça se voit pas que je suis bandé comme un cheval.»

Le lendemain, à onze heures pile, Samuel, le cœur battant, sonnait au troisième d’un triplex de Rosemont. Magali lui ouvrit et la porte et ses bras et ses jambes. Et pendant des mois, quinze à ce jour, ils firent l’amour. C’était l’amour fou, le choc amoureux, la passion. Ils avaient en eux cette pulsion terrible qui les vrillait l’un à l’autre. Ils n’étaient qu’un, soudés par le milieu. Comme ils ne se connaissaient ni d’Ève ni d’Adam, ils firent d’abord connaissance par les cinq sens. Des célibataires éplorés mettent souvent des années pour arriver à trouver un bon partenaire. Il faut des rencontres via Internet, des goûts communs, des affinités, de multiples essais. Pour eux, ce fut le temps d’un éclair pour parvenir à une sorte d’osmose délicieuse. Elle pensait comme lui. Il pensait comme elle. Ils étaient d’accord sur tout. Ils aimaient les mêmes aliments, riaient des mêmes blagues. Ils regardaient les mêmes émissions de télévision, prenaient leur bain ensemble. Ils partageaient la même brosse à dents. Ils ne se lâchaient pas d’une semelle. Chacun étant le miroir de l’autre; ils se trouvaient beaux, radieux, parfaits. Tout en l’autre les faisait brûler de plaisir. La courbe d’un sourire, une moue, un rire et c’était l’émerveillement mutuel. Ils se racontaient leurs vies pour se prouver que la leur ensemble était la seule possible. Le passé était effacé. L’avenir imprévisible ne leur faisait pas peur. Pour eux, seul l’instant présent comptait. Ils étaient en perpétuelle découverte d’eux-mêmes, et ce qu’ils découvraient les enchantait. Ils s’appropriaient les témoins de leur amour. «Notre arbre, notre rue, notre restaurant, notre épicerie, notre chanson.» Ils ne parlaient qu’au «nous», qu’au «on», jamais au «je». Ce qui appartenait à l’un appartenait à l’autre. L’argent qu’ils gagnaient aboutissait dans un grand bol où ils pigeaient sans problème, sans calculs. Ils étaient amoureux, certains que leur extase réciproque durerait toujours, toujours.

Et puis, aujourd’hui, après leurs ébats sulfureux, elle lui pose la question:

— M’aimes-tu autant que je t’aime?

Il avait l’habitude de répondre: «Pluss!», mais cette fois-ci, lui qui se sert si facilement des mots d’amour des auteurs dramatiques a la fantaisie de répondre la vérité.

— J’sais pas.

— Comment ça, tu sais pas?

— Parce que logiquement…

— Y a pas de logique dans l’amour!

— L’amour, c’est pas des patates. Comment je peux savoir si mon amour est plus pesant que le tien?

Maintenant, après l’amour, lui veut dormir et elle, parler. Leur amour est son sujet préféré. Elle a le besoin constant de le quantifier, le soupeser, le mesurer pour se persuader qu’il est toujours là et, surtout, pour vérifier s’il ressent exactement la même émotion qu’elle, ou plus ou… moins.

Ulcéré, il se lève, nu comme un ver, pour se diriger vers la salle de bain. Pour la première fois en quinze mois, elle remarque qu’il n’a pas de fesses. Il en a, bien sûr, mais elles sont plates comme le derrière des grands singes. Dans l’embrasure de la porte, il lui lance:

— Ce soir, je vais prendre une bière avec ma gang!

— Qu’est-ce que j’ai fait?

— Rien.

— T’es fâché contre moi, c’est ça?

— Ben non!

— Le ton de ton «non» me prouve le contraire.

— J’ai pas de ton. Je te dis juste que…

La vue de son pénis flasque… C’est la première fois qu’elle trouve son pénis ordinaire, long, mais un peu trop mince… un pénis cigarette.

«Si je commence à lui trouver des défauts physiques… peut-être que lui aussi…»

Vite, elle remonte le drap sur ses seins, qu’elle juge trop gros, trop mous.

«Faut que je sorte ce soir avec mes chums, j’étouffe.»

