C’est samedi soir. La terrasse du bar Valpaia déborde de jeunes clients exubérants. Une soirée étouffante de chaleur où bières et sangria coulent à flots. Les amoureux se sourient, se prennent les mains, frottent leurs jambes sous les tables. Les célibataires évaluent leurs chances au jeu de la séduction. Magali et ses collègues serveuses vont et viennent, au service de cette clientèle assoiffée, bruyante et… paquetée. Derrière le bar, Samuel n’arrête pas, tout en blaguant avec ses clientes esseulées. Magali dépose son plateau sur le comptoir du bar, lui lance sa commande, leurs regards s’attardent l’un sur l’autre. Ils s’aiment, ils sont jeunes et les pourboires sont généreux.
Vers deux heures du matin, les derniers fêtards partent à la recherche d’un after hour où ils pourront continuer à célébrer… on ne sait trop quoi. Après avoir comptabilisé la caisse, mis de l’ordre, Magali et Samuel s’assoient et enlèvent leurs souliers. Elle avale d’un trait une bière froide, lui tète un Seven Up.
— Fatiguée?
— Au coton.
— On rentre?
— On rentre.
Pieds nus sur l’asphalte encore chaud, ils marchent main dans la main. Un beau petit couple. De retour au bercail, ils se retrouvent vite sous le jet tiède de la douche. Une longue douche pour apaiser le feu de leurs muscles endoloris.
Enroulés dans de grandes serviettes, ils relaxent sur leur balcon avec des sandwiches aux tomates et des concombres à grignoter et des bières évidemment. Enfin de la fraîcheur et du silence. La pleine lune ne semble être là que pour le bonheur de leurs yeux. Il l’enlace. Elle pose sa tête dans son cou. Un moment romantique à son goût. Elle soupire de contentement. Le désir l’un pour l’autre se précisant, il l’entraîne doucement vers la chambre. Il est le guide. Il l’allonge sur les draps frais, la désemballe tel un cadeau précieux, la couvre de son long corps, lui murmure à l’oreille qu’elle est belle, puis il la prend, plus soucieux de son plaisir à elle que du sien. Après l’amour, alors qu’il est sur le point de s’endormir, elle lui lance la phrase que tous les hommes redoutent:
— Faut que je te parle…
— Demain… Je suis mort…
— C’est si fatigant que ça de me faire l’amour? Moi, ça me réveille. J’ai les méninges qui me travaillent…
— Magali, demain… O.K.?
— Un client m’a parlé d’un beau grand logement. Pas cher. Un bas. Une grande cuisine en plus. On pourrait déménager en septembre si on loue tout de suite. Ce serait notre premier logement payé à deux.
— Ça fait mille fois que je te dis que je veux pas déménager… Reviens-moi pas avec ça! Non c’est non. Pis laisse-moi dormir!
— Comment tu me parles? Je suis pas ta petite fille!
— Tu te conduis en petite fille, justement.
— Vouloir qu’on s’installe dans notre nid à nous deux, c’est pas raisonnable ça?
— J’ai dit non!
— J’accepte pas ce non-là comme réponse. On peut discuter, me semble?
— Ben discute toute seule, moi je vais dormir sur le sofa.
Le sang de Magali bat à ses tempes. Elle hésite puis décide de le rejoindre au salon.
— Pour qui tu te prends? Mon père? Jamais, tu m’entends, jamais je m’en laisserai imposer par un homme! Je serai pas comme ma mère qui a servi de paillasse à mon père. Tu me dis pas «non»… Tu dialogues!
— C’est tout dialogué!
Magali revoit sa mère qui, avant son divorce, implorait son père de ne pas boire, et lui qui lui répliquait avec colère: «Achale-moi pas avec ça!»
— Respecte-moi, bon!
— En acceptant tout ce que tu proposes? Come on, babe…
— En me traitant comme un être humain.
Il sourit. Lui qui, dans son enfance, a connu la violence verbale et physique trouve ridicule qu’elle s’énerve pour si peu et, pour la calmer, choisit de lui parler doucement.
— Moi, comment j’ai été élevé… c’est l’homme qui décide.
— T’es parti de chez vous parce que ton père est un tyran.
— Je suis pas un tyran parce que je dis non à ton projet de déménager.
— Ton père tout craché.
Elle sait où frapper pour le blesser, l’atteindre profondément.
— Je suis pas comme lui, crisse! Pis tu le connais même pas, mon père!
Sa main droite s’est levée sans qu’il s’en rende compte. Proche de la gifler.
— Me compare jamais à lui, t’entends! Jamais!
Il s’avance vers elle d’un air menaçant. Elle ne bronche pas d’une miette, le bravant du regard.
— J’ai pas peur de toi.
Devant sa force tranquille, Samuel recule d’un pas et s’enfarge dans la table à café, faisant tomber une lampe qui aboutit sur un plat de bonbons qui se répandent sur le tapis. D’un air glacial et hautain, elle l’observe remettre de l’ordre.
«Les hommes, faut toujours qu’ils aient raison. Il est tombé sur la mauvaise fille. Il me prend pour qui? Une femme soumise? Il va tomber des nues en tabar…»
«Les filles sont toutes pareilles, elles nous aiment en autant qu’on soit comme elles, qu’on fasse comme elles, qu’on pense comme elles. Sinon, salut la visite! Mais je suis pas sorti d’une dictature pour en subir une autre. Oh que non!»

Le lendemain midi – le midi étant le matin des travailleurs de bars –, après deux cafés pris en tête-à-tête dans un silence opaque, Samuel délaisse son journal, regarde dehors puis:
— J’attendais avant de te l’annoncer. J’ai été accepté à l’École de théâtre. C’est à plein temps. À partir de septembre, je vais travailler au bar que les week-ends.
Elle le regarde avec stupéfaction. Les mots ne lui viennent pas tout de suite. Il termine son café, s’efforçant à la nonchalance.
— Ça fait que j’aurai pas assez d’argent pour un nouvel appartement. Ça fait que… on reste ici…
— Quoi? Qu’est-ce que tu dis là?
— T’es sourde ou quoi?
— Je suis quoi moi, pour toi? Un objet?
— Un objet! Ben non, voyons…
— Il t’arrive de gros changements dans ta vie pis tu m’en parles pas, et quand tu m’en parles, c’est pour me mettre devant le fait accompli!
— J’aime pas les discussions. Les discussions, ça tourne toujours au vinaigre.
— T’es pas chez vous ici.
— Je le sais-tu que tu m’héberges! Mais je paye la bouffe, la boisson puis l’essence, puis…
— C’est pas ça que je dis, je dis juste que… Oh pis fuck, fais donc ce que tu veux!
— C’est ça, fuck you too!
Samuel rapaille ses affaires, elles sont peu nombreuses, et il quitte l’appartement avec fracas. Maintenant seule, Magali se jette sur le lit encore imprégné de l’odeur de son amoureux. Elle chiale un bon coup et finit par s’endormir pour se réveiller plusieurs heures plus tard, les yeux bouffis et le cœur gros.
C’est sur le bol de toilette qu’elle réalise qu’elle a bel et bien perdu son chum. Et ses larmes coulent, coulent. Elle se regarde souffrir dans le miroir puis la tonalité musicale de son cellulaire se fait entendre. Elle sort de la salle de bain en vitesse.
— C’est lui! C’est lui!
Elle cherche son portable, dans la chambre, la cuisine, le salon, pour finalement le trouver au fond de son cabas suspendu à un des crochets du vestibule. Mais trop tard. Elle vérifie le numéro à l’afficheur. Déception. Ce n’était pas Samuel, mais Thérèse, la patronne du bar. Dix-huit heures déjà! Vite une douche! Elle se maquillera en conduisant. Elle doit inventer une bonne excuse pour son retard. Vingt minutes plus tard, rafistolée mais défraîchie, elle passe les grandes portes du bar.
— Me dis pas que c’est à cause du trafic. Ça pogne plus.
— Ma grand-mère est à l’hôpital… J’ai dû…
— Pis le cellulaire?
— Fermé dans l’hôpital, dangereux il paraît. J’ai oublié de l’ouvrir en sortant.
— Je sais pas si j’ai besoin d’une menteuse comme serveuse.
— Je mens pas!
— Samuel m’a raconté votre chicane. Il a pris congé ce soir, il voulait comme pas pantoute te voir.
— Ah lui! Je vais pas perdre ma job, hein, Thérèse?
— On verra plus tard. Ça dépend de toi. Qu’est-ce que t’attends pour commencer? Vas-y Magali! Bedon rentré, tétons dehors, fesses rebondies! Pis le smile!
Thérèse est une ex-barmaid expérimentée qui en sait long sur la vie et les hommes. Aux petites heures du matin, alors que le bar est vide et poisseux de boissons renversées, Magali lui raconte sa version de sa chicane de couple.
— Ton chum, c’est un ti-pit notoire. Du genre qui veut la gloire et la richesse sans se forcer le cul. Il va végéter à attendre des rôles toute sa vie et jouer à la victime. Je le sais, j’en connais des comme lui. Ils rêvent leur vie. Toi ce qu’il te faut, c’est un gars en moyens qui te sort dans les grands restaurants pis qui te fait vivre la grande vie. Là, avec Samuel, qu’est-ce qui arrive? Il reste chez toi, tu lui fais à manger, tu lui prêtes ton char, ton scooter. Et, en retour, qu’est-ce que tu récoltes? De la marde!