«Une soirée sans lui. Qu’est-ce que je vais faire?»

— Mais c’est notre soir de congé, mon chéri!

— Justement, mon amour, je prends un petit congé.

— De moi?

— Mes chums se plaignent qu’ils me voient jamais.

— Mes chums de filles aussi, mais c’est parce qu’elles sont jalouses. On va rester ici, se commander des sushis et… regarder un film d’action comme t’aimes, se coucher de bonne heure pour une fois, puis…

Elle le regarde, lascivement. Mais il reste de marbre.

— Je m’ennuie d’eux autres.

— Tu dis toujours qu’il y a que moi qui compte.

— Comme blonde, ça c’est certain. Mes chums, je les ai négligés depuis que je te connais puis c’est ben correct, mais là j’ai le goût de les voir, pour jaser, pour faire changement…

— O.K. Je vais sortir avec ma gang de filles d’abord.

Maintenant barman au bar où travaille sa blonde, Samuel a entendu maintes fois des conversations de filles. Il sait que les chums sont leur sujet de prédilection. Il ne tient pas à ce que son anatomie soit analysée et ridiculisée. Désorienté, il s’enferme dans la salle de bain. Puis on l’entend se brosser les dents, alors qu’elle se poste devant la porte.

— T’as pas le ménage de l’auto à faire? Tu chicanes tout le temps après le bordel qu’il y a dans l’auto.

— C’est pas mon auto, c’est la tienne.

— C’est pas mon bordel, c’est le tien. Il y a des paquets de linge sale sur la banquette arrière.

— Tu le fais jamais, le maudit lavage!

Magali n’en croit pas ses oreilles. Elle prend néanmoins sur elle et tente d’ajouter du miel dans ses reproches.

— Justement, je voulais te dire, mon amour. On est supposés partager les tâches.

— On les partage, chérie. Kif-kif! Je vais m’occuper du lavage, mais pas ce soir.

— Tu t’occupes du lavage pis moi je repasse, c’est pas équitable. Le lavage, tu vas à la buanderie, tu lis. Moi, repasser, c’est une job que je m’envoie. Puis j’haïs ça pour tuer. À partir de maintenant, je prends le lavage, pis toi tu repasses. Ça c’est partager les tâches.

— O.K. Tu laveras les vitres.

— Je le faisais avant toi.

— Tu les faisais laver par les gars avec qui tu couchais.

— Les gars! Y en a pas eu tant que ça.

— Si je compte ceux qui viennent te relancer au bar.

— Puis toi, hein? On sait bien, toi, tu couches pas, tu emmagasines des expériences pour pouvoir plus tard les jouer au théâtre.

— Jouer au théâtre, c’est quand même mieux qu’être serveuse de bar. J’ai de l’ambition, moi! Un jour, tu vas voir, je vais faire la Place des Arts, toi tu vas être encore dans un bar à te faire pogner le cul par des gars soûls.

Furieuse, elle ouvre la porte des toilettes. Il cache son sexe de ses mains. Autant un pénis est sublime quand on s’aime, autant il est indécent quand on se chicane. Il la repousse, lui claque la porte au nez. Leur photo prise à la Saint-Valentin se décroche et tombe aux pieds de Magali.

Surprise par leur première vraie dispute, elle hésite: doit-elle le supplier de lui pardonner ou pleurer comme elle a vu sa mère le faire tant de fois? Ou encore le quitter… mettre ce chum carrément à la porte? Elle ne sait vraiment plus quoi penser. «Qu’est-il arrivé à notre grande passion? Le temps est-il en train de la déchiqueter en petits morceaux?»

Magali Dionne est née à Outremont, fille unique d’un père notaire et d’une mère avocate. Ses parents ont divorcé quand elle avait dix ans. La garde partagée l’a fait souffrir. Pas le temps en une semaine de créer de liens forts avec quiconque. Et puis, comment à dix ans départager le vrai du faux des acrimonies parentales? Elle est devenue alors une enfant silencieuse, soupçonneuse et menteuse. Elle ne faisait plus confiance aux adultes. Elle est d’humeur changeante, ne croit pas plus aux longues amours qu’aux grandes amitiés. Elle a étudié dans les meilleures écoles privées pour, finalement, à la fin de son cégep, aboutir serveuse dans un bar. L’université? Elle a toujours fait ce qu’elle a voulu. Elle n’aura qu’à vouloir… un jour.