— Il est beau comme un dieu.
— Si tu veux que ton homme soit beau pis jeune pis grand pis mince, attends-toi à crever de faim. Les vieux riches, ils se meurent d’avoir des pétards comme toi à montrer à leurs amis. Ils ont des bedaines, ils ont le cheveu rare, mais ils sont ben ben reconnaissants. Ils font accroire au monde qu’ils baisent tous les jours, ça vaut de l’or, ça.
— Je serai pas serveuse toute ma vie. Je vais retourner aux études.
— Elles disent toutes ça! Entre-temps, elles se trouvent un monsieur qui a du mal à pogner sur le marché de la viande, puis elles se marient. Il y en a même qui ont des enfants avec leurs petits vieux.
— Est-ce qu’elles sont heureuses?
— Ah ben là, si tu veux être heureuse en plus!
— Je veux vivre un grand amour avec un homme de mon goût et me marier. Le grand mariage, la robe blanche, le voyage de noces en Europe, et avoir une famille. Quatre enfants, deux filles, deux garçons. L’amour quoi, l’amour qui dure…
— Ça, ma belle fille, ça existe juste dans les vues et encore… Quand est-ce que tu vois un couple heureux dans un film, même dans un roman? Que l’amour dure! Elle est drôle, elle! Plus que la moitié des couples mariés finissent par divorcer, pis je te parle pas des couples accotés qui se séparent.
— Oui, mais il en reste, des couples qui durent.
— J’en connais pas. Les clients ici, c’est ou des célibataires ou des divorcés.
— T’as quelqu’un, toi?
— J’en ai eu avant. Astheure que je suis dans la cinquantaine avancée, je trouve plus. Les bons partis dont je te parle, ils aiment les pouliches du printemps, pas une vieille picouille comme moi qui a vu neiger…
Thérèse – qui s’est envoyé bon nombre de gin tonics durant la soirée – se lève pesamment. Vacillante, elle prend appui sur les épaules de Magali, lui souffle dans l’oreille:
— Je vais t’en trouver un gars riche, moi. Tu mérites ben ça!
Insultée, Magali la repousse.
— Je ne suis pas une putain!
— Ma maudite vache, toé!
Thérèse tente de la gifler, mais sa main passe dans le beurre. Elle veut se reprendre, mais Magali l’évite de justesse. La gérante retombe sur sa chaise, qui se renverse, et elle culbute lourdement en criant des jurons. Magali l’aide à se remettre sur pied et à s’asseoir de nouveau.
— Magali, on est toutes des putains. Quand on se donne, c’est toujours pour obtenir de quoi. Il y en a que c’est pour l’argent, d’autres pour le statut social, d’autres pour avoir des enfants. L’amour là-dedans, tu vas le chercher un maudit bon boutte!

Dans son nouveau coin de travail, éclairée seulement par la luminosité de son ordinateur, Clara discute avec Magali. Du haut de l’escalier, Étienne – qui n’arrive pas à trouver le sommeil – lui crie:
— Mon amour, viens donc te coucher! Il est tard là!
Elle lui a pourtant expliqué que Magali avait besoin de lui parler, mais elle soupçonne que la curiosité de son mari l’empêche de fermer l’œil. Avant, quand elle s’installait dans un coin de leur chambre, il entendait tout et, inévitablement, il s’endormait au son doux des confidences. Maintenant, tendre l’oreille en vain le tient éveillé.
Sur l’écran, le visage de Magali démaquillée, traits tirés, en chemisette de nuit.
— Je file pas ce soir.
— Qu’est-ce qui se passe au juste?
— Samuel! Je l’ai mis à la porte.
— Pourquoi?
— Parce que c’est un con.
— En quoi s’est-il conduit comme un con?
— Il a profité de ma naïveté pour m’exploiter.
— T’es naïve, toi?
— Il pouvait ben m’aimer. Je lui ai trouvé une job, un logement. Pis surtout, il avait plus besoin de draguer. Avec moi, c’était le sexe à domicile tous les soirs, même des fois le matin sans compter les après-midi. Je l’ai même tout épilé une fois qu’il a voulu faire un film cochon. Y pouvait prendre mon auto, mes affaires…
— L’amour ne sait pas compter.
— Bullshit! On est toutes des putains. Toutes! Puis les hommes sont tous des profiteurs.
— L’amour est un échange. Des fois, c’est l’homme qui fait vivre la femme, d’autres fois c’est elle. On est plus du temps de l’unique pourvoyeur mâle…
— Je vais me trouver un vieux riche et fuck l’amour. Qu’est-ce que ça donne, l’amour? Que des peines d’amour. J’haïs l’amour!