En attendant, la vie de bar lui plaît. Cela lui plaît de toujours se sentir sur le party. Elle y a découvert là une faune dont elle ne soupçonnait pas l’existence, enfermée qu’elle était dans un ghetto chic de gens sérieux. Elle aime ses parents, mais les trouve vieux jeu. Pour elle, ils ne comprennent rien de rien à la vraie vie, ni aux plaisirs de la vie. Pour eux, la vie, c’est le travail. Quelle idiotie. La vie doit être un party! C’est une belle fille aux dents parfaites – elle a porté des appareils dentaires pendant des années –, aux cheveux d’un blond parfait – elle fréquente le dispendieux coloriste de sa mère. Un teint de rose – ses produits de beauté, cadeaux de son père, coûtent plus cher l’once que l’or en barre. Elle est svelte, une taille de guêpe. Il faut dire qu’elle est au régime depuis qu’elle a cinq ans – l’héritage d’une mère obsédée par son poids.

Elle s’habille sexée. Été comme hiver, elle dénude bras, jambes, cuisses et seins. Mais paradoxe, après avoir paradé ses chairs, elle s’offusque si un homme la siffle. Elle arbore d’immenses verres fumés même dans l’obscurité du bar. Quand elle les retire, on découvre un œil brun, un œil bleu. Héritage paternel! Elle tient de sa mère ses cheveux bouclés, et passe des heures à les lisser au fer plat. Elle boit beaucoup: de la bière, du vin bon marché chez elle, et des cocktails sophistiqués et chers, gratuits au bar. Sa grande fierté: elle supporte l’alcool comme personne. Du moins le croit-elle.

Elle a une confiance en elle à toute épreuve. Elle déteste la tendresse qui, pour elle, équivaut à de la faiblesse, à de l’amour en perte de vitesse. Elle ne veut surtout pas ressembler à sa mère, qui a fait de mauvais choix et s’en repent continuellement. Avant Samuel, elle a vécu ce qu’elle appelle sa «vie de garçon»: le sexe pour le sexe. Du prêt-à-jeter. Elle a vu sa mère pleurer, supplier, perdre l’appétit et faire une dépression quand son mari l’a quittée. Elle ne veut pas du même sort. C’est elle qui quitte avant. Récemment, son père lui a offert de payer ses études en notariat et de la prendre comme associée: Guy Dionne et Fille! Elle l’a envoyé paître. Elle lui en veut d’avoir quitté sa mère pour une femme plus jeune, et puis la profession de son père l’ennuie. Brasser de la paperasse n’est pas sa tasse de thé. Elle veut l’aventure sans souffrance. Elle veut la richesse en travaillant le moins possible. Elle veut tout dans son couple aussi, l’indépendance et la symbiose, la différence et la ressemblance, un macho et un homme rose. Elle ne sait pas encore qu’on ne peut pas tout avoir.

Alors que Samuel s’attarde dans la salle de bain, Magali s’est habillée d’une minirobe noire de lin, s’est maquillé les yeux et a avalé toasts et cappuccino. Sur la table de la cuisine, son café tout près, elle ajuste la webcaméra de son ordi et clique sur l’icone Skype de son amie Clara.

— Clara, c’est Magali!

— Oui ma belle, je suis là… en train d’écrire mon journal. Me vois-tu bien?

— Juste le bas du visage. Ajustez la caméra.

— Là, c’est mieux? Tu peux pas venir chercher ton panier demain?

— Oui oui. C’est pas ça, j’ai besoin de vous parler.

— Tu me parles là, ma grande.

— Mon chum pourrait arriver d’une minute à l’autre. C’est confidentiel.

— Bon. Mon dernier client demain est à cinq heures. On ira au resto en face du parc. Pas longtemps. Je veux rentrer chez moi pour le souper.

— Merci merci. Clara…

— C’est grave?

— Oui, je pense. Je peux pas parler là.

— J’ai pas grand-chose comme légumes, il a trop mouillé cette semaine.

— À demain!

Bien qu’il ne soit que midi, Magali se sert un rhum straight. Elle aurait préféré une bière blonde, mais c’est tout ce qu’elle a. La bouteille date d’un client du bar qu’elle a ramené chez elle, avant Samuel. Un gentil garçon qui voulait d’elle des choses bizarres. À ce souvenir, elle frissonne de dégoût. Elle doit admettre qu’un chum régulier, c’est plus sécuritaire. Son verre en main, elle s’enfonce dans le sofa de cuir rose, pose ses pieds nus sur la table en contrebas. Ouf! Serveuse, c’est dur pour les jambes!

«Un plus un, je pensais que ça faisait un. Ça fait deux! Lui, c’est lui, moi, c’est moi! Que je l’aime à mort, ça le change pas. Il reste lui. Un mâle dominant. Qu’il domine tout seul qui il voudra, moi, je sacre mon camp.»

Elle se redresse, avale cul sec son rhum. Elle réfléchit tout en enfilant ses sandales satin et perles.

«La folle, je peux pas sacrer mon camp, je suis ici chez moi. Je suis plus du tout chez moi, justement. Ça fait quinze mois qu’on vit ensemble, il a réussi à m’envahir. J’avais six tiroirs dans ma commode, j’en ai plus que trois. Le salon est embourbé de ses maudites affaires, son ordi, sa caméra, ses CD, ses films, ses jeux vidéo, son système de son, ses magazines, sa collection de téléséries américaines, ses Tintin! La salle de bain, pensons-y pas. Le siège relevé à perpétuité! Il y a des poils dans le bain, des poils d’homme qu’on sait pas d’où ils viennent. Ouache! Le lavabo est barbouillé de postillons de pâte à dent. Le miroir, de traînées de crème à barbe. Et puis, comme il est grand, quand il pisse, c’est direct à côté du bol! Dégueulasse! Le frigo est plein de ses cochonneries qu’il grignote sans arrêt en laissant des miettes comme le Petit Poucet. Même dans le lit. Puis, il m’a-tu offert de payer la moitié du loyer? Pantoute! Il s’est installé comme s’il était chez lui. C’est vrai que je lui ai dit: “Fais comme chez toi, tout ce qui est à moi est à toi.” Il m’a crue, faut croire! C’est rendu que je peux plus regarder mes téléromans, que je peux plus écouter ma musique, je peux même plus lire mes romans d’amour au lit. Le pauvre ti-gars à sa maman, il lui faut la noirceur pour s’endormir.»

— Viens ici, vite! Magali, vite!

«Qu’est-ce que je veux? Savoir ce que je veux? Je veux qu’il m’aime comme moi je l’aime. Me semble que c’est pas trop demander. J’ai hâte de voir Clara demain.»

— Magali!

Sentant l’urgence, elle se précipite dans la salle de bain pour aussitôt être happée par deux bras, soulevée puis projetée dans la baignoire remplie de mousse à la mangue, qu’elle garde pour les grandes occasions. Le pénis cigarette de son amant est devenu cigare incandescent et victorieux. Il rit. Elle ne le trouve pas drôle. Sa robe noire va déteindre, elle est en lin de mauvaise qualité, et ses cheveux aplatis vont se remettre à friser. Sans oublier ses sandales satin et perles qui vont être abîmées.

— Samuel, merde! Arrête!

Ces mots criés comme un ordre refroidissent l’ardeur de Samuel. Son pénis se replie, honteux. Il s’extirpe de la baignoire et s’empare du peignoir pendu à un crochet, celui de Magali, en chenille vert pomme, orné de rubans roses. Il veut lui cacher son pénis qui dégonfle comme un ballon pété. Il sort de la pièce le plus dignement possible, mais ridicule dans ce peignoir trop petit et féminin au cube.

Couverte de mousse, elle est irritée. Et pas une serviette en vue. Dans la chambre, elle passe devant lui en tirant sur sa robe mouillée. Il est tout aussi désemparé. Puis, contre toute attente, elle éclate d’un rire franc. Il fond littéralement. Il adore tellement son rire cristallin de lolita.