— Non, c’est moi qui l’ai mis dehors. Sérieux!
La voix de Magali baisse d’un ton.
— Non, je mens. C’est lui qui a foutu le camp… Clara, allez me le chercher! Je vous en supplie. Dites-lui que je regrette. Que je l’aime!
Clara rit de son petit rire à clochettes, ce qui calme un brin son interlocutrice.
— Tu viens juste de me dire que tu détestes l’amour.
— J’haïs l’amour, mais lui je l’aime!

Après la conversation avec sa jeune amie, Clara n’a plus sommeil. Elle se remet à l’écriture de son journal.
Les jeunes amoureux croient dur comme fer que
la passion dure toute la vie, que l’amour, c’est une grâce, un
cadeau du ciel, de la magie ou encore des flèches d’un Cupidon
pervers. Les jeunes couples ne durent pas parce qu’ils ne savent
pas passer de la passion à l’amour véritable. Ils ne savent pas
qu’il faut, au fil des jours, tisser la relation qui va les lier
l’un à l’autre. Ils ne savent pas que ce travail quotidien prend du
temps, de la patience, de la persévérance. Qui est prêt à faire ce
travail? Qui veut y mettre du temps? Des efforts?
Moi-même, j’étais une grande romantique. Je me souviens, un an après notre mariage, quand, pour la première fois, Étienne m’a laissée seule pour se rendre à une compétition de natation à Vancouver. Je ne comprenais pas qu’un sport passe avant moi, moi qui le faisais passer avant tout travail, tout loisir. Je le voulais romantique comme moi. Je voulais qu’il devine mes pensées, qu’on se comprenne sans avoir à se parler. En somme, je voulais qu’il m’aime de la même manière que je l’aimais. Lui – il me l’a avoué plus tard –, il me voulait disponible pour le sexe et prête à combler tous ses désirs, à toute heure, n’importe où. Moi, je voulais procéder par étapes, je voulais des mots avant les caresses, des mots que j’avais entendus à la télévision ou au cinéma dans des scènes romantiques. Lui voulait du sexe.
Finalement, j’espérais qu’il suive un scénario écrit par moi, un scénario dont j’étais la metteuse en scène et la vedette. Alors que je l’avais aimé pour ce qu’il était, j’ai tout de suite voulu le changer pour qu’il soit comme moi. Comme il se révoltait, j’ai essayé de le domestiquer, de le mettre à ma main, en cage finalement. Il a fait des colères. J’ai boudé. Et puis, avec les années, on a fini par comprendre que je l’aimais comme une femme aime, et lui comme un homme aime, et que, pour vivre bien ensemble, il fallait que j’accepte que les hommes et les femmes sont différents. Voilà, j’ai trouvé ce que je dois dire à Magali: «Parlez-vous! L’amour est une négociation qui doit sans cesse être mise à jour.»
«Bon, j’entends ses pas à l’étage. Il peut pas dormir sans notre rituel amoureux. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux.»

— Je m’excuse, Étienne, mais quand je commence à écrire, je vois plus le temps passer.
— On est toujours ensemble. Il est raisonnable qu’on ait des loisirs différents. Je lis, tu écris.
— T’as raison.
— Étienne, je t’aime.
— Moi aussi, tellement.
Elle n’a que le temps de se lover contre son épaule, de renifler les phéromones de son cou que le téléphone sonne. Étienne répond très froidement. Il déteste les appels du soir, d’autant plus que la sonnerie réveille les chats couchés un peu partout dans la chambre.
— Allô… Oui on dormait! C’est pour toi.
— Allô?
— Votre mari a pas l’air ben content.
— Moi non plus, Magali. Sais-tu l’heure qu’il est? On se lève à six heures le matin nous deux.
— Il est revenu. J’ai repris avec Samuel. Je voulais juste vous dire ça. Bonne nuit.
— C’est ça, bonne nuit. Merci.
Elle raccroche et se colle de nouveau contre son mari.
— Tu lui dis merci de nous déranger comme ça?
— Je lui avais dit de me tenir au courant. Elle a pris ça au pied de la lettre.
— Là je suis complètement réveillé.
— Pour une fois que je me couche près de toi et que tu ronfles pas.
— Je ronfle pas.
— Tu ronronnes comme les chats, c’est vrai que c’est moi qui ronfle.
— Clara?
— Oui?
— Je suis bien avec toi.
— Moi aussi je suis bien avec toi.
— Clara?
— Oui…
— Moi…
— Toi?
— Aussi…
Et ils s’endorment, bras et jambes emmêlés.