— T’es tellement cute!

Elle lui tombe dans les bras, et il l’entraîne vers le lit où il lui fait l’amour vite comme pour l’épingler au matelas. Elle le ralentit.

— Pardon!

— Pardon!

— M’aimes-tu, Samuel? Dis-moi que tu m’aimes, mon amour.

— Je t’aime comme j’ai jamais aimé avant, comme je pensais pas être capable d’aimer. Qu’est-ce que t’as fait pour que je devienne si vite amoureux de toi? Tu m’as envoûté ou quoi?

— Donc t’es bien avec moi?

— J’ai jamais été aussi bien de ma vie.

Il se raidit, ses traits se crispent, sa bouche s’ouvre comme celle d’une carpe sortie de l’eau, et il jouit sous le regard songeur de Magali, qui lui lance:

— Et tu veux sortir avec tes chums?

Elle l’a attiré dans son filet, et il s’est laissé prendre comme une barbotte. Il s’en veut à mort, mais il n’est pas de taille, elle est trop futée.

«Pourquoi je suis pas devenu amoureux d’une niaiseuse? Ç’aurait été tellement plus simple.»

Il se lève et, promptement, va enfiler un jean et un t-shirt propre. En fait, son plus beau, celui qu’elle lui a offert à l’anniversaire de leur premier mois d’amour. Elle l’a suivi pour retirer sa robe trempée et se changer. Sans toutefois trop le regarder. Il évite également son regard. Puis il tente sa chance:

— Je leur ai promis. Ils vont m’attendre à la salle de pool…

— T’aurais pas pu m’en parler avant?

— Je pensais pas que j’avais à demander la permission pour sortir avec mes chums.

— Est-ce que je sors, moi? Est-ce que je sens le besoin de revoir mes vieilles copines, moi? Je les ai toutes laissées tomber pour toi!

— Pis faut que je paye pour ça? Je dois te dédommager pour les sacrifices que tu fais pour moi?

— Euh… oui…

— Comment je vais faire ça?

Elle s’approche, roucoulante. Il reconnaît son manège.

— Aime-moi encore.

— On vient juste de le faire.

— Si tu restais, on pourrait parler d’amour. On parle plus jamais d’amour.

— Ah non?

— De nous deux par exemple. De notre amour…

— On est tout le temps ensemble… On a comme fait le tour de la question.

— On peut parler d’autre chose si tu trouves ça plate de parler d’amour.

— Je trouve pas ça plate, mais… tout le temps?

— On peut parler de notre avenir…

— On est pas bien là? Les filles, c’est toujours la même chose, tu les baises… elles veulent l’appartement, l’auto…

— Les hommes, vous baisez et puis bonsoir la visite.

— Bon, ce soir je vais voir mes chums. Point final.

— Si t’as besoin de les voir, c’est que tu me désires plus, et si tu me désires plus, c’est parce que tu m’aimes plus. Être désirée, c’est être aimée.

— De quoi tu parles? Je te désire. Câline! Je viens juste de te baiser il y a pas cinq minutes. Je veux juste sortir un peu, prendre un bol d’air, ventiler quoi!

— Je t’étouffe?

— Non, c’est pas ça, mais un gars c’est un gars… Il a besoin d’espace.

Offensée, elle le pousse hors de la chambre. Contrarié, il lui crie:

— Sortir un soir entre gars après plus d’un an de réclusion – il allait dire «prison» –, c’est beau de ma part. Je connais pas grands gars qui auraient enduré ça, pis en plus je travaille avec toi… Vraiment, si je mérite pas une soirée off…

— J’en prends-tu moi, une soirée off?

Décidé à tenir son bout, il se pointe dans la chambre, mais la vue de Magali repliée sur le lit, toute menue, l’attendrit. Et elle le sait. Il soupire, s’assoit près d’elle, lui caresse les fesses.

— O.K. J’irai pas.

— Non vas-y, si c’est ça que tu veux faire pendant notre journée de congé. Va, amuse-toi bien.

— Merde de merde!

— Oui, t’as bien dit, notre amour est vraiment dans la merde